Encyclopédie anarchiste/Glaive - Grenouille

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Collectif
Texte établi par Sébastien Faure, sous la direction de, La Librairie internationale (tome 2p. 865-875).


GLAIVE n. m. (du latin gladius). Arme à deux tranchants parallèles, terminée par une pointe et munie d’une simple poignée, dont se servaient les anciens. Par extension, on donne le nom de glaive à toutes sortes d’épées. Dans le passé, le glaive étant à peu près l’arme unique utilisée dans les corps à corps, au sens figuré, tirer le glaive signifiait déclarer la guerre. Cette expression s’est conservée jusqu’à nos jours.

On se sert aussi de ce mot pour désigner la Justice, la Puissance, la Force, etc., etc. Le Glaive de Dieu. Proverbe : « Celui qui se servira du glaive, périra par le glaive. »


GLÈBE n. f. (du latin gleba, morceau de terre). Au Moyen-Âge, on désignait sous le nom de glèbe un fonds de terre appartenant à un seigneur et auquel le serf était attaché. Le serf, véritable esclave du régime féodal, n’avait pas le droit de quitter sa glèbe. Lorsque le seigneur vendait sa terre, comme un vil bétail il vendait son esclave avec, et ce dernier était obligé de travailler cette terre durant toute sa vie.

Bien que nous n’ayons nullement à nous glorifier du régime social que nous subissons présentement, il faut cependant reconnaître que les diverses révolutions qui ont ébranlé le monde depuis le Moyen-Âge ont permis au travailleur agricole de sortir de la situation misérable qu’il a subie durant des siècles. Certes, nous sommes loin de prétendre que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, et nous savons fort bien que nous avons un travail formidable à accomplir pour libérer tous les esclaves de la terre ; mais nous savons aussi que ce n’est qu’à force de révoltes successives des masses travailleuses que nous arriverons à arracher l’exploité à la glèbe capitaliste. Que les négateurs de l’évolution, que ceux qui nient les bienfaits de la Révolution, jettent un coup d’œil en arrière, qu’ils comparent la vie des serfs du Moyen-Âge avec celle de nos travailleurs des campagnes, et qu’ils nous disent si la situation est la même.

Aujourd’hui encore, le travailleur des villes et celui des campagnes est attaché, l’un à sa machine et l’autre à la terre de ses maîtres ; mais l’un et l’autre, de haute lutte, ils ont acquis ce droit de changer de maître, de ne plus se laisser vendre comme un animal et, ce droit, ils l’ont acquis par les jacqueries successives, par les guerres qu’ils ont livrées aux détenteurs de la richesse. Lentement, mais sûrement, les travailleurs se libèrent et, demain, quand ils auront chassé définitivement leurs maîtres, la glèbe ne sera plus qu’un souvenir du passé lointain et les hommes nouveaux s’étonneront que leurs ancêtres aient pu subir un tel esclavage.


GLOIRE n. f. (du latin gloria). Au sens bourgeois du mot, la gloire est un honneur, une célébrité que l’on acquiert en accomplissant des actes éclatants présentant de grandes difficultés à surmonter. Et pourtant, la gloire n’est pas toujours, loin de là, la conséquence d’actions louables et vertueuses, si l’on se place sur le terrain social et humanitaire. La gloire qu’un homme de guerre conquiert sur les champs de bataille, en sacrifiant des milliers et des milliers de vies humaines, nous apparaît, à nous révolutionnaires, abominable ; et, si la postérité est acquise aux grands généraux, ce ne devrait être que pour signaler aux générations futures l’erreur et la barbarie qui les guidaient vers le crime monstrueux de la guerre.

Heureusement pour l’humanité que la gloire n’est pas toujours le fruit de l’assassinat et du meurtre. Des philosophes, des chercheurs, des penseurs, des savants, des littérateurs, sont portés vers la gloire en accomplissant des œuvres utiles à leurs semblables. Et ceux-là, à nos yeux, sont vraiment glorieux. Mais hélas ! en notre société de rapines et de vols, le plus souvent les bienfaiteurs de l’humanité n’acquièrent la gloire qu’après leur mort, alors que, de leur vivant, ils n’avaient même pas de quoi subvenir aux besoins les plus élémentaires de l’existence.

Combien de gens sont aveuglés par la gloire et combien se rencontre-t-il de gloires surfaites. C’est un des grands défauts de l’homme de vouloir être admiré de ses semblables, et l’individu, pour satisfaire son ambition, sa vanité, son orgueil, commet fréquemment des bassesses. Un être vraiment grand n’aime pas la gloire, n’est pas avide de gloire. Il y est appelé involontairement mais ne la recherche pas, et c’est en cela qu’il est vraiment grand, car il trouve sa satisfaction et sa récompense, non pas dans l’admiration qu’il provoque, mais dans la jouissance du travail utile accompli.

Les libertaires ne glorifient personne et, pour eux, la gloire ne peut être que le souvenir que laissent en leur esprit les gestes, les actes, les travaux des hommes qui se sont signalés par leur savoir, ou qui se sont sacrifiés pour le bonheur de l’humanité.


GLORIOLE n. f. (du latin gloriola, diminutif de gloria). La gloriole est une vanité, un orgueil excessif que l’on tire de petits faits et d’actions mesquines. La gloriole est une parodie de la gloire et une foule de gens qui ne peuvent aspirer à la gloire ne sont pas insensibles à la gloriole. De même qu’un être véritablement valeureux ne recherche pas la gloire, un homme réellement intelligent reste sourd à la gloriole. « La gloriole des arlequins politiques est grande, lorsqu’ils paradent dans les cérémonies publiques », dit d’Alembert. C’est que la gloriole des politiciens n’est pas toujours une simple vanité, mais le plus souvent un sentiment intéressé pour dominer ceux qu’ils ont besoin de tromper.

L’éducation du peuple est longue à faire et son ignorance le pousse à admirer aveuglément ce qui dépasse sa compréhension. Lorsque les hommes auront appris et qu’ils sauront juger ceux qui veulent les guider, toute gloriole sera vaine et les fantoches de la politique ne pourront plus se glorifier de petits faits insignifiants et ridicules qu’ils exploitent aujourd’hui pour tromper la foule des électeurs naïfs et confiants.


GLOSE n. f. (du grec glôssa, langue). Explication des mots obscurs d’un texte par d’autres mots plus compréhensibles. On donne aussi le nom de glose aux commentaires qui accompagnent certaines œuvres inintelligibles. C’est surtout dans le passé, lorsque les philosophes et les poètes n’écrivaient que pour une minorité de lettrés, que la glose était indispensable pour donner un peu plus de clarté à leurs œuvres. En ce qui concerne les écritures saintes de toutes les religions, les théologiens et les chefs de l’Église glosèrent — et glosent encore — à perte de vue, afin de donner une interprétation acceptable à toutes les contradiction et toutes les âneries qui fourmillent dans les œuvres religieuses ; mais on peut dire que le but poursuivi ne fut pas atteint ; car, le plus souvent, la glose était encore plus obscure que le texte original ; c’est du reste la raison pour laquelle toutes les religions sont obligées de s’appuyer, non sur la raison et sur la logique, mais sur la violence et l’autorité.

Au sens péjoratif, on se sert de ce mot comme synonyme de critique, de commérage, de médisance : Gloser sur ses voisins, sur ses camarades. Les gloses des concierges.


GNOSTICISME n. m. (de gnostique, du grec gnôstikos). Le gnosticisme est un système de philosophie religieuse professée par certains docteurs et théologiens au début de l’ère chrétienne. En opposition avec les autorités chrétiennes se fondèrent, pour diffuser les principes et les opinions des gnostiques, une trentaine d’écoles qui ne tardèrent pas à être fermées, sans pour cela arrêter la propagation du gnosticisme qui laissa des traces jusqu’à la fin du xiiie siècle.

Le gnosticisme est un amalgame ahurissant des religions perses, juives et chrétiennes. Il se divisa, du reste, en plusieurs sectes dont les unes furent nettement hostiles au christianisme, alors que les autres étaient particulièrement hostiles au judaïsme.

Le gnosticisme repose sur ce principe essentiel que le monde est sorti d’un Dieu indicible, c’est-à-dire qui ne peut s’exprimer par la parole ; qu’il était, à l’origine, composé de pur esprit et qu’ensuite seulement est venue la matière, principe et source du mal. Les gnostiques méprisaient, en conséquence, tout ce qui se rattachait à la chair et tout ce qui n’était pas la vie spécifiquement spirituelle.

En réalité, le gnosticisme trouve sa plus parfaite expression dans la doctrine de Mani qui fonda, au début du iiie siècle, la religion manichéenne. « L’idée dominante de la doctrine de Mani, nous dit Salomon Reinach, dans son Histoire générale des Religions, est l’opposition de la lumière et des ténèbres, qui sont le bien et le mal, Le monde visible résulte du mélange de ces éléments éternellement hostiles. Dans l’homme, l’âme est lumineuse, le corps obscur ; dans le feu, la flamme et la fumée représentent les deux principes ennemis. De là découle toute la morale manichéenne, qui a pour but l’affranchissement des parties lumineuses, celui des âmes qui souffrent dans la prison de la matière. Quand toute la lumière captive, quand toutes les âmes des justes seront remontées au soleil, la fin du monde arrivera à la suite d’une conflagration générale. Dans la pratique, les hommes se divisent en « parfaits ou élus » et en simples fidèles ou « auditeurs ». Les premiers forment une sorte de clergé, doivent s’abstenir du mariage, de la chair des animaux (sauf toutefois des poissons), du vin, de toute cupidité et de tout mensonge. Les fidèles sont soumis aux mêmes règles morales, mais ils peuvent se marier et travailler comme les autres hommes ; seulement ils ne doivent ni accumuler des biens, ni pécher contre la pureté. »

On comprendra, par ce qui précède, que le gnosticisme fut combattu par les puissants de l’Église chrétienne. On prétendit, pour persécuter les manichéens, qu’ils avaient des mœurs infâmes ; mais ce ne sont là que des calomnies. Ce qui a nui principalement au gnosticisme et ce qui fut sa faiblesse, ce fut sa diversité de sectes. On n’en compte pas moins de 70, et cela permit au christianisme d’en avoir facilement raison. Serait-ce suffisant pour démontrer, une fois de plus, que des forces éparpillées ne peuvent rien contre des forces unies ? Il faut, du reste, souligner que le gnosticisme a été un des facteurs indirects de l’unification de l’église chrétienne ; c’est pour combattre les diverses sectes qui évoluaient autour du christianisme, pour mettre un frein à la propagande décousue de certaines écoles, que les théologiens se mirent à élaborer un code intangible qu’il fallait respecter si l’on ne voulait pas être accusé d’hérésie. « C’est à Marcion, vers 150, que l’Église eut la première idée d’un canon, d’un recueil autorisé des écrits concernant la Nouvelle loi », dit encore S. Reinach. « C’est pour répondre aux gnostiques qu’elle fut amenée à formuler ses dogmes, sa profession de foi (dite à tort symbole des apôtres) et, sans doute, de publier l’édition définitive des quatre évangiles dont elle affirma l’inspiration. »

Nous voyons donc qu’à son origine même, l’Église chrétienne eut à lutter contre une foule de petites organisations qui gravitaient autour d’elle et qui, parfois, pénétraient en son sein. Nous avons dit plus haut que si les gnostiques furent vaincus, bien que dans la pratique le gnosticisme présentât un caractère plus humanitaire que le christianisme orthodoxe, cette défaite fut surtout due à la division des gnostiques en face de l’ordre et de la persévérance de leurs adversaires. Que les libertaires s’inspirent de ce passé et qu’ils se rendent compte des ravages que provoquent la désorganisation et le désordre ; qu’ils s’unissent pour être une force, et ils ne pourront pas alors être écrasés par les Églises modernes comme le furent les gnostiques dans le passé.


GOUPILLON n. m. (du vieux français goupil, renard, le goupillon étant fait, autrefois, d’une queue de renard ou, suivant d’autres, de guipon [Larousse])

Tige garnie de poils, ou baguette métallique, surmontée d’une boule creuse à petits trous, qui sert à l’Église pour faire des aspersions d’eau bénite.

Voici ce que dit Malvert, dans Science et Religion, du goupillon :

« Dans les anciens sacrifices païens, le prêtre, habillé de blanc, purifiait d’abord le temple et les fidèles en les aspergeant d’eau lustrale, remplacée depuis par l’eau bénite, avec un goupillon fait de crin (aspergilium). Le goupillon est resté tel qu’on le voit dans la main d’un prêtre païen, sur une peinture du temple d’Isis, à Pompéi (Musée Guimet, salle égyptienne). Les vases d’eau lustrale, placés à la porte des temples, dont les fidèles s’aspergeaient, sont remplacés par les bénitiers. Aux mystères de Mithra, la prêtresse trempait un rameau, emblème du phallus, dans du lait dont elle aspergeait les assistants par trois petits coups réitérés, pour simuler l’éjaculation séminale, symbole de la fécondité universelle. Les trois petits coups éjaculatoires ont été conservés. »

L’eau bénite dont, à l’aide du goupillon, on asperge les assistants, a la propriété de purifier, d’absoudre, d’apporter la bénédiction de Dieu sur l’aspergé. Or, c’est par ce geste que, toujours, le prêtre bénit les drapeaux et absout les porteurs de sabres des massacres qu’ils ont commis au nom de la Patrie ou de l’Ordre. C’est, accompagnés de la bénédiction, que les soldats s’en vont tuer et mourir, d’où ce proverbe éternellement vrai : L’Autorité est l’union du sabre et du goupillon. — A. Lapeyre.


GOUVERNEMENT n. m. Action de conduire, d’administrer, de diriger, de gouverner. Le gouvernement est l’organisme qui se trouve à la tête d’une nation, d’un État. Un gouvernement républicain ; un gouvernement impérial ; un gouvernement monarchiste. Il y a plusieurs formes de gouvernement dont les deux principales sont : le gouvernement absolu et le gouvernement représentatif. Dans le premier cas, le Pouvoir est exercé par un souverain, un monarque ou un chef, qui ne sont soumis à aucune règle, sauf celle du bon plaisir, et à aucun contrôle ; dans le second cas, le Pouvoir est confié par un Parlement à des délégués supposés représenter la majorité de la nation. Nous verrons, par la suite, qu’il n’y a, en réalité, que peu de différence entre ces deux formes de gouvernement.

De nos jours, il n’y a plus, à proprement parler, de gouvernements qui s’avouent absolus ; presque tous se réclament de la démocratie et prétendent être l’émanation de la volonté populaire. Ce qu’il y a de plus paradoxal, c’est que, généralement, les peuples ne s’aperçoivent pas que les gouvernements changent d’étiquette mais que la chose reste la même.

La première question qui se pose est de savoir si le gouvernement répond à un besoin social et s’il est possible de se passer de gouvernement. Nous ne tiendrons pas compte des arguments apportés en faveur du principe de gouvernement par les éléments de conservation sociale, puisque ces derniers se condamnent eux-mêmes en empruntant des drapeaux qui ne sont nullement le reflet de leurs opinions. Ce qui est intéressant à considérer, c’est la thèse soutenue par les hommes de progrès, d’avant-garde, qui, malgré les enseignements de l’Histoire, restent des chauds partisans du principe d’autorité et, par conséquent, en matière sociale, du principe de gouvernement.

Une des meilleures apologies que nous ayons lues en faveur du gouvernement, ou plutôt du principe gouvernemental, est celle que développe Lachâtre dans son Dictionnaire Universel, et dont nous reproduisons quelques passages afin de mieux combattre ensuite cette idée de gouvernement qui nous apparaît comme une erreur séculaire que l’on veut perpétuer. « Lorsque l’on prend la nature humaine non dans l’idée, mais dans le fait, dit Lachâtre, on est frappé du plus affligeant spectacle. L’homme, hélas ! qui devait faire les délices de la société, est devenu le scandale et l’effroi de son semblable. La passion triomphant des nœuds les plus doux, des amis, des frères, des époux, ne peuvent vivre ensemble sans trouble et sans discorde. Que dire des haines déclarées et de la guerre ouverte ? Les hommes, changés en bêtes féroces, se dévorent entre eux : l’homme est un loup pour l’homme. Insociables par leurs vices et exposés à tant d’attaques, les hommes ne vont-ils pas se fuir d’une fuite éternelle ? Mais l’instinct social parle plus haut que les périls : le besoin d’aimer et d’être aimé rapproche les cœurs, malgré tous les défauts. D’ailleurs, la terre a des bornes, il faut s’entendre pour la cultiver. De la diversité des aptitudes naît spontanément la division des travaux et, celle-ci établie, les individus ne peuvent se quitter sans périr. Dès lors, il ne s’agit plus de renoncer à l’état social, mais de l’affermir contre la corruption humaine : c’est l’objet des gouvernements. A l’idée de droit se lie naturellement celle d’inviolabilité. Le droit n’existe pas s’il est permis de l’outrager impunément ; il renferme la faculté de repousser les atteintes qu’on lui porte et c’est ce qui fonde l’emploi légitime de la force. Le droit de défense et de punition, comme tout autre droit, réside primitivement et ne peut résider que dans les individus ; mais ces individus sont des êtres sociables et, comme tels, ils sont tenus de l’exercer, autant que possible, en commun. »

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« Cependant, la défense commune n’est réellement assurée que quand tous se concertent d’avance pour constituer un centre de protection sociale, une force publique redoutable aux malfaiteurs, et, par la certitude d’une répression énergique, prévenir la plupart des attentats. Dès lors, à la société naturelle ou exclusivement fondée sur la raison et les affections, vient s’ajouter la société positive, appelée aussi société politique ou Etat. Selon l’idée la plus générale qu’on s’en puisse former, c’est l’organisation permanente et régulière de la force au service de la justice. »

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« Le gouvernement n’est, en réalité, que l’organisation sociale du droit de punir. Or surveiller, réprimer, punir, c’est faciliter l’action libre des bons citoyens ; ce n’est point se substituer à eux pour agir à leur place. » (Lachâtre).

Voilà donc la thèse que soutenait, il y a un peu plus de cinquante ans, un savant révolutionnaire, et que soutiennent encore tous les révolutionnaires, qui affirment que les hommes ont besoin d’être dirigés et gouvernés ! Car il faut avouer que la grande majorité des humains ne conçoit pas l’organisation d’une société sans autorité ni gouvernement, et c’est ce qui explique que l’on a fait du mot Anarchie le synonyme de désordre. Les Anarchistes sont, par conséquent, les seuls qui combattent l’idée de gouvernement, et ils s’appuient, pour cela, non seulement sur la logique et le raisonnement, mais aussi et surtout sur l’exemple et l’expérience du passé.

Deux formules sont surtout à souligner sur l’idée que se fait Lachâtre du gouvernement : 1° « C’est l’organisation permanente et régulière de la force au service de la justice. » Or la justice et la force sont deux principes qui ne peuvent se mêler, s’associer et qui, bien au contraire, se combattent. En aucun cas la justice ne peut reposer sur la force. La violence momentanée, provisoire, accidentelle, peut être un moyen pour lutter contre l’arbitraire et l’injustice, et c’est le cas pour ce que nous appelons la révolution ; mais sitôt que la force, la violence, sont érigées en principes, qu’elles se confondent pour former une organisation permanente, même au service de la plus noble des causes, elles deviennent un facteur de régression et de répression, au lieu d’être un facteur d’évolution et d’humanité.

L’erreur primaire de tous ceux qui croient en la faculté progressive et civilisatrice d’un gouvernement, est de s’imaginer que l’égalité et la justice peuvent s’exercer dans les cadres de la légalité. Par extension ils deviennent fatalement partisans de la loi, de ceux qui la font et de ceux qui sont chargés de la faire respecter. Or, il a été, à maintes reprises, démontré que la loi n’était nullement un facteur de progrès, mais qu’au contraire, elle sanctionnait ordinairement des mœurs passées et bien souvent tombées en désuétude. Ce n’est qu’en se dressant contre la loi, contre les gouvernements et contre l’ordre établi, que se poursuit l’évolution des sociétés. Si nos ancêtres ne s’étaient jamais dressés contre les gouvernements monarchiques, jamais la république n’aurait vu le jour et jamais nous n’aurions bénéficié des bienfaits indiscutables, bien qu’incomplets, que nous a légués la Révolution française.

Un gouvernement est, par essence, conservateur ; il ne peut pas ne pas l’être, et il coule de source qu’il ne peut pas être alors révolutionnaire. C’est un paradoxe d’être en même temps révolutionnaire et gouvernemental, car un gouvernement est toujours adversaire de la révolution ; s’il en était autrement, le gouvernement lutterait contre lui-même et signalerait ainsi son inutilité ; ce qui est ridicule.

« Le gouvernement, dit ensuite Lachâtre, n’est, en réalité, que l’organisation sociale du droit de punir. » C’est la plus belle formule qui, à notre esprit, démontre le rôle régressif que jouent tous les gouvernements, quels que soient leurs drapeaux. En effet, c’est bien là le rôle essentiel de tous les gouvernements. Mais ce qu’il faudrait démontrer, c’est que le droit de punir, dans les cadres de la loi, est conforme au droit d’égalité, de justice et d’humanité. Punir ? Mais punir qui ? Ceux qui se mettent en marge de la loi, ceux qui considèrent que tout n’est pas pour le mieux dans le meilleur des mondes, et qui se révoltent contre l’injustice qui règne en maîtresse sur toute la surface du globe. Nous avons dit et nous ne cesserons de répéter que la loi, dans une société reposant sur des principes de propriété, ne peut être que favorable à ceux qui possèdent et que la répression ne peut s’exercer que contre ceux qui ne possèdent pas. Il en résulte donc que le droit de punir, qui incombe au gouvernement, ne s’exerce, en fait, que contre ceux qui ne possèdent rien, et la formule de Lachâtre, pour être complète et raisonnable, devrait être : « Le gouvernement est l’organisation sociale du droit de punir ceux qui ne possèdent pas de richesses sociales. » Il suffit, du reste, d’ouvrir les yeux sur tout ce qui nous entoure pour se rendre compte qu’un gouvernement est toujours asservi à une classe et que cette classe est toujours la classe possédante. Et il ne peut pas en être autrement, puisque le gouvernement est une formation politique et que la politique n’est que l’organisation de l’économie sociale au profit de la richesse. Et c’est pourquoi nous paraît ridicule l’espérance que nourrissent certains révolutionnaires en un gouvernement prolétarien. En quelque nation que ce soit, une formation gouvernementale suppose un désaccord entre les divers éléments sociaux de la population. Nul n’ignore que le désaccord fondamental est de caractère économique, puisqu’il réside en l’inégalité économique des individus ; or il est matériellement impossible à un gouvernement de se situer en faveur des éléments les moins favorisés de la population ; même le voudrait-il, il ne le pourrait pas, et nous en avons eu la preuve en ce qui concerne le gouvernement bolcheviste. Du fait même que la société est divisée en classes, le gouvernement est contraint de défendre la classe privilégiée ou de céder sa place à un autre. Et c’est là toute l’erreur du bolchevisme comme doctrine révolutionnaire. Oh ! nous ne contestons pas aux bolchevistes qui résident hors la Russie une certaine activité révolutionnaire ; mais ce que nous contestons, c’est la valeur révolutionnaire du gouvernement bolcheviste russe, qui ressemble, à s’y méprendre, à tous les autres gouvernements. Un gouvernement prolétarien n’est d’aucune utilité au prolétariat, et nous nous en rendons compte lorsque nous lisons, dans La Vie Ouvrière du 7 mars 1924, qui est pourtant un organe communiste, l’entrefilet suivant : « Au cours des derniers temps, plus de 600 ouvriers à domicile ont participé aux grèves dans l’industrie des cuirs et peaux. Toutes ces grèves se terminèrent par la victoire complète des ouvriers à domicile et la conclusion de contrats collectifs. » Il faut en conclure que, dans ce pays à gouvernement prolétarien, le gouvernement fut incapable de faire respecter ou d’imposer les revendications prolétariennes, puisque les travailleurs furent obligés d’user de la vieille arme classique : la grève, pour obtenir satisfaction. Ce n’est donc pas sans raison que Chazoff dit, dans son Mensonge bolcheviste : « Pour nous, un gouvernement est un gouvernement, qu’il soit rouge ou qu’il soit blanc. Partout où la bourgeoisie exerce encore son influence, le gouvernement la soutient, — en Russie comme ailleurs, — et toutes les institutions sont mises à son service pour la défendre. Et c’est ce qui explique la répression dont sont victimes des centaines de révolutionnaires qui gémissent dans les bagnes et les prisons bolchevistes. »

Incontestablement, quelles que soient les aspirations et les idées sociales ou philosophiques des hommes qui le dirigent, un gouvernement est réactionnaire et conservateur. S’il nous en fallait une dernière preuve, nous n’aurions qu’à prendre le gouvernement démocratique français, issu des élections législatives du 11 mai 1924. Le peuple français, confiant en sa souveraineté, envoya au Parlement des hommes de gauche, espérant mettre un frein à la politique belliqueuse d’un gouvernement nationaliste. M. Poincaré lâcha le Pouvoir et le remit entre les mains de M. Herriot ; mais rien ne changea, les forces obscures de la finance et de la grosse industrie étant plus puissantes que les forces politiques d’un gouvernement. Le Bloc des Gauches, constitué pour appliquer un programme démocratique, s’écroula piteusement, et les électeurs n’eurent, pour se consoler, que le souvenir des belles promesses qui leur furent faites.

« C’est entendu, diront certains adversaires de l’anarchisme ; tout gouvernement est imparfait et ne répond pas à nos désirs ; mais par quoi le remplacer et que feriez-vous, si vous assumiez la responsabilité de diriger l’État ? » C’est mal poser la question. Il est évident que si, dans l’ordre social actuel, il nous prenait la fantaisie de diriger les affaires publiques, nous ne ferions pas mieux que les autres. C’est la raison pour laquelle les anarchistes sont révolutionnaires. Ils savent fort bien que, tant que subsistera le capitalisme, que tant que le monde sera divisé en classes, l’existence d’un gouvernement se légitimera. Une société sans gouvernement suppose tout d’abord la suppression de l’exploitation de l’homme par l’homme et l’égalité économique de tous les êtres. Tant que ceci ne sera pas acquis, le gouvernement subsistera. « Vous ne réaliserez jamais votre programme », nous objectera-t-on. Ce ne sont pas les anarchistes seuls qui le réaliseront, mais le peuple, car chaque jour qui passe discrédite un peu plus les diverses formes de gouvernement qui se sont manifestées incapables de réaliser l’union entre les hommes. Le Capital s’écroulera, il a atteint son point culminant et, maintenant, sa chute sera rapide. Et lorsqu’aura disparu la propriété, qui est la source principale des divisions humaines, les gouvernements s’éteindront et disparaîtront d’eux-mêmes pour faire place à l’harmonie et au bonheur universels.


GOUVERNANT n. m. Qui gouverne. Ce mot ne s’emploie qu’au pluriel, lorsqu’il sert à désigner ceux qui gouvernent un État. Pris dans ce sens, il devient synonyme de ministres. Les gouvernants de France se réclament tous de l’esprit républicain. Nous avons dit, au mot Gouvernement, qu’un gouvernement ne peut être que d’essence bourgeoise et qu’il ne pouvait défendre que les intérêts des classes privilégiées. Il ne nous paraît donc pas utile d’insister sur ce fait que la plupart des gouvernants sont d’origine bourgeoise et qu’ils font dans l’État la politique de leur classe. Du reste, les gouvernants, tout comme les députés et autres politiciens, ne sont que des mannequins entre les mains de la ploutocratie de leur pays qui, elle, dirige dans les coulisses les affaires économiques et politiques de la nation. Il est un fait cependant à souligner : c’est qu’à de rares exceptions, les gouvernants sont choisis parmi les plus corrompus et les moins sincères de tous les politiciens. Cela se comprendra du reste assez facilement lorsque l’on saura que les places de ministres sont relativement rares, et qu’il faut savoir intriguer pour obtenir un portefeuille. Ne nous étonnons donc pas de la basse moralité des gouvernants. Pour être à la tête de la nation, récolter tous les avantages avoués, et surtout inavoués, d’une telle position, il est indispensable de se dresser contre tous les aspirants avides de pouvoir, et c’est au plus malin et au moins scrupuleux, à celui qui n’hésite devant aucun moyen, même le plus abject, que revient alors l’honneur de gouverner les hommes.

Le peuple n’a donc rien à attendre de ses gouvernants, que du mal. Guidés par l’ambition et l’intérêt, une fois en possession du Pouvoir, les gouvernants n’ont qu’une crainte : c’est de le perdre ; et, pour le conserver, aucune action ne leur semble blâmable, et cela explique toute l’ignominie des luttes politiques, où les besoins et les intérêts du peuple n’entrent même pas en ligne.

Les hommes ne seront heureux que lorsqu’ils sauront se passer de gouvernants. En réalité, la plus grosse part de responsabilité dans la corruption politique qui nous étouffe, incombe au peuple qui permet à ses gouvernants de se jouer de sa misère. Le travailleur perpétue, par sa propre faute, un état social condamné depuis longtemps par tous ceux qui pensent sainement et ont compris l’incohérence du régime capitaliste. Prétendre que les gouvernants sont indispensables pour maintenir l’ordre dans une société, est une aberration, un préjugé entretenu savamment dans l’esprit populaire, pour maintenir le peuple dans l’esclavage. Les gouvernants sont des fauteurs de désordre et il n’y a pas de précédent de gouvernants ayant agi avec probité et loyauté pour le bien du peuple. Le peuple est assez vieux, il doit savoir se passer de gouvernants et diriger lui-même ses propres affaires. Elles ne sont du reste pas si difficiles à gérer, et point ne lui est besoin de maîtres pour qu’il sache qu’il lui faut, pour vivre, du travail et du pain. Les gouvernants sont une entrave à la libération de l’homme et, à ce titre, il est indispensable de les combattre, jusqu’au jour où ils seront engloutis sous les décombres des gouvernements.


GRADATION n. f. On appelle gradation l’augmentation par degrés, l’accroissement progressif d’une chose. La gradation de la lumière, de la chaleur, etc., etc. En toute chose il faut une mesure, et ce n’est que par gradation que l’enfant devient homme et qu’il acquiert les connaissances de la vie. En musique, on appelle gradation la progression insensible d’un ton à un autre ton, et, en rhétorique, on donne ce nom à une figure présentant un assemblage de mots ou de pensées suivant une progression ascendante ou descendante. Boiste, le célèbre savant du xixe siècle, nous offre un bel exemple de gradation littéraire. « Les besoins, les désirs, les passions assiègent le cœur de l’homme. Vous ignorez mes peines, mes chagrins, ma misère. L’humeur mène à l’impatience, l’impatience à la colère, la colère à l’emportement, l’emportement à la violence et la violence au crime ; et, par cette gradation, on va d’un fauteuil à l’échafaud. »


GRADE n. m. (du latin gradus, degré). Dignité ; chacun des échelons d’une hiérarchie. Obtenir des grades universitaires. C’est surtout à l’armée que le grade signale le chef à ses inférieurs. Dans la carrière militaire on distingue deux sortes de grades : les grades inférieurs et les grades supérieurs. En France, seuls les hommes titulaires de grades supérieurs ont le titre d’officier, et l’appellation de leur grade doit être précédée du terme : mon. On dit : mon colonel, mon commandant, mon général ; mais on dit : sergent, caporal, ces derniers n’étant titulaires que de grades inférieurs. Par contre, on dit : Monsieur le maréchal, monsieur le médecin-major, etc., etc. Est-il besoin de dire que le grade — et à l’armée plus qu’ailleurs — confère à celui qui en est pourvu une autorité arbitraire sur ses semblables ? Si l’on peut admettre que les grades universitaires supposent de ceux qui les détiennent des connaissances supérieures et que, de ce fait, ils peuvent exercer une certaine autorité morale sur ceux qui les entourent, il n’en est pas de même en ce qui concerne les grades militaires, et surtout pour ce qui est des grades inférieurs. Cependant, à l’armée, le gradé est un petit roi dont les ordres ne doivent pas être discutés et sont exécutés sans la moindre protestation ou la moindre critique. Que de malheureux ont payé de leur liberté et, parfois, de leur vie, leur geste de révolte contre la bêtise et la méchanceté des gradés ! Nous avons dit, par ailleurs, ce que nous pensons de l’armée ; nous avons souligné tout ce qu’avait de ridicule cette discipline devant laquelle devait se courber, sans broncher, des milliers et des milliers d’êtres humains ; le respect du galon, du grade, est le fondement de toute discipline. Qu’importe, si celui qui possède un grade est un dégénéré ou un ignorant, le grade lui confère l’intelligence, la clairvoyance, et sa supériorité devient incontestable. C’est ainsi qu’est constituée notre belle société qui se prétend démocratique.

Combien de temps devrons-nous lutter encore pour détruire, dans l’esprit du peuple, le respect des titres, des galons et des grades. Ce n’est, en vérité, que lorsque les hommes se seront libérés de toute admiration pour les héros d’opéra-comique, portant sur leurs manches ou sur leur poitrine leurs distinctions honorifiques, qu’une égalité saine et bienfaisante pourra régénérer l’humanité.


GRAMMAIRE n. f. d’un mot grec qui signifiait : peinture, trait, ligne, lettre. Littéralement, la grammaire est l’art de tracer des signes qui fixent la pensée. C’est l’écriture. Elle est le langage écrit et elle est née, non seulement bien après le langage parlé, mais aussi bien après la poésie et l’éloquence, qui ont été les premières formes de l’art de parler. Elle n’en a pas moins été produite, comme l’a dit Voltaire, par « l’instinct commun à tous les hommes », instinct « qui a fait les premières grammaires sans qu’on s’en aperçût ».

Les premières écritures, ou grammaires, furent symboliques, créées par des civilisations qui se bornèrent à l’idéographie, reproduisant l’image des choses. Ainsi se forma l’écriture hiéroglyphique ou picturale des Égyptiens, des Mexicains, des Chinois, insuffisante pour suivre la pensée et la langue dans leurs modifications et produisant, a dit Ph. Chasles, « une matérialisation intellectuelle qui pèse toujours sur ces peuples ». Le même auteur ajoute : « Jamais nation n’est parvenue à un développement social grandiose et vrai sans décomposer les sons qui forment les mots, sans transformer ces mêmes sons en caractère, sans recomposer la parole qui vole et fuit, sans l’immobiliser à jamais sur une substance solide au moyen de lettres juxtaposées : immense et incroyable travail. » Le moyen de ces opérations fut l’alphabet, dont Ph. Chasles dit avec enthousiasme : « Il n’y a qu’une création dont l’esprit humain doive être fier : l’alphabet. » Et il l’appelle : « père des sociétés, seul moteur de tout perfectionnement. »

On a cru pouvoir fixer l’époque de la plus ancienne écriture ; des découvertes nouvelles l’ont toujours reculée. Les hommes écrivirent sur du fer, du marbre, de l’airain, du bois, de l’argile. Dans l’Inde, en Scandinavie et ailleurs, des rochers sont couverts d’inscriptions. On employa ensuite des peaux tannées, puis des plaques de bois recouvertes d’une couche de cire, des tablettes d’ivoire sur lesquelles on écrivait avec un crayon de plomb, des feuilles de plomb où l’écriture se marquait avec un poinçon de métal. Vinrent ensuite l’usage du parchemin et celui du papyrus, devenu le papier. L’invention de l’alphabet est généralement attribuée aux Phéniciens. L’Anglais Isaac Taylor composa, en 1883, un ouvrage pour démontrer que toutes les écritures alphabétiques sont dérivées de Phénicie. Mais Taylor était insuffisamment informé. L’écriture alphabétique ne fut pas la création spontanée d’un peuple ; elle se forma lentement, chez plusieurs, en suivant le développement de leur civilisation. Depuis Taylor, on a découvert des inscriptions alphabétiques plus anciennes que l’écriture phénicienne et indépendantes d’elle. Les pays du bassin méditerranéen en possèdent des traces préhistoriques.

L’écriture n’arriva à donner toute sa contribution au développement social que lorsque l’imprimerie permit de la répandre à l’infini. L’imprimerie, dont la découverte est attribuée à l’époque de Gutenberg, était connue des Romains qui employaient des caractères mobiles bravés pour apprendre à lire aux enfants. Ce qui manquait pour la répandre, c’était le papier à bon marché, qu’on inventa au xve siècle.

« L’imprimerie, c’est la mémoire du genre humain fixée. » (Ph. Chasles). Mais, pour fixer exactement cette mémoire dans la forme imprimée, il faut d’abord l’étudier et la fixer dans les formes de la pensée. C’est par ce travail que la grammaire étendit son premier domaine, celui de l’écriture, à l’observation de la pensée pour être d’abord l’art de la bien exprimer, dont Platon a parlé, puis l’ « ars legendi et scribendi » de Diodore de Sicile, c’est-à-dire l’art de lire et d’écrire, qu’on appela Grammatistica après qu’Aristote et Théodecte en eurent donné les premiers principes.

Dépassant la grammatistica, — science grammaticale, — la grammaire devint l’art du langage dans un sens de plus en plus étendu. Parmi les sept arts libéraux des anciens, elle engloba tout ce qui était littérature. Par la suite, en se développant encore, l’étude du langage se divisa en plusieurs branches spéciales. La grammaire proprement dite revint à son premier emploi : l’art de parler et d’écrire selon des règles. C’est celui qu’elle a encore aujourd’hui.

Dans l’antiquité, au Moyen-Âge et jusqu’au xvie siècle, on appela grammairiens tous ceux qui s’occupaient de belles-lettres et étaient savants dans tous leurs genres, sans même s’intéresser spécialement à la grammaire. On donnait cette qualité comme un titre d’honneur à tous ceux qui se distinguaient dans les travaux de l’esprit. En 1580, elle fut décernée au jurisconsulte italien Thomas d’Aversa, bien qu’il n’écrivit jamais que sur le droit. Cela n’empêchait pas de railler les grammairiens étroitement préoccupés des règles, d’autant plus tyranniques qu’elles étaient plus fausses. L’écrivain satirique Pontano faisait dire à Virgile qu’il montrait fuyant devant ces pontifes : « O grammairiens, que vos lettres humaines sont inhumaines ! » Trop souvent les grammairiens, tout en rendant au langage des services incontestables, se sont montrés ridicules par des exigences arbitraires et ont justifié la méfiance et la raillerie. Un auteur écrivait en 1530 :

Qui se fie en sa grammaire
S’abuse manifestement.
Combien que grammaire profère
Et que lettre soit la grand’mère
Des sciences…

Il est peu de grammairiens qui n’aient pas justifié cette méfiance et il faut arriver à Littré pour en rencontrer un d’un esprit parfaitement objectif, ayant su dégager les richesses véritables de la langue française et montrer leur emploi judicieux.

Trop souvent, en grammaire, le mauvais usage l’a emporté sur des vieux principes qui s’accordaient avec la raison. Trop souvent aussi, le pédantisme a fait sacrifier le bon sens de l’usage général et condamner la simplicité, la clarté, la grâce naturelle à des excentricités, des formes artificielles et des modes éphémères. Le xvie siècle, qui fut l’époque des études les plus sérieuses sur la langue française, avant celles du xixe siècle, et le temps du plus magnifique épanouissement de cette langue dans les œuvres des Rabelais, Ronsard, Amyot, Montaigne, vit aussi les pires horreurs du langage et n’a été en cela dépassé que par notre époque d’aprèsguerre. (Voir Études sur le xvie siècle en France, par Ph. Chasles, et voir notre article Langage). Il y a, entre l’observation rigide des principes et la liberté sans frein, un juste milieu qu’il est nécessaire d’observer pour ne pas conduire les principes à une momification et la liberté à une licence aussi funestes l’une que l’autre. En grammaire, comme en toutes choses, ce juste milieu a été trop souvent inobservé. Trop souvent les grammairiens, comme les écrivains de tous genres, ont oublié que les seules mais véritables fautes, dans l’emploi d’une langue, sont les locutions qui l’obscurcissent, la rendent équivoque, incompréhensible, ne lui font pas dire nettement et clairement ce qu’elle a à dire, même lorsqu’elle exprime les nuances les plus subtiles des sentiments.

Rivarol, occupé à écrire une grammaire, disait : « Je ressemble à un amant obligé de disséquer sa maîtresse. » Mais, en même temps, il apprenait à rendre cette maîtresse plus belle. R. de Gourmont a dit de lui : « Il ne faut pas oublier que, comme presque tous les écrivains exacts, Rivarol était grammairien ; il n’aimait les idées nues que pour avoir le plaisir de les couvrir de vêtements beaux, élégants et inattendus. » A. France n’a formulé qu’une boutade lorsqu’il a écrit : « Je tiens pour un malheur public qu’il y ait des grammaires françaises. Apprendre dans un livre aux écoliers leur langue natale est quelque chose de monstrueux, quand on y pense. Étudier comme une langue morte la langue vivante : quel contresens ! Notre langue, c’est notre mère et notre nourrice, il faut boire à même. » A. France est un des plus purs écrivains de langue française ; il n’a pu le devenir que par l’observation des règles communes à tous ceux qui parlent cette langue, mais s’il a pu observer ces règles dans la langue même, en dehors de l’œuvre des grammairiens, tous ne peuvent s’en passer, même pour ne connaître que très incorrectement le français. Car la langue, la mère, la nourrice, ce n’est pas, pour la plupart des Français, surtout ceux de la campagne, le langage d’A. France ; c’est le patois local qui est, suivant les régions, plus étranger au français qu’à l’espagnol, à l’italien, à l’allemand. S’il n’y avait pas eu des grammairiens pour réunir un vocabulaire commun, dégager les règles communes du langage dispersées dans les diverses régions qui ont formé l’unité française, comment se serait faite cette langue si variée, si riche d’expression, si harmonieuse et si plastiquement belle, dans laquelle pensent, parlent et écrivent quarante millions de Français ?

Voltaire a raillé fort justement les « enfileurs de mots » qui prétendent faire, défaire et refaire la langue ; mais il a reconnu dans la grammaire « la base de toutes les connaissances », et dans le grammairien, tel qu’on l’entendait dans l’antiquité, « l’homme de lettres » proprement dit qui les possédait toutes. A. Karr a pu dire aussi : « Les grammairiens, en général, manquent d’esprit et, la plupart du temps, sont des écrivains fruits secs qui sont restés à la grammaire faute de pouvoir s’élever plus haut. » Mais il n’y a pas de grand orateur ou de grand écrivain qui n’ait été grammairien, c’est-à-dire qui n’ait sérieusement étudié sa langue, avant de parler ou d’écrire. Épicure fut grammairien avant d’être philosophe. Les grands orateurs et écrivains ont été ces « grammairiens de génie à qui les hommes d’une race doivent d’avoir gardé un peu le sens de la beauté de leur langue. » (R. de Gourmont)

La grammaire n’est dédaignée qu’aux temps de décadence du langage. Grégoire le Grand se faisait gloire de manquer à ses règles. Il n’était pas le seul à son époque, aussi la langue littéraire était-elle devenue un véritable jargon. Il en est de même aujourd’hui. Le titre de « grammairien » est presque péjoratif, surtout auprès de ceux qui auraient le plus besoin de connaître la grammaire. Les grammairiens sont considérés comme des Brid’oisons desséchés dans la conservation des formes désuètes du langage. Ceux qui s’occupent de la langue ont pris, en renouvelant leur science, les noms plus distingués de philologues, linguistes, paléographes, lexicologues, etc. Ces titres ronflants offrent-ils plus de garantie de bon savoir que celle de grammairien ? Qu’on en juge par ces deux traductions d’un même texte assyrien données par deux assyriologues différents. La première dit : « O Eulil, qui, comme le fleuve du pays, te dresses puissamment ; ô héros, tu leur parles ; ils ont le repos. » Et la seconde : « Eulil, comme constructeur d’un canal de montagne, mettant des pierres dans le courant, les a placées au fond. » Les textes assyriens sont-ils changeants comme ce nuage d’Hamlet qui avait successivement les formes d’un chameau, d’une belette et d’une baleine ?…

La littérature ne fait plus partie de la grammaire. Elle tend même à l’ignorer complètement, aussi devient-elle la plus bizarre des choses, le langage littéraire consistant surtout dans un galimatias composé de toutes les langues et auquel personne ne comprend rien. Mais c’est, paraît-il, l’expression de cette « clarté » qui, dans les temps « réalisateurs » d’après-guerre, oppose l’intelligence à la sensibilité. Et la littérature française est aujourd’hui aussi « claire » que la comptabilité d’un profiteur de la guerre.

L’art de lire et d’écrire se développa avec la formation de ses règles et leur observation, avec la recherche des origines des langues, avec l’explication des différents auteurs. Il constitua l’étude du langage qui, dit M. Mondry-Baudouin, a un double but : « 1o . Découvrir les lois des faits qui constituent le langage ; 2o . parler, écrire, comprendre les textes écrits dans les différents idiomes. » (Grande Encyclopédie).

La première forme de la grammaire, l’écriture, avait laissé des monuments des anciennes langues disparues. La nécessité de comprendre ces monuments fit naître de nouvelles formes chez les Indiens, pour l’interprétation des Védas, chez les Grecs, pour l’explication des poèmes homérides. Successivement, cette science passa des Indiens chez les Chinois, des Grecs chez les Romains, les Syriens, les Persans, les Arabes. Chez les Grecs, après Platon, Aristote et Théodecte, Épicure, Chrysippe et les stoïciens ajoutèrent à la grammaire. Elle atteignit sa perfection avec les philosophes d’Alexandrie : Aristophane de Byzance, Aristarque, Denys de Thrace, Apollonius Dyscole, Hérodien, « réputés pour bien entendre la grammaire », dit Moreri, et dont les ouvrages sont demeurés les meilleurs éléments de l’enseignement du grec.

Chez les Latins, l’enseignement de la grammaire fut introduit à Rome par Cratès Mallote. Ils eurent de nombreux grammairiens, entre autres Donat, le maître de saint Jérôme (ive siècle), et Priscien, professeur à Constantinople (vie siècle). Tous les grammairiens du Moyen-Âge ont puisé chez eux. Un abrégé de l’Ars minor, de Donat, a été en usage jusqu’au xvie siècle pour l’enseignement du latin.

L’esprit scolastique du Moyen-Âge s’occupa de l’étude théorique de la grammaire et des ouvrages qui faisaient autorité plus que de l’art de parler et d’écrire. La Renaissance, en étendant le champ des études antiques, rechercha au contraire cet art dans les usages des écrivains anciens et d’après leurs œuvres. Lorenzo Valla renouvela ces études suivant la formule de Denys de Thrace : « La grammaire est la connaissance expérimentale de ce qui se rencontre le plus communément chez les poètes et chez les prosateurs. » Il appliqua ce principe au latin. Ses traditions, continuées au xve sièclee et au xvie siècle, furent utilisées par Lancelot dans sa Grammaire latine de Port-Royal (1644). Les mêmes traditions furent établies pour le grec par les grammairiens humanistes : Chrysoloras, Théodore Gazis, puis Lascaris, continués par le flamand Clénard, le toscan Canini et les savants du xvie siècle. De tous ces travaux, Lancelot s’inspira pour faire sa Grammaire grecque de Port-Royal (1655).

Par la suite, les études grecques et latines devenant plus complètes, les travaux des grammairiens devinrent plus scientifiques. Ils s’étendirent à la connaissance d’autres langues anciennes, comme le sanscrit, et des langues modernes étrangères.

Ce n’est qu’au xvie siècle qu’on se mit à étudier la langue française. Elle n’avait pas eu de grammairiens au Moyen-Âge ; elle avait été une luxuriante végétation qui s’était développée en toute liberté, puisant sa sève dans de nombreuses traditions, mais surtout dans la terre, le climat et l’instinct populaire. On se mit à l’étudier d’abord, à la réformer ensuite, pour extraire du parler populaire le langage académique. La forêt inculte et échevelée devint un jardin à la française. (Voir Langue). L’étude, commencée par l’Anglais Palsgrave, en 1530, et le Français Giles de Wez, son contemporain, fut continuée par Jacques Dubois dit Sylvius, Meigret qui voulait « renverser toute l’ancienne orthographe et rétablir entre la parole écrite et le langage parlé une complète harmonie » (Ph. Chasles), Ramus, Robert et Henri Estienne, du Bellay, Ronsard qui donna « à la fois une syntaxe et un vocabulaire poétique » (id.), et tous les grands écrivains de la Renaissance qui enrichirent la langue et la grammaire. La réforme qui suivit trouva sa formule classique dans Vaugelas, dont les Remarques sur la langue française parurent en 1647. Elle fut basée sur le « bon usage », c’est-à-dire non sur l’usage fait jusque-là par les écrivains français qui avaient plus ou moins écrit ou modifié la langue populaire, mais sur celui des écrivains de cour. Le travail de Vaugelas fut adopté par ces écrivains réunis dans l’Académie Française qui publia, en 1604, la première édition de son Dictionnaire. Vaugelas était un médiocre grammairien ; il négligea les origines et le développement naturel et historique de la langue pour établir des règles trop souvent arbitraires. Les académiciens étaient encore au-dessous de lui sur ce sujet. Ménage essaya bien de donner à la grammaire des bases plus scientifiques, mais il avait plus de bonne volonté que de savoir et il échoua.

L’Académie fit de la grammaire, suivant la définition de son Dictionnaire : « l’art qui enseigne à parler et à écrire correctement », c’est-à-dire en respectant le bon usage et d’une manière exempte de fautes contre les règles et le goût fixés par elle. Par la suite, la grammaire fut complétée suivant les mêmes directives par d’Olivet, Dumarsais, de Wailly, Domergue et d’autres au xviiie siècle. Girault-Duvivier, au commencement du xixe siècle, fit la Grammaire des grammaires qui les réunissait toutes. L’Académie Française, malgré ses fonctions qui devraient être celles de conservatrice de la langue, fut rarement soucieuse de la grammaire. Le monde et la politique l’intéressent plus que les belleslettres. Elle a toujours eu le dédain des grammairiens, espèce d’hommes peu bruyants et insuffisamment décoratifs qui ne se trouvent pas parmi les maréchaux, les ducs et les prélats dont elle fait sa parure. Aussi s’attira-t-elle d’assez dures semonces, entre autres celle-ci, de Bescherelle, lui reprochant de ne voir dans les grammairiens que ceux qui enseignent la grammaire et d’ignorer leurs travaux : « Nous engageons l’Académie à être un peu moins irrévérencieuse envers une classe de savants qui ont rendu de si grands services à la philosophie du langage, et qui, certes, seraient beaucoup mieux placés à l’Académie que certains grands personnages que leur inutilité complète peut seule faire remarquer, et Dieu fasse grâce à tous ceux qui sont dans ce cas. »

Durant le xixe siècle, des travaux plus complets et plus sérieux furent faits par les savants qui s’occupèrent de la grammaire dans ses différents genres, savoir : la grammaire proprement dite, la grammaire générale, la grammaire comparée et la grammaire historique.

Grammaire proprement dite. — D’une façon générale, on appelle grammaire un livre qui formule les règles d’un art ou d’une science. Au point de vue du langage, la grammaire proprement dite ou grammaire particulière, est celle qui expose les règles d’une langue. Elle comprend trois parties : la phonétique, qui traite des sons et des articulations de la langue et donne les lois de leurs combinaisons ; la morphologie, qui est l’étude biologique de la langue dans la forme des mots (étymologie), et leurs transformations (morphologie proprement dite) ; la syntaxe, qui est la construction et l’arrangement des mots pour l’expression de la pensée. La syntaxe est la partie principale de la grammaire, celle qui est à sa base et d’où sont sortis tous ses développements. Elle est, dans la grammaire, la véritable grammaire ; elle présente les règles du langage dans leur ordre à la fois logique et pratique et les accords des différents genres de mots. C’est elle qui :

« ….. du verbe et du nominatif,
Comme de l’adjectif avec le substantif
Nous enseigne les lois….. »

Molière.

La syntaxe s’inspire de l’orthologie, qui est la manière de bien parler, et de l’orthographe, qui est la manière de bien écrire ; elle est un de leurs éléments par l’examen des mots réunis, comme la lexicologie par l’explication des mots séparés.

Alors que la syntaxe et l’étymologie ont été les premières recherches de la grammaire, la phonétique et la morphologie n’y ont été introduites que bien après. Elles ont créé ses formes nouvelles et ont pris une qui ne remonte généralement pas plus loin que le xixe siècle.

Grammaire générale. — Est celle qui s’occupe des règles communes à toutes les langues, qui les recherche dans leur essence première, dans leur structure intérieure, pour déterminer leur rapport avec les opérations de l’esprit. Cette grammaire est appelée aussi philosophique. La première fut celle de Port-Royal (1660). Elle s’efforça d’établir que les diverses langues sont sorties d’un type unique, mais elle s’inspira plus des principes d’Aristote que de l’observation scientifique. Dans la même voie continuèrent, au xviiie siècle, Dumarsais, Beauzée, Condillac, Destutt de Tracy, et d’autres. Leur système empirique perdit de plus en plus de sa valeur devant les découvertes des langues primitives et orientales, particulièrement du sanscrit, qui firent naître la grammaire comparée.

Grammaire comparée. — Son point de départ fut la connaissance du sanscrit, à la fin du xviiie siècle. Elle recherche les affinités des langues entre elles, leurs ressemblances et leurs différences pour les classer en groupes ou familles, en trouver les types primordiaux et suivre l’évolution de chacune. Ce sont ces études qui ont formé la linguistique proprement dite, étude scientifique des langues, principalement par la méthode comparative qui permet de découvrir le fonds commun d’où elles sont sorties et les transformations particulières qu’elles ont subies. (Voir Langue). La grammaire comparée a apporté à la grammaire proprement dite une contribution importante par le développement qu’elle a donné à la phonétique et à l’étymologie.

Franz Bopp fut le premier qui écrivit une Grammaire comparée du sanscrit, du zend, du grec, du latin, du lithuanien, du gothique et de l’allemand, parue de 1833 à 1852 et traduite en français par Michel Bréal en 1865. Elle étudia la commune origine des langues indo-européennes. Les travaux de Bopp ont été successivement complétés par Schleicher, Brugmann et Delbrüc. D’autre part, les langues romanes furent spécialement étudiées par Frédéric Diez, puis par Meyer-Lübke. On est beaucoup moins avancé dans les recherches sur les autres familles de langues, celles des groupes ouralo-altaïque et chamito-sémitique. On l’est encore bien moins dans celles relatives aux langues des peuples primitifs.

Grammaire historique. — A été la forme primitive de la grammaire comparée appliquée à une seule langue. Elle en est aujourd’hui une des parties en ce qu’elle étudie les différents moments des langues et leur enchaînement pendant toute leur durée. Elle se sert de la diplomatique, science assez restreinte qui examine les documents officiels de tous les temps pour authentifier les indications qu’ils fournissent, et de la paléographie, science plus récente et plus étendue, qui procède à la recherche des anciennes écritures et à l’art de les déchiffrer. C’est la paléographie qui donne l’histoire de l’écriture et de ses transformations vers des formes devenues tellement personnelles que la graphologie prétend révéler le caractère des individus par leur écriture.

La grammaire se complète de la lexicologie qui s’occupe des formes des mots, de leur nomenclature selon ces formes et de leur définition dans des ouvrages appelés vocabulaires, glossaires, lexiques ou dictionnaires. La lexicographie est la science de la composition de ces ouvrages.

On donne le nom de vocabulaire à des listes de mots accompagnés d’explications succinctes et qui sont particuliers à une profession, un art ou un auteur.

Le glossaire énumère et explique les mots anciens ou peu connus d’une langue. Le Glossaire de Reichenau (viiie siècle) a facilité l’étude des langues romanes.

Le lexique est un dictionnaire abrégé ou spécial aux formes rares ou difficiles d’une langue. Il est aussi un vocabulaire réservé aux locutions propres à un auteur.

Des vocabulaires, glossaires, lexiques ou dictionnaires furent écrits dès l’antiquité. Trois siècles avant J.-C., Callimaque composait son Musée. On a encore le lexique latin de Verrius Flacus (Ier siècle) d’après l’abrégé de Festus, le lexique grec d’Harpocration Valérius (iie siècle), l’Onomasticon de Julius Pollux (même époque), et d’autres. Au xie siècle, Suidas fit son Lexicon et Papias son Vocabularium. La Renaissance vit plusieurs auteurs de lexiques, latins pour la plupart. Les Estienne, au xvie siècle, commencèrent les travaux de lexicographie les plus sérieux sur les langues grecque et latine. Leur Thesaurus grœcœ linguœ est devenu le lexique grec le plus complet avec les additions qu’Ambroise Didot lui apporta au xixe siècle. Au xviiie, Forcellini composa un lexique latin très complet aussi, et Du Cange publia, en 1678, un ouvrage de la plus grande valeur sur le latin du moyen-âge.

Ce n’est qu’en 1638 qu’on entreprit de faire un dictionnaire de la langue française. Ce fut l’Académie Française qui se mit à cette œuvre sous la direction de Vaugelas. Depuis la première édition (1694), l’Académie n’a pas cessé de s’en occuper ; plusieurs éditions ont suivi. Malgré le temps qu’elle y emploie, le nombre et l’illustration de ceux qui y travaillent, son œuvre est médiocre ; elle est loin d’avoir, auprès des lettrés, l’autorité qui devrait être la sienne. Le Dictionnaire de l’Académie Française est fait avec si peu de sérieux, sans doute par des gens qui ont le sentiment de la vanité de leur travail, que ses définitions sont, dans la plupart des cas, incomplètes et insuffisantes, quand elles ne sont pas inexactes et contradictoires. C’est ainsi qu’en 1878, année de la 7e édition de ce dictionnaire, ses auteurs n’avaient pas encore pu s’entendre pour savoir lequel, du chameau ou du dromadaire, n’a qu’une bosse !… On lit, dans cette édition :

« Bosse. — La bosse d’un chameau, les deux bosses du dromadaire.

« Chameau. — Quadrupède qui a deux bosses.

« Dromadaire. — Chameau qui a une seule bosse. »

A côté de l’Académie Française, d’autres firent des œuvres plus sérieuses : Moreri avec son Grand Dictionnaire historique (1674), les auteurs du Dictionnaire de Trévoux (1704), mais surtout Bayle avec son Dictionnaire historique et critique (1696) et, au xixe siècle, Littré dont le Dictionnaire de la langue française (1877-1878) est, à tous les points de vue, l’ouvrage le plus parfait.

Dans le dictionnaire de Bayle, Voltaire, qui fit le Dictionnaire philosophique (1764), voyait non seulement un recueil de littérature et un ouvrage très savant, mais surtout une « dialectique profonde » qui en faisait « un dictionnaire de raisonnement encore plus que de faits et d’observations ». C’est ainsi que l’œuvre de Bayle renfermait en germe l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert.

Citons encore, parmi les dictionnaires :

Le Dictionnaire National, de Bescherelle (1843-46), qui fut le meilleur avant l’apparition du Littré. Il est demeuré intéressant à consulter pour certaines appréciations originales et les très nombreuses citations d’auteurs qui en font un « ouvrage vivant » et non un « squelette », selon le mot de Voltaire sur les « dictionnaires sans exemples ».

Le Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes du ix au xve siècle, par Godefroy (1881).

Le Dictionnaire de la langue française du commencement du xviie siècle jusqu’à nos jours, par Darmesteter, Hatzfeld et Thomas (1889).

Nous reparlerons des dictionnaires au mot Langue.

Il y a, enfin, les ouvrages encyclopédiques qui sont des dictionnaires étendus à toutes les connaissances humaines. On comprend qu’ils doivent être de plus en plus considérables pour suivre le développement de ces connaissances, et il y a longtemps qu’ils n’y suffisent plus. Les encyclopédistes ne peuvent que se borner à une œuvre d’enseignement général et de vulgarisation plus ou moins étendue, même lorsqu’ils se spécialisent dans une science ou un art pour faire, par exemple, une encyclopédie du droit, de la médecine, de la peinture ou de la musique, etc.

Au ve siècle, il y avait déjà une certaine présomption dans l’idée de Marcianus Capella de réunir en un seul ouvrage toutes les connaissances humaines. D’autres suivirent avec la même prétention et on eut Les Etymologies ou Origines, d’Isidore de Séville (viie siècle), le Dictionarium universale, de Salomon de Constance (ixe siècle). Vincent de Beauvais fit, au xviie siècle, un ouvrage semblable. Au xviie siècle, plusieurs tentatives encyclopédiques se produisirent. Les travaux de Mathias Martins, d’Alsted, de Bacon, furent d’utiles éléments que Chambers employa pour son Cyclopedia ou Dictionnaire des arts et des sciences, publié en 1728, à Londres. C’est cette œuvre qui donna à Diderot l’idée de l’Encyclopédie dont l’esprit fut celui du dictionnaire de Bayle et des philosophes, ses principaux collaborateurs : Voltaire, Montesquieu, J.-J. Rousseau, etc… Le Discours préliminaire de l’Encyclopédie, écrit par d’Alembert, est toujours une belle introduction à une étude raisonnée des connaissances humaines.

L’Encyclopédie méthodique, de Panckoucke, commencée en 1781, terminée en 1832, suivit. Mais on peut négliger ce gros ouvrage, et d’autres d’importance quelconque, pour arriver aux deux plus remarquables du xixe siècle. Le premier est le Grand Dictionnaire Universel du xixe siècle, de Pierre Larousse, publié de 1866 à 1876. Il a été composé dans un esprit qu’on regrette de ne plus trouver dans ceux qui sont présentés comme le continuant, tel le Nouveau Larousse illustré, réduction encyclopédique qui paraît conçue pour fournir aux gens du monde les notions conventionnelles et « bien pensantes » qu’ils doivent avoir de toutes choses. Le second, la Grande Encyclopédie (1885 et années suivantes), est l’œuvre encyclopédique française actuellement la plus complète. Des travaux du même genre et aussi importants ont été publiés à l’étranger, particulièrement en Angleterre et en Allemagne. — Edouard Rothen.


GRANDEUR n. f. de grand. Ce qui est grand ; ce qui est étendu. La grandeur d’un pays, d’une ville, d’un parc. La grandeur d’un bâtiment, d’un vaisseau, d’un immeuble. De même taille, de même grandeur. Le frère et la sœur sont de même grandeur. En mathématique, on appelle grandeur tout ce qui est susceptible d’être augmenté ou diminué. Le mot grandeur s’emploie souvent au figuré pour désigner l’autorité et la puissance. La grandeur d’un monarque. La supériorité : la grandeur d’âme. Un air de grandeur, c’est-à-dire un air fier et dédaigneux. Grandeur est également le titre que l’on donne aux princes de l’Église : Sa Grandeur l’évêque de Paris.

« Pouvoir, dignité, honneurs. La philosophie nous met au-dessus des grandeurs ; rien ne nous met au-dessus de l’ennui. » (Mme  de Maintenon).


GRANDILOQUENT adj. (du latin grandis, grand, et loqui, parler). Qui parle ou qui écrit avec grandeur, avec emphase et affectation. Un discours grandiloquent ; un style grandiloquent. La grandiloquence n’est pas le caractère du grand orateur ou du grand écrivain, au contraire. Le plus souvent, la grandiloquence ne couvre que de l’ignorance et de la présomption.

L’éloquence est une qualité, la grandiloquence est un défaut. L’homme simple et sincère s’exprime modestement, sans faste et sans pompe, et de façon à être compris par tous, tandis que l’individu grandiloquent ne dit fréquemment que des choses banales et vides de sens qu’il entoure d’exagérations. Soyons toujours sobres dans nos paroles comme dans nos écrits et gardons-nous d’être grandiloquents ; nous serons mieux compris.


GRAND-LIVRE n. m. On appelle Grand-Livre la liste établie par le Ministère des Finances en vertu de la loi du 24 août 1793 et qui contient le nom de tous les créanciers de l’État et tout ce qui a trait à la Dette publique. Si l’on tient compte de toutes les opérations financières auxquelles se livrent les gouvernements ; si l’on considère l’accumulation toujours plus importante de la Dette publique, on peut s’imaginer ce que signifie le Grand-Livre. Ce qui n’empêche pas, du reste, les conservateurs sociaux de déclarer que toute cette paperasserie est une manifestation de l’ordre. Nous ne sommes pas de cet avis et, sans contester l’utilité qu’il y a, et qu’il y aura toujours à tenir des comptes, nous pensons cependant que ceux-ci pourraient être singulièrement simplifiés dans un organisme qui ne présenterait pas le caractère désordonné de l’État bourgeois et capitaliste.

Commercialement, le Grand-Livre est un registre sur lequel on classe par compte toutes les opérations du Journal. MM. O. Garnier et C. Pinsart, professeurs de cours commerciaux, nous décrivent, dans leur Cours pratique de Comptabilité, l’utilité du Grand-Livre. « Le Grand-Livre, bien que livre auxiliaire, n’est pas moins indispensable que les livres obligatoires ; c’est un des plus importants au point de vue comptable. »

En effet, si, à un moment donné, le commerçant veut, soit établir sa situation générale, soit dresser le compte d’un tiers, il peut évidemment, à cet effet, avoir recours au Journal, qui contient toutes ses opérations ; mais celles-ci y étant inscrites par ordre de date, sans aucun classement méthodique, le travail à faire sera long et difficile. Ce dernier inconvénient disparaîtra complètement par l’emploi du Grand-Livre, où les opérations relatives à une même valeur ou à une même personne sont centralisées au compte correspondant.

Le Grand-Livre est, en conséquence, un outil indispensable à tous ceux qui entretiennent des relations commerciales avec leurs semblables et qui sont obligés, par cela même, de tenir des comptes. Il est évident que dans une société où sera abolie l’exploitation et d’où aura disparu l’argent, cause de tant de bassesses, le crédit n’ayant plus de raison d’exister, la comptabilité sera réduite à sa plus simple expression et ne sera plus embarrassée par une foule de Grand-Livre qui ont aujourd’hui leur utilité, mais qui la perdront demain.


GRAPHIQUE adj., (de graphie, du grec graphê, action d’écrire). Se dit de tous les objets, descriptions, opérations qui, au lieu d’être simplement énoncés, sont représentés par des dessins, des lignes ou des figures. Les signes graphiques d’une langue sont les caractères de l’écriture de cette langue. On trace un graphique pour établir une ligne de chemin de fer et la marche des trains sur cette ligne ; pour déterminer la marche d’une machine, etc. Le mot graphique est également employé comme synonyme de diagramme ; dans ce cas il n’est plus adjectif mais nom masculin et désigne le tracé que décrivent certains appareils enregistreurs.

En minéralogie, on donne le nom de graphique à des minéraux dont la forme rappelle celle des caractères d’écriture ou qui sont assez tendres pour servir de crayon.


GREDIN (E) n. Race de petits chiens appelés couramment Epagneuls d’Angleterre parce qu’ils sont originaires de ce pays. C’est surtout au sens figuré que ce terme est connu et employé dans le langage populaire pour désigner un individu sans scrupule, une personne vile et sans moralité. « A quoi cela servirait-il, si les gredins triomphent encore ? », disait d’Alembert. Le fait est que si la Révolution française a exécuté une quantité de gredins, d’autres se sont enfuis pour échapper au juste châtiment du peuple ; depuis, la République a donné naissance à une nouvelle catégorie de canailles, et la gredinerie s’exerce sur une grande échelle. La grande guerre du « Droit et de la Civilisation » a permis aux gredins de se multiplier et, aujourd’hui, leur nombre est incalculable. On les remarque dans toutes les branches de l’activité humaine. Ils ne se cachent pas : le monde leur appartient. Sans probité, sans honneur, sans amour-propre, sans scrupules, on les voit partout où il y a à piller, à rafler, à voler. Rien ne les arrête ; ils sont certains de l’impunité, puisqu’ils ont leurs complices dans les parlements et jusque sur le banc des gouvernements.

Jamais satisfaits ; avides toujours de plus de richesses et de plus de jouissances, ils participent à toutes les opérations louches et sales qui sont susceptibles de leur apporter quelques bénéfices. Ils espionnent et ils trahissent, et ils n’ont d’amis que dans la mesure où cela leur rapporte. Les gredins sont les maîtres de la terre. Par leurs rapines ils ont conquis le globe. Pour acquérir plus de puissance encore, lorsque leurs privilèges sont menacés ils jettent les hommes les uns contre les autres dans des guerres meurtrières, et dans le sang de leurs victimes ils récoltent encore des honneurs et des richesses.

Mais tout a une fin ; la gredinerie a atteint son apogée et les peuples se rendent compte, à la longue, qu’ils sont honteusement exploités par les gredins qui dirigent la chose publique. Ivres de liberté, les asservis se révoltent aux quatre coins de la terre contre tous les bandits qui, depuis des siècles, les grugent en les grisant de belles paroles. L’évolution et la Révolution accomplissent leur besogne historique et l’heure ne tardera pas à sonner, ou, tous les gredins étant définitivement châtiés, la terre ne sera plus peuplée que d’hommes probes et honnêtes.


GREFFE n. m. (du latin graphium et du grec graphion, stylet à écrire). On appelle greffe l’endroit où l’on dépose et où l’on conserve toutes les pièces et documents ayant trait à un jugement. Tous les actes, jugements, arrêts, rapports déposés au greffe y sont sous la responsabilité d’un greffier. On donne également le nom de greffe aux bureaux des prisons où se fait tout le travail administratif des maisons pénitentiaires.

En matière judiciaire, le greffier est un fonctionnaire public dont le travail consiste à écrire les actes dictés par le juge et à en assurer l’expédition. Il assiste parfois le juge en certaines occasions.

GREFFE n. f. (du latin gravare, imposer). Action qui consiste à unir une partie d’une plante à une autre plante sans arrêter la végétation de cette dernière. Cette opération a pour but la reproduction ou la multiplication d’arbres à fruits ou à fleurs. La greffe ne se fait pas seulement entre des plantes de même nature, mais fréquemment on greffe sur un arbuste une branche d’un arbre de nature différente, et ce rapprochement produit des fleurs ou des fruits d’un caractère particulier. Il existe au moins 200 façons de greffer ; mais les trois types classiques de greffe sont : la greffe par approche ; la greffe par rameau détaché, et la greffe par œil ou bouton.

La greffe ne s’exerce pas seulement sur les arbres, mais aussi sur les êtres vivants. C’est un médecin italien de la fin du xvie siècle, Tagliacozzi, qui inventa cet art médical, consistant à rétablir sur le corps humain, aux dépens des parties voisines, les parties détruites. La chirurgie a, depuis cette date éloignée, fait d’immenses progrès et, de nos jours, les maîtres de la science chirurgicale accomplissent de véritables miracles. Lors de la dernière guerre, qui provoqua tant de ravages physiques, les savants purent, par la greffe, arracher à une vie misérable une quantité de pauvres victimes de la bêtise humaine. Par leur science, ils allégèrent sensiblement les souffrances physiques et morales de milliers d’hommes. Pourquoi faut-il que tout ce savoir soit mis au service de la brutalité et du crime ? Notre siècle de connaissances ne devrait-il pas assurer à chacun le maximum de bien-être et de liberté ?


GRENOUILLE n. f. (du latin ranuncula, diminutif de rana, grenouille). Les grenouilles sont des petits batraciens de la famille des ranidés, qui sont répandus sur toute la surface du globe. Il y en a 117 espèces, mais trois seulement sont communes en France : la grenouille verte, la grenouille rousse et la grenouille agile. Il y a, en Amérique du Nord, une catégorie de grenouilles surnommées grenouilles taureaux et qui atteignent 50 centimètres de longueur. Les membres postérieurs de la grenouille sont comestibles et constituent un mets délicat très recherché des gourmets.

Au sens figuré et dans le langage populaire, on donne le nom de grenouille à une caisse commune ; de là l’expression manger la grenouille, qui signifie que le dépositaire de l’argent contenu dans la caisse a volé les fonds qui lui étaient confiés par ses camarades. En argot, on nomme grenouilles les femmes qui se livrent à la prostitution.