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Encyclopédie anarchiste/Improviser - Indiscipline

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Collectif
Texte établi par Sébastien Faure, sous la direction de, La Librairie internationale (tome 2p. 970-981).


IMPROVISER verbe (préfixe in et du latin provisus, prévu). Faire quelque chose séance tenante et sans préparation. C’est la marque des esprits faibles, paresseux ou superficiels que d’improviser en toute occasion. C’est aussi, hélas, le signe de notre époque.

Nous avons vu des hommes d’État qui, pris de court par une guerre terminée avant leurs calculs, ont improvisé une paix qui demeure, en l’espèce du traité de Versailles, un document monstrueux d’inconséquences et de possibilités de guerres futures. Nous avons assisté, après la débâcle financière française de 1925, au spectacle d’hommes reconnus pour leur compétence obligés d’improviser toutes sortes de systèmes, aussi inopérants les uns que les autres, pour solutionner un problème délicat entre tous.

L’improvisation, en quelque circonstance qu’elle se produise, est toujours quelque chose de bâclé et d’incomplet. Combien de parlementaires réputés bons orateurs, ont improvisé des discours merveilleux à la lecture, dont leurs discours n’auraient donné qu’une piètre opinion de leur talent s’ils n’avaient pas eu la possibilité de les retoucher avant de les donner à imprimer. Il suffit d’assister à tous les essais de chanson improvisée et de voir les affreux résultats obtenus, pour se rendre compte des méfaits de l’improvisation.

C’est surtout auprès des militants révolutionnaires que nous insistons sur le danger d’improviser. Vouloir, dans une conférence, voire même dans une simple causerie, traiter un sujet sans avoir minutieusement préparé ce que l’on va dire, sans avoir prévu et soupesé toutes les objections qui pourraient être présentées, improviser le discours, la conférence ou la causerie, cela donne de pitoyables résultats. Combien de fois des camarades, doués de la parole, auraient pu donner un bon exposé et ne traitèrent la question que d’une façon incompréhensible ou incohérente, parce qu’au lieu d’aborder un sujet étudié en un discours ordonné, préparé, ils avaient improvisé ! N’improvisons jamais. Que nos actes, comme nos paroles, soient le produit de la méditation et de l’expérience.

Lors de la révolution sociale, au moment de la période de reconstruction, nous n’improviserons pas. La réorganisation de la société sera faite d’après les études, les constatations et les prévisions de toute une génération qui se penche sur les problèmes du devenir. Ce sera l’expérience du passé et les matériaux dressés pendant le présent qui serviront au milieu social futur. Travaillons ferme, dès aujourd’hui ; étudions les graves problèmes économiques et sociaux pour que nous ne soyons pas obligés d’improviser. L’imprévu aura, certes, sa part, mais faisons-la lui la moins grande possible.


IMPUDENCE n. f. (préfixe in, et latin pudere, avoir honte). Effronterie sans pudeur. Action ou parole impudente. Les personnages qui représentent le mieux le type de l’impudent sont les prêtres et les politiciens. Ces gens-là, en effet, mentent avec un cynisme, une effronterie que rien ne peut égaler. Les prendre en flagrant délit de mensonge ne peut même pas avoir pour effet de faire naître en eux de la confusion. Leur impudence est telle qu’ils nient jusqu’à l’évidence, qu’ils nient jusqu’aux faits archi-prouvés.

L’impudence du « bon patron », du philanthrope qui plaint la pauvre classe ouvrière tout en l’exploitant durement, l’impudence de ces républicains qui emprisonnent les révolutionnaires au nom de la liberté ; l’impudence du Grand Quartier Général et du Gouvernement pendant la dernière guerre quand, par exemple, ils appelaient une défaite un repli stratégique, quand ils niaient le nombre effroyable des morts, quand ils parlaient de la « liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes » alors que, par des traités secrets, ils avaient déjà réglé le sort de ces peuples ; l’impudence des prélats français qui avaient tronqué du catéchisme le commandement : « Tu ne tueras point ! » ; l’impudence des diplomates et des journalistes à leur solde qui trompaient, avec de faux documents, le peuple sur les responsabilités de la guerre ; l’impudence des politiciens qui criaient contre les expéditions d’avions allemands sur Paris alors qu’ils toléraient que les avions français allassent bombarder les villes allemandes ; l’impudence des journaux qui racontaient (sachant qu’ils mentaient) l’histoire des enfants aux mains coupées ; l’impudence des bolchevicks qui niaient l’emprisonnement des révolutionnaires pour faits purement de propagande, alors que l’on publiait des noms et des lieux, tous ces faits sont patents de l’impudence des prêtres et des politiciens de tout acabit.

Leur impudence leur assure encore le pouvoir ou les faveurs populaires. Allons, toutes les fois qu’il nous est loisible de le faire, démasquer ces impudents. Leur effronterie seule leur permet de dominer ; la colère de ceux qu’ils ont trompés et qu’ils trompent encore sera grande le jour où les pauvres dupes s’apercevront de toute l’ignominie des impudents ; la révolution les mettra hors d’état de continuer leurs exploits. Nous ne garantissons pas, par exemple, que certains ne paient très cher leur impudence.


IMPULSIF adj. Qui donne ou produit l’impulsion (par exemple : la force impulsive de la poudre). Qui agit sans réflexion, en cédant aux impressions du moment. On appelle, en général, impulsif, celui qui est coléreux, qui s’énerve pour un rien, qui se fâche dès que quelque chose le contrarie, qui, dans la discussion, usera de violence en place d’arguments. Le contraire de l’être impulsif, c’est l’être pondéré ; c’est-à-dire celui qui sait, en toute circonstance, garder son sang-froid.

Dans, le domaine social, les anarchistes sont des impulsifs, en ce sens qu’ils donnent l’impulsion au mouvement révolutionnaire ; dans le domaine moral, ils doivent être des hommes pondérés, car ils doivent toujours garder leur sang-froid à seule fin de n’accomplir, autant que faire se peut, que des actes conscients et raisonnés.


IMPULSION n. f. (du latin impulsus, poussé). Mouvement communiqué par le choc d’un corps solide ou la dilatation d’un fluide (la vapeur donne l’impulsion à la locomotive). Force qui pousse à faire un acte. Le plus souvent l’impulsion est une chose irraisonnée, instinctive, qui est loin, de produire de bons résultats. Céder à son impulsion dans une dispute, dans une discussion, dans certains cas déterminés, c’est n’avoir plus conscience de sa personnalité propre et obéir à un instinct querelleur et batailleur qui, hélas, existe encore à l’état latent chez la plupart des hommes. Cependant il est des cas où on doit écouter son impulsion. Les personnes d’un certain âge ou bien que la vie a désabusées, essaient toujours de retenir les jeunes dans ce que la jeunesse a de meilleur : l’opposition spontanée, la révolte. Devant certains actes d’injustice, devant certains faits écœurants, notre impulsion nous incite à manifester hautement notre colère et notre indignation. Cette impulsion, provenant de sentiments nobles et généreux, est une impulsion bonne à suivre.

Au sens figuré, on appelle impulsion la force donnée à des idées par une propagande ou certains hommes. C’est ainsi que l’on dira que Bakounine et la Fédération Jurassienne donnèrent l’impulsion à l’idéal anarchiste par leur propagande antiautoritaire et anticentraliste. Les anarchistes, par leur constante agitation, par leur propagande systématique, par leur révolte permanente contre toute autorité, donneront l’impulsion à la classe ouvrière et l’amèneront à la révolution qui la libèrera de cette sujétion dans laquelle la maintiennent les profiteurs du capitalisme et de la politique.


IMPUNITÉ n. f. Absence de punition. Un fait à remarquer dans notre Société codifiée de toutes manières, c’est qu’alors que les révolutionnaires sont impitoyablement traqués par tous les gouvernements, les agioteurs, les tripoteurs, les mercantis, les commerçants falsificateurs, les ministres concussionnaires, les hauts fonctionnaires prévaricateurs jouissent d’une impunité presque totale. Les ministres et les généraux qui envoient journellement des hommes à la mort sont aussi protégés par l’impunité.

On emploie souvent ce mot dans le sens d’immunité. (Voir les mots immunité, punition, répression).


IMPUTATION n. f. (du latin imputare, porter en compte). Inculpation, fondée ou non. Attribution d’actes blâmables. Bien souvent l’imputation n’est qu’une calomnie (voir ce mot). Combien de gens, par envie, par rancune, par haine, ont fait envoyer leurs semblables en prison, au bagne même, par des imputations qu’animait uniquement un dessein de vengeance ou de nuisibilité. Que de personnes se livrent encore couramment à des imputations sur ceux qui les entourent, provoquant ainsi des dénouements quelquefois tragiques…

Il faut se garder de faire une imputation à la légère. Il faut tenir en suspicion les imputations qui ne sont pas accompagnées de preuves évidentes, irréfragables, ne s’y livrer soi-même qu’à bon escient et sous la réserve du doute, et en dehors de toute, hostilité préconçue. Le bon sens, l’examen critique sont les premiers obstacles à dresser devant les imputations inconsidérées ou méchantes. Seules la démonstration, la lumière de la vérité, une volonté arrêtée de défense réduiront à l’impuissance l’arme souvent empoisonnée de l’imputation ignorante, maladive ou malfaisante.


INACTION n. f. Absence de toute action, de toute activité. Dans le domaine scientifique, l’inaction n’existe nulle part. Depuis le minéral jusqu’à l’être animal, tout se meut, tout s’agite. L’air, l’eau, le feu, la terre, tout ne donne que spectacle de vitalité et d’activité continuelles. La mort même de l’être ne confère pas au corps une inaction totale. La Nature est dans un perpétuel état de gestation ; la matière engendre la matière, les fluides eux-mêmes ne sont que le champ d’activité extraordinairement dense des molécules qui les composent.

Dans le domaine social, il n’en est malheureusement pas de même. Alors que les politiciens de toutes nuances s’agitent, se démènent, complotent, s’insinuent, pour arriver à leurs fins ; alors que le patronat s’arme, se fortifie et se prépare pour la répression au moindre mouvement de revendication ; alors que tous les privilégiés font peser plus lourdement que jamais leur talon de fer sur la classe ouvrière, il en est qui restent, drapés dans leur splendide isolement, en dehors de la mêlée ; il en est d’autres, timorés, que toute action effraye ; il en est encore, résignés, qui trouvent que « cela pourrait aller plus mal ».

La classe ouvrière doit mener une lutte incessante contre ceux qui l’asservissent ; à chaque minute qui s’écoule doit correspondre un effort de propagande dans le but d’éclairer le prolétariat sur son intérêt, sur sa tâche et sur sa voie. Il faut constamment lui indiquer l’action à mener pour son émancipation et celle de l’humanité.

Les meneurs des partis politiques d’extrême-gauche exhortent véhémentement les ouvriers à l’acte de révolte, mais quand va se déclencher le mouvement, à l’heure de passer aux actes, ils disent : « Soyez calmes !, n’écoutez pas les provocateurs ! », prêchant ainsi une inaction coupable à l’instant décisif.

Par la parole et par l’action les anarchistes font constamment œuvre révolutionnaire. Ils disent aux exploités : « Défiez-vous des politiciens qui veulent bien accepter tous les profits d’un mouvement de révolte, mais qui font tout pour n’avoir pas à en supporter les inconvénients. Les discours, les protestations écrites ou verbales, les manifestations en vase clos ne peuvent, en aucune manière, amener de changement social. Seule compte l’action — conditionnée par une éducation préalable —, car seule l’action énergique et décidée fait hésiter les capitalistes, comme seule elle peut transformer la société. »

Aussi les anarchistes sont-ils combattus vivement par tous les politiciens qui se contentent de l’agitation verbale et vivent grassement de l’inaction de leurs victimes. L’inaction, c’est l’acceptation du fait accompli. Une action directe, autonome, révolutionnaire, sera seule salvatrice du monde du travail.


INAMICAL adj. Contraire à l’amitié. Ne pas avertir quelqu’un d’un danger dont on le sait menacé, ne pas l’informer des bruits malveillants qui circulent sur son compte, ne pas prendre la défense d’un camarade accusé faussement ou ne pas demander de preuves décisives de cette imputation, ne pas lui venir en aide quand il est dans le besoin, tout cela constitue des actes inamicaux. Profiter de l’absence d’un camarade pour se substituer à lui dans une affaire ou une place avantageuses, ne pas dire à un ami franchement ce que l’on pense de lui, ne pas l’avertir de ses travers pour qu’il puisse s’en corriger, ce sont encore des actes inamicaux.

L’acte inamical devient non seulement illogique, mais théoriquement impossible dans un milieu de solidarité et de franchise.


INAMOVIBILITÉ n. f. Qualité de la fonction, du poste dont le titulaire ne peut être relevé. C’est ainsi que la magistrature française est inamovible parce que les juges ne peuvent être relevés de leurs fonctions par voie administrative.

Les petits fonctionnaires des ministères sont inamovibles. Une fois entrés dans cette carrière, ils y restent généralement jusqu’à la fin de leurs jours. C’est cette inamovibilité des fonctionnaires qui fait que n’importe quel changement de ministre n’amène aucun dérangement dans les us et coutumes du lieu et des services. L’incompétence ordinaire d’un homme politique appelé à détenir les portefeuilles les plus disparates rend indispensable l’inamovibilité du personnel préposé aux rouages essentiels des ministères. C’est lui, en réalité, qui, rompu aux besognes de la charge, en assure, contre un perturbateur passager, l’équilibre et l’homogénéité. « Un ministère passe, les bureaux restent »…

Pour éviter l’envahissement du Sénat par les partis de gauche, l’Assemblée Nationale, en 1875, nomma des sénateurs inamovibles. Le Sénat continua cette tradition jusqu’en 1884, tous les sénateurs promus à l’inamovibilité étant, bien entendu, pris parmi la droite réactionnaire de cette assemblée.

L’inamovibilité des fonctionnaires ou des parlementaires disparaîtra, avec le régime qui les maintient, lorsqu’on instaurera la gestion du travail par les seuls travailleurs et qu’on supprimera tous les intermédiaires sociaux qui sont les excroissances d’une société parasitaire.


INCAPACITÉ n. f. Défaut de capacité, d’aptitude, d’intelligence, d’habileté ; manque de qualités suffisantes.

La plupart des politiciens se sont montrés, quand les circonstances les ont portés au pouvoir, dans l’incapacité — compliquée d’ailleurs d’intéressé mauvais vouloir — d’appliquer leur programme. Les théories réformistes ou révolutionnaires à base autoritaire : radicales, socialistes ou communistes, ont montré, plus encore que l’incapacité des chefs et des membres des partis, l’insuffisance flagrante de leur programme dans la solution du problème social.

Tous disent, car ils entendent bien en être les chefs, que la classe ouvrière est incapable de se conduire seule, qu’il faut une élite, un parti politique, une assemblée d’hommes suffisamment intelligents pour la diriger. Mais si le milieu social paralyse son éducation et rend difficile sa culture générale, des hommes, issus d’elle et demeurés parmi elle, ont, dans le domaine propre de la production, des connaissances et des ressources techniques auquel ne peut suppléer le verbiage des meneurs professionnels. Et leur compétence pratique en face des problèmes du travail, leur capacité organisatrice sont des qualités précises qui manquent à la plupart des dirigeants, éloignés par leur situation des véritables intérêts du peuple.

Les radicaux et les républicains-socialistes mettent leur confiance dans la démocratie sociale parlementaire ; les socialistes révolutionnaires et les communistes proposent au lendemain de la révolution une dictature d’État exercée par leur parti au nom du prolétariat.

Radicaux et républicains-socialistes ont été et sont encore, en France, politiquement régnants : les travailleurs n’en continuent pas moins à être aussi malheureux qu’auparavant.

En Russie, les bolchevicks sont au pouvoir depuis dix ans passés ; et les tentatives d’application du socialisme d’État ont démontré que la classe ouvrière continuait à être, là aussi, tenue, en état de vassalité. Il y a là, d’ailleurs, outre l’inaptitude et l’impuissance à transporter d’emblée, dans les faits, des systèmes prisonniers de doctrines artificielles, la désagrégation des meilleures volontés par l’atmosphère des cimes et l’impossibilité d’élever et de maintenir tout un corps d’institutions nouvelles qui ne soit la consciente émanation des masses intéressées.

Par ses coopératives de production et de consommation, la classe productrice a, au contraire, fait la démonstration formelle (encore qu’elle ait été faussée par le système actuel de la coopération) qu’elle avait les capacités nécessaires pour assurer la gestion de ses œuvres. (Voir Coopérative).

L’incapacité, pour les ouvriers, de gérer l’usine sans techniciens, est encore une affirmation gratuite. La plupart, pour ne pas dire tous, des progrès réalisés dans le machinisme, ne sont pas les œuvres d’ingénieurs diplômés. Ce sont les ouvriers eux-mêmes qui, en travaillant, ont imaginé pour leur facilité de travail ou pour le plus grand rendement de leur production, le plus grand nombre des perfectionnements apportés dans l’industrie. Le grand usinier Ford en fait du reste l’aveu dans son livre de mémoires.

Au point de vue juridique, l’incapacité consiste en la privation de l’exercice de certains droits. C’est ainsi que les femmes mariées et les mineurs sont frappés d’incapacité juridique : ils n’ont pas le droit d’intenter une action judiciaire. Les femmes sont incapables civiquement, car elles n’ont pas, en France, le droit de vote, ni d’éligibilité.

Cette incapacité civique de la femme ne nous attriste pas : c’est assez de l’obstination des hommes dans l’impasse de la politique. La femme a, du reste, comme l’homme, toujours la faculté de se révolter. Que ne l’y entraîne-t-elle sur le chemin de leur commune égalité ?


INCARCÉRATION n. f. (du latin in, dans, et carcere, prison). Emprisonnement. La plus grave atteinte et le plus formel démenti à la liberté dont se targuent les gouvernements.

Au point de vue strictement légal, l’incarcération est une mesure préventive ou répressive, suivant qu’elle a lieu avant ou après la condamnation. Quand on sait sur quelles faibles bases reposent les accusations, sur quels faux principes repose l’administration de la justice par les magistrats (voir justice, magistrature, prison, répression), on ne peut qu’être indigné du pouvoir laissé à quelques hommes d’incarcérer qui bon leur semble, au seul gré de leur fantaisie ou des intérêts de ceux dont ils dépendent.

L’incarcération préventive, surtout, est un véritable scandale. Sur un simple soupçon, sur une dénonciation anonyme, sur un stupide rapport de concierge ou de gens qui nourrissent à votre égard quelque ressentiment, vous pouvez être plongés dans un ergastule. Le bon plaisir du juge d’instruction peut vous faire rester plusieurs années en prison malgré qu’aucune charge sérieuse ne pèse sur vous. Rappelons le cas de l’ex-député Paul Meunier qui resta incarcéré près de quatre ans préventivement, par haine politique, et que l’on rendit à la liberté avec un non-lieu pour cause d’innocence.

L’incarcération pour faits de propagande est une honte qui rejaillit sur tous les gouvernements, car dans tous les pays, quel que soit le système gouvernemental : monarchique, démocratique, communiste ou socialiste, les opposants à la politique du gouvernement sont persécutés et incarcérés. Les anarchistes sont ceux qui, dans le monde entier, subissent l’incarcération politique. Rappelons-nous, aussi, l’incarcération douloureuse que l’on fit subir durant sept ans à nos camarades Sacco et Vanzetti, incarcération ignominieuse durant laquelle nos malheureux compagnons eurent la menace de mort continuellement suspendue sur leurs têtes.

L’incarcération répressive — c’est-à-dire après la condamnation — a pour but de punir et de corriger le détenu, Or, on sait que le résultat n’est jamais atteint, au contraire.

La population des geôles se compose d’éléments hétérogènes ; mais en ne considérant que ceux qui sont habituellement désignés sous le nom de criminels proprement dits, on est particulièrement frappé par ce fait que l’incarcération, qui est considérée comme un moyen préventif contre les délits antisociaux, est justement ce qui contribue le plus à les multiplier et à les aggraver, par suite de l’éducation pénitentiaire que reçoivent les détenus. Chacun sait que la mauvaise naissance, la misère, une ambiance corrompue, le manque d’instruction ; le dégoût de tout travail régulier (aujourd’hui presque toujours pénible et parfois répugnant), contracté dès l’enfance, l’incapacité physique d’un effort soutenu, l’amour des aventures, la passion du jeu, l’absence d’énergie et de volonté, ainsi que l’indifférence à l’égard du bonheur d’autrui, etc., sont parmi les multiples causes qui amènent cette catégorie d’individus devant les tribunaux. On retrouve chez les détenus la plupart des tares et des déchéances de la nature humaine. La prison — milieu claustral et corrupteur — ne les atténue pas : elle les aggrave. Elle répand une contamination redoutable, fait peser plus lourdement sur les malheureux et les égarés ses douloureuses déterminantes…

L’incarcération prolongée détruit, en effet, fatalement, inexorablement, l’énergie d’un homme, et elle tue plus encore en lui une volonté dont la prison ne lui offre pas l’exercice. Être volontaire, pour un détenu, c’est se préparer avanies et souffrances. D’ailleurs, la volonté du détenu doit être brisée, et elle l’est. On trouve encore moins l’occasion de satisfaire le besoin d’affection, Car tout est organisé pour empêcher tout l’apport entre le détenu et ceux pour lesquels il éprouve quelque sympathie, soit au dehors, soit parmi ses camarades. Physiquement et intellectuellement, il devient de plus en plus incapable d’un effort soutenu. Et s’il a eu, autrefois, de la répulsion pour un labeur suivi, ce dégoût ne fera que s’accroître pendant les années de détention. Si, avant d’entrer pour la première fois en prison, il se sentait éloigné d’un travail monotone, rude ou exténuant, l’impossibilité d’un apprentissage l’ayant tenu souvent à l’écart du métier, ou s’il avait de la répugnance pour une occupation mal rétribuée, c’est maintenant de la haine qu’il éprouve contre l’effort même qui lui serait salutaire. S’il avait encore quelques doutes touchant l’utilité des lois morales courantes, il en fait litière désormais, dès qu’il a pu juger les défenseurs officiels de ces lois et apprendre de ses codétenus leur opinion à ce sujet. Et si le développement morbide de ses penchants passionnels et sensuels l’a entraîné à des actes excessifs et délictueux, ce caractère s’accentue davantage quand il a subi pendant quelques années le déprimant régime de la prison. C’est à ce point de vue, le plus dangereux de tous, que l’éducation pénitentiaire est la plus funeste.

Après l’emprisonnement, le voleur, l’escroc, le brutal, etc., est plus que jamais orienté vers les expériences annihilantes du passé. Les anciens errements le reprennent, la récidive le guette. Car les attraits de « l’irrégularité » ont aiguisé pour lui leurs séductions. Par la pensée et à la faveur des promiscuités de la détention, ne s’est-il pas davantage enfoncé dans une fange où s’enlisera sa vie ?… Des initiations nouvelles ont enrichi son vice, perfectionné sa méthode, et il va pouvoir, croit-il, se rire des embûches et des sanctions. Singulière ambiance de « relèvement » que toutes les circonstances liguées pour achever un homme… Il sort plus acharné contre la société et il trouve une justification plus fondée à se révolter contre les lois et les usages. Il doit nécessairement, inévitablement, de nouveau commettre les actes antisociaux qui l’ont amené une première fois devant les tribunaux, mais les fautes qu’il commettra après son incarcération seront plus graves que celles qui l’ont précédée ; il est condamné à finir sa vie en prison ou au bagne.

L’incarcération n’est qu’un reste barbare de la loi du Talion. La vindicte sociale est monstrueuse mesquine et elle reste sans effet sur les gens qu’elle prétend corriger ou guérir. Elle est fonction même de l’autorité qui ne peut vivre sans répression.

Nous aurons, en même temps qu’à supprimer l’organisation de la « justice », à jeter bas toutes les prisons, à rendre impossible cette brimade cruelle et absurde, ce supplice à la fois moral et physique (et, dans tous les cas, inopérant) qu’est l’incarcération. — Louis Loréal.


INCARNATION n. f. (du latin incarnatio). Union à la chair. Théologiquement, démarche caractéristique (qui fait l’objet d’un des principaux mystères de la religion catholique) par laquelle la Divinité a témoigné de son attachement à la créature et coopéré à sa rédemption, en s’unissant à un corps humain. Jésus-Christ est le Dieu incarné des chrétiens. « Le Verbe s’est fait chair et il a habité parmi nous » (Saint Jean). Le dogme de l’Incarnation, attaqué par de nombreuses hérésies (Apollinaire, Nestorius, Eutychès, etc.) et formulé par les conciles d’Éphèse, de Chalcédoine et de Constantinople (680), est demeuré, au xvie siècle, à l’écart du grand schisme, Luther et Calvin ne l’ont pas contesté. Et les tendances réformatrices issues du protestantisme ont respecté l’essentiel de la doctrine… (Noël est la fête de l’Incarnation).

Sur ce point comme en beaucoup d’autres, le christianisme n’a fait qu’emprunter, en la rajeunissant, une des formes de leur culte aux religions du passé. Les animaux sacrés de l’Égypte — le bœuf Hâpi, notamment — étaient des incarnations divines. Le brahmanisme avait ses descentes sur terre, ses avatars : Vishnou s’est, à plusieurs reprises, incarné… L’incarnation participe d’une tenace anthropolâtrie. Et les religions, en donnant à Dieu — même accidentellement — des attributs corporels familiers, et plus spécialement humains, répondent à cet irrésistible besoin des foules dont le mysticisme n’abandonne jamais le concret et qui prêtent volontiers au « maître de leurs destinées » leurs traits plus ou moins idéalisés…

Pour le spiritisme, l’incarnation est l’opération par laquelle un esprit prend possession d’un corps et l’anime. Le spiritualisme a ressuscité, pour des besoins de finalité qui ne sont souvent que les tergiversations de la foi, une sorte de métempsychose et voit la perfectibilité des âmes à travers le processus des réincarnations. Il a abandonné, pour le seul réceptacle humain, l’habitat hétéroclite des Hindous. Certaines philosophies idéalistes voient la progression des âmes, après le passage terrestre, se réaliser dans l’immatériel en une ascension indéfinie vers Dieu. Il y a, en toutes ces théories, une préoccupation commune de survie plus ou moins accompagnée de conscience. Elles cherchent à retrouver, en accord avec leur ligne préconçue, le cours d’une évolution en travers de laquelle la mort jette d’indifférentes solutions de continuité. La dispersion matérialiste de l’effort les effraie dans son hétérogénéité, et elles cherchent au fond de leurs aspirations la concordance apaisante d’une harmonie divine…

Au figuré, incarnation veut dire représentation — dans un être humain — la plus complète ou la plus significative d’un type, d’une qualité. Louise Michel fut l’incarnation du dévouement à la cause du peuple. C’est pour une force, un esprit dominant, prendre une forme matérielle et visible. « Toute grande époque s’est incarnée dans un homme », a dit E. de Girardin. C’est une extériorisation, la preuve parfois d’une activité insoupçonnée. « Les faits humains sont l’incarnation des idées humaines », disait Proudhon. — L.


INCOHÉRENT adj. (préfixe in et latin cohœrens, adhérer avec). Qui manque de liaison d’accord de suite, de logique.

On appelle métaphores incohérentes celles qui réunissent deux images incompatibles. L’incohérence s’observe dans les propos, les actes, la conduite, le raisonnement, etc.

La Chambre des députés, comme toutes les assemblées législatives, est un assemblage incohérent de bavards présomptueux et ambitieux. Un ministère formé selon la règle parlementaire est un composé incohérent de tous les chefs ou hommes influents des partis qui se ruent à la curée des places et des honneurs. Les politiciens sont des hommes incohérents parce qu’ils ne disent jamais la même chose et que, n’ayant pour but que de participer aux prébendes, l’esprit de suite dans les idées et plus encore l’accord des promesses et des œuvres serait néfaste à leur carrière acrobatique.

Les militants, avant de prendre la parole dans une réunion publique, devront bien se pénétrer du sujet qu’ils vont traiter, car l’improvisation d’un discours rend bien souvent l’exposé incohérent… Que de fois qu’avons-nous pas fait cette expérience ?

Au sens péjoratif le mot incohérent veut dire insensé, dément. On dira d’un fou qu’il prononce des paroles incohérentes, pour dire qu’il profère des mots inintelligibles.


INCOMPATIBILITÉ n. f. Opposition, contrariété qui fait que deux personnes ne peuvent s’accorder. Telle est l’incompatibilité de goûts, d’humeur, de caractère. Entre l’homme et les choses il peut y avoir aussi incompatibilité. « Coriolan, l’homme le plus incompatible avec l’injustice, mais le plus dur et le plus aigri », disait Bossuet. Il y a incompatibilité entre deux choses qui ne peuvent coexister, soit qu’elles s’excluent, soit que l’une soit destructrice de l’autre. Des incompatibilités ainsi sont absolues, d’autres relatives. Un témoignage ne peut être véridique s’il présente des assertions incompatibles. Si dans un régime et au sein de mœurs autoritaires, « la liberté, comme disait Vauvenargues, est incompatible avec la faiblesse », il y a incompatibilité essentielle entre la liberté et la tyrannie, entre la justice et le privilège. Certaines incompatibilités n’existent que par rapport à un système, une doctrine, une religion. « Le plaisir et la gloire dans cette vie sont incompatibles », disait Bourdaloue. Et Proudhon : « Il n’y a pas incompatibilité entre le droit et la destinée du genre humain ».

Au point de vue légal, en jurisprudence, etc., il y a incompatibilité dans l’exercice simultané de certaines fonctions (entre les fonctions administratives, par exemple, et les fonctions judiciaires ou militaires, entre la situation de fonctionnaire et l’état de commerçant. On ne peut être en même temps député et sénateur, etc.). La parenté crée certaines incompatibilités légales : deux frères ne peuvent être juges dans un même tribunal. Il y a des incompatibilités algébriques (quand deux équations ne peuvent être vérifiées pour un même système de valeur des inconnues), des incompatibilités pathologiques (des affections s’opposent au développement de certaines maladies, constituant une sorte d’immunisation ; mais le plus souvent il y a davantage obstacle à l’évolution qu’incompatibilité proprement dite). On triomphe indirectement des incompatibilités physiques qui s’opposent à certains mélanges (comme celui de l’eau et des corps gras, obtenu par émulsion). En médecine et en pharmacie, connaître les incompatibilités chimiques est indispensable, la rencontre de certains produits isolément curatifs pouvant donner naissance à des composés toxiques ou explosifs. Pour le malade non documenté qui se soigne sans le secours du technicien, la prudence doit présider à l’emploi de médicaments administrés simultanément.


INCOMPRÉHENSION n. f. Pour un linguiste le mot est un barbarisme. Pour un profane, il paraît, dans certains cas, répondre à incompréhensibilité. L’incompréhension est plutôt l’état d’esprit de celui qui écoute un discours, qui lit un sujet ; en peu de mots qui cherche à comprendre une proposition et n’y parvient pas. Il peut y avoir incompréhension foncière ou momentanée.

Cependant il arrive que ce qui est incompréhensible pour certains est, au contraire, fort simple et compréhensible pour d’autres.

Le degré d’intelligence et de savoir importe beaucoup pour la compréhension. Cependant des gens intelligents se montrent inaptes à certaines compréhensions. Avec l’ordre actuel, où tout est relatif, dans une incohérence constante, bien des propositions paraissent mystérieuses et incompréhensibles, pour certains, alors que d’autres considèrent les mêmes propositions comme admissibles et mêmes vraies… Les classes sociales font respectivement preuve d’incompréhension dans leur façon de concevoir l’humain. Car l’homme lucide, vaste et vraiment riche, n’est pas plus réalisé dans le bourgeois que dans le prolétaire. Et dans la jouissance et la tyrannie de l’un comme dans la peine et l’écrasement de l’autre, il y a la déformation des lignes profondes de la vie. La compréhension d’un devenir solidaire est cependant le gage d’une existence harmonieuse…

En général des mœurs bizarres, certaines pratiques plus ou moins extravagantes, des actions désordonnées constituent un bagage de faits incompréhensibles pour la plupart des humains.

Les régions de l’incompréhensible sont les préférées des religions. Leur royaume s’y étend, par les fidèles, incontesté. « Le grand mystère de l’incompréhensibilité de Dieu » (Bourdaloue) assoit, mieux que d’habiles raisonnements, sur l’âme des foules, le prestige du Divin. L’état d’incompréhension des masses est le plus sûr élément d’une docile crédulité…

Dans une société qui n’obéit qu’à des intérêts antagoniques, où les mots ont la magie de cacher des faits autres que ce qu’ils expriment, il y a incompréhension pour plusieurs. C’est logique ; comme c’est dans l’ordre et la justice que le langage pourra être compris de tout le monde parce que les mots seront en harmonie avec les faits. — E. S


INCONSCIENCE n. f. Le sens absolu de « défaut de perception » est en opposition avec le relativisme universel… Si la conscience est, chez un être, comme le réflexe de la connaissance, l’enregistrement immédiat et plus ou moins lucide des phénomènes, si la subconscience est l’impression descendue au degré où cesse l’identification et la localisation, et subsiste à peine la sensation, l’inconscience commence au niveau où les réactions de ces phénomènes ont cessé d’être normalement perceptibles. Cependant le nombre étendu des faits tombés dans « l’inconscience » par l’accoutumance doit nous mettre en garde contre toute théorie qui tendrait à classer comme inconscients tous les phénomènes d’infime dynamisme comme à vouloir envisager, au sein de la vitalité, un domaine propre et fermé où règnerait « l’inconscient » (métaphysique de Hartmann).

Si la puissance infinitésimale d’un choc nous laisse complètement insensible, comment ces chocs totalisés nous troubleraient-ils ? Le mugissement de la mer est fait d’une multitude de sonorités qui, isolément, semblent, insuffisantes pour frapper notre appareil auditif et leur conjonction cependant nous ébranle… Les « petites perceptions » ou perceptions insensibles de Leibnitz sont davantage de menue conscience que d’inconscience. Et le « côté nocturne de l’âme » est une région mouvante, qui fait avec la conscience proprement dite de continuels échanges. Des réflexes descendent à l’inconscience au cours de l’évolution des espèces. Des mouvements prennent, par l’habitude, chez l’individu même, ce caractère… Plus l’acquis de l’être se développe et plus s’accroît le champ de ses richesses « inconscientes ». Les possibilités que nous assure l’inconscient sont étroitement liées au mécanisme des habitudes (voir habitude, instinct). « L’éducation consiste à former des habitudes, à surcharger d’une organisation artificielle l’organisation naturelle du corps, de façon que des actes demandant d’abord un effort conscient finissent par devenir inconscients et s’effectuent machinalement. » (Huxley). Des réserves inconscientes redeviennent pour nous sensibles par l’attention. L’inconscience est davantage le mouvement ralenti de nos connaissances que leur état de repos, et leur rappel est plus une accélération qu’un réveil. La perceptibilité n’est ainsi ravivée, si l’on peut dire, qu’au seuil de cette vitesse d’accordance où se manifeste, aux limites du contrôlable, l’énergie suffisante de nos volitions… Mais l’être ne pourrait supporter la tyrannie formidable et le harcèlement continu des phénomènes sans nombre qui s’agitent autour de nos organes s’il en recevait tous les contrecoups au diapason aigu de la conscience. Et leur « assourdissement » est une condition de sa résistance. Il se détend dans l’habitude et l’inconscient d’une présence réelle épuisante, s’y débarrasse du fardeau du savoir et des titillations de la sensation, et n’anime qu’à point vers eux son rythme circonstancié.

L’immense grenier de l’inconscient est la base d’opération de notre activité intellectuelle. « La perception extérieure suppose des raisonnements inconscients ; la mémoire est due à l’accumulation de faits psychologiques qui sont en nous à notre insu. L’habitude nous montre des actes, primitivement réfléchis et difficiles, devenus automatiques et inconscients. Le rôle de l’inconscient apparaît plus important encore lorsqu’on étudie les phénomènes étranges que révèlent l’hystérie, l’anesthésie systématisée, la suggestion post-hypnotique. Des actes, des systèmes d’actes intelligents s’accomplissent sans que la conscience normale les aperçoive. » (Larousse). L’étendue et la diversité du jeu multiple de l’inconscient lui donnent synthétiquement l’apparente indépendance d’un moi distinct, obscur et mécanique. Et nous paraissons assister, en le considérant dans son ensemble, à un véritable dédoublement de la personnalité… Mais il n’y a là qu’un dualisme d’aspect et les zones du conscient et de l’inconscient n’ont pas d’incompatibilités essentielles : elles ne se diversifient que dans l’opposition théorique de leurs extrêmes. Elles sont tour à tour l’habitat de nos biens intérieurs, et nos actes se déplacent de l’une à l’autre comme à l’appel de densités en constante recherche d’équilibre…

Nous employons souvent, dans la terminologie courante de notre propagande, le mot inconscience dans le sens étendu d’ignorance, celle-ci accompagnée de passivité. L’individu inconscient est pour nous celui qui n’a pas la notion avertie de sa véritable position dans le social et des revendications qu’elle implique. Si les hommes quittaient l’inconscience de leur état pour s’élever à une conception équitable de leurs droits, à la compréhension de leur rôle, il suffirait de la cohésion de leurs volontés pour porter l’humanité à ce niveau de stabilité élémentaire que nous poursuivons. Éclairer non seulement le peuple, qui s’incline et pâtit, mais aussi le bourgeois, qui domine et jouit, pour les amener tous deux à la conscience de la médiocrité humaine de leurs situations réciproques, est une des tâches propres de l’anarchisme. Il s’élève en cela au-dessus du moment, dépasse la conscience de classe, pivot d’action temporaire d’un mouvement qui doit aux circonstances sociales d’être « prolétarien » et s’oriente vers une entente intelligente de toutes les portions d’humanité, par-delà leurs cloisonnements arbitraires. — Lanarque.

A consulter.— Bouillier : La conscience ; Bertrand : L’aperception du corps humain par la conscience ; Stuart Mill : Philosophie de Hamilton ; P. Janet : L’Automatisme psychologique ; Taine : De l’intelligence ; Colsenet : La vie inconsciente de l’esprit ; Hartmann : La philosophie de l’inconscient ; Bergson : Les données immédiates de la conscience ; etc.


INCONSÉQUENCE n. f. (du latin inconsequentia). Défaut de conséquence. Désaccord entre les propos et les actes, les promesses et les réalisations, la suite et les prémices. C’est un illogisme des attitudes et des situations. L’inconséquence se manifeste dans les mots, les idées, le style, comme dans les procédés et les mœurs. Elle est d’ordre littéraire et artistique comme du ressort domestique ou social. Par extension, s’engager dans une affaire sans en supputer les développements constitue une inconséquence : c’est proprement un degré de l’étourderie et une marque d’imprévoyance, compliquée d’incapacité ou d’un manque de sens pratique. En matière de mœurs l’inconséquence d’une femme, par exemple, est plutôt un attribut de légèreté due au jeu d’un tempérament versatile. Plus graves sont, chez l’être humain, les inconséquences du caractère, obstacles à cette cohésion de la personnalité qui est le gage des rapports normaux. Dans le raisonnement, l’inconséquence se traduit par une insuffisance de parenté entre les termes posés et les déductions : elle engendre le syllogisme boiteux…

Des tares originelles, des dispositions natives prédisposent à l’inconséquence ; des circonstances les aggravent après en avoir favorisé l’essor. L’insuffisance volontaire, l’ignorance, la superficialité de l’esprit, une tendance — acquise ou héréditaire — à la duplicité, la poussée des passions ( « les passions rendent inconséquents », dit Genlis ou — La Chaussée — « l’amour rend comme un autre un sage inconséquent » ) sont des facteurs d’inconséquence. La corruption des mœurs, les troubles, les ambitions, les appétits vulgaires sont — individuellement et socialement — le bouillon de culture de l’inconséquence.

Du point de vue particulier de l’anarchisme, ceux-là qui, ayant touché les vices de l’état social et l’iniquité de ses principes, les couvrent cependant de leur silence approbateur, ceux qui ont reconnu, proclamé même la nocivité des institutions du temps et continuent à leur apporter le concours de leur collaboration ou à en demeurer les bénéficiaires, font preuve d’inconséquence. La politique est par excellence le terrain de l’inconséquence endémique, à la fois sereine et canaille. Les manifestations électorales en marquent la floraison régulière, sanctionnée par une décevante approbation populaire. Du candidat à l’élu, du programme aux légiférations s’étend la trame prévisible de la plus cynique inconséquence. Et tel qui, a posteriori, invoquera l’impuissance de sa résolution isolée, les obstacles ligués contre son bon vouloir, sait, au plus fort de ses proclamations initiales, que son effort est tout entier dans l’artifice oratoire, que l’inconséquence est le signe de ses « travaux » de demain, et ses mandants prochains ses dupes obligées…

Du délégué au parlementaire et du chef de groupe au gouvernement s’affirme, sous les auspices de la démagogie et avec la complicité veule des masses, le prestige d’une inconséquence souveraine et systématisée. Consciente et acclimatée, l’inconséquence politicienne s’institue dans les esprits lucides qu’elle obnubile, les volontés qu’elle désagrège, les natures droites dont elle brise la ligne. Elle ne provoque, d’une part, sur la face des foules trompées, que le sourire blasé des déceptions attendues. Et, d’autre part, le remords édulcoré de l’élu — s’il surnage en quelque remous — pimente plus qu’il ne trouble les béatitudes. L’inconséquence est ainsi le renfort du scepticisme stérilisant. Elle en appesantit le détachement, propice aux tyrannies admises comme une fatalité parasitaire… « Tout peut se soutenir, excepté l’inconséquence », argumentait Mirabeau aux temps de foi des assemblées. Aujourd’hui, l’inconséquence est devenue un des mensonges conventionnels de la démocratie et le règne se soutient par l’inconséquence comme la religion par l’absurde. — L.


INCONSISTANCE n. f. Manque de stabilité, de solidité. En gastronomie, l’inconsistance d’un plat, celle d’une opinion en sociologie ou en politique. En physique, absence de liaison des molécules. L’inconsistance d’un bien, d’une affaire sont des facteurs de fragilité ou d’impuissance. Un ouvrage où fait défaut le fond, dont le plan se dérobe, un caractère mou, insuffisamment trempé, sont dits inconsistants. Aussi un manque de suite, de coordination dans les idées, marqué de faiblesse et d’incapacité et considéré en dehors de toute fourberie ou relâchement volontaire : l’inconsistance, par exemple, d’un parti, d’un gouvernement, d’une personnalité régnante. Un Charles VII, un Louis XVI, un Nicolas II, ont été des types royaux inconsistants. Sur les individus inconsistants, nous ne pouvons fonder l’espoir d’une activité avertie, ferme, cohérente, et nous perdons auprès d’eux nos efforts de propagande. L’inconsistance les retient ou les ramène à la masse et ils peuvent tout au plus constituer l’élément flottant et l’appoint aléatoire des partis. À leur point critique les révolutions ont eu plus d’une fois cependant la balance de leur succès commandée par ces forces amorphes. Et nulle sociologie ne peut se désintéresser de l’inconsistant, négliger les pesées soudaines et les réactions de ses marées spasmodiques.


INCORRUPTIBLE adj. (employé aussi substantivement), du latin incorruptibilis. Se dit des corps inaccessibles aux altérations des agents corrupteurs, internes ou extérieurs : le bois de cèdre est incorruptible. Mais le sens s’en étend aux hommes dont le caractère, la vie résistent aux influences qui tendent à les écarter de leur ligne et à annihiler leurs vertus. Les institutions mêmes, les œuvres qui ne se laissent entamer par les assauts du temps peuvent ainsi, et quoique relativement, être regardées comme incorruptibles. À plus forte raison certaines présences qui, dans l’univers, semblent affranchies du transitoire. Diderot nous entretient de « l’incorruptibilité de la loi naturelle », « De l’immutabilité de la lumière naît son incorruptibilité », dit le P. Ventura.

L’absence d’ambition est, dans la société humaine, le premier gage d’incorruptibilité. Des êtres d’exception opposent, naturellement, un roc rebelle aux forces malignes en quête de désagrégation. Mais la raison est, au-dessus de l’accidentel, le refuge vaste et sans surprise où l’individualité se rit des solliciteuses aux présents frelatés qui font sonner de si pauvres appels à la relâche et à la discontinuité… Des passions exigeantes, des besoins étendus, l’esprit de domination sont les chemins familiers de la corruption. Sur le plan politique sont, parmi les personnages directeurs, de plus en plus rares l’ascétisme du sacrifice ou la simplicité du don. Petit est le nombre de ceux qui, au pavois des partis modernes, sont, de par la trempe de leur caractère ou la sérénité de leur attachement doctrinal, à l’abri des séductions destructrices. Un Blanqui, un Lénine, longtemps un Guesde, ont offert aux matérialités l’impénétrable limpidité d’une vie simple, ardente, pour qui la conviction fanatique est l’essentiel aliment. Des hommes en qui le peuple voit des apôtres et des saints pour l’analogie de leur abnégation avec celle des grands religieux du passé ( « Rappelons des chrétiens le culte incorruptible », disait Voltaire), peuvent impunément baigner dans les courants corrupteurs sans qu’en souffre la rectitude d’une volonté dressée vers l’idéal. Mais qui accepte de porter son activité sur le terrain où sévit de nos jours ; en fléau, l’achat des consciences — j’ai nommé la politique — y fait par avance le sacrifice du renom le mieux mérité d’incorruptibilité. Politicien est devenu synonyme de discoureur vénal, d’intrigant sans scrupule. Dans la mare aux mandats les réussites s’assurent à la faveur de la corruption, et les pots-de-vin sont, ensuite, la monnaie convenue des complaisances servies, à lois ouvertes et à secrets offices, à une astucieuse ploutocratie d’affaires. La première de nos Républiques elle-même, enfance enthousiaste de notre vie politique, a connu les fléchissements avant-coureurs. Un Mirabeau, un Danton ont été des énergies circonvenues à la faveur de leurs appétits ou de leurs mœurs. À côté d’eux, un Robespierre — selon certains : idéaliste aux besoins matériels effacés, pour d’autres : hypocrite tenacement drapé dans la moralité, car telle est, à un siècle d’éloignement, la sûreté de l’histoire — s’auréola de l’épithète d’Incorruptible… — L.


INCRÉDULITÉ n. f. (du latin incredulitas). L’incrédulité c’est le manque de croyance, la répugnance à admettre ce qui n’est pas prouvé, c’est en réalité un synonyme de scepticisme, théorie du doute de tout ce qui n’est pas évident. C’est donc tout le contraire de la crédulité, de la superstition.

Les anarchistes peuvent affirmer que l’incrédulité est la tendance de l’esprit qui a fait faire le plus de progrès moral, scientifique, intellectuel, au monde. C’est ce que nous allons chercher à démontrer.

Les peuples qui ne sont pas encore sortis de l’état rudimentaire croient qu’ils sont entourés d’esprits qui les menacent, qui leur infligent des maladies, qui doivent être propitiés pour qu’ils ne détruisent pas les êtres humains. Les hommes tremblent devant l’inconnu, ils ne cherchent pas à se débarrasser de cette peur instinctive, abjecte. On voit même actuellement, en France, des personnes qui ne voudraient pas s’asseoir à une table où il y aurait 12 autres convives, et cela parce que, dit-on, il y avait 13 personnes au dernier souper de Jésus, être mythique qui n’a jamais eu de dernier souper. D’autres ne voudraient pas partir pour un voyage ou commencer une entreprise un vendredi, parce que ce même personnage mythique aurait été mis à mort un vendredi ; tandis que si ces personnes crédules étaient chrétiennes, elles devraient se réjouir de la crucifixion de ce sauveur qui resta 6 heures sur la croix (on parle de 3 jours, ce qui est absolument contraire aux récits des évangiles). Les hommes qui ne sont pas affranchis des croyances religieuses, croient aux mascottes, aux porte-bonheurs, au trèfle à cinq feuilles, etc. ; d’autres craignent de passer sous une échelle, d’entrer dans une chambre où il y a trois lumières, de laisser tomber un parapluie ou une canne, ou se figurent qu’un miroir brisé est une sûre prédiction d’un long malheur, etc. Les esprits timorés vivent dans une crainte constante, et pourtant ne font rien pour effacer de leur cerveau ces croyances surannées. Chez les catholiques romains, le, signe de croix, le rosaire répété à satiété, les prières ineptes, les litanies stupides occupent les mains ou les lèvres, et les croyants ne font rien pour améliorer leurs connaissances ou leur état social. La crédulité est donc funeste au progrès.

« Les masses, dit Félix Sortiaux (Foi et Science au Moyen-âge), ont accepté les croyances sans les discuter, sans chercher à leur trouver un sens ». Tandis qu’un petit nombre d’esprit plus ou moins indifférents aux disputes religieuses ont retrouvé et perpétué la tradition scientifique de l’antiquité et ont fait éclore les premiers germes de la science moderne.

Le christianisme, avec ses doctrines plus ou moins absurdes, n’a pas été embrassé au midi par enthousiasme religieux, la mythologie grecque étant beaucoup plus poétique, plus vivante aux yeux des peuples d’alors que la mythologie chrétienne avec ses demi-dieux ou saints innombrables, son ascétisme anti-humain, sa haine des plaisirs sains, ses anachorètes, etc. Le christianisme a été imposé vers l’année 337 par Constantin en Grèce, par Vladimir en Ukraine, avec une violence épouvantable. Clovis et Pépin le Bref, en Gaule, ont versé des torrents de sang pour supprimer les religions auxquelles ils avaient appartenu, mais si le christianisme était adopté dans la vie extérieure, les croyances païennes persistaient et persistent encore. Les anciens dieux étaient devenus des démons, des êtres malfaisants ou des fées, qu’il faut invoquer. Les couriganes, les anciens dieux, sont encore révérés en Bretagne et ailleurs. Les statues d’anciens dieux protecteurs ont été affublées de noms de saints. Les cérémonies antiques ont été transférées au christianisme : le baptême, les autels, les encensoirs, les images, les processions, le carnaval, sont de faibles imitations des cultes de l’antiquité. Il en est de même des rogations, etc. J’ai vu dans le Valais, en Suisse, de longues processions parcourant les prairies et les alpages en criant à haute voix : « Donnez-nous de l’eau ! » Leur Dieu était sourd, car il fallait hurler ces paroles pour qu’elles montassent au ciel. Les Valaisans auraient mieux fait de creuser des canaux (comme il y en a déjà dans certaines vallées) pour amener l’eau des torrents et des glaciers. Dans quelques endroits où la superstition a presque disparu, on voit les progrès matériels, car les hommes ne s’occupent plus guère de prières et de rogations. Dans les pays protestants, presque partout plus prospères, plus progressifs, plus riches, la crédulité a bien diminué ; on ne voit plus guère d’hommes dans les temples, et ceux qu’on y voit n’y vont qu’à contrecœur, parce qu’ils auraient peur de perdre leur clientèle si on ne les voyait pas le dimanche parmi les fidèles. Chez les femmes, l’incrédulité ne se répand guère ; de tous les temps les femmes ont été les dernières à abandonner les anciennes croyances. On les voit aller consulter des devineresses, des tireuses de cartes, s’adresser à des rebouteurs plutôt qu’à des médecins, etc. Elles sont fières de se proclamer chrétiennes.

Qu’est-ce donc que le christianisme ? C’est un système de doctrines empruntées à l’Ancien Testament et au Nouveau, où ont été incorporées une infinité de superstitions, de cérémonies, prises à d’autres cultes.

Ce christianisme, si profitable aux prêtres, a su s’infiltrer dans les mœurs et devenir un tout puissant moyen de domination et d’exploitation. Cette religion a versé plus de sang que les anciens cultes, elle a abruti des peuples pendant des siècles. Elle fait encore croire aux miracles les plus idiots, comme ceux de Lourdes, où l’adultère Mme Paillasson a joué le rôle de l’Immaculée-Conception aux yeux d’une petite déséquilibrée, Bernadette. Elle envoie encore des superstitieux venus de tous les pays catholiques pour boire une eau contaminée qui répand les maladies un peu partout. Ici la crédulité est nettement nuisible à la santé physique et morale, mais elle rapporte tant d’argent que les gouvernements, même radicaux-socialistes, n’osent pas empêcher ni même contredire cette exploitation inepte de la bêtise humaine.

Mais les catholiques n’ont pas été les seuls à tyranniser au nom de la religion. Les protestants ont été aussi cruels en Irlande que Louis XIV dans les Cévennes.

Au xviie siècle, les Quakers anglais, qui n’admettent pas de prêtres, pas de guerres, étaient fouettés et emprisonnés en Angleterre, parce qu’ils différaient de la croyance générale. En Amérique, ces mêmes Quakers, apôtres de la paix, étaient persécutés par les Puritains qui avaient fui l’Angleterre afin de pouvoir adorer leur Dieu à leur guise. Ces Puritains brûlaient des sorcières. En Suisse même on a brûlé des sorciers jusqu’à la fin du xviiie siècle, ce sont les idées semées par les sceptiques français qui ont mis fin à ces atrocités.

Le célèbre savant anglais Huxley a écrit : « La croyance à la possession par l’esprit mauvais, à la sorcellerie, a amené aux xve, suédoise et xviie siècle la persécution, par les chrétiens, d’innocents hommes, femmes et enfants, persécutions, tortures plus générales, plus cruelles, plus meurtrières que ne furent les persécutions des chrétiens par les païens durant les premiers siècles du christianisme. »

Il ne faut pas oublier que les persécutions exercées par les Romains avaient leur origine dans la politique, les chrétiens refusant de reconnaître le gouvernement romain ; ils attendaient le retour immédiat du Messie, qui devait les sauver tous en détruisant l’empire romain.

Huxley ajoute : « Nous sommes tous, depuis notre enfance, abrutis par des histoires de diables, de sorcellerie, dans l’Ancien et le Nouveau Testament. Pour la plupart d’entre nous on ne nous enseigne rien qui puisse nous aider à observer exactement et à interpréter nos observations avec le soin nécessaire. »

Le décret de Jacques Ier d’Angleterre condamnait à mort toutes personnes invoquant les esprits malins, les consultant, les employant, etc., en général pratiquant les arts infernaux. Les inventeurs du téléphone, de la lumière électrique, des chemins de fer, de la navigation aérienne, de la T.S.F., les découvreurs des rayons Hertz et des rayons X auraient subi le martyre il y a 280 ans.

« Nous pouvons déclarer, dit Bradlaugh, que l’incrédulité a guéri les pieds ensanglantés de la science et qu’elle a ouvert la route pour la marche en avant ».

Pendant des siècles les exorcismes, le fouet, les chaînes ont été les châtiments plutôt que les remèdes des maladies mentales. C’est l’incrédule Pinel qui a fait connaître les atroces traitements infligés aux malades d’alors. Les églises ne faisaient rien pour les guérisons scientifiques. Pour les croyants, les maladies étaient infligées par Dieu, et l’on se gardait bien d’appeler le médecin. Encore de nos jours les partisans de la doctrine stupide nommée « Christian Science » croient que la prière et la foi suffisent pour guérir tous les maux. Des sectaires appelés Peculiar People (drôles de gens) sont souvent emprisonnés parce qu’ils laissent mourir leurs proches, enfants ou parents, sans faire venir un médecin. Triste effet de la crédulité.

L’étude des lois de l’hygiène, l’antisepsie et l’application de la science médicale ont fait plus pour la santé du peuple que toutes les prières ; elles ont fait presque disparaître la peste et les grandes épidémies. La grippe infectieuse est venue de l’Espagne, elle s’est répandue en Suisse dans le Valais catholique par les soldats qui apportaient les germes de la maladie. Les prières n’ont rien fait pour sauver les malades. La crédulité répandait les bactéries, comme on l’a vu dans beaucoup d’endroits où les autorités ont fait fermer les églises, lieux de contamination, mais les croyants allaient assister dehors à la messe et y attrapaient la grippe, comme on l’a vu même à New-York, où les autorités avaient interdit les services religieux ; et des milliers de pauvres fous allaient invoquer une relique de sainte Anne. Là encore l’incrédulité aurait été utile.

On se rappelle la récente histoire des mauvais infligés au curé de Bombon par des superstitieux qui l’accusaient de jeter des sorts. Cette croyance aux mauvais sorts cause assez fréquemment des assassinats, des incendies de maisons habitées par de pauvres femmes accusées d’être sorcières, etc. Partout la crédulité fait du mal.

Les prêtres sont toujours du côté des persécuteurs chrétiens.

Le grand historien anglais Buckle, auteur de l’Histoire de la Civilisation en Angleterre, a écrit : « Tant que les hommes attribuent le mouvement des comètes au doigt de Dieu, tant qu’ils croient que les éclipses sont un des moyens par lesquels la divinité exprime son courroux, ils ne seront jamais coupables de la présomption blasphématoire, de chercher à prédire de telles apparitions surnaturelles. Avant de pouvoir étudier les causes de ces phénomènes mystérieux, il fallait croire ou du moins supposer que ces phénomènes eux-mêmes pouvaient être expliqués par l’esprit humain. »

De même qu’en astronomie, en géologie le progrès n’est venu qu’à mesure que les théories chrétiennes ont été rejetées. En ethnologie, en anthropologie, il a fallu que l’incrédulité détruisît la croyance au récit de la genèse pour que ces sciences pussent se développer. Il y a encore de nombreuses personnes qui croient à la création du monde il y a quatre mille ans, alors que la science a prouvé que la terre existait déjà il y a des centaines de milliards d’années. Aux États-Unis, il y a des États qui interdisent l’enseignement de la théorie de l’évolution, du Darwinisme, comme on l’appelle à tort.

Le christianisme a persécuté les Juifs jusqu’à la Révolution française en France, jusqu’en 1830 en Angleterre, on les persécute même à présent en Pologne, en Hongrie, en Ukraine, etc. : triste effet de la crédulité. On massacrait, on expulsait de pauvres innocents parce qu’on croyait que leurs ancêtres avaient fait mourir un dieu, ou plutôt un fils de Dieu, qui n’a jamais existé ! Les Juifs eux-mêmes se persécutaient mutuellement parce que d’autres Juifs avaient d’autres idées religieuses.

Les Mahométans massacrent les Hindous qui massacrent à leur tour les Musulmans quand ils le peuvent.

En Angleterre, on condamne encore à la prison pour blasphème. On prétend encore que c’est le christianisme qui a aboli l’esclavage, mensonge évident par lequel les prêtres jettent de la poudre aux yeux des croyants. Il y a quelques mois, l’évêque de Fuharry, en Suisse, est venu à Lausanne faire une conférence où il prétend qu’un des grands services du catholicisme a été l’abolition de l’esclavage. Or les prêtres chrétiens, catholiques ou protestants, en se fondant sur la Bible, ont toujours été d’ardents adversaires de l’abolition. Ce sont les incrédules qui ont assuré ce grand progrès.

C’est le roi chrétien d’Espagne, Charles-Quint, et un moine, qui ont commencé la traite des nègres. Il y a cent ans encore, les très croyants armateurs de Bristol et de Liverpool s’enrichissaient en vendant des esclaves.

L’athée Condorcet, avant la Révolution, avait noblement attaqué l’esclavage, alors que les planteurs français faisaient travailler leurs esclaves à coups de fouets. C’est la proclamation des Droits de l’Homme qui a fait abolir l’esclavage dans les colonies françaises, esclavage rétabli par Napoléon et supprimé définitivement grâce aux efforts d’athées comme Scholleher. Il a donc fallu des incrédules pour mettre fin à une des plus grandes iniquités dont les croyants furent toujours des défenseurs acharnés.

Pour terminer, voyons ce qu’un homme intelligent doit faire. Il doit commencer par faire table rase, selon l’expression de Descartes, de toutes les idées préconçues dont l’éducation, l’influence des milieux, surtout des familles, ont bourré le cerveau. Il ne faut croire à rien qu’on n’ait d’avance observé soigneusement, ne conclure qu’après avoir vu le pour et le contre, par l’analyse et la synthèse. On s’élèvera peu à peu à une croyance solide, en dehors de toute foi religieuse, de toute superstition atavique.

L’homme incrédule n’adoptera pas les doctrines politiques hasardées, les programmes des beaux parleurs qui veulent profiter de l’assiette au beurre, il n’élira pas des représentants qui se moquent bien de leurs promesses. L’incrédule restera lui, il sera un vrai anarchiste. — G. Brocher.


INDÉFINI adj., accidentellement subs. (du latin indefinitus). Qui n’est pas délimité, soit dans l’absolu, soit au regard de nos connaissances. L’humanité nous paraît susceptible d’un développement indéfini, mais ce progrès n’est pas nécessairement conditionné par l’infini divin. En philosophie, l’indéfini désigne l’indéterminé, non l’infini. « Il s’oppose à défini, comme infini à fini. Il signifie ce qui n’a pas de limites que notre esprit conçoive, mais qui peut en avoir dans la réalité. L’idée d’indéfini exprime une expérience possible, celle d’infini traduit une idée posée a priori » (Larousse). Une idée qui manque de définition est dite indéfinie. Le terme indéfini désigne en logique la proposition qui convient au général non au particulier. En grammaire, il exprime une idée vague qu’on n’applique point à un objet précis, à une époque déterminée : article, adjectif, nom, sens, sujet, passé indéfinis. L’infinitif, le participe, modes sans personnes, sont des modes indéfinis. En chimie, les combinaisons indéfinies sont celles qui se font en toutes proportions.


INDÉPENDANCE n. f. « C’est, dit Littré, l’absence de dépendance » (Voir ce mot). Est indépendant qui ne dépend de personne.

L’individu ne peut être indépendant que lorsqu’il trouve en lui-même, soit d’instinct, soit par l’observation et la réflexion, les mobiles de ses actes, et lorsque sa propre industrie lui fournit les moyens de se passer du concours des autres ou, tout au moins, de n’y recourir que dans la mesure des rapports indispensables. L’individu indépendant se refuse à toute sujétion volontaire et défend avec opiniâtreté sa liberté individuelle (voir ce mot). Il n’admet avec les autres que des relations harmonieuses où la personnalité de chacun est respectée ; sinon, il les repousse. L’indépendance n’est, le plus souvent, que dans la solitude. « L’homme le plus fort est celui qui est le plus seul », a dit Ibsen. Cet homme est le plus fort parce qu’il trouve ses forces en lui-même et a moins besoin des autres. Il est, pour la même raison, le plus libre et le plus indépendant.

C’est par l’esprit que l’homme est indépendant plus que par sa situation sociale. On peut tourner la meule sous le fouet et demeurer le plus libre des hommes parce qu’on porte en soi une force d’âme qu’aucune coercition ne vaincra. On peut être un grand seigneur et le plus vil des esclaves, parce qu’on n’est qu’un courtisan n’attendant rien que du prince. Blanqui, qui passa quarante ans de sa vie en prison, fut le plus libre des hommes ; il était plus indépendant que les gens au pouvoir et que les valets qui l’emprisonnaient.

C’est une erreur profonde, une grossière tromperie, de dire : « La fortune seule donne l’indépendance ». Cette formule est bien représentative de l’esprit « bourgeois » ; elle est l’exact reflet de ceux qui rapportent tout à l’argent, qui n’attendent rien que de lui et qui ajoutent non moins faussement : « Sans argent, point de bonheur ! » Combien il serait plus exact de dire : « Grâce à l’argent, tous les esclavages et tous les malheurs », la possession de l’argent étant de toutes les monstruosités sociales la plus fatale au bon équilibre des rapports entre les hommes !… La fortune traîne après elle tout un cortège de basses passions et de vilenies. Intrigants, solliciteurs, flagorneurs, parasites de toutes les espèces s’accrochent à elle comme les poux aux crinières sales pour importuner ceux qui la possèdent. Ceux-ci, d’ailleurs, ne trouvent là que ce qu’ils ont cherché. Ils espéraient sans doute que le cortège serait plus brillant ; mauvais psychologues, ils n’ont pas compris que la fortune est comme la plus belle fille du monde et ne peut donner que ce qu’elle a, souvent bien peu de choses.

Plutôt que de donner l’indépendance et le bonheur, la fortune les supprime. Elle crée des sujétions de plus en plus tyranniques, d’abord pour l’acquérir, ensuite pour la conserver et l’augmenter. Elle ne peut donner l’indépendance à qui ne la porte pas en lui. Si l’homme fortuné échappe aux soucis matériels, il est parfois dans une dépendance plus lamentable par son hérédité, son éducation, son milieu. Il y a quelque chose de vrai dans cette opinion de M. Paul Bourget que « la souffrance des riches dépasse en intensité celle des pauvres ». Leur souffrance est aggravée de la déception qu’ils éprouvent en constatant que le bonheur ne s’achète pas plus que la santé, l’amour et l’amitié. Une telle souffrance n’est pas précisément signe d’indépendance. S’il échappe au joug du salariat, l’homme riche est l’esclave de la complexité de ses passions. Il n’y a qu’à lire tous les jours les faits-divers des journaux, racontant les turpitudes où la fortune plonge tant de ceux qui la possèdent, pour voir tout ce qu’il y a de faux dans la prétendue indépendance qu’elle leur procure.

Évidemment, dans une société où tous les rapports sont basés sur la puissance de l’argent — une autre est possible, heureusement ! — la fortune est une garantie d’indépendance matérielle ; mais quelles longues et basses servitudes, négatrices de toute indépendance, n’exige-t-elle pas pour l’acquérir ? Seul, le « gros lot » qui échoit par un hasard quelconque, est susceptible de créer une indépendance enviable s’il favorise un homme intelligent, actif, scrupuleux, à qui il donne le moyen de s’occuper suivant ses goûts. Mais pour un de ces hommes intelligents, combien de sots, d’orgueilleux, de malfaiteurs et de maniaques plus ou moins dangereux pour qui la fortune n’est que le moyen de satisfaire de folles ambitions, d’assouvir de malpropres passions, et dont l’indépendance ne se manifeste que dans une licence vile et déshonorante ! Et encore, si pure que soit l’origine et si bon que soit l’usage de la fortune, elle établit toujours, entre celui qui la possède et le désordre social, une solidarité compromettante pour un homme véritablement indépendant.

Certes, nous n’avons pas à repousser la fortune si elle se présente. Comme le chantait Béranger :

    « La richesse, que des frondeurs
    Dédaignent, et pour cause,
    Quand elle vient sans les grandeurs,
    Est bonne à quelque chose. »

Mais ce n’est pas parce qu’elle nous échoira qu’elle sera bonne ; elle ne vaudra que par l’usage que nous en ferons et elle ne nous apportera une véritable indépendance que tout autant qu’elle ne nous mettra pas sous le pouvoir de la sottise dont elle s’accompagne le plus souvent.

La vérité est du côté de Bossuet disant :« Il n’y rien de plus libre et de plus indépendant qu’un homme qui sait vivre de peu ». Doctrine d’humiliation, de résignation ricanent certains. — Non, doctrine de sagesse qui, si Bossuet l’avait suivie, n’aurait pas fait de lui un des plus bas flagorneurs de Louis XIV. Doctrine qui fit un Diogène indépendant d’un Alexandre, lui permettant, dans son dénuement, de mépriser l’orgueilleux despote qui venait mendier son admiration et, à qui il ne demanda que de se lever de son soleil. Ce jour-là, moins que jamais, Diogène ne trouva l’homme qu’il cherchait.

La fortune ne peut échoir qu’à un certain nombre de privilégiés, profiteurs de l’exploitation humaine. Il ne peut y avoir des riches que parce qu’il y a des pauvres sur lesquels ils exercent leur violence. L’indépendance que procure la fortune a pour corollaire la dépendance de ceux qui la produisent. Et voilà tout ce que des économistes bourgeois, qui prétendent former l’élite des hommes, viennent nous proposer comme le seul moyen d’indépendance !…

Pour le groupe humain, l’indépendance est dans la liberté d’association des individus suivant leurs besoins communs et les possibilités de satisfaire ces besoins, tant matériels qu’intellectuels et moraux. Là encore, l’état de violence et d’iniquité, le droit du plus fort et les exigences de la sottise se sont imposés. La guerre a placé des groupes sous la dépendance d’autres groupes comme la loi du groupe s’est imposée à l’individu. Peu à peu s’est établie pour les groupes une indépendance factice, conventionnelle, appelée « nationale ». L’indépendance propre à chaque groupe a été absorbée comme celle de l’individu par l’agglomération successive dans la famille, le village, la région, le pays, au point de se confondre aujourd’hui dans celle des populations des grands États.

Les peuples ont souvent lutté pour leur indépendance, surtout au début de leur existence. Ils n’ont réussi qu’à changer les formes de leur dépendance. Plus ou moins brutalement, les plus forts ont absorbé les plus faibles et il en continue toujours ainsi. Les principes du droit international ne disent-ils pas qu’il y a des États souverains, d’autres mi-souverains, et d’autres que « les intérêts de communauté internationale » permettent de tenir complètement en tutelle ? Avec de tels principes on justifie toutes les violences. La raison des plus forts continue à être la meilleure, et ce ne sont pas les hypocrites assemblées des rhéteurs réunis dans ce qu’on appelle la « Société des Nations » qui y changeront quelque chose. On l’a vu à la façon dont l’indépendance des petites nationalités a été respectée à la suite de la Guerre du Droit et de la Civilisation ; on le voit au Maroc, en Syrie, au Nicaragua, en Chine et ailleurs.

Seuls des hommes indépendants pourront former des peuples indépendants, quand la violence n’imposera plus des groupements arbitraires, quand les individus s’associeront suivant leurs besoins, leurs affinités, en dehors de toute dépendance qui n’aura pas été librement acceptée. Alors, il n’y aura plus de patries jalouses et sanguinaires, enfermées dans des frontières, et on pourra voir une immense Fédération où chacun sera indépendant dans l’indépendance de tous. — Édouard Rothen.


INDEX n. m. (m. lat. signifiant : indicateur ; de in : vers, et dicere : dire). Doigt le plus proche du pouce, appelé aussi : indicateur. Table alphabétique des matières d’un livre. Catalogue de livres dont l’autorité pontificale défend la lecture (Index librorum prohibitorum). C’est une liste officielle des ouvrages prohibés par l’Église catholique, publiée régulièrement à Rome. Elle est établie par la « Congrégation de l’Index », composée de cardinaux assistés de « consulteurs ». Pour les ouvrages mis à « l’index expurgatoire », la prohibition est retirée après correction. De nombreuses et sévères censures étaient prononcées autrefois contre ceux qui enfreignaient les lois de l’Index. Le pape Pie IX les a réduites à deux : une excommunication générale contre tous ceux qui traitaient les choses sacrées sans l’approbation de l’évêque du diocèse, et une excommunication spécialement réservée au souverain pontife contre les lecteurs de livres prohibés.

Le fonctionnement de l’Index s’explique parfaitement par la nécessité constante de défendre le Dogme contre le libre-examen. Mais en notre époque, le journal et le livre sont devenus d’une circulation si aisée que nulle interdiction ne peut empêcher l’examen des bases de la religion. Déjà l’incroyance a atteint toutes les classes de la société, et même dans le monde catholique, on passe outre aux lois de l’Index.


INDIGENCE n. f. (du latin indigentia). Manque des choses indispensables à la vie. La personne qui manque souvent des premiers biens est qualifiée d’indigente. L’indigence est donc le contraire de l’opulence. C’est par rapport aux riches qui jouissent non seulement du nécessaire, mais encore du superflu, que l’indigence est regrettable socialement. Indigence est synonyme de misère, de dénuement. C’est malheureusement le lot (trouvé dans le berceau) d’un nombre important de personnes, contraintes à souffrir dans la pauvreté, si bonne soit leur intention de sortir de cette situation par le travail. L’organisation sociale dans laquelle les déshérités sont obligés de se mouvoir, est créatrice d’indigence. Il ne suffit pas, dans la société actuelle, aux pauvres gens de vouloir travailler pour pouvoir le faire ; de même qu’il ne suffit pas de travailler pour recevoir l’intégralité du produit de son travail. Le travail engendre bien toutes les richesses, mais il n’attribue pas, du fait de l’organisation de la propriété et d’une mauvaise éducation, la propriété des produits du travail à qui les a créés. Dans une société rationnelle l’indigence ne saurait exister.

Au figuré, on considère comme indigente la personne dont l’esprit manque de lucidité. — E. S.


INDIGÈNE adj. (du latin indigena ; de indi ou endu, à l’intérieur, dans le pays ; et de gena, né ; de l’inusité geno, j’engendre, qui se rapporte à la racine sanscrite gan, engendrer, produire). Qui est originaire du pays, de la contrée ; qui lui est exclusivement propre. Plante indigène ; production indigène. Subst., personne originaire du pays : « Les indigènes de l’Amérique ».

Les migrations périodiques des peuples nomades ; les migrations accidentelles de populations fuyant devant la famine ou les cataclysmes naturels ; les guerres de toute sorte ; les colonisations ; le commerce, etc., ont sans cesse créé des échanges de populations, des mélanges de races, aussi est-il à peu près impossible à l’heure actuelle, de déterminer scientifiquement le degré réel d’indigénat d’un individu.

L’indigène est donc chose tout à fait relative. On entend bien qu’un Français est indigène de France, un Espagnol d’Espagne, un Algérien d’Algérie, etc., mais cela ne correspond à la réalité que conventionnellement, administrativement. Envahie par vingt peuplades qui ont séjourné plus ou moins longtemps sur son sol, s’y sont même fixées, la France, par exemple, ne saurait prétendre que ses habitants sont des indigènes. Pas plus que l’Espagne d’ailleurs, que les Juifs et les Arabes ont habité plusieurs siècles ; ou que les États-Unis d’Amérique, presque entièrement peuplés d’émigrants des cinq parties du monde.

Mais les États entretiennent soigneusement les préjugés relatifs au patriotisme, dont la base est l’indigénat. Il nous faut dénoncer sans relâche, le mensonge de l’unité native des peuples, des races, afin qu’il n’y ait plus sur terre que des indigènes du monde. — A. Lapeyre.


INDISCIPLINE n. f. (du latin indisciplina). Est le manque de discipline. La signification de ces deux mots a été profondément modifiée pour arriver à celle qu’on lui donne communément aujourd’hui. Ils viennent du latin : disciplina et indisciplina, produits par discere qui voulait dire : apprendre, et se rapportait à l’instruction.

Le véritable sens de discipline est : « instruction qui se transmet » (Bescherelle). C’est l’enseignement, l’éducation, l’étude, ce qui forme la connaissance, donne à l’activité humaine une direction intelligente, éclairée. Le manque de discipline, ou indiscipline, est l’ignorance, l’obéissance aux préjugés, la marche aveugle à travers les chausse-trapes de la sottise. On lit dans Oresme : « Et aussi le gieu du bien discipliné (instruit) diffère du gieu de celui qui est indiscipliné ». Le disciple était celui qui suivait la direction, la discipline, de celui qui l’avait instruit ou de l’enseignement qu’il avait reçu.

Tout cela s’est modifié et fait que tout le monde ne parle plus la même langue en matière de discipline et de son contraire l’indiscipline. Peu à peu le disciple devint celui qui se plaça sous l’autorité d’un maître ou d’un enseignement sans jamais les avoir connus. C’est ainsi qu’on a vu tant de disciples dénaturer et ridiculiser, en prétendant les défendre, des idées et des hommes qu’ils n’avaient jamais compris. L’ignorance du disciple incita le maître à pontifier et à se montrer de plus en plus tyrannique. La discipline, perdant son caractère d’enseignement, devint la règle, la loi qui exige l’obéissance passive.

C’est au christianisme que l’on doit cette transformation. Les disciples du Christ, jusqu’à saint Paul qui établit la doctrine de l’Église, furent des ignorants admirant et suivant leur Maître de confiance. L’Église, en formulant des dogmes de plus en plus impénétrables à l’esprit humain, créa cette discipline de la foi qui consiste à croire d’autant plus fortement qu’on comprend moins ce qu’on croit, et qui aboutit à l’obéissance perinde ac cadaver des jésuites. La discipline, direction intelligente d’après la connaissance, devenait la discipline, soumission aveugle dans un renoncement de l’intelligence qui allait jusqu’à la mort. La même discipline s’établit pour le guerrier avec la formation des armées permanentes. Elle fut le corollaire de la discipline religieuse. L’homme qui, comme chrétien, devait obéir aveuglément en toutes circonstances, ne pouvait qu’obéir aussi à la guerre où, si souvent la religion menait la danse ; et il ne pouvait qu’obéir aussi de la même façon aux lois civiles établies par un pouvoir émanant de la puissance divine. De là cette discipline érigée en commandement formel, sans réplique, et la soumission totale avec l’obéissance sans discussion. De là aussi, la réaction inévitable, l’antidote du poison : l’indiscipline devenant bonne contre une discipline devenue mauvaise.

La discipline, sous la forme de l’instruction, est nécessaire à l’homme. Il faut, pour que ces efforts ne soient pas inutiles, que son temps ne soit pas perdu, qu’il ait une méthode de travail et de vie. Il la trouve dans une discipline librement choisie et acceptée, qui ne s’applique pas seulement à sa vie privée mais aussi à ses rapports avec ses semblables. Cette discipline est, suivant les circonstances, d’ordre moral on d’ordre pratique ; elle envisage toutes les formes de la collaboration, de la coopération, de la solidarité sociale ; elle est l’adhésion à tout ce que l’homme raisonnable juge bon et accepte pour la conduite de sa vie et elle lui est d’autant plus nécessaire et favorable qu’elle lui permet d’avoir des relations plus harmonieuses avec les autres hommes. Aussi, comprend-on l’indiscipline quand cette discipline n’existe pas.

Non seulement l’indiscipline éclate inévitablement sous l’effet de la contrainte, mais elle est une nécessité vitale dans une société où la raison de l’individu, le libre choix de ses directions, sont de plus en plus annihilés par la discipline collective. L’indiscipline, c’est-à-dire la rébellion contre les contraintes qui ne respectent pas les droits de l’individu, est comme l’insurrection, lorsque le gouvernement viole les droits du peuple : « le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs » (Déclaration des Droits de l’Homme, de 1793, article 35). Il n’y a de discipline véritable que celle qui a été librement consentie. Celle qui s’impose par la violence, sans instruire, sans avoir fait appel à la discussion, à la critique, au choix, est la discipline de l’abrutissement. C’est la discipline sociale dans ses différentes formes : scolaire, militaire, religieuse, etc… Contre l’abrutissement, l’indiscipline de l’intelligence, l’insoumission de la volonté, sont les plus sacrés des devoirs.

Et ce n’est pas l’adhésion inconsciente des « majorités compactes », la passivité du « peuple souverain », qui peuvent légitimer devant la libre discipline de l’intelligence cet état d’abrutissement. Au contraire, là plus qu’en n’importe quelle circonstance : « la majorité a toujours tort » (Ibsen).

Il est heureusement, au-dessus des disciplines autoritaires et mortifères de la société à l’envers, des caractères, des sentiments et des forces indisciplinables. Ce sont celles qui entretiennent la vie dans les espaces aérés et lumineux de l’esprit, hors des catacombes où la discipline sociale enfouit les hommes. Ce sont elles qui portent le flambeau, qui suscitent la critique et la révolte, qui luttent pour la liberté, qui obligent les vieilles bourriques scolastiques à marcher malgré elles, qui arrachent leurs bandelettes aux momies de la tradition, de la forme et de la règle, qui démasquent l’imposture malfaisante et grimaçante, qui montrent l’odieux et le grotesque de cette chienlit carnavalesque attachée par le sang et par l’imbécillité au respect des saints principes de la discipline officielle. Prométhée est éternellement en état d’indiscipline contre les dieux, et ceux-ci mêmes en bénéficient. Ils seraient depuis longtemps ensevelis sous leurs propres cendres si le phénix de l’indiscipline ne s’envolait toujours plus vivant du bûcher où ils ne cessent de le brûler ; si la vie ne criait, toujours plus ardente, aux hommes indisciplinés : « En avant, par delà les tombeaux ! » (Gœthe). — Edouard Rothen.