Encyclopédie anarchiste/Argent - Armée
ARGENT n. m. (du latin argentum). Métal blanc, brillant et très ductile, sonore, tenace, d’une pesanteur spécifique de 10.44, fusible à la température du rouge blanc (1.000 degrés), malléable, inaltérable à l’air pur. La nature contient une assez grande quantité de ce métal ; quelquefois il se rencontre en masses d’un volume assez considérable, ou dissimulé en particules imperceptibles dans des argiles ou dans des dépôts ferrugineux. L’argent natif contient souvent des traces d’antimoine, d’arsenic, de fer, de cuivre ; les gangues pierreuses de l’argent sont ordinairement le calcaire, le quartz et la barytine. L’argent forme avec l’or et le cuivre des alliages qui constituent les objets d’orfèvrerie et les monnaies. L’alliage d’argent a plus de dureté que le métal pur et conserve mieux que lui les empreintes et les formes qu’on lui a données. On appelle titre de l’argent la quantité d’alliage que la loi permet d’y faire entrer. Le nitrate d’argent est l’argent pur dissous dans l’acide nitrique ou azotique. Le nitrate d’argent est un poison très énergique dont l’antidote est le sel de cuisine délayé dans l’eau.
On trouve des minerais d’argent dans le nord de l’Europe : en Suède, en Norvège, en Russie ; mais les plus riches du monde sont ceux du Mexique et du Pérou. Le bromure et azotate d’argent ont une importance capitale en photographie. Ces notions élémentaires sur l’argent considéré comme faisant partie, en chimie, du groupe des métaux suffisent à nos lecteurs. Elles expliquent en partie pourquoi ce métal a pris place parmi ceux qui sont utilisés comme monnaie d’échange et comme signe représentatif de la valeur des marchandises et de tous objets destinés à la vente et à l’achat.
Dans son sens le plus général, le mot « Argent » est synonyme de numéraire, de valeurs quelconques : or, actions, obligations, billets de banque, etc. « L’argent du Trésor, de la Banque, avoir de l’argent chez soi, de l’argent en caisse, de l’argent placé. Recevoir, toucher de l’argent. Avancer, prêter de l’argent. Attendre après son argent. Dépenser de l’argent. Perdre ou gagner de l’argent dans une affaire. Ne rien faire que pour de l’argent. Payer argent comptant. Faire argent de tout. Être à court d’argent. Courir après son argent. N’avoir pas besoin d’argent. Dépenser un argent fou. Être un bourreau d’argent. Y aller bon jeu, bon argent. Semer l’argent. Plaindre son argent. On voit que le mot argent entre dans une foule de locutions courantes. Il entre aussi dans nombre de proverbes, dictons et sentences : point d’argent, point de Suisse. L’argent n’a point d’odeur. L’argent ne fait pas le bonheur. L’argent est le Maître du Monde. Notre siècle est le siècle d’argent. Tout s’incline devant Sa Majesté l’Argent. L’argent est le nerf de la guerre.
L’usage extrêmement fréquent qui est fait de ce terme : « Argent » proclame hautement la place énorme qu’il occupe dans les relations de toutes sortes et dans toutes les circonstances de la vie. Dans une Société dont la structure économique repose sur le profit, l’argent — nous le prenons ici dans son acception la plus large qui est en même temps la plus courante — confère à ceux qui le détiennent, en réalité ou en apparence, toutes les prérogatives, tous les avantages, toutes les vertus, toutes les supériorités. Il donne de l’intelligence aux niais, de la jeunesse aux vieux, de la beauté aux laids, de la délicatesse aux brutes, de la vertu aux pervers. Il plaide avec succès les causes les moins défendables et les fait triompher. Il se glisse dans toutes les relations humaines et y introduit la bassesse, le calcul, l’intrigue, la convoitise et la haine. Dans les rapports sexuels, il oppose la vente au don, la prostitution à l’amour. Dès que la question d’argent surgit entre amis, l’amitié se dissout. Dans les pourparlers qui aboutissent, par le mariage, à la fondation d’un foyer, à la constitution d’un ménage, à la formation d’une famille, les considérations d’argent prévalent sur toutes les autres et, dans la comédie qui se joue entre conjoints, le notaire qui dresse le contrat est souvent un personnage plus important que les époux eux-mêmes. Qui dira le nombre des familles qui ont été désunies, disloquées par de misérables questions d’argent ? Qui calculera la foule d’enfants et de petits-enfants, de neveux et de cousins qui ont ardemment désiré, fébrilement attendu, ou hypocritement hâté la mort du père, de la mère, de l’oncle ou du cousin dont ils guettaient impatiemment l’héritage ? Qui dressera l’inventaire des jugements rendus sous l’influence ou la pression de l’argent ? Qui établira la statistique des consciences que l’argent a achetées ? Qui supputera l’ignominie des trafics auxquels l’argent a présidé et des contrats conclus par l’unique apport de l’argent ? Qui écrira comme il conviendrait le drame lugubre des mensonges, des fraudes, des trahisons, des infamies et des crimes dont le torrent a eu pour source l’argent ?
C’est par l’argent que, presque toujours, les sentiments les plus nobles sont avilis, les contacts les plus purs souillés, les actions les plus hautes abaissées ! C’est par l’argent, que, presque toujours, les volontés les plus fermes sont amollies et les intelligences les plus lumineuses obscurcies !
L’argent, l’argent, dit-on, sans lui tout est stérile ;
La vertu sans argent est un meuble inutile ;
L’argent seul au Palais peut faire un magistrat ;
L’argent en honnête homme érige un scélérat.
« À Paris ! dans nul pays l’axiome de Vespasien (L’argent n’a pas d’odeur) n’est mieux compris ; là, les écus tachés de sang ou de boue ne trahissent rien et représentent tout. Pourvu que la société sache le chiffre de votre fortune, personne ne demande à voir vos parchemins. » — Balzac.
« La voracité du porc est insatiable comme la cupidité de l’avare. Il ne craint pas de se vautrer dans la fange ; il s’engraisse des plus immondes substances ; tout fait ventre pour lui. » —Toussenel.
Il appartenait au régime capitaliste, parvenu de nos jours au point culminant de son développement, d’élever la puissance de l’Argent à un niveau qui n’avait pas, encore été atteint et qui ne peut être dépassé. Aucune époque n’a mérité autant que la nôtre d’être appelée le siècle de l’Argent. À aucun moment de l’histoire, la souveraineté de l’Argent n’a été aussi indiscutable. Plus vile dans ses origines et plus affameuse et oppressive dans les moyens dont-elle dispose et les méthodes qu’elle emploie que toutes les autres féodalités, celle de l’Argent domine présentement le monde. La fortune de certains milliardaires : rois du rail, du blé, du pétrole, du fer, de l’acier, est un aimant d’une incalculable surface, dont la puissance d’attraction absorbe tout le travail humain. Les ressources que possède la finance internationale mettent celle-ci en mesure d’accaparer toute la production mondiale et d’en monopoliser tous les profits. Tous les États sont à la merci de ces formidables puissances d’Argent dont, par ricochet, tous les particuliers sont les tributaires et les esclaves. (Voir : Accaparement, Accumulation des richesses, Capitalisme, Bourses du Commerce et des Valeurs). Les quelques milliers d’individus richissimes, qui ont un pied dans toutes les grandes entreprises, tiennent sous leur dépendance absolue les chefs d’État, les Parlements, les Ministres, les Diplomates, les chefs militaires, les représentants de la grande Presse et, par le truchement de ceux-ci, ils mènent, dirigent et gouvernent les peuples. Calme ou tempête, abondance ou disette, travail ou chômage, paix ou guerre, la vie des collectivités humaines dépend de la volonté de ces manieurs d’argent, de leur entente ou de leur rivalité.
L’Argent est le symbole de la société bourgeoise. « Enrichissez-vous ! » a conseillé l’historien et ministre Guizot ; et ce conseil est plus suivi que tout autre à notre époque d’agio et de spéculation où tout est à vendre et où presque tout le monde ne vit et ne travaille que pour gagner de l’argent, beaucoup d’argent.
L’argent crée un privilège extraordinaire : celui qui possède de l’argent en certaine quantité n’est pas dans l’obligation, pour suffire à ses besoins, de produire quoi que ce soit. Il lui suffit de placer son argent avec adresse et prudence, pour que, fécondé par le travail des autres, celui-ci fructifie. L’enfant qui trouve dans son berceau « cent mille francs de rente » a la faculté, sans jamais rien produire, sans se livrer à un travail quelconque, de dépenser chaque année, en objets de consommation et produits de toutes sortes, jusqu’à concurrence de cette somme de cent mille francs. Il est évident que, ne produisant rien lui-même, il vit de la production des autres. C’est, à proprement parler, un vol caractérisé et il est scandaleux que la Loi consacre et que la force publique protège cette spoliation.
Il en est pourtant ainsi. Il y a pis : après avoir vécu dans le bien-être et l’oisiveté, cet homme, en possession d’un revenu de cent mille francs meurt. Gardez-vous de croire que son argent revient à ceux dont le travail a assuré son bien-être. Devenu père, il transmet à ses enfants son argent, et ceux-ci bénéficient à leur tour du même régime que leur père. Il y a pis encore : si ces parasites, père et enfants, dépensent moins de cent mille francs l’an, ils ont soin de « placer » la différence ; celle-ci vient s’ajouter à l’argent mis antérieurement en réserve ; ce nouveau tas d’argent vient augmenter le revenu familial ; il fait — comme dit le populaire — des petits et, après quelques générations, il se produit ce fait qui serait incroyable si de multiples exemples n’en attestaient pas l’exactitude : de père en fils, cette famille double, triple, décuple sa fortune, sans jamais rien faire, par la puissance de fructification de l’argent qu’elle détient. Il est, cependant, hors de doute que, abandonné à lui-même, cet argent serait frappé de stérilité organique et qu’il ne fructifie que dans la mesure où il est fécondé par le travail d’autrui. Cette simple observation fait comprendre mieux que les démonstrations les plus savantes, l’immoralité de la rente, du revenu, de l’intérêt de l’Argent et, partant, celle de l’Argent lui-même et du Régime Social qui lui assure pleins pouvoirs.
Abusant de l’ignorance des pauvres en matière de placement (les « sans-argent » n’ont rien à placer et ne perçoivent pas le mécanisme de la rente, de l’intérêt et du revenu), les juristes et économistes bourgeois ne manquent pas de prétendre que « les cent mille francs de rente », que l’enfant dont il est parlé plus haut a trouvés dans son berceau, sont le fruit et la récompense du travail accompli et des économies réalisées par ses ascendants.
Nous répliquons : « C’est un mensonge. Il n’y a jamais eu, il n’y a pas de producteur qui, sur son travail personnel, sur son salaire, ait eu, ait la possibilité de vivre, d’élever sa famille et d’épargner une telle fortune. Il n’a pu amasser cet argent que par le vol ou l’exploitation. Celui qui travaille aux champs ou à l’usine et qui vit de sa production a déjà grand mal à équilibrer le maigre budget de sa famille ; voulût-il épargner et s’y appliquât-il opiniâtrement, il ne pourrait économiser que fort peu d’argent et encore faudrait-il qu’il ne fût jamais malade ou sans travail et qu’il s’imposât, au détriment de sa santé et de celle des siens, les plus dures privations. Au surplus, dans l’hypothèse que l’argent mis de côté par lui ait été réellement le fruit de son travail personnel et le résultat de ses économies, il n’en reste pas moins que du jour où ses héritiers mis en possession de cet argent ont grassement vécu dans la fainéantise, ils n’ont pu le faire qu’en prélevant sur le travail productif des autres de quoi faire face à leurs dépenses. Et ce prélèvement est proprement un vol. »
En réalité et au fond, toutes les personnes avisées et réfléchies se rendent compte des méfaits et des forfaits dont l’Argent porte la responsabilité. La plupart approuvent le réquisitoire que les révolutionnaires prononcent contre l’Argent et les conséquences scélérates qu’entraîne sa souveraineté. Plus âpre est notre critique, plus violentes et amères sont nos diatribes et plus elles sont approuvées. Mais infime encore est la minorité qui nous suit jusque dans nos conclusions. Celles-ci sont toujours les mêmes : l’Argent, en tant que valeur représentative et d’échange, doit-être aboli. Il est absurde de faire le procès des lâchetés, des bassesses, des vilenies, de la corruption et des crimes dont il est la cause et de reculer devant la nécessité de supprimer cette cause.
Il tombe sous le sens que, en Anarchie, l’argent ainsi que l’or, les billets de banque, les titres et valeurs de toute nature, n’auront plus de raison d’être. Le Communisme libertaire n’aurait, sur le terrain des réalités, aucun sens positif, si, l’opposition entre le tien et le mien ayant disparu, il demeurait possible, à l’aide d’un papier, d’un titre ou d’une monnaie quelconque, d’acheter, de trafiquer, de thésauriser.
En Anarchie, l’Argent, qui signifie aujourd’hui : Fortune, Richesse, Avoir, Capital, Propriété, sera aboli. (Voir ces mots.) — Sébastien Faure.
ARGUMENT n. m. (du latin Argumentum). L’argument est un raisonnement par lequel on tire une conséquence. Ex. : la force est l’argument des tyrans. Le mot argument, par dérivation, a pris également le sens de : preuve. Ex. : tirer argument d’un fait. Dans un raisonnement, le droit est pour celui qui apporte des arguments véritables et irréfragables. Mais les arguments doivent être examinés attentivement avant d’être acceptés. Les juristes bourgeois, pour les besoins de leur cause, ont su forger nombre d’arguments artificiels qui, l’habitude prise, peuvent être confondus à première vue avec de véritables arguments. Il faut avoir soin, pour établir ou pour réfuter un argument, de donner aux mots leur sens inaltéré et ne pas se laisser prendre au factice de la dialectique dont les jésuites ont su se servir avec tant de succès jusqu’à ce jour. Il faut dépouiller le raisonnement de tout ce qui n’est pas essentiel, poser des prémisses exactes et recueillir la conclusion qui en découle. Aux arguments artificiels et superficiels de la bourgeoisie, les anarchistes opposent des arguments robustes appuyés sur la seule logique et l’examen rationnel des êtres et des choses. La force principale de l’argument réside dans l’entraînement rigoureux des diverses propositions ou parties dont il est composé. (Voir : Dilemme, Paradoxe, Pétition de principe, Syllogisme). D’un argument qui a toutes les apparences de l’exactitude mais est, en réalité, erroné, on dit qu’il est captieux ou sophistique. Il convient, comme nous le disions plus haut, de s’en méfier et de ne l’accepter jamais. Tous ont le défaut de la cuirasse. À l’Anarchiste de découvrir ce défaut et de s’en servir pour ruiner l’argument lui-même.
ARLEQUIN n. m. Arlequin est un personnage comique dont on fait remonter les origines au sannio, bouffon des farces latines, et qui, de la scène italienne, a passé depuis le xviie siècle sur presque tous les théâtres de l’Europe. Il porte un habit composé de petits morceaux de drap triangulaires, de diverses couleurs, un masque noir, et, à la ceinture, un sabre de bois nommé latte ou batte. Le mot arlequin n’a pas tardé à passer dans la langue pour désigner un homme qui change sans cesse d’opinions. Ex. : Les politiciens sont des arlequins.
ARMÉE (mé). n. f. (de arme). Une des plus nobles institutions qui régissent une nation, » affirment péremptoirement les patriotes. Ensemble des troupes régulières d’un État, se contente de dire le Larousse.
Nous ne saurions, on le suppose, nous contenter d’une définition aussi laconique. Trop courte et aussi trop objective, elle ne peut satisfaire notre légitime curiosité.
Penchons-nous donc sur cette vaste organisation et, sans prétendre, hélas ! tout dire — il faudrait écrire plusieurs volumes pour être complet ! — donnons l’essentiel.
Suivons l’armée à travers les siècles et voyons ce qu’elle représente au point de vue social ; alors seulement, pourrons-nous la définir en ces termes : Armée, ensemble des troupes régulières qu’un État entretient pour sa défense intérieure et extérieure, autrement dit pour la sauvegarde des privilèges de ses riches et de ses gouvernants.
Quelles sont les origines de l’armée ?
Sans crainte de se tromper, on peut dire, on peut écrire que l’armée date du jour où les premiers hommes firent, sur terre, leur apparition.
Il est bien entendu qu’à cette époque qui se perd dans la nuit des temps, nous entendons par armée, non la vaste et puissante organisation d’aujourd’hui, mais l’existence de tribus qui se faisaient la guerre pour manger, se vêtir et… se loger.
Divisés en tribus, nos ancêtres, quasi sauvages, se livraient des luttes perpétuelles dont l’enjeu représentait la nourriture, le vêtement et l’habitat.
Pauvres premiers hommes !
« Leurs armes étaient à l’origine des pierres brutes qu’ils apprirent peu à peu à tailler et à aiguiser en forme de couteaux ou qu’ils emmanchaient dans des bâtons pour avoir des casse-tête. Aussi appelle-t-on parfois le début de l’âge préhistorique l’âge de la pierre. Ils se servaient aussi de flèches et de lances armées d’os pointus ou de grosses arêtes de poissons. Le feu et les métaux étaient alors inconnus.
« Pour vêtements, ils avaient les peaux des animaux qu’ils abattaient ; pour habitations, des cavernes qu’ils disputaient aux bêtes féroces. Pour nourriture, la chair des animaux qu’ils prenaient à la chasse ou à la pêche. » (Gustave Hervé, Histoire de France pour les Grands.)
Les luttes de tribu à tribu durent être féroces et proportionnées aux difficultés qu’avaient ces « barbares » de se procurer le strict nécessaire à leur existence.
On peut même penser qu’au sein de chaque tribu victorieuse, c’était la guerre. Il n’est pas douteux qu’une fois en possession de la chair des animaux qu’ils avaient tués, disputés à d’autres tribus, le partage ne s’effectuait pas dans une atmosphère de paix. Les plus forts, les plus musclés, tombaient à bras raccourcis sur les plus faibles et se réservaient la part du lion.
Les plus forts devinrent donc des chefs et, par surcroît des… propriétaires !
Ainsi naquit la propriété, réservée aux plus rusés, aux plus astucieux, à tous ceux dont les poings velus se levaient pour écraser les autres, les débiles, ceux qui, s’estimant lésés, manifestaient un peu trop bruyamment leur mécontentement.
Peu à peu, la propriété se développa, et, pour la consolider, ses bénéficiaires organisèrent, fortifièrent les tribus dont ils étaient les chefs incontestés — la force primant le droit.
Dans l’Antiquité, en Orient, s’il n’y avait pas d’armées permanentes, l’armée régulière se recrutait dans la classe privilégiée des guerriers. Mais, plus tard, on recourut à des mercenaires lybiens et asiatiques.
En Grèce, au viie siècle, avant J.-C., le service militaire est obligatoire : c’est quand les classes se développent que la défense est confiée à la classe la plus élevée. Les plus riches des citoyens forment la cavalerie, l’infanterie des hoplites se recrute parmi la classe moyenne. Quant aux pauvres, ils constituent les troupes légères. Les Polémarques, les stratèges, les lochages, sont les chefs de l’armée. Ce n’est qu’au ive siècle qu’on voit surgir les armées de métier.
Sous la Rome républicaine, les prolétaires sont exempts du service militaire. Ne possédant rien, ils n’ont rien à défendre. Peut-être a-t-on peur de mettre des armes entre leurs mains. L’armée se compose uniquement de citoyens qui doivent servir jusqu’à soixante ans !
L’unité militaire s’appelle la légion, divisée en centuries ou manipules.
Marius, général romain, institue les cohortes et ouvre l’armée aux non-citoyens.
Dans la Rome impériale, Auguste, empereur romain, constitue des armées permanentes, d’abord cantonnées sur les frontières. Les esclaves sont armés, mais des révoltes éclatent. L’antimilitarisme n’est pas jeune, comme on voit.
Sous les Francs, la noblesse est guerrière : en cas de guerre, on recrute et on arme par la force les paysans gallo-romains.
(On remarquera que, de nos jours, les procédés n’ont guère changé : les « mauvais » citoyens qui ne veulent à aucun prix aller à la caserne ou défendre la « mère-patrie » lorsque celle-ci est en difficultés avec une « voisine », sont immédiatement arrêtés, traduits en Conseil de guerre et — naturellement — condamnés.)
À l’époque gauloise et franque, l’armée est formée par les contingents de chaque petit État et le roi, chef suprême de la Guerre, convoque ses leudes. Cet appel se nomme le ban.
(Au xxe siècle, ce n’est plus le roi qui convoque ses leudes, et la convocation des troupes ne s’appelle plus le ban. On est bien plus civilisé. D’abord, les mots ont changé ; le ban s’appelle la mobilisation. Et puis, au nom de la « patrie en danger », tous ceux qui sont reconnus aptes à se faire tuer, quittent leurs vêtements civils et endossent la « glorieuse » tenue bleu-horizon.
Ce que c’est, tout de même, que d’être civilisés !
L’époque féodale, on le sait, est fertile en batailles. Les seigneurs rivaux se font une guerre acharnée. Aussi, les vassaux sont-ils mis à contribution, chaque fois qu’il plaît au seigneur de guerroyer. Le vassal doit à son seigneur le service d’ost ou service militaire.
(On ne peut s’empêcher de remarquer que pour le serf du moyen âge, la patrie, c’était son seigneur ! Elle s’identifiait avec lui. À l’appel de ce dernier, le paysan délaissait la terre et se transformait en soldat, prêt à mourir pour celui dont il était l’esclave maltraité.
Aujourd’hui, comme l’a si bien dit Anatole France, on meurt… pour des industriels ! Les prolétaires — serfs du vingtième siècle — sont appelés à rendre le dernier soupir sur les champs de bataille, pour M. Schneider, du Creusot ou M. de Wendel, du Comité des Forges.
Les prolétaires d’aujourd’hui ne peuvent être jaloux des serfs du xiie siècle. Mourir pour de puissants usiniers ou pour de gros propriétaires terriens, n’est-ce pas la même chose ? )
Cependant, la royauté souffre de l’hégémonie des seigneurs.
Et pour mieux les combattre, les villes constituent des milices bourgeoises, pour le plus grand profit des rois.
Mais voici les Temps Modernes. L’organisation régimentaire remonte à Charles IX, mais ce n’est que de Louvois que date réellement l’armée moderne.
Tous les corps sont dotés d’armes et d’uniformes. Vauban fait bâtir des casernes qui serviront à loger les soldats. De plus, ceux-ci touchent une solde régulière. L’avancement étant ouvert à tous, les incapables, grâce à l’argent, peuvent monter en grade et exercer des commandements.
La Révolution procède par engagement et réquisition. Elle se sert de l’armée pour réprimer les émeutes.
En 1798, sous le Directoire, la conscription est adoptée, mais Napoléon lui-même n’ose l’appliquer intégralement ; elle est supprimée par Louis XVIII et jusqu’en 1870 règne l’armée de métier.
De 1815 à 1848 l’institution militaire tombe à un minimum. L’armée est incapable de faire la guerre. Mais la conquête interminable de l’Algérie l’aide à passer le temps. Le régime est pacifique et la politique extérieure timorée. Ce sont les républicains et les libéraux qui constituent l’élément patriote et militariste et qui veulent courir à tout instant en Grèce, en Hongrie ou en Pologne.
De 1848 à 1870, changement de doctrine. Mais, pour ne pas augmenter les charges du peuple, l’Empire laisse l’armée dans sa décrépitude, d’où la défaite.
Stratégie. — Et maintenant, jetons un coup d’œil rapide sur les conceptions stratégiques en honneur chez les Anciens, conceptions qu’ont reprises les Modernes. Sur la stratégie, on ne connaît rien avant les Grecs. Épaminondas, célèbre général thébain, né entre 420 et 410 av. J.-C., un des chefs de la démocratie de Thèbes et Miltiade, appliquent les premières règles. Le grand général de l’Antiquité est Annibal dont Napoléon a perfectionné les méthodes. À signaler que la victoire de Tannenberg, remportée en 1915, par Hindenburg, sur les Russes, lors de la dernière guerre mondiale, est l’exacte copie de la victoire de Cannes (216 av. J.-C.), remportée par Annibal sur les Romains. Jules César est surtout un organisateur. Il n’y a jamais eu d’armée aussi parfaite que l’armée romaine. Son artillerie est formidable. La baliste projetait à 1.000 mètres, un bloc de 800 kilos, La fortification romaine n’a jamais été dépassée. Elle a servi de base aux travaux de Vauban, ingénieur de génie qui a pour maîtres Léonard de Vinci et Michel-Ange. Alexandre est inférieur à Annibal, sauf dans l’ampleur des projets. L’art militaire tombe en décadence jusqu’au xviiie siècle, où il est relevé par Frédéric II qui reprend les méthodes grecques et carthaginoises. L’élan se poursuit pendant la Révolution et culmine avec Napoléon dans les années 1805 et 1806, après quoi commence la décadence. De 1815 à 1870, l’armée tombe dans le marasme. De cette époque, datent les exercices mécaniques destinés à masquer l’oisiveté de l’armée.
En 1870, l’armée française applique les procédés des guerres africaines et le formalisme qui l’empoisonnait est loin d’avoir disparu aujourd’hui.
On a vu, par cet exposé rapide mais exact, que l’armée, au cours des siècles, n’a cessé de se développer et de se fortifier.
Qu’elle fût au service des rois ou des empereurs, elle n’a jamais failli à sa mission qui est de maintenir et de renforcer la domination des privilégiés d’ici-bas.
Mais, depuis un demi-siècle, son rôle a pris plus d’importance, au fur et à mesure que s’est accrue la puissance capitaliste.
Sans cesse au service du patronat, elle est la véritable sauvegarde de ce régime qui accorde tout aux uns (les riches) et refuse tout aux autres (les prolétaires) ; elle est le bouclier nécessaire, la cuirasse indispensable, qui protègent le coffre-fort des repus contre les assauts redoutés des affamés. Qu’on veuille bien, pour se convaincre de cette vérité, fouiller le passé. On verra que depuis cinquante ans, bon nombre de conflits qui ont mis aux prises ouvriers et patrons se sont terminés dans le sang.
Et, naturellement, ceux qui tombaient, se trouvaient toujours du même côté de la barricade : c’étaient tous des ouvriers qui, d’un même élan, d’un même cœur, s’étaient dressés pour revendiquer leurs droits.
L’armée dans les grèves ! Joli tableau ! Des femmes, des hommes, qui depuis de longs jours, mènent une lutte ardente contre leurs exploiteurs, des êtres humains qui subissent des privations, endurent mille souffrances pour arriver à triompher d’un capitalisme rapace et peu accessible aux arguments sentimentaux, descendent un beau jour dans la rue, pour clamer leur misère et manifester leur volonté de « vivre en travaillant ». Ils sont exaspérés, c’est assez naturel. La souffrance aigrit les caractères et exacerbe les colères. La troupe s’en mêle, beaucoup d’énervement chez les grévistes et pas mal de mécontentement chez les soldats qui préfèreraient être ailleurs.
Il suffit d’un léger incident causé bien souvent par un agent provocateur pour que le sang coule et qu’on ait à enregistrer des morts et des blessés.
C’est ce qui s’est passé dans diverses grèves à la Ricamarie, quelques années avant la guerre de 1870.
Le 1er mai 1891, il y eut Fourmies — de sinistre mémoire. — Il y eut des morts, des blessés, mais le commandant Chapuis prononça ces paroles historiques : « Les Lebels ont fait merveille ». C’était tout au début de l’armement de l’armée française par le fusil Lebel !
Nous avons eu Raon-l’Étape, Châlon-sur-Saône, Limoges, La Martinique, Narbonne, Draveil-Vigneux, Villeneuve-St-Georges.
Cependant, il arrive que des régiments, tel le 17e, refusent de tirer sur les grévistes. C’est alors que l’armée, dans des cas semblables, n’est plus à la hauteur de son rôle et donne quelque inquiétude aux gouvernants.
Aussi, ces derniers, pour ne pas voir se renouveler de telles pratiques, usent-ils d’un autre procédé, plus pacifique, sans doute, mais qui n’en sert pas moins les intérêts capitalistes.
Le gouvernement utilise la troupe comme… main-d’œuvre dans les usines où l’on chôme et dans les services publics, s’il y a grève des services publics.
Une première tentative de ce genre fut faite en 1905. Il s’agissait de remplacer les électriciens en grève. Vite, les électriciens et mécaniciens appartenant au 24e bataillon du 5e génie furent invités à remplacer les ouvriers défaillants dans les centrales et sous-stations électriques. Pendant la grève des postiers, en 1909, on fit instruire un détachement de télégraphistes du 24e bataillon du 5e génie, caserné au Mont-Valérien, pour l’emploi de l’appareil Baudot et on envoya ces télégraphistes au Central-Télégraphique, rue de Grenelle.
En 1910, M. Briand qui était président du Conseil, fit mieux. Il mobilisa les cheminots… en grève ! ! !
Le colonel Picot, député, a si bien compris l’inconvénient qu’il y a dans les grèves d’opposer l’armée à la classe ouvrière, qu’il a dit tout récemment, à la Chambre : « Il faut qu’on augmente le nombre des gendarmes pour que, en aucun cas, nous n’ayons à mettre la troupe en contact avec le peuple. »
Qu’on sache bien que si l’armée n’était pas plus prête à faire la guerre en 1914 qu’en 1870, elle est toujours prête à combattre la révolution.
En fait, combattre l’ennemi du dedans — en l’occurrence la classe ouvrière — est beaucoup plus facile que combattre l’ennemi du dehors.
Pour mener à bien la lutte contre des ouvriers, les officiers n’ont pas à faire preuve de connaissances stratégiques extraordinaires. Les vieux colonels qui remportent de faciles victoires dans des grèves, en commandant leurs régiments, n’ont pas à mettre leurs méninges à contribution pour la réalisation de tels succès.
Le vice initial de l’armée est le suivant : Les fins militaires de défense nationale sont subordonnées aux fins politiques de défense gouvernementale.
C’est pourquoi le Gouvernement réclame 60.000 gendarmes au lieu de 30.000 !
Le service à long terme, les exercices ridicules de caserne prouvent donc, sans qu’il soit nécessaire d’insister, que les dirigeants tiennent à avoir sous la main, une armée prête à réprimer les émeutes et à mater les révoltes toujours possibles d’un prolétariat dont les conditions d’existence n’ont fait que s’aggraver depuis l’armistice.
La dernière guerre qui devait tuer la guerre (! ! !) n’a rien tué du tout.
On peut s’en rendre compte par les effectifs qu’entretiennent — et à quel prix ! — les armées des grandes puissances du monde.
Jetons, par curiosité, un regard sur lesdites armées et constatons, non sans effroi, l’énormité des budgets consacrés à leur entretien.
Les chiffres que nous donnons ci-dessous sont authentiques et ne souffrent aucune contestation.
Les militants désireux de lutter avec efficacité contre le militarisme pourront utiliser ces chiffres. Mieux que n’importe quel discours, ils montrent à quel degré d’aberration sont parvenues les nations dites civilisées — huit ans après la fin du grand carnage.
Angleterre. — En 1914, le budget était de 86.028.000 livres. En 1925, il est de 122.000.000 livres. L’armée actuelle comprend 14 divisions territoriales composées de volontaires. La durée du service est de 30 ans. Il y a 6 divisions régulières. Les corps d’armée ne sont représentés que par des cadres. Il n’y a pas de mitrailleuses à l’intérieur des bataillons.
Le 1/3 de l’armée est aux Indes.
L’Angleterre a supprimé le service obligatoire, très impopulaire. Les dépenses proviennent surtout de l’augmentation du matériel. (Pendant la dernière guerre, l’Angleterre n’a eu sur le front que 100.000 hommes provenant de la Grande-Bretagne, 200.000 fournis par le reste de l’Empire et 12.000 indigènes. 39 % des troupes étaient non combattants. Il y avait dans les services de l’arrière 550.000 hommes dont 350.000 travailleurs. Pour les lignes de communications, il y avait 267.000 hommes dont 151.000 employés aux transports. Au total : 2.076.000 hommes dont :
1.646.000 fournis par la Grande-Bretagne.
270.000 — — le reste de l’Empire.
152.000 — — les indigènes.
En août 1914, l’Angleterre disposait de 486 canons, à l’armistice de 6.437.
10 millions 1/2 d’hommes ont pris part à la guerre.
États-Unis. — Les dépenses en 1914 étaient de 257.354.067 dollars. En 1925, elles sont de 617.761.921 dollars.
Japon. — En 1914, le budget de la guerre est de 94.440.346 yens et autant pour la marine. En 1925, 206.991.410 yens et un peu plus pour la marine, soit une augmentation de 89 % en valeur-or.
Italie. — En 1914, 609.100.000 lire pour la guerre ; 309.086.000 lire pour la marine ; 9.799.000 lire pour l’armée coloniale. En 1925, dépense totale : 3.789.251.000 lire. Il y aurait lieu d’y ajouter les dépenses pour les carabiniers, 47 millions et les dépenses de la milice nationale.
L’Italie réorganise sérieusement sa puissance militaire qui est d’un quart plus forte qu’en 1914. La politique joue dans l’armée un rôle moins grand qu’autrefois. Le ministre responsable a, à côté de lui, un haut chef militaire qui est fixe.
Par rapport à 1914, les effectifs de l’infanterie ont été maintenus, la cavalerie très diminuée, l’artillerie augmentée, le génie très augmenté. Le recrutement touche tous les hommes valides instruits : on a adopté le service à très court terme pour des raisons budgétaires.
L’armée du pied de paix comprend 15 corps d’armée ou 30 divisions. En cas de guerre, il y aurait 24 corps d’armée, 63 divisions, armées de 2.400 pièces de campagne et 2.000 pièces lourdes.
Les officiers sont au nombre de 19.000 au lieu de 16.000 avant la guerre. Leur situation a été améliorée.
L’Italie est l’une des rares puissances qui n’envoient pas d’officiers à l’instruction en France.
Belgique. — En 1913, le budget était de 87.891.000 francs. En 1925, le budget est de 593.075.000 francs. Soit une augmentation de 43 %, la dévalorisation du franc étant de 74 %.
La Belgique marche sur la voie du désarmement en raison de l’impopularité du service militaire. Celui-ci est ramené à 10 mois.
Pays-Bas. — En 1914, le budget était de 50.335.000 florins. En 1925, le budget est de 101.996.000 florins.
Espagne. — En 1914, pour la Guerre, le budget était de 211.900.000 pesetas ; pour la Marine, 69.920.000 pesetas ; pour le Maroc, 108.620.000 pesetas.
En 1925, pour la Guerre, le budget est de 357.734.000 pesetas ; pour la Marine, 163.237.000 pesetas ; pour le Maroc, 254.189.000 pesetas.
Suisse. — En 1914, le budget de la Guerre était de 53.474.000 francs. En 1925, le budget de la Guerre est de 81.100.000 francs. Soit une diminution de 18 % y compris les dépenses des cantons et municipalités.
La durée du service militaire est de six mois, mais il y a les périodes (! ! !). Aussi, les citoyens suisses sont-ils astreints, chaque année, de goûter, six semaines durant, aux délices de la vie de caserne !
Pologne. — L’armée a été organisée par des officiers français sur le type français. Sa composition est mauvaise. Son instruction laisse à désirer, sauf dans les territoires enlevés à l’Allemagne. Elle est travaillée par les dissensions politiques. Les Juifs sont exemptés du service militaire.
Heureux Juifs !
La victoire de 1920 sur la Russie n’est qu’un bluff grotesque.
Tchéco-Slovaquie. — Armée organisée par le général Mittelhauser qui empêcha l’invasion des troupes de Bela-Kun. L’organisation progresse ; mais les habitants d’origine allemande acceptent mal l’obligation de service. Nombreuses désertions et suicides.
Au pays des Soviets. — Le service à long terme ne concerne qu’une partie de la population. Le service militaire est populaire en raison de la situation matérielle du soldat. Dans la belle saison, l’armée met son matériel au service de la culture. L’armée est une école d’instruction générale et politique.
L’État-Major travaille activement, mais les résultats sont encore loin d’être au point où les chefs les veulent pousser. C’est surtout le matériel qui fait défaut. Beaucoup d’officiers de l’ancien régime servent dans l’armée actuelle. Ils ne se trouvent probablement pas dépaysés. Les cadres bolcheviks sont peu instruits. L’aviation a fait de grands progrès.
Allemagne. — 352.088.406 marks-or pour l’armée ; 104.263.060 marks-or pour la marine ; 197.162.416 marksor pour la police ; 11.362.300 marks-or pour l’aéronautique. Soit les 3/4 de la France.
L’Allemagne entretient 100.000 soldats de carrière, faisant 12 ans de service et une police militarisée d’un effectif double. Les dépenses portent surtout sur le matériel (produits chimiques et aviation). Imitant la Prusse, après 1806, l’Allemagne organise ses forces militaires de manière à pouvoir mobiliser la nation tout entière en cas de guerre. Bien que le service de l’armée allemande ne soit pas pénible, on y relève un nombre considérable de suicides, qui ont ému le Parlement.
On n’est pas d’accord sur les causes véritables de cette épidémie, on fait toutefois remarquer qu’elles se rattachent au dégoût de l’existence qui se manifeste dans les classes laborieuses, excédées de privations.
Les chiffres et renseignements ci-dessus sur l’état des armées des principaux pays du monde sont d’une éloquence singulière. Ces chiffres parlent, on ne peut les contester. Les militants qui voudront s’en inspirer pour mener leur propagande ne devront cependant pas faire grand cas de la durée du service dans les divers pays. Celle-ci n’a qu’une importance relative, parce que les différentes armées ne sont pas bâties sur le même type.
L’Armée Française actuelle. — Nous nous en voudrions de terminer cette étude, sans consacrer une page importante au militarisme du pays où le hasard nous a fait naître. Si nous commettions une telle faute, nous manquerions à un devoir essentiel. Ne devons-nous pas combattre l’institution militaire là où nous en subissons les rigueurs, là où nous sommes astreints, sous peine de condamnations sévères, de lui consacrer une partie de notre existence, quand ce n’est pas notre vie même qu’elle nous réclame, au nom de la « patrie en danger ? ».
Le budget de la Guerre se montait en 1914 à 1.720 millions, il est de 4.544 millions en 1925. En valeur nominale, l’augmentation est de 164 %.
L’armée du service de dix-huit mois supposait les effectifs suivants :
Contingent : 370.000 hommes ; militaires de carrière : 100.000 ; employés civils : 30.000 ; militaires indigènes : 200.000. — Au total : 700.000 hommes.
Les effectifs actuels sont : contingent : 330.000 hommes ; militaires de carrière : 75.000 ; employés civils : 17.000 ; militaires indigènes : 180.000.
Soit 602.000 hommes.
Les 32 divisions existantes doivent être regroupées en 24, 20 ou même 16.
Sur un effectif de 1.776, un régiment de Paris compte 698 disponibles.
Dans un autre régiment de 1.214 hommes, il y a 528 disponibles.
Dans un régiment renforcé de 2.095 hommes, il y a 1.218 disponibles.
Dans un régiment d’artillerie de 706 hommes, il y a 246 disponibles.
Dans un régiment renforcé de 1.171 hommes, on compte 427 disponibles.
Dans un régiment de chasseurs à cheval de 764 hommes, on découvre 355 disponibles.
L’effectif budgétaire pour 1926 est de 31.622 officiers, 652.417 hommes, 159.174 chevaux.
La cavalerie, dont les effectifs en 1914 étaient de 3.400 officiers, 98.000 chevaux, 71.000 hommes, ne possède plus, en 1925, que 50.000 chevaux, 33.000 hommes, 1.330 officiers.
Il y a pléthore d’officiers dans la cavalerie et l’infanterie, mais déficit dans l’artillerie et le génie.
D’autre part, le Quotidien, dans son numéro du 23 janvier, sous le titre : « L’Armée Française actuelle. Que vaut-elle ? » a publié un article dont nous extrayons les passages suivants :
« Les frais généraux et une administration sacro-sainte réinstallée dans ses errements anciens intangibles, dévorent les effectifs et le budget.
« Sur ses 18 mois de service, chaque citoyen appelé fait théoriquement six mois d’instruction de recrue (en réalité, 100 jours par homme au maximum) et 12 mois de corvée sous l’uniforme de la République, dans la multitude d’emplois non militaires créés par une organisation irrationnelle pour qui la notion de prix de revient n’a aucune signification.
« Des régiments d’infanterie, dits de couverture, n’alignent pas 1.300 hommes à la manœuvre les autres, à peine 500 ou 600. Les groupes d’artillerie réunissent à peine une batterie.
Les événements du Maroc ont amené le retrait de tous les régiments indigènes qu’on avait stationnés en France au mépris de toute raison. Les fameuses 32 divisions et, en particulier, les divisions de couverture se sont encore effondrées et ont perdu du même coup les seules troupes à peu près en état de faire figure.
« Le mal est grave.
« Il menace notre sécurité tout en faisant peser sur ce pays, qui a un impérieux besoin de main-d’œuvre, des charges hors de proportion avec l’efficacité réelle de l’armée qu’on peut dire en déliquescence.
« La réduction du temps de présence sous les drapeaux représente la récupération de quelque 30 millions de journées ouvrables par années.
« Nous sommes donc là non pas simplement en présence d’une promesse électorale qu’il conviendrait de tenir, mais d’une nécessité économique.
« Cette réduction du temps de présence sous les drapeaux n’est pas, naturellement, un but de l’organisation militaire. Mais elle doit être et peut être une conséquence de l’organisation rationnelle exploitant les moyens modernes et les enseignements de la guerre.
« Seulement, l’organisation rationnelle de l’armée nouvelle est avant tout affaire de volonté agissante.
« Veut-on vraiment cette organisation ? »
Deux projets de réorganisation de l’armée. — Depuis l’armistice, la réorganisation de l’armée est à l’ordre du jour. Elle a été l’objet de nombreux projets qui n’ont pas encore abouti.
Seule, a été votée une loi de recrutement, question à laquelle le pays s’intéresse directement.
Nous avons cru utile de demander à une personnalité appartenant à la littérature militaire, très au courant des questions techniques et historiques, de nous définir les caractéristiques des principaux projets de réorganisation militaire, présentant quelque importance.
Très aimablement, mais sans nous cacher qu’il n’était pas… anarchiste, cet écrivain a bien voulu nous remettre l’article qu’on va lire, lequel article, écrit à notre intention, sera très goûté du lecteur qui saura en apprécier, nous en sommes certains, la finesse et l’ironie.
Voici cet article :
Le Militarisme des Blocs Rivaux. — D’après une idée très répandue, la guerre ne fut faite que pour tuer le militarisme. La disparition du militarisme allemand, le plus fort de l’espèce, supprimait la nécessité des autres militarismes. Le militarisme allemand est mort, mais ses congénères ont survécu. Le militarisme français a pris la place du rival abattu.
Il est peut-être nécessaire que les nations s’arment jusqu’aux dents, devant l’impuissance allemande, car l’histoire démontre que les peuples privés d’armées sont les plus redoutables. L’Allemagne a déjà offert un exemple de cette vérité. Si, malgré son infériorité actuelle, l’Allemagne est dangereuse, c’est qu’elle a découvert un système nouveau, c’est que son désarmement lui a procuré l’occasion d’appliquer une méthode inédite, capable de vaincre les peuples attardés dans les voies de la routine. Le Bloc des Gauches y a pris garde : son prédécesseur a usé de moyens simples et brutaux. Le service de dix-huit mois symbolise une doctrine ancienne, monarchique, un système qui réserve à une partie seulement de la nation la gloire de défendre les frontières, l’autre partie se contentant de regarder et d’applaudir un système qui est en évidente contradiction avec toutes les lois du progrès militaire et social.
Le système du Bloc National a été présenté et soutenu par le lieutenant-colonel Fabry, spécialiste au front étroit et aux cheveux épais et que le maréchal Franchet d’Espérey a défini d’un terme particulièrement court et rabelaisien. Fabry a imposé sa conception à Maginot qui, dans l’intimité et après boire, avoue qu’il n’a rien compris aux explications de son complice. Avec le service de 18 mois, 200.000 indigènes et 100.000 rengagés, Fabry crée une armée tellement forte qu’il est inutile, ou à peu près, de recourir à la mobilisation.
En 1922, le parti communiste, respectueux d’une vieille tradition, avait repris la lutte contre la guerre et se proposait de paralyser la mobilisation.
Il y aurait d’autant mieux réussi que Fabry avait déjà aboli la mobilisation. Le parti communiste serait certainement sorti vainqueur de sa guerre contre un cadavre, et Fabry, qui s’amuse rarement, riait à pleine gorge des efforts du parti communiste pour anéantir le néant.
Avec son armée, Fabry faisait une guerre courte, rapide, décisive : le pays apprenait à la fois le commencement et la fin des hostilités ; on sonnait encore le tocsin que Fabry dictait déjà la paix à Berlin. Cette géniale conception fut ratifiée par la Chambre avant les élections de 1924.
Mais à peine au pouvoir, le Bloc des Gauches, furieux qu’on fût revenu à l’armée de métier, à la guerre d’invasion, à la défense nationale tronquée, se hâta de mettre au rancart les projets de son ennemi vaincu. Le général Nollet fut chargé d’étudier un nouveau type d’armée. Il était bien entendu que les armées des deux blocs devaient différer autant que les blocs eux-mêmes.
Ce fut un grand succès. Avec Nollet, l’armée permanente disparaît ; il existe encore des cours d’instruction et des centres qui préparent la mobilisation, mais il n’y a plus d’armée, en tant que troupe organisée. La guerre est faite avec le peuple tout entier et d’une seule masse. L’armée se forme de toutes pièces, en un immense organisme, au premier jour du conflit. Désormais, l’effectif de paix est sans importance, et c’est pourquoi l’on peut adopter immédiatement le service d’un an, en attendant une nouvelle réduction. Projet grandiose, dont Fabry n’a pas encore saisi toute la portée. Il est malheureusement accompagné de conditions qui en ternissent l’éclat. Tout d’abord, le gouvernement est désarmé en temps de paix contre les troubles intérieurs, puisque l’armée s’est évanouie. D’où l’obligation d’augmenter les forces de gendarmerie et toute une division de cette arme était prévue pour la capitale. Et puis… voici les ombres du tableau. Avec Fabry-Maginot, on est soldat une fois dans sa vie, pendant 18 mois, on absorbe le militarisme d’un seul coup, sans reprendre haleine, et l’on ne craint aucun revenez-y. Avec Nollet, on savoure les joies de l’initiation militaire à partir de 15 ans. Ce sont des joies gratuites et obligatoires. Et jusqu’à un âge avancé, on retourne, de temps à autre, à la caserne, passer quelques semaines dans le milieu militaire, en attendant le grand jour ; ainsi, on est réellement soldat pendant toute sa vie, et toutes précautions sont prises pour qu’on ne l’oublie pas.
Cette méthode aurait réjoui Jean Jaurès. Il a écrit, en effet, dans un livre que M. Renaudel pourrait réciter sans hésitations :
« Il y a une telle disproportion entre l’effort de caserne demandé à la nation et l’effort qui lui est demandé pour les réserves, qu’elle s’habitue à considérer celles-ci comme des accessoires, comme une superfétation. Le citoyen croit, quand il a donné ses deux années de vie de garnison, qu’il est quitte vraiment envers le pays ; le reste lui apparaît comme une cérémonie vaine et une stérile importunité. M. Bersot disait : En France, on fait sa première communion pour en finir avec la religion, on prend son baccalauréat pour en finir avec les études, et on se marie pour en finir avec l’amour. Il aurait pu ajouter : ET ON FAIT SON SERVICE MILITAIRE POUR EN FINIR AVEC LE DEVOIR MILITAIRE. »
Le citoyen n’entretiendra plus ces coupables illusions. Jusqu’à Painlevé, le Bloc des Gauches donnait satisfaction aux désirs socialistes. Plus de disproportion ni d’accessoires, ni de superfétation ; plus de comparaison possible avec la religion et l’amour ; plus de cérémonie vaine et de stérile importunité. Le citoyen français partage son activité entre le foyer et la caserne : courant sans cesse de l’un à l’autre, il ne sera plus tenté de croire qu’il est quitte envers le pays après son année de service actif. Le programme socialiste se trouve donc réalisé dans sa partie militaire et c’est sans doute une des conquêtes les plus brillantes du Cartel.
C’est d’autant plus éblouissant que, à l’avenir, le soldat ne sera plus distrait une seule minute de son métier, qui consiste à préparer la guerre. Quelles souffrances morales ne doit pas éprouver le citoyen socialiste qu’on arrache à l’instruction au bout de quelques mois pour le transformer en secrétaire ou cuisinier !
Avec l’ordre Nollet, on introduit dans l’armée 100.000 civils des deux sexes qui vont tenir les écritures, préparer la nourriture, brosser les uniformes, cirer les chaussures et le parquet, de manière que, à aucun moment, le citoyen-soldat ne soit obligé d’échanger l’arme de guerre contre le balai ou le porte-plume. Ainsi, le soldat se consacrera tout entier à sa noble tâche. Quel triomphe posthume du grand Jaurès ! L’extension de la doctrine conduit à des résultats surprenants. Chaque année, 10.000 individus s’exonéraient du service militaire sous des prétextes variés : bosse dans le dos, œil en moins, jambe trop courte. On doit les enrôler ; ils feront le ménage des citoyens-soldats, accaparés par leur service. Ordre nouveau, conquête du socialisme ! Le service militaire se transforme en service national, et son extension logique conduira à la conscription des femmes qui travailleront à la cuisine, au bureau, à l’infirmerie, au magasin, à l’atelier.
L’électeur entrera à l’école Fabry ou à l’école Nollet selon qu’il sera pour le bloc national ou pour le bloc des gauches. Si, par hasard, il n’appartient à aucun bloc, il lui serait assez difficile de se prononcer, car dans ce cas, des points de vue très différents pourraient influer sur sa décision.
Le patriote devrait se rallier à la doctrine qui procurera la victoire avec le plus de certitude. Mais la guerre elle-même n’apporterait pas la preuve que le système non appliqué n’aurait pas été meilleur ou pire que l’autre. Les partisans du progrès éternel voteront pour le général Nollet, parce que la méthode Fabry ramène à l’époque où une partie seulement de la population avait le droit d’expirer sur les champs de bataille pour la défense du drapeau. L’égoïsme individuel pourrait se satisfaire du système Fabry, sans s’arrêter à la politique de réaction qu’il exprime.
Cependant, le système Nollet apporte, dès le temps de paix, un adoucissement au militarisme. Il est vrai que l’avantage est presque annulé par les nombreuses obligations que le citoyen traîne après lui jusqu’à sa vieillesse. De plus, le système empêche de rechercher l’emploi où tant de patriotes aiment à se réfugier pendant leur séjour à la caserne.
Il n’est pas commode de choisir et peut-être n’est-ce pas nécessaire, car les deux écoles sont également condamnées depuis l’avènement d’un ministère qui a réconcilié les blocs ennemis. On s’est mis à la recherche d’un métis qui participerait des deux organismes projetés.
Ce métis, c’est le projet Painlevé, projet qui est moins un compromis entre les deux systèmes précédents qu’un rappel mal déguisé de la conception Maginot.
Et la nation française qui s’est demandée pendant des mois si elle verserait son sang selon Nollet ou selon Maginot, dans la guerre prochaine que la perfide Allemagne imposera à la France pacifique, attend le vote de nos législateurs qui, probablement, lui demanderont de mourir, le cas échéant, selon la nouvelle méthode Painlevé. — Jamblique.
En ce qui nous concerne, nous ne saurions opter ni pour la méthode Fabry-Maginot, ni pour la méthode Nollet, ni pour la méthode Painlevé.
Des hommes libres ne peuvent éprouver aucun enthousiasme pour les fantaisies dangereuses de ces messieurs. Ils ne seront que trop à plaindre d’être forcés de les subir !
Les projets de l’état-major. — D’abord, l’état-major de l’armée fixe à 186.000 le nombre d’hommes nécessaires pour la sécurité du territoire en temps de paix. Il réclame 100.000 militaires de carrière et 30.000 employés civils, un corps mobile de 45.000 hommes formé de blancs et d’indigènes et destiné aux expéditions coloniales, enfin un doublement de forces de gendarmerie portées à 60.000 hommes. Le territoire sera divisé en régions, recevant chacune une division. Ce nombre actuellement, de 20, sera réduit à 16. Il y aura en outre une armée d’Afrique et une armée coloniale, en tout : 650.000 hommes. Ce nombre est considéré comme intangible. L’adoption du service d’un an créerait un déficit de 100.000 hommes qui serait comblé par de nouveaux militaires de carrière et employés civils. Ce contingent serait incorporé en trois étapes, les recrues étant, dans chaque régiment, alternativement affectées à un seul bataillon. En cas de mobilisation, le bataillon le plus jeune reste au dépôt et est remplacé par des disponibles. Chaque régiment donne naissance à deux autres. Il en résulte qu’en temps de guerre, la France pourrait mobiliser 60 divisions en premier échelon et 30 en deuxième échelon.
Ce système sera difficilement accepté par la Chambre. Il tend à la guerre courte et rapide avec l’armée active et quelques classes de disponibles. Ce recrutement des militaires de carrière et des employés civils se heurtera à des difficultés insurmontables.
L’armée se trouve dans un état lamentable qui résulte de l’absence de statut, de l’insuffisance des soldes, de la fatigue de la guerre, des ambitions, des rancœurs. La propagande fasciste a réalisé des progrès dans le corps d’officiers, la propagande communiste parmi les soldats. Les contingents coloniaux sont de mauvaise qualité et de loyalisme douteux. Au Maroc, les soldats font une sorte de grève devant l’ennemi. Les cadres marquent une répugnance pour les expéditions extérieures. Ce déchaînement des appétits donne lieu à des scandales qui ont été signalés avec violence par la revue Armée et Démocratie, organe des officiers et sous-officiers radicaux et socialistes.
Le Haut Commandement est en proie à de profondes divisions. L’échec retentissant du maréchal Pétain au Maroc est l’objet de commentaires malveillants. Le Haut Commandement continue à imposer ses volontés au pouvoir civil.
Le moral des chefs. — Les ¾ des officiers de l’armée française sont réactionnaires et cléricaux. Bon nombre d’entre eux assistent régulièrement aux offices et vont à confesse.
Il n’est pas douteux qu’un mouvement fasciste recevrait leur approbation. Bien mieux. Il est probable que ces messieurs n’attendent que le moment favorable pour mettre à exécution leurs desseins : le renversement de la République et l’instauration du fascisme, comme en Italie.
Les gouvernants républicains (? ? ?) se font les complices de ces factieux en les maintenant à leurs postes et au besoin, en leur accordant toutes sortes de faveurs dont l’avancement constitue la récompense habituelle.
La mobilisation industrielle. — C’est le dernier point qui nous reste à examiner. Des notes que nous avons sous les yeux, nous relevons celle-ci concernant ce problème : Celui-ci se rattache, naturellement, au problème de la guerre. Elle est étudiée par le secrétariat particulier du Conseil supérieur de la Défense Nationale. Elle consiste à déterminer le matériel que les usines fabriqueraient en cas de guerre et à leur affecter dès le temps de paix, le nombre d’ouvriers nécessaires.
En temps de paix, les usines de l’État fabriquent le matériel de guerre (Tulle, Châtellerault, Saint-Étienne, Bourges) ainsi que des entreprises civiles qui reçoivent des commandes (Le Creusot, Saint-Chamond, Renault, Berliet, Bréguet). En temps de guerre, la plupart des usines sont réquisitionnées par l’État.
La grosse question est celle du charbon, qui exige la liberté des mers. Le déficit annuel est de 30 millions de tonnes.
Une grande usine doit pouvoir fabriquer 10.000 obus par jour.
Ces établissements de l’État servent d’instructeurs aux entreprises privées.
La mise en train est longue : on prévoit cinq mois pour les fabrications faciles, 10 mois pour les autres.
En 1914, le désarroi fut complet, on prévoyait une guerre courte et une faible consommation. Il fallut rechercher les ouvriers et les rappeler aux usines, surtout les ajusteurs et les tourneurs.
En 1915, janvier, il y avait déjà 100.000 hommes dans les usines. Ce chiffre monta bientôt à 400.000. Les industriels avaient le droit de faire revenir leurs ouvriers.
Les inspecteurs du travail furent rappelés et transformés en contrôleurs de la main-d’œuvre avec le grade d’officiers. 66 contrôleurs et 400 aide-contrôleurs.
Fin 1917, il y avait 460.000 ouvriers civils et 430.000 femmes, plus des manœuvres, (sénégalais, indo-chinois, suédois, espagnols, suisses), les chinois donnèrent des mécomptes. Les prisonniers de guerre furent affectés aux travaux pénibles et délicats (chutes d’eau, thermomètres médicaux).
En général on prépare sous le nom d’organisation du pays en temps de guerre, une colossale mobilisation de toutes les ressources : industrie, agriculture, commerce et même professions libérales.
Conclusion. — Le lecteur nous rendra cette justice que nous n’avons ménagé ni nos efforts ni notre temps, pour lui donner une étude aussi substantielle que possible de l’Armée.
Nous n’avons pas la prétention d’avoir tout dit.
Nous avons fait ce que nous avons pu, mais ce que nous avons fait, nous l’avons fait consciencieusement, avec le désir d’être utile aux militants qui auront à mener le dur combat contre la société capitaliste et son meilleur rempart : l’Armée.
L’Armée, certes, est une institution que doivent détester les travailleurs et tous les esprits vraiment libres, car l’Armée, auxiliaire active, constante, permanente, de la classe privilégiée, ne peut servir que les intérêts particuliers de cette classe au détriment de leurs intérêts vitaux. Mais si notre devoir est de haïr l’Armée, et de la combattre sans jamais nous lasser, réservons surtout nos coups à l’Institution plus néfaste que les hommes qui ne sont que des instruments.
Si nous devons lutter contre l’Armée, c’est aussi parce que l’Armée, c’est la Guerre, la Guerre toujours possible !
Au lendemain du plus terrible des fléaux que le monde ait jamais connu, il est juste que des hommes au cœur généreux et bon fassent le serment de lutter sans répit comme sans défaillance contre la Guerre qui, malgré Locarno et toutes les promesses de paix, peut surgir brusquement et exercer les ravages que l’on sait.
La prochaine serait terrible : on assisterait à une débauche inouïe de gaz et jamais l’aviation n’aurait été à même de remplir aussi rapidement sa mission meurtrière.
Non, n’est-ce pas ? Assez de deuils ! assez de veuves ! assez d’enfants sans père ! assez de ruines ! assez de misères physiques et morales ! Le sang, pendant plus de quatre ans, n’a que trop coulé ! Il est temps que la raison ne soit plus seulement l’apanage de quelques milliers d’individus clairvoyants mais… impuissants, parce que trop faibles numériquement et insuffisamment organisés.
Par notre propagande inlassable, nous pouvons faire beaucoup contre la Guerre !
Soyons persuadés que nous ne serons jamais trop nombreux pour terrasser cette hydre et la mettre à jamais hors d’état de nuire. Le monstre a la vie dure et il ne veut pas mourir.
Et puisque nous ne voulons pas mourir à sa place, vaincus par lui, n’hésitons pas, par nos efforts tenaces et notre ardeur désintéressée à rallier à la noble et saine cause antimilitariste tous ceux dont nous pourrons éveiller la conscience et toucher le cœur.
(Voir Caserne, Conseil de Guerre, Discipline, Guerre, Militarisme.)
Revue à consulter : Armée et Démocratie (revue technique, corporative et politique, directeur : Colonel Charras, rédaction et administration, 62, rue de Montrouge, Gentilly), n’est pas évidemment, une revue… antimilitariste.
Cependant, je ne saurais trop en recommander la lecture aux militants sérieux qui désirent se documenter et veulent savoir ce qui se passe dans le monde militaire. Armée et Démocratie dénonce bien des abus, combat bien des jésuites et soulève bien des voiles.
ARMÉE (Le rôle véritable de l’). Le régime social présent repose sur le Vol, l’Imposture et la Violence.
Toutes les institutions fonctionnent au profit de ces trois malfaiteurs-types (chacun d’eux représentant une espèce plus ou moins nombreuse, mais également redoutable et malfaisante) : le voleur, l’imposteur, l’assassin.
Celui qui vole incarne la Propriété.
Celui qui ment incarne l’Autorité.
Celui qui tue incarne la Force.
Ces trois bandits s’entendent merveilleusement pour dépouiller et asservir les travailleurs, et pour les massacrer s’ils tentent de mettre fin à la spoliation et à l’esclavage qui les accablent.
Proudhon qui, comme tous les précurseurs, fut un des hommes les plus incompris et les plus vilipendés de son temps, a résumé ses études sur la Propriété en cette formule lapidaire devenue classique : la propriété, c’est le vol !
Il a établi la preuve de cette affirmation avec une telle vigueur de démonstration et un tel luxe de détails que cette partie de son œuvre considérable reste comme un monument impérissable à l’épreuve de toutes les attaques.
Que le Capitaliste — le Capitalisme est la forme actuelle de la Propriété — soit un détrousseur de l’Épargne publique et un spoliateur du Travail — par conséquent : un voleur — c’est une vérité qui ne fait doute pour aucun de ceux qui, socialistes, syndicalistes, communistes ou libertaires, travaillent inlassablement à la transformation sociale, large, profonde, définitive, d’où sortira le salut de l’Humanité.
Il serait superflu d’insister.
Celui qui ment incarne l’Autorité. Quand il personnifie l’Autorité morale, c’est l’imposteur des religions ; quand il personnifie l’Autorité sociale, c’est le flagorneur de la politique.
Pendant que le détrousseur (le premier des malfaiteurs-types) fouille dans nos poches, le prêtre, le pasteur, le rabbin nous exhortent à lever les yeux au ciel — ce qui facilite singulièrement l’indélicate besogne du voleur son compère — et nous invitent à chercher dans la foi la résignation et l’espérance.
« Bienheureux, disent ces bons apôtres, ceux qui, sur terre, ne possèdent rien ! Ils jouiront, plus tard, des biens éternels. Bienheureux, ceux qui souffrent ici-bas, ceux qui pleurent, qui ont faim, qui ont froid ! Plus ils souffriront dans ce monde, plus magnifique sera leur récompense dans l’autre. »
Le flagorneur de la politique tient un autre langage, mais en vue du même résultat :
« Confiez-moi, propose-t-il, le soin de faire votre bonheur. Vous vous plaignez et vous avez raison ; vos droits sont méconnus, vos libertés violées, vos charges écrasantes. Vous voulez améliorer, réformer, transformer l’état des choses ? C’est parfait. Je le veux avec vous, autant que vous, plus que vous. Donnez-moi le mandat de penser, de vouloir, de parler, d’agir en votre nom et vous verrez avec quelle abnégation je me consacrerai au triomphe de vos légitimes revendications ! »
Le croyant escompte la possession des béatitudes célestes ; le citoyen, l’électeur, attend avec résignation la réalisation des réformes toujours promises, jamais accomplies. Les lustres s’écoulent, les législatures se succèdent et, tandis que les imposteurs de la Religion et de l’État ne se privent de rien et vivent leur Paradis, les pauvres diables continuent à se priver de tout et à subir leur Enfer.
Toutefois, il est de ces infortunés qui, las d’attendre, exaspérés par le besoin, se révoltent.
Ici intervient le troisième bandit : l’homme de violence et de brutalité qui incarne l’ensemble des institutions groupées sous le nom de « Force publique ».
Quand la révolte est individuelle, police et gendarmerie suffisent à la répression. Mais il advient, de temps à autre, que la misère et l’oppression, la souffrance et l’injustice suscitent la révolte collective et la jettent, en multitude menaçante, sur les routes de la campagne et le pavé des grandes villes : c’est la grève, l’émeute, l’insurrection, la révolution.
Alors, les forces de police et de gendarmerie apparaissent insuffisantes. Riches et Maîtres tremblent pour leurs biens et leurs personnes ; d’instinct, ils sentent la menace des haines que leurs rapines et leur tyrannie ont accumulées dans le cœur des déshérités. Ils ont peur que ne soit trop faible le rempart derrière lequel ils ont coutume d’abriter leur pouvoir et leurs richesses.
Aussitôt, capitalistes et gouvernants font appel à l’Armée pour rétablir l’Ordre, c’est-à-dire défendre leurs coffres-forts et leur domination.
Sur l’ordre des chefs militaires, complices et serviteurs du Capital, de la Religion et de l’État, les casernes vomissent les bataillons de paysans et d’ouvriers, momentanément transformés en soldats, qui opposeront au flot impétueux la digue conservatrice.
Le rôle véritable de l’Armée, le voilà.
Les manuels officiels de l’Enseignement, la presse domestiquée et la tourbe des hypocrites qui, par les mille moyens dont les uns et les autres disposent, façonnent l’Opinion publique, se gardent bien de laisser entendre que le soldat n’est, en fait, que le chien de garde de la Propriété des Riches et de l’Autorité des Maîtres.
Ceux qui ont la naïveté d’ajouter foi aux dires de ces fourbes, aux assertions des journaux et au dogmatisme scolaire croient que l’Armée a pour mission d’assurer la sécurité des frontières, l’indépendance de la nation et le rayonnement du pays à travers le monde.
Eh ! sans doute, il faut bien un organisme de force qui appuie le brigandage colonial et, à l’occasion, impose ou défende les combinaisons financières des brasseurs d’affaires de chaque pays.
De ce point de vue comme du précédent, il est manifeste que le rôle de l’Armée est de défendre, dans chaque nation, les coquins qui vivent du Capital et de l’État contre les entreprises de l’ennemi extérieur et intérieur.
La Guerre maudite qui, durant près de cinq années, a couvert le globe de cadavres et de ruines devait être la dernière des guerres ; elle devait tuer le Militarisme et mettre fin, par le désarmement, au régime honteux des Armées permanentes et au système épuisant de la Paix armée.
C’est à la réalisation de ce rêve, aussi irréalisable que prestigieux — on ne tue pas le militarisme et la guerre par le militarisme et la guerre — que les mutilés ont sacrifié leurs membres, les réformés leur santé, les veuves leurs maris et les orphelins leurs pères.
La Guerre n’a pas tenu ses promesses ; elle ne pouvait pas les tenir. Toute guerre aboutit à des vainqueurs et à des vaincus : ceux-ci ayant au cœur la volonté de prendre leur revanche et ceux-là le désir d’exploiter leur victoire ; les uns et les autres se préparant à de nouveaux chocs ; ni les uns ni les autres ne consentant à désarmer.
Les Alliés vainqueurs n’ont pas voulu désarmer les Empires Centraux vaincus. Désarmer l’Allemagne, c’eut été, pour les pays de l’Entente, s’obliger à désarmer eux-mêmes.
Or, le voleur et l’imposteur ne peuvent pas se passer de l’assassin. Le vol et l’imposture ne peuvent asseoir leur domination que sur la violence et ils ont besoin de la Force pour sauvegarder leurs criminelles usurpations.
Qui n’a pas discerné ces vérités premières ne comprend rien au mécanisme social. Qui conçoit le mécanisme social parvient aisément à assigner à l’Armée la place qui est sienne et la fonction qu’elle exerce.
S’il est bourgeois, il exige le maintien et le renforcement du Militarisme. S’il est révolutionnaire, il poursuit avec ferveur la suppression de l’Armée, parce qu’il a la certitude que la suppression des Armées aura pour conséquences fatales la Paix définitive et la Révolution sociale. — Sébastien Faure.