En vue de l’Himalaya/5 mai 1935

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La Concorde (p. 117-129).


Sonathi, dimanche 5 mai 1935.

Dans ma dernière lettre du 25 avril, j’annonçais notre départ pour le 8 juin. Révisant la situation, et forcés de constater que nous ne pouvons plus, par la chaleur actuelle, livrer un travail sérieux, — guère plus « à l’intérieur » que sur le chantier —, nous avons décidé de presser un peu les choses et de nous mettre en route le 23 mai, de Bombay, à bord du « Conte Rosso » du Lloyd Triestino, arrivant à Venise le 3 juin. Nous gagnons ainsi dix-huit jours. Nous sommes d’ailleurs, tous les trois, Schenker, Joe et moi, en excellente santé, seulement réduits à l’état où l’on ne peut plus guère faire autre chose, dès 9 heures du matin, que d’attendre le moment où le soleil, baissant vers 5 ou 6 heures du soir, vous permettra de respirer de nouveau et de reprendre une vie, non purement végétative.

Notre bilan des résultats généraux du service est très facile à faire :

Le résultat des premiers travaux faciles et dépendant uniquement et essentiellement de notre bonne volonté (réparation de routes, surélévation des soubassements des maisons) a été satisfaisant du point de vue du travail lui-même (utilité pour les habitants) et de la mise en train aux Indes d’un service volontaire analogue à notre Service civil européen.

Le déménagement des villages inondés nous a apporté le résultat de beaucoup le plus important de toute cette campagne, le plus important, bien que nous nous trouvions au commencement seulement des réalisations matérielles ; je parle de la collaboration constructive du gouvernement et des milieux nationaux ; collaboration qu’il nous a été donné d’introduire et de mettre en train. Nous ne pouvions pas espérer, en venant aux Indes, trouver une occasion meilleure pour montrer ce qu’un groupe de bonne volonté, même minuscule, peut faire pour travailler à la défense de tous en luttant d’une manière désintéressée contre la méfiance et les malentendus qui nous divisent, qui divisent des gens qui semblent d’abord très éloignés de nous, Suisses, et très étrangers à notre propre destinée : les Indiens et le gouvernement britannique, mais dont le sort est en réalité étroitement lié au nôtre. Qu’arriverait-il dans le monde si peu à peu, avec grande bonne volonté et efforts de compréhension de part et d’autre, on obtenait que l’Inde se rallie de tout cœur — et avec l’impression de « se réaliser » entièrement elle-même — à la collaboration avec les nations anglo-saxonnes ; ainsi le général Smuts, par exemple, représentant l’Afrique du Sud, s’est entièrement rallié à cette collaboration avec l’Angleterre, voulant même l’étendre le plus tôt possible à l’Amérique ? En apportant notre contribution, même minuscule, à une œuvre de rapprochement de cette envergure, nous défendons mieux la Suisse et toutes les valeurs de liberté, de progrès social, etc., qu’elle nous paraît représenter, qu’en préparant des canons et des avions contre Hitler ou Mussolini.

Le déménagement des villages envisageait d’abord 2 000 familles. Ce nombre a été réduit à 1 500 et nous en sommes toujours à ce programme de 1 500.

Pour les raisons que je vous ai indiquées au fur et à mesure du développement de notre expérience, nous n’aurons réalisé encore qu’une partie infime de ce programme, au moment où nous partirons.

Nous n’avons entrepris qu’un village pour 250 familles (Bochaha près de Sonathi) représentant un sixième du programme total. Sur ces 250 familles, 120 seulement se sont positivement annoncées et s’établiront probablement encore avant le milieu de juin ; sur ces 120, 50 environ sont en train maintenant de construire leurs maisons ; les murailles de deux ou trois sont terminées et elles auront tout juste leurs toits et seront prêtes à être habitées le jour où nous trois Européens reprendrons le chemin du retour, vers le 15 mai, probablement.

On peut dire que qualitativement tout est réalisé conformément au programme mais toujours, avec le nombre minimum ; juste deux ou trois maisons très modestes de paysan réalisées au bout du compte de cette première bataille.

Cela n’a rien de miraculeux, mais tranquillement et sainement, c’est satisfaisant. Le « symbole » est déjà complet.

Je suis resté longuement, ce matin, au coin sud-ouest de notre village, le premier occupé ; cinquante maisons en construction ; cinquante petites maisons, c’est déjà toute une fourmilière, et le spectacle est infiniment pittoresque et réjouissant. J’ai pensé à tous nos amis et j’ai multiplié par cent et davantage le plaisir du spectacle en me figurant que je « regardais » cela de toute ma force pour vous tous, pour vous qui avez suivi notre effort avec tant de sympathie, avec l’ardent espoir que nous réussirions, que tout irait bien, qu’il n’y aurait ni déboire, ni catastrophe. Eh bien nous y voilà ! Il faut que j’essaie de vous faire voir ça, chers amis, avec l’éloquence du monsieur qui, à la « radio » vous décrit des choses lointaines, mais comptant aussi sur une autre radio bien plus puissante et subtile que de vulgaires ondes électro-magnétiques : l’affection, la sympathie, « la volonté irréductible que tout aille bien » et la certitude que tout ira bien tôt ou tard si nous « tenons » paisiblement, comptant sur l’ « Éternel ».

Me voilà donc posé sur notre grand chemin à l’angle sud-ouest, à l’endroit où ma grande avenue oblique (celle dont j’étais si fier, pour rompre la monotonie de l’échiquier) rejoint le chemin de « Rape-Roupi » le village voisin. Notre grand chemin qui est, pour dire la stricte vérité, une rivière d’épaisse, de magnifique, de rutilante poussière, broyée par nos charrois, — somptueux chariots à bœufs et camion-automobile, — avec deux ornières formidables ; à droite du chemin — de l’avenue oblique — en regardant vers le village, se trouve la rigole de un pied de profond sur deux de large que j’ai « höchsteigenhändig »[1] creusée avec d’infinies transpirations, pour apprendre à mesurer exactement ce que la plus petite chose, le plus petit détail d’un village peut déjà coûter de peine.

Sur l’avenue, des chariots à bœufs circulent, transportant jusqu’aux maisons en construction la terre ou les quelques matériaux, — les derniers, — venant de Damoutchak.

Deux bœufs blancs, deux grandes roues grossièrement charpentées ; entre les roues, et dominant ses bœufs, le conducteur tout brun, tout bronzé, presque noir, avec son turban blanc, son « dhoti » autour des reins, jambes nues, torse nu. Cela avance en craquant, gémissant, cahotant tout doucement entre les ornières et sous la brise qui souffle assez violemment ; une immense cravate de poussière blanc-crème se détache du chemin et coupe obliquement le paysage, en enveloppant dans un nuage les porteurs de terre, paniers sur la tête, et les porteurs d’eau, le balancier sur l’épaule, chargé aux deux bouts de deux lourdes cruches. Ils avancent d’un petit trot rythmé pour que le poids soit moins gênant et ne « dure » pas trop longtemps. Les masses assez lourdes — pas très élégantes — des maisons s’élèvent déjà bien haut hors de terre ; elles sont luxueuses comparées aux maisons des villages voisins : d’abord elles ont des portes, de magnifiques portes en bois que nous avons amenées de Damoutschak et la porte est un luxe normalement ignoré ici ; luxe bien plus grand et rare encore : elles ont des fenêtres, de magnifiques fenêtres, sans vitre, bien entendu, mais garnies de barreaux de fer. La fenêtre a une signification sociale et hygiénique qui en fait tout autre chose encore qu’un éloquent symbole largement « ouvert sur l’avenir ». Les villageois s’opposent très souvent à leur introduction à cause de leurs idées, plus ou moins complètement conservées, sur le « purdat », la claustration des femmes, qui n’est pas considérée comme assez complète s’il n’y a des fenêtres ; en outre, les notions d’aération leur sont étrangères. Nous avons été surpris de la facilité avec laquelle ici ils ont accepté cette innovation. Ces maisons restent de lourds et pauvres édifices et la terre des murs fournit à l’intérieur une inépuisable source de poussières, mais tout est relatif. Chacun bâtit comme il veut ; nous aidons en fournissant après le terrain, non seulement la terre et l’eau pour la maison, mais les autres matériaux ; certaines familles ont fait des groupes de maisons très respectables. Plusieurs familles travaillent ensemble, construisant tour à tour les différentes maisons nécessaires à chacune d’elles.

Au-dessus du chantier, montant et descendant doucement, on voit les grands bras des quatre « lattas » en fonction. Abstraction faite du camion Ford qui nous aide à transporter de la terre et qui au fond n’a rien à faire ici (je le crois moins économique que les chariots à bœufs) la « latta » représente seule ici et à un des premiers échelons, la machinerie pour chantiers de construction. C’est l’appareil de levage hydraulique élémentaire qui fonctionne partout où il y a un puits ou une citerne, des pâturages de notre Jura suisse jusqu’aux Indes et plus loin encore en passant par les oasis de l’Arabie. Le grand levier avec le seau à un bout et le contre-poids à l’autre qui permet de tirer l’eau plus commodément en consentant à travailler aussi un peu à la descente du seau. Cette mécanique élémentaire universelle a quelque chose de particulièrement humain, simple, sympathique, intelligent et familier. Je suis absolument certain que les ennemis les plus farouches de la machine — de la mécanisation de l’agriculture en particulier — ont au fond de leur cœur un faible, un vrai faible, aussi inconséquent que leur tolérance à l’égard de la pelle ou de la charrue, pour la « latta » qui répète indéfiniment et lentement au-dessus du chantier son grand geste de bénédiction.

Ces « lattas » tirent l’eau de deux trous, assez grossièrement faits, pour commencer ce qui deviendra plus tard la grande citerne du village. Nous avons en outre foré deux puits à tubes avec pompes à mains. Cela se fait en quelques heures ; l’eau était à 3 m. au-dessous de la surface du sol en janvier, elle est maintenant à 5 m. Mais la vraie entreprise pour l’eau, c’est celle de notre premier puits en maçonnerie de 3 m. de diamètre. Les villageois n’apprécient vraiment que ça : le puits à ciel ouvert, autour duquel on se réunit pour bavarder, dans lequel, à la rigueur, on peut descendre. Le puits à pompe, fermé d’un simple tube enfoncé dans la terre, les intéresse très médiocrement, malgré ses grands avantages hygiéniques et son coût infiniment moindre. Notre grand puits est en bonne voie de construction. Les paysans ont d’abord fait un grand trou circulaire de 9 m. de diamètre et 4 m. de profondeur et ils y ont descendu le « Djâmaout » : un grand anneau en bois de « Djamoun », comme le chêne extrêmement dur et résistant à l’eau, est assemblé d’abord par les charpentiers hors du trou. Sur cet anneau, on construit maintenant 2,50 m. de maçonnerie en briques (faites aussi par nos hommes, avec notre terre, et dans le four construit avec les briques même qu’il s’agit de cuire). Ce cylindre de maçonnerie est renforcé de quatre barres de fer et de bambous enroulés à l’extérieur. Tout est prêt pour faire descendre cette première section de maçonnerie dans la profondeur. Les hommes vont simplement creuser de l’intérieur du cylindre immédiatement sous l’anneau et, au fur et à mesure qu’ils enlèvent ainsi la terre qui le soutient, l’anneau s’enfonce sous le poids de la maçonnerie qu’il supporte. Quand la première section de 2,50 m. sera enfoncée, on construira sur elle une nouvelle section de 2,50 m. qui s’enfoncera à son tour. Ainsi tout le travail de maçonnerie se fait commodément à la surface et le seul travail à faire dans la profondeur est l’enlèvement de la terre. Le puits sera poussé jusqu’à 8 à 9 m. de profondeur. C’est pittoresque de voir ces hommes du puits travailler : l’un a son dhoti couleur rose, l’autre jaune canari, le ciel est bleu, leur peau est bronzée, l’effet de couleur sous l’éclatant soleil est magnifique !

Mais il faut que je revienne me poster à l’angle sud-ouest du village qui est aussi notre West-End, notre quartier chic, d’où j’étais en train de vous décrire le panorama. Il y a là, Mesdames et Messieurs, dear overybody, à votre gauche, une maison remarquable, je l’appellerais presque un palais. Elle a été construite avec une promptitude extrême par le fameux Hari-Raout dont je vous ai parlé déjà bien des fois en le signalant comme le plus intelligent du village. En s’associant avec cinq de ses parents, fils ou frères mariés, etc., et en tirant parti de tous les avantages et de toutes les facilités offertes par le Comité, il a trouvé moyen de construire une solide maison paysanne qui frappe immédiatement par l’harmonie et la régularité de son plan. J’ai été véritablement saisi en découvrant, tout à coup, après deux jours d’absence, sa façade à cinq fenêtres, et c’est vraiment — dans toute la simplicité de ses lignes droites et massives, de ses angles droits et de ses surfaces de terre lisse, — un effet d’architecture moderne absolument réussi. Cet homme est né avec le sens de l’architecture et il a le style parfait « boue adobé » dans le sang. Et ce que je vous décris là, c’est la maison sans toit, jugez un peu de ce que ce sera quand il y aura le toit ; il faut que je réserve encore quelques superlatifs pour monter jusqu’au faîte quand on l’aura posé.

En avant de cette maison grandiose, se trouve la petite maison modeste d’une veuve, pour laquelle nous avons transporté de la terre avec les huit nouveaux jeunes étudiants volontaires du B. C. R. C., arrivés récemment de Patna. Avec l’ouvrier spécialiste, le « redwaha », pour les diriger, guidés aussi par un professeur venu avec eux, ces jeunes gens sont en train de construire les murailles en boue. Leur première journée de travail a été ma dernière sur le chantier. Comme il fait terriblement chaud, P., qui a pris la responsabilité de faire venir encore ce groupe, fait commencer le travail à 6 h. ; arrêt à 8 h. 30, reprise à 16 h. 30 jusqu’à 18 h. Cela fait seulement quatre heures de travail. Temps trop court pour un vrai Service civil. Considérant que les paysans travaillent leurs neuf heures et coûtent la moitié ou le tiers de la dépense causée par un de ces volontaires, ce service ne me paraît pas justifié, bien que l’esprit qui règne dans ce groupe soit « bon » en ce sens que tout le monde est content, ce qui est facile quand on ne fournit qu’un faible effort et P. estime que l’influence générale sur le chantier de ce travail d’amateur est favorable, ce qui est peut-être vrai, considérant l’habitude séculaire prise par les paysans d’avoir à faire avec des classes privilégiées qui ne font rien ou presque rien ; ils trouvent, par conséquent, ces quatre heures fournies par de jeunes « upper class » déjà très remarquables.

J’ai tenu à travailler une bonne journée avec eux et nous avons du moins vigoureusement utilisé ces quatre heures de la première journée, mais peu à peu, la tendance à « faciliter » a continué à se développer, les charges transportées et l’allure ont diminué : il n’y a plus qu’une vague ébauche de ce que nous voulons réaliser et de ce que ces jeunes gens réaliseront peut-être un jour eux-mêmes. La faculté de travailler (excepté pour les paysans qui luttent pour la vie) s’évapore ici par grande chaleur exactement comme l’eau de notre tank où l’on pouvait nager à son aise lors de notre arrivée et qui, à l’instant précis où j’écris, est en train d’expirer en rendant à l’atmosphère embrasée l’âme vaporisée de ses dernières flaques. Il n’y a plus que un ou deux hérons solitaires qui regardent mélancoliquement de leur œil tout rond s’éloigner les dernières molécules d’eau et les dernières grenouilles.

Schenker et Joe ont aussi aidé à ces jeunes gens, avant de commencer nos préparatifs de départ, qui touchent en cet instant à leur fin. Mais, depuis que notre départ par le « Conte Rosso », le 23 mai de Bombay est décidé, — ce qui nous oblige, avec les visites à faire encore en route, à quitter Sonathi le 12, — je n’ai plus insisté pour que nous, les Européens, continuions à rester dans la fournaise ou à en faire régulièrement le simulacre, du matin au soir.


12 mai.

Le Service est terminé depuis quelques jours et bien terminé, car au moment où nous partons, la vraie vie spontanée du nouveau village commence. Le feu que nous avons eu bien de la peine à allumer a « pris » maintenant et lors de ma dernière visite, j’ai eu la satisfaction profonde de voir non seulement les « Moussards » (une tribu spéciale d’intouchables) commencer leurs maisons dans le coin Nord modestement choisi par eux, mais aussi les gens de Bassauli, — qui bêtement et sous de mauvaises influences avaient décidé de ne pas venir, — trouver leur chemin de Damas et reprendre celui de Bochaha. Ainsi le quartier Ouest se trouvait complètement colonisé ; mieux que ça, devant l’affluence croissante, nous avons déjà été obligés de distribuer une longue bande de terrain empruntée au quartier Est que l’on parlait de rendre, faute d’emploi, à M. R* et que nous n’espérions plus coloniser avant la leçon d’une nouvelle inondation. Ça va, ça va ; en quittant le terrain pour la dernière fois, hier, après avoir absorbé comme une vaste gorgée d’eau fraîche la vue panoramique des différents groupes au travail, je ne me suis plus retourné, sentant qu’à présent l’Éternelle Vie continuait la besogne à coup sûr et sans avoir plus besoin des instruments du début. C’était comme un solennel licenciement par satisfaction intérieure, non pas glorieux précisément, mais quand même avec une belle musique profonde qui me paraissait retentir d’un bout à l’autre de la plaine.

Le dernier beau spectacle, avec les groupes que j’ai décrits, c’était P. très brun, presque noir, avec sa forte moustache, en robe blanche, et nu-tête au milieu d’un groupe de Tchopar, les dominant tous de la tête ; je le voyais avancer sur la grande avenue, examinant la nouvelle bande à entamer vers l’Est, distribuant les parcelles, conseillant pour la terre, pour l’eau, et P. roulait paternellement ses épaules au-dessus de leurs têtes à turbans, en poussant paisiblement ses sandales. Ce groupe me frappait, je ne sais pourquoi, avec une force spéciale, comme une curieuse transposition de la scène si souvent peinte de Jésus dans les champs, au milieu de ses disciples. En ce qui me concerne, j’étais profondément heureux de reprendre, le long du grand champ d’avoine depuis longtemps fauché, le chemin de ma tente, en pensant sans souci et sans scrupule aux remarquables chapitres d’Eddington dans son dernier livre : « The new path of science » sur le déterminisme, et sur la faillite, le naufrage du principe absolu de causalité au cœur même de la physique mathématique : exactement la grande scie que je faisais à mes amis, il y a environ trente-huit ans, et assez constamment depuis, sous le nom d’« Argument »… l’argument, le fameux argument établissant que le déterminisme absolu, qui implique la possibilité d’une mécanique céleste étendue à tous les phénomènes, aboutissait à une rigoureuse absurdité. Maintenant cet argument prend de l’actualité, car le vieux déterminisme se défend « mordicus » par les écrits, curieusement conservateurs sur ce point, même de grands physiciens comme Einstein, Planck, Langevin (sauf erreur). Ma conviction est que Eddington, Weyl et les antidéterministes ont raison.

Le moment où j’écris est notre toute fine dernière heure à Sonathi, j’attends d’une seconde à l’autre le ronflement du taxi qui va venir nous prendre, Joe, Schenker et moi, pour partir à 15 h. (12 mai) pour Muzzafarpur où nous avons un Comité, dernier de la campagne, avec le nouveau « collecteur » M. Kemp. Nous partons demain matin pour Patna, Mogal Saraï, Nagpur et Wardha où Joe et moi passerons quelques jours avec Gandhi et, par la plus heureuse des rencontres de hasard, avec Andrews aussi.

Je m’arrête net ici.

À bord du navire, je fermerai à loisir mon rapport et les parenthèses successives que je viens d’ouvrir, car je dois bien une conclusion à peu près intelligible à tous ceux qui, à chaque minute, nous ont postés ici.

Par une étrange coïncidence, ce matin même, le choléra, dont on ne parlait plus, fait une offensive assez brusque. Cause évidente : l’eau sale que ces pauvres gens doivent plus ou moins boire, boivent en tout cas avec une déplorable facilité. À Bassauli, dix cas, dont quatre mortels. Je ne dirais pas lâchement : c’est le moment de s’en aller. Mais, je sais que vous serez contents de penser que le Service commandé nous oblige à partir précisément maintenant.

Nous ferons notre possible pour que dans notre village on ait de l’eau propre ; il y a déjà deux puits à tube et pompe, c’est quelque chose ; du reste notre village n’est pas encore habité, et aucun d’entre nous n’est tenu de rester fidèlement à l’hôtel de ville pour braver la « camarde » comme on a reproché à Montaigne de n’avoir pas su le faire.

Voilà le taxi !

Salut chers amis,
Votre Pierre Ceresole.



  1. De ma propre main.