Encyclopédie anarchiste/Mœurs - Moi
MŒURS n. f. pl. (latin mos, moris, habitudes, règles). Les mœurs se définissent comme des habitudes acceptées ou condamnées, du point de vue moral du bien et du mal. De là cette double désignation de bonnes ou de mauvaises mœurs, Si le bien et le mal correspondaient eux-mêmes à des critériums biologiques sûrs, on pourrait presque désigner les bonnes mœurs : des habitudes avantageuses ; et les mauvaises ; des habitudes nocives. Mais l’imagination humaine (surtout le mysticisme) a tellement perverti le sens naturel de la vie que les notions de bien et de mal elles-mêmes ne signifient plus rien et qu’il vaut mieux considérer les mœurs comme l’ensemble des habitudes concernant la vie d’un individu ou d’une collectivité. Ce sens plus précis, quoique plus général, peut alors s’appliquer à tout être vivant, possesseur d’un système nerveux, susceptible de construire des mécanismes de réflexes le déterminant à des comportements répétés appelés : habitudes (voir ce mot).
Le fait que les mœurs sont des habitudes devrait rendre prudent tout moraliste jugeant ou condamnant les mœurs des autres au nom des siennes, car les habitudes étant le résultat d’une infinité de circonstances et de causes, varient considérablement dans l’espace et dans le temps. Une science des mœurs paraît donc quelque peu difficile, car il n’y a connaissance réelle d’un phénomène qu’après un nombre suffisant d’expériences complètes, embrassant la totalité du phénomène et permettant d’en déduire le processus réellement invariable.
Il serait d’autre part extraordinaire que l’être vivant, produit par des phénomènes mécaniques, puisse échapper à un certain processus mécanique, engendrant les divergences et différenciations des mœurs éparses à travers le monde vivant. Cela ne veut point dire qu’il y a un plan vital et une finalité incluse dans chaque habitude. Bien au contraire. L’étude des mœurs nous montre une grande incohérence dans leur manifestation et leur rôle surajouté, parfois opposé même au bon fonctionnement biologique de l’individu. Il est donc intéressant d’étudier l’origine et l’évolution des mœurs et d’essayer d’en dégager un enseignement pour notre propre évolution.
Une pareille étude nécessiterait une encyclopédie pour elle seule, car elle comprend toutes les manifestations humaines. Une description chaotique et sans ordre des différentes habitudes des divers peuples de la terre, bien que très instructive au point de vue comparatif, n’amènerait aucune conclusion autre que la suivante : il y a des peuples comme ceci ou comme cela et nous, nous sommes autrement. Il est donc nécessaire de démontrer que les divergences correspondent à des faits objectifs et que leur connaissance peut nous aider dans notre effort constructif.
D’autre part chaque peuple vit dans des conditions matérielles différentes et en des lieux différents, variant avec les siècles et les transformations telluriques ; ce qui complique l’étude des conditions agissant dans l’espace et dans le temps. Nous ne pouvons, ici, qu’esquisser très rapidement, et sans souci de chronologie précise, les multiples transformations des mœurs à travers les grandes périodes, de l’histoire.
Une des raisons principales qui devrait nous faire admettre les habitudes comme la source initiale des grands mouvements sociaux, c’est que l’espèce humaine, issue des mammifères supérieurs, ne pouvait avoir, à ces lointaines époques, aucune des coutumes reconnues chez les peuples actuels, même les plus primitifs.
Quelles pouvaient être les mœurs de ces êtres ? c’est ce que nous ignorerons probablement toujours. Ces mœurs avaient certainement quelque chose d’instinctif et d’héréditaire, déterminé par les principaux besoins de l’organisme et les difficultés rencontrées pour les satisfaire. L’examen des découvertes préhistoriques ne donne point d’ailleurs des indications précises sur cette partie réellement intéressante de notre évolution. Pourtant des habitudes collectives ont dû se former dès ces débuts puisque on les observe chez de nombreuses espèces animales. Tout ce qu’on est obligé d’admettre c’est que l’homme n’a point inventé un langage, un art, une industrie et des croyances semblables à ceux des plus vieilles civilisations sans un nombre prodigieux d’efforts accumulés et transmis de générations en générations. Mais de cet état primitif, voisin de l’animalité, à la vie du clan australien quel écart formidable ! quelle évolution ! Ici on trouve tout un ensemble de croyances, de coutumes, tellement enracinées profondément, qu’on en ignore les origines et le sens utilitaire. La vie du clan australien est coordonnée par les croyances totémiques, répartissant un certain nombre d’hommes, formant une tribu, en deux phratries, lesquelles à leur tour comprennent un nombre irrégulier de clans, formés eux-mêmes d’un nombre variable d’individus. Le totem (voir totémisme) est une sorte d’emblème mystique et sacré, généralement un animal, parfois un végétal ou tout autre chose, considéré comme l’ancêtre mythique de la tribu. Chaque clan et chaque individu a également son totem et il existe aussi des totems sexuels. Les rapports sexuels sont assez variés. Le mariage peut y être individuel mais exogamique, c’est-à-dire que l’union sexuelle est interdite entre membre d’un même clan ; elle n’est possible qu’avec ceux d’un clan voisin. Le mariage peut également avoir lieu par groupe, c’est-à-dire que tous les hommes d’un clan sont, de droit, les maris de toutes les femmes d’un autre clan, et réciproquement. Mais des coutumes variables, réglées par les anciens donnent une certaine instabilité à ces mœurs et selon les circonstances, l’homme tout en ayant sa femme habituelle, peut encore avoir plusieurs femmes de l’autre clan, ce qui est une combinaison des deux mariages. Inversement il arrive que plusieurs hommes ont une femme commune et des règles de préséance assurent les devoirs conjugaux, avantagés en faveur des aînés. Enfin de nombreuses fêtes, accompagnées de scènes érotiques, libèrent momentanément les êtres de ces conventions et permettent tous les accouplements. Le rapt de la femme avant la consécration du mariage, est une coutume brutale qui consiste en une fuite de la jeune fille, sa poursuite et une agression plutôt violente par le futur mari qui peut alors en prendre possession. Il arrive encore qu’en certains pactes d’alliance entre hommes, ceux-ci échangent leurs femmes qui deviennent communes à chaque groupe. Chose singulière, en diverses tribus, les jeunes filles nubiles sont déflorées, avant leur mariage, par les hommes même de leur clan qui ne pourront plus les approcher plus tard. (Voir mariage, mère, sexe, morale sexuelle, etc.).
La vie économique est assez primitive car l’Australien, uniquement chasseur, chasse par bande sur les territoires réservés à chaque tribu. Le sens de la propriété y est assez large, il y a des choses collectives comme le territoire et le gibier tué communément ; il y a la lutte appartenant à un groupe plus limité ; enfin les armes et autres produits ou objets personnels sont propriété individuelle. Les croyances sont essentiellement basées sur l’existence des esprits, génies et autres êtres imaginaires mêlés à la plupart des actes de leur vie. Pour eux rien ne se produit naturellement. Tout y est soumis au pouvoir des esprits et des sorciers et les morts sont plus redoutés que les vivants. Cette mentalité jointe à une responsabilité et une solidarité collective rigide rend responsable chaque clan des agissements de chacun de ses membres.
À un stade supérieur nous trouvons la société organisée selon la famille maternelle ou utérine et cela en des régions très diverses : Afrique, Amérique, Océanie. (Il en est d’ailleurs de même de la vie tribale des clans totémiques.) La vie sédentaire, pastorale et culturale crée une certaine fixité et le village commence à apparaître avec toute son organisation. L’habitation vraiment familiale (Longue-Maison) est composée d’un assemblage de cases, parfois de huttes agglutinées les unes aux autres, à l’intérieur desquelles vivent tous les membres d’une même famille alliés par les femmes. C’est encore le régime de la tribu, de la phratrie et du clan mais beaucoup plus vaste et plus régional, dont les grandes assemblées sont régies par trois chefs formant un conseil élu par les chefs de tribu. Le mariage est également exogamique, mais ici le mari n’habite pas avec sa femme ; il reste dans le clan de sa mère et ne visite son épouse qu’à l’heure des repas ou le soir. Ses enfants appartiennent donc au clan de la mère ; c’est le frère de celle-ci qui en est le plus proche allié mâle et qui leur sert de père et de tuteur. De son côté le mari, s’il a une sœur, remplit les mêmes offices envers ses enfants. L’administration de la Grande-Maison est confié par voie d’élection au chef-de-feu, qui représente la famille dans les conseils politiques ; et à la matrone, également élue, qui l’assiste dans ses fonctions. C’est elle qui a la haute direction des affaires intérieures et un réel communisme règne, paraît-il, dans cette grande famille. Dans certaines tribus l’avis des matrones prédomine sur celui des hommes en cas de conflits belliqueux ; en d’autres ce sont elles qui élisent le chef du clan et qui jugent avec lui. La terre appartient à la tribu, qui la répartit entre les différentes familles qui ne la possèdent qu’à la condition de la travailler. Il n’y a donc pas d’héritage, ni de propriété individuelle, pas plus que dans le clan.
Le passage du stage matriarcal au stade patriarcal est assez difficile à comprendre. On a voulu le faire dériver de l’affaiblissement des droits de l’oncle en faveur des droits du père, car tout homme était père et oncle en même temps, sans expliquer pourquoi ce droit s’est modifié, dans une société relativement heureuse. Quoi qu’il en soit, on assiste à ce passage chez quelques peuples de l’Indonésie. Deux sortes de mariage y sont pratiqués ; l’un, le mariage ambilien, incorpore l’homme à la famille de la femme ; l’autre, le semondo, laisse les deux conjoints dans leurs familles respectives, mais selon l’importance du mari et la valeur des présents, l’enfant appartient à une famille ou à l’autre. Enfin, chez d’autres peuples c’est la jeune fille elle-même qui va vivre chez son mari, lequel en échange, verse une somme convenue. On en a déduit que cet usage était comme un dédommagement offert à la famille maternelle pour la perte de ses droits. Malheureusement comme la réciprocité existe des deux côtés des groupements et qu’il y a par conséquent équivalence des pertes et profits, l’explication ne vaut pas cher. De même le passage du culte des morts, plus ou moins régulier jusque-là, à celui si précis du culte des ancêtres n’est pas très clair. L’Égypte, d’ailleurs, qui poussait très loin ce culte était à un stade matriarcal mixte, où les deux sexes s’égalaient, sans aucune puissance paternelle. Le fils ou la fille aînés étaient les représentants de la famille et ce fait est, pour quelques auteurs, le premier pas vers l’avènement du patriarcat. Celui-ci se reconnaît par le pouvoir absolu du père sur toute la famille et son rôle de prêtre du culte des morts. Du même coup, la femme est exclue de ce culte par son mariage avec l’homme d’un autre culte, car nul étranger n’y était admis. Cette dépréciation expliquerait, paraît-il, la coutume d’exposer les filles à leur naissance, tandis que les garçons plus nécessaires en étaient préservés.
Chez les Grecs ou les Romains, chaque maison possédait un autel où brûlait sans cesse le feu sacré. Ce culte du foyer et le culte des dieux domestiques marchaient de pair. Les mariages ne s’effectuaient point dans les temples, mais dans la maison, devant l’autel familial où brûlait le feu sacré. Ce caractère sacré du foyer, inviolable par l’étranger, s’étendit à la terre, aux troupeaux, aux biens attenant à la maison. La propriété aurait ainsi, selon quelques sociologues, une origine plus religieuse qu’économique, ou politique. La succession du père au fils aîné n’était même pas un héritage ; elle n’était qu’une continuation. Par contre, la fille n’héritait point si elle était mariée, et dans le droit grec, elle n’héritait en aucun cas. Chaque fils aîné était alors le véritable père de famille et toutes les branches cadettes étaient placées sous son autorité. Leurs serviteurs ou clients n’avaient aucun droit, aucun culte particulier, bien qu’ils eussent plus ou moins participé à la prospérité de la famille dont ils faisaient partie. Tous les descendants d’une même famille formaient la gens. Chaque cité, formée de familles assemblées en phratries, celles-ci en tribus et finalement en cité, avaient également des dieux qui n’appartenaient qu’à elle et ces dieux étaient, tout comme les dieux familiers, des âmes humaines divinisées par la mort. Primitivement, le roi de chaque cité en était également le prêtre, parce qu’il en avait, le premier, posé le foyer. Leur caractère était donc sacré et la loi se confondait avec la religion. Chaque cité était indépendante des autres cités, bien que souvent aucune barrière naturelle ne les isolât. De là des luttes et des alliances perpétuelles entre ces peuples propriétaires et fanatiques. Quarante-trois villes du Latium furent rasées par les Romains, ainsi que vingt-trois cités habitées par les Volsques. Pillages, destruction, anéantissement total, telles étaient ces mœurs lointaines.
L’État devenu puissant par la puissance de cités devint à son tour tyrannique comme l’était le père de famille. En cas de besoin, la cité pouvait s’emparer des biens de chaque citoyen. À Sparte, le mariage tardif était puni, l’oisiveté y était prescrite, tandis qu’à Athènes c’était tout le contraire. À Rhodes, la loi défendait de raser la barbe et la loi punissait celui qui avait un rasoir chez lui. À Sparte c’était l’inverse. Tout oscillait autour de l’intérêt de la cité et chaque citoyen (père de famille ou patres) se devait entièrement à elle. La plèbe formait un élément à part, en dehors de la justice, de la loi et de la religion. Alliée avec les rois contre les patriciens (pères de famille), elle imposa plus tard, après la période républicaine, les tyrans ou chefs choisis hors l’influence de la religion. Réciproquement, ces chefs favorisèrent la plèbe contre les patriciens. Finalement, après des luttes centenaires, plébéiens et patrioiens eurent à peu près les mêmes droits, mais la richesse et la pauvreté créèrent alors une barrière économique aussi dangereuse entre ces deux classes de citoyens. Le commerce et l’industrie étaient entre les mains des riches qui employaient des esclaves. Le citoyen libre et pauvre fit alors la guerre au riche pour la conquête du pouvoir et de la richesse. L’Aristocratie marquait le triomphe des uns ; la Démocratie était le triomphe des autres. Devant l’insuffisance de ses efforts, la plèbe nomma des tyrans tout puissants contre les riches, lesquels luttèrent pour leur liberté et leurs privilèges. En même temps, le vieil esprit religieux s’effritait sous ces faits et sous l’influence des philosophes. Les Sophistes répandaient le doute, les cyniques méprisaient les dieux, les mœurs et les lois, les épicuriens les ignoraient, les stoïciens séparaient l’homme du citoyen. Parallèlement à cette influence morale dissolvante, la conquête romaine détruisait par la force, chez les cités conquises, tous les cultes et toutes les institutions locales, ce qui contribuait à transformer et ruiner le vieil esprit patriarcal, jadis si puissant. Le christianisme acheva cette ruine sans apporter aucun système social pour lui succéder.
Cette évolution d’un type particulièrement pur du patriarcat est loin d’avoir été la même chez les différents peuples qui l’ont pratiqué ou le, pratiquent encore. La vie sédentaire ou nomade y amènent inévitablement de grandes différenciations. La vie de la femme grecque était confinée dans le gynécée ou dans l’atelier domestique au service de son époux. Seules les courtisanes avaient une existence indépendante et des mœurs cultivées. Il en était de même pour les bayadères de l’Inde. En Chine, le sort de la femme était encore plus dur ; il l’était beaucoup moins chez les Kabyles. Chez les Assyriens, malgré le système patriarcal, la femme pouvait hériter ; certaines lois la défendaient et son père fournissait une dot. Coutume exactement inverse de celle du stade précédent. L’origine de cette dot est assez énigmatique. D’une manière générale, la polygamie était, et est encore, liée au patriarcat. En Chine, outre la femme principale, il pouvait y avoir de nombreuses concubines. Il en était de même chez les Juifs. On connaît la polygamie de la plupart des orientaux. Chez les Germains, les chefs avaient aussi ce privilège, mais ici la dot était apportée par le mari. Au Tibet, quatre ménages peuvent se constituer. 1° Plusieurs maris avec plusieurs femmes ; 2° Plusieurs maris avec la même femme ; 3° Un seul mari et plusieurs femmes ; 4° Le couple monogame. La femme y est relativement libre. Le mariage temporaire se pratique aussi en Perse et au Japon. Enfin, chez de nombreuses populations nègres, la polygamie est le seul état normal. En Sénégambie, en Abyssinie, dans l’Angola, chez les Cafres et les Béchuanas, chaque femme à sa hutte particulière, où elle vit avec ses enfants, et le mari les visite à tour de rôle. Chez les Hottentots et chez les Bassoutos, il y a une femme de premier rang avec laquelle vit le mari ; les autres femmes sont visitées ensuite dans un ordre donné. Certains rois nègres ont jusqu’à sept mille femmes plutôt esclaves qu’épouses, mais sans aucun autre époux que le roi. Chez les peuples slaves, la femme et ses enfants étaient la propriété du père et traités assez durement et, dans l’Inde, il en est encore ainsi actuellement. Le moyen-âge fit disparaître de vieilles choses et en fit surgir d’autres, intermédiaires entre tette époque et la nôtre. Mais la société actuelle, bien que fortement individualisée ou impersonnalisée, est loin de représenter un type fixe et satisfaisant.
De cette évolution de la solidarité du clan à l’individualisme moderne peut-on tirer quelque enseignement précis ? Peut-on faire un rapprochement entre les mœurs connues des différents peuples et leur organisation sociale ? Autrement dit, les mœurs sont-elles le produit du milieu, ou celui-ci le produit de celles-là ? Et, dans un cas ou dans l’autre, quelle serait la cause des transformations ?
Si l’on examine l’art, par exemple, nous voyons des différences ou des ressemblances très accusées entre ces peuples ayant une organisation très dissemblable. C’est ainsi que la peinture, la gravure et même la sculpture de l’époque Paléolithique ne sont pas inférieures à celles de certaines peuplades nègres ayant dépassé le stade du clan. Mais tandis que de nombreux peuples vivant au stade patriarcal n’ont qu’un art rudimentaire, on voit la Grèce se couvrir de merveilles architecturales et l’Égypte antique, plus proche du matriarcat que du patriarcat, se créer une esthétique originale et grandiose. La conception de l’art ne paraît pas absolument liée à l’organisation ; elle parait plutôt dépendante de la sensibilité de l’artiste et de son milieu. L’art hindou avec son luxe d’ornements écrasant la simplicité des lignes est bien le fruit d’une pensée mystique, méticuleuse et abstraite. Il en est de même de l’art arabe, plein d’imagination, imprégné tout de même de quelque sobriété occidentale. Tous deux contrastent avec la simplicité harmonieuse de l’art grec et la sévérité symbolique du style assyrien. L’utilitarisme romain se devine dans ses monuments. Quant à l’art nègre, plus instinctif que rationnel, il indique une sensibilité vive plus près de l’animisme et du fétichisme que des hautes abstractions. Beaucoup de Noirs sont d’habiles forgerons et d’assez beaux sujets de bronze et de statuettes en bois, sortis de leurs mains, sont dignes de nos primitifs moyenâgeux.
L’art (voir ce mot) apparaît donc plutôt comme un effet que comme une cause sociale d’évolution. La situation économique et géographique peut avoir joué un assez grand rôle dans cette évolution, mais ici encore il y a des faits assez déconcertants. Par exemple, les Mélanésiens et les Papous, bien que construisant de très bon bateaux à voile ne s’aventurent guère en pleine mer, tandis que leur voisins, les Polynésiens n’hésitent point à franchir des distances énormes en se guidant au vent et aux étoiles et d’après certaines cartes plus ou moins grossières. D’autre part, ces derniers sont fortement organisés et hiérarchisés en aristocrates et en plébéiens, alors que les premiers en sont encore aux mœurs matriarcales. Les Turcs nomades qui peuplent les steppes de la Sibérie orientale mènent une vie patriarcale avec culte des ancêtres, tandis que les Yakoutes, peuple chasseur, vivent par plusieurs centaines à la fois, sous le régime du clan maternel, à côté des premiers.
Les coutumes locales n’ont pu avoir non plus une grande importance. La danse, les rites, les mœurs particulières à chaque peuple sont toujours les effets de quelque chose qui les crée. La danse, dont on retrouve certains indices préhistoriques, fut, à l’origine, une extériorisation d’une trop forte émotion, d’une trop forte joie. La chasse et la guerre en furent les principales causes ; peut-être faut-il y ajouter quelque influence sexuelle. Chez les Australiens, elle fait partie d’une série de fêtes où la moitié de la population danse, tandis que les femmes l’accompagnent en jouant. Certaines danses érotiques et lubriques sont dansées uniquement par les femmes, comme le font les Hawaïennes. Chez les Esquimaux elle le sont par les deux sexes. Il est des danses chez les Papous, les Aïnos, les Araucaus, etc…, qui tournent à la pantomime avec chants, accompagnés de musique et de travestissement. On peut y voir là l’origine du théâtre.
Le chant et la musique sont répandus chez tous les peuples, mais souvent réduits au rythme seul. La gamme en usage paraît être surtout dépendante de l’instrument qui la produit. C’est ainsi que l’on croit que notre gamme heptatonique doit son origine à la flûte primitive qui n’avait pas plus de 6 à 8 trous, correspondant aux doigts disponibles. Les Nègres ont une gamme différente de la nôtre, ainsi que les Chinois. Le premier instrument à corde fut probablement l’arc et la harpe que l’on trouve chez les Cafres et les Nègres d’Angola. Il est difficile de trouver deux instruments accordés semblablement chez les primitifs et leur musique d’ensemble manque évidemment d’harmonie. Le tam-tam africain, formé de bois creusés et sonores, est employé à de multiples fins : danses, fêtes, rites, guerres, avertissements, etc… Il joue le rôle du gong et de la cloche des civilisations asiatiques et européennes.
La pudeur paraît inconnue à la plupart des primitifs. Les femmes mélanésiennes, quoique vivant entièrement nues, sont paraît-il très chastes. Quelques ethnologues pensent que les parures cachant les organes sexuels étaient destinées précisément à attirer l’attention sur eux. Le vêtement aurait donc fait naître la pudeur. On sait d’ailleurs que les enfants ignorent totalement cet état d’esprit imposé par l’éducation sociale. Chez les Japonais, les hommes et les femmes se baignaient autrefois ensemble. Il en était de même en Russie au siècle dernier. L’indécence, pour une femme chinoise, c’est de montrer ses pieds nus. La musulmane surprise au bain cache surtout son visage, tandis que, dans les mêmes circonstances, une laotienne cache surtout ses seins. L’âge des menstrues n’indique point le moment des premiers rapports sexuels. Chez la plupart des peuples de l’Inde, chez les Turcs, les Mongols, les Persans, les Polynésiens, les Malais et les Nègres, la vie sexuelle pour les filles commence entre 8 et 11 ans, alors qu’elles ne sont réglées qu’entre 11 et 13 ans. Remarquons également que les peuples les plus lascifs ne sont pas les moins intelligents, ni les moins hardis, tels les Polynésiens.
Peut-être faut-il voir dans la parure l’origine du vêtement, dans les pays où le froid ne le justifie pas. La plupart des primitifs se tatouent, se colorient la peau, de plus ou moins bizarre façon. Les Tibétaines se collent de petites graines sur le visage enduit de colle d’amidon. Les Malais, Japonais, Chinois, Annamites se laquent les dents. On les arrache aux jeunes Australiens à l’époque de la puberté. En Afrique occidentale, on les taille en pointe ; en Malaisie, en triangle ou en cercle. Sans parler de la castration ou de la circoncision trop connues, on pratique l’incision du clitoris au Soudan, et quelques autres mutilations des organes génitaux. Les pieds des Chinoises sont déformés par des bandelettes ; il en est de même du crâne des jeunes enfants de la région toulousaine, au Pérou, en Bolivie, etc… Certaines incisions sur la peau forment des cicatrices spéciales déformant le visage et sans parler des anneaux dans les oreilles, dans les lèvres et dans le nez des Nègres, mœurs qui sont connues, la femme Tatar porte des anneaux au nez, les Esquimaux des rondelles en os aux commissures des lèvres et les Malais de Sumatra s’incrustent des feuilles de métal ou des pierres précieuses dans les dents.
La plus étrange des déformations est certainement obtenue par les femmes à plateaux (femmes Saudé et Bantou de l’Afrique équatoriale et occidentale), qui portent dans l’une ou dans les deux lèvres percées et tendues des disques de bois ayant jusqu’à vingt centimètres de diamètre. Lorsqu’on voit les civilisés se rendre imposants et éblouissants, sinon impressionnants, par la plume, le poil, la soie, le verre et le métal et cela aussi bien à l’église qu’au palais, dans les music-halls et les cirques que dans les ambassades et les académies, on ne peut guère établir de rapport entre le degré d’organisation sociale et les mœurs déterminant le goût.
L’alimentation ne donne pas de meilleurs renseignements. L’homme, à travers les âges, a mangé et mange encore de tout : végétaux de toutes sortes, insectes, crustacés, reptiles, poissons et oiseaux de toutes tailles ; gros et petits animaux à poil, à écaille, à plume, à piquant, etc… Il a même mangé et mange encore de la terre au Sénégal, sur la Côte-d’Or, au Caucase, en Perse, dans l’Amérique du Sud, etc… Les femmes accouchées du Brésil, chez les Tappuya, mangent leur placenta et certaines coutumes semblables sont en usage, paraît-il, dans quelques coins de l’Italie, lorsque le lait ne monte pas. Enfin, l’anthropophagie, pratiquée par besoin alimentaire, par gourmandise ou par nécessité religieuse, n’est pas absolument le fait de races arriérées, puisque les Niam-Niam du centre africain à demi-civilisés et assez fortement organisés en font des rites spéciaux. L’anthropophagie existe encore en Australie, aux iles Salomons, aux Nouvelles Hébrides, à la Nouvelle Bretagne, dans l’Ouhanghi, etc… Ces derniers font macérer les cadavres dans l’eau, mais ne mangent-on pas des viandes faisandées et des fromages fermentés dans le vieux monde !
La cuisson ou la préparation des aliments paraît universelle et le feu semble connu de tous les peuples de la terre. Chez les Brahmanes actuels, il est encore obtenu, pour les cérémonies religieuses, par le frottement de deux baguettes de bois spéciaux. Les Indiens en font encore de même pour les fêtes sacrées. Beaucoup de peuples actuels ne connaissent pas la farine et mangent les graines rôties jetées sur des pierres très chauffées. Pourtant on trouve des mortiers chez un grand nombre de peuplades incultes, les uns en pierre (Indiens de l’Amérique du Nord), les autres en bois (Afrique et Océanie). Le pilage est presque partout l’attribution des femmes. Les Boschimans, les Kabyles et les Arabes se servent de deux pierres plates tournant l’une sur l’autre. C’est là l’ancêtre de la meule et du moulin. Chez les primitifs cultivateurs, les hommes procèdent au défrichement et à la préparation du sol, mais ce sont les femmes qui ensuite font la culture et la cueillette des produits. La culture à la boue remonte à la plus haute antiquité ; celle avec charrue et bêtes de somme est en usage en Europe depuis le néolithique et paraît, pour l’Asie et l’Égypte, avoir pris naissance en Mésopotamie. La Chine pratique encore sur une large échelle la culture à la houe et les peuples anciens de l’Amérique centrale n’en connaissaient pas d’autres.
Les excitants sont universellement connus et les boissons fermentées également. Il est certain que les stupéfiants ont dû jouer un rôle assez grand chez certains peuples. L’Inde et la Chine sont victimes de l’opium et les populations entières ont disparu par l’usage de l’eau-de-feu.
Les Turco-Mongols fabriquent le koumys avec le lait fermenté de jument et en tirent un alcool appelé arka. Les Moï de l’Indochine font de la bière de bambou ; les nègres en font avec du millet ; en Afrique occidentale ils font une boisson appelée dolo, avec du miel, du gros mil et une prune sauvage. Dans l’océan Indien on fabrique du vin avec le jus du sagoutier. Le kava des Polynésiens est fabriqué en mâchant et en crachant dans un plat commun les feuilles et racines d’un poivrier. La noix de kola est employé en Afrique comme stimulant ; le maté (sorte de houx du Brésil) est la boisson de l’Amérique du Sud. Différentes racines et poissons sont employés à Java comme aphrodisiaque. La coca mâchée et mastiquée avec des cendres riches en potasse donnent aux Péruviens et aux Boliviens des rêves suaves. Enfin le bétel traité de la même façon, mais avec de la chaux, donne aux Malais une haleine purifiée, mais pris en excès amène le cancer de la langue et la chute des dents. Le tabac originaire d’Amérique est suffisamment connu. Les Indiens le fument modérément et en certains cas, la pipe ou calumet de paix joue un rôle social et rituel. Le hachich, extrait du chanvre indien, est fumé en Perse, en Asie Mineure et en quelques parties du Congo. Le tabac est prisé chez de nombreux Nègres porteurs de tabatières minuscules logées dans le lobe de l’oreille, mais, plus raffinés, les Indiens de l’Amazone mettent dans un tube une poudre très excitante, tirée des graines séchées d’une légumineuse appelée Inga, et se la soufflent ainsi mutuellement dans le nez.
Nous voyons qu’on ne saurait tirer de ces faits, très abrégés, aucune indication pour trouver de bonnes ou de mauvaises mœurs d’après le degré d’organisation des peuples qui les pratiquent, et vice-versa.
Les tabous ne sont pas exclusifs aux peuples primitifs, bien qu’ils aient chez eux une importance excessive, notamment dans l’archipel polynésien, où ils défendent les nombreux privilèges détenus par les riches et les aristocrates. Le tabou s’étend à une infinité de choses, qui prennent un caractère tel, dès qu’on les a déclarées tabou, qu’elles peuvent entraîner toutes sortes de conséquences fâcheuses à tous ceux qui, ne tiennent aucun compte de ce caractère particulier.
Il y a donc des tabous pour la chasse, la pêche, la guerre, la naissance, la mort, la sexualité, etc. Les sorciers et magiciens sont tout puissants pour prononcer des interdictions et des ensorcellements, mais les prêtres ne restent pas en arrière pour sacrer, bénir, honnir, excommunier, jeter des mauvais sorts et vouer aux tourments éternels leurs ennemis.
Le système des castes, si inflexible chez les Hindous et les Égyptiens, est une sorte de tabou et tous les privilèges, défendus encore moralement jusqu’à nos jours, en sont des restes. Les jugements par ordalie ne sont pas plus étonnants et le fait de démontrer son innocence ou sa supériorité en avalant du poison, en plongeant sa main dans un récipient contenant des serpents venimeux, en traversant une rivière pleine de caïmans, en se tenant plongé sous l’eau jusqu’à l’asphyxie, etc., n’est pas beaucoup plus illogique que celui d’aller chercher (pour résoudre nos conflits modernes, issus d’un esprit nouveau) dans le passé un droit vieux de quelques millénaires, pas très fameux à son époque, et établi pour d’autres mœurs.
De cet examen trop rapide que pouvons-nous conclure concernant l’évolution et l’influence des mœurs ? Essayons, avant d’aborder cette conclusion, de résumer nos observations. Parmi les multiples causes agissant comme agents transformateurs, voici celles qui paraissent les plus importantes : l’augmentation de la population – l’opposition de la tradition à l’expérience individuelle – la sécurité ou l’insécurité – l’opposition des croyances à la réalité des faits – l’âge de procréation – les phénomènes naturels.
L’augmentation de la population n’a pas toujours les mêmes conséquences, suivant les ressources naturelles, l’étendue du terrain et le mode de vie, sédentaire ou nomade. Il peut en résulter la dislocation des groupements trop considérables, en groupements plus réduits, lesquels, placés dans des conditions différentes, peuvent évoluer différemment. Nous pouvons voir là une des raisons principales de la fin du matriarcat et du patriarcat. La cité antique s’est détruite par le dedans, par l’augmentation de la famille plaçant les cadets en état d’infériorité par rapport aux aînés ; par l’augmentation et le fractionnement des cités devenant concurrentes. De même la Longue-Maison matriarcale atteint un maximum qu’elle ne peut matériellement pas dépasser. Chaque groupe, chaque peuple qui se déplace et qui s’organise autrement sous l’empire des nécessités, tend à maintenir sa nouvelle organisation si elle lui est avantageuse. C’est ici que l’opposition de la tradition à la réalité des faits, à l’expérience individuelle et à la vie elle-même joue son rôle particulier. L’enfant n’hérite d’aucun préjugé, d’aucune connaissance ou tradition accumulées depuis la nuit des temps. Il faut toujours recommencer l’éternel travail de l’enseignement et de l’éducation. L’enfant est toujours un adversaire, un animal primitif en révolte tendant à échapper au joug social. Tout événement favorisant cette pente naturelle, tout relâchement de la tradition travaille à l’effacement de l’acquis conventionnel et artificiel de la civilisation pour ne laisser que l’animal avec ses tendances naturelles, combatives et conquérantes. L’instinct vital lutte donc toujours et sommeille au cœur de chaque humain pour tourner ou modifier la tradition.
L’esprit conservateur humain sent bien cette menace perpétuelle peser sur la fragilité de la tradition. De nombreux exemples historiques justifient ces craintes. Des tribus indiennes, autrefois prospères, possédant organisation et tradition, mais refoulées et dispersées, sont devenues misérables et sans liens entre elles. Ainsi en a-t-il été des peuples de l’Amérique centrale dispersés par les conquérants européens : Mayas, Aztèques, Incas, disparus depuis quelques siècles à peine sans laisser d’histoire, de légende, de tradition. Il en est de même de l’empire des Khmers, dans l’Indochine, dont les ruines grandioses d’Angkor indiquent la puissante organisation, mais dont les restes enfouis sous la végétation finissent par devenir même ignorés des habitants du pays.
Les peuples vont, viennent, émigrent, se refoulent, fusionnent, se forment, se concentrent, se dispersent ou disparaissent. Les éléments naturels : épidémies, disettes, sécheresses, incendies, inondations, tremblements de terre, dislocations de continents, apparitions ou disparitions d’îles, de lacs, de terres, etc., entravent ou favorisent les peuples, les isolent ou les relient et cet ensemble de faits modifie les traditions. Si la sécurité ou l’insécurité se mêlent aux déplacements de population il en résulte une stagnation ou une évolution plus ou moins rapide. La longue durée de clan primitif explique la cristallisation des esprits. Les croyances momifient les peuples pour des siècles et l’Inde, quoique très avancée en civilisation, est encore plongée dans son mysticisme stupéfiant. Enfin l’âge de la procréation peut avoir une importance très grande. L’homme n’acquérant ses facultés psychiques positives qu’à l’âge mûr, il est plus avantageux de procréer à cet âge-là qu’à l’adolescence, comme chez les peuples tropicaux, car si les connaissances ne se transmettent point, les aptitudes individuelles, développées par le fonctionnement, peuvent influer sur les aptitudes des descendants.
Au regard de tous ces faits, les mœurs se divisent en deux activités différentes : les usages et les croyances. Les premiers englobent tout ce qui s’ajoute aux diverses fonctions de la vie et servent à satisfaire les sens. Ils concernent les modes, les coutumes, les goûts et les arts. Leur influence est quasi-nulle sur la cérébralité des humains et nous avons vu maints peuples de différentes cultures briller par leurs dons artistiques. Cela n’empêche point d’ailleurs la sensibilité esthétique de se perfectionner, de s’éduquer et de se transmettre héréditairement. Il faut tout simplement isoler l’esthétique de l’éthique et ne pas faire absolument une relation de cause à effet entre la présence de l’un et de l’autre. Les croyances constituent le fond même de la tradition et tout l’acquis des ancêtres accumulé et transmis à travers les générations. Dans cet immense patrimoine tout n’est pas forcément bon, tout n’est pas forcément mauvais. Les hommes n’ont pas accumulé des absurdités dans l’unique dessein de devenir encore plus absurdes. Ces croyances et ces connaissances sont le fruit du fonctionnement rationnel du système nerveux et par conséquent directeur et coordonnateur de l’individu. Il en résulte que l’enfant (et son instinct vital) se trouve coordonné, dans la société, par ces connaissances traditionnelles ; et le conflit ou l’harmonie (entre sa nature conquérante et le milieu) résultent de la plus ou moins grande coïncidence de l’instinct vital et de la tradition. Les bonnes mœurs résideraient alors entre la coïncidence parfaite des habitudes collectives et le fonctionnement biologique de l’individu. Comme ces habitudes collectives laissent, à travers les hérédités successives, des aptitudes mentales particulières nous voyons que la sensibilité éthique comme la sensibilité esthétique peuvent s’améliorer, se transformer ou dégénérer suivant les modifications du milieu et de la tradition. Nous pouvons donc conclure que les mœurs formées lentement par accumulation de traditions, travaillent à la formation et à la stratification des sociétés dont elles sont à la fois la cause et l’effet et que l’évolution vient de la nature conquérante de l’homme, source dynamique d’efforts transformateurs heurtant le statisme des traditions. – Ixigrec.
Bibliographie. – La Bruyère : Les caractères ou les mœurs de ce siècle. – Cosentini : Essai sur la pensée et la vie sociale préhistoriques. – Deniker : Les races et les peuples de la terre. – Duclos : Considérations sur les mœurs. – M. Deraisme : Nos principes et nos mœurs. – Abbé Fleury : Mœurs des Israélites ; des Chrétiens. – Fustel de Coulange : La cité antique. – Frazer : Le Rameau d’Or ; Le Totémisme. – L. Friedlaender : Tableau des mœurs romaines. – Kant : Fondement de la métaphysique des mœurs. – Lévy-Bruhl : La mentalité primitive ; La morale et la science des mœurs. – J.-M. Lally : Du clan primitif au couple moderne. – Montesquieu : Considération sur les causes de la grandeur et de la décadence des Romains. – G. Richard : La femme dans l’histoire. – A. Rambaud : Histoire de la civilisation. – Tylor : La civilisation primitive. – Taines : Œuvres. – Tacite : Mœurs des Germains. – Voltaire : Essais sur les mœurs et l’esprit des nations. – É. Reclus : L’Homme et la terre ; La Géographie universelle. – H.-M. Williams : Aperçu de l’état des mœurs et des opinions en France à la fin du xviiie siècle. – Etc., etc. Voir aussi bibliographie de : droit, habitude, individualisme, morale, peuple, progrès, races, religions, société, etc., ainsi que les études correspondantes. Voir également les mots : culte, famille, mariage, milieu, mode, naturisme, nudisme, préjugés, sexe et morale sexuelle, etc.
MOI n. m. (du latin : me). Un des problèmes les plus angoissants que les hommes se sont posé depuis les temps les plus reculés, c’est celui de leur existence, celui de la réalité de leur moi. Être ou n’être pas ! Comme le fait d’être ne se manifeste qu’au moment même où se précise le moi, le problème se présente immédiatement dans toute son étendue, sans aucun degré de compréhension intermédiaire.
Que sommes-nous ? Pourquoi vivons-nous ? Que faire ?
Les nombreux philosophes qui ont essayé d’approfondir le Moi, ont tous employé la méthode introspective, seule capable, à leurs yeux, de découvrir l’essence véritable de l’être en son apparente unité. Or cette méthode, employée par des hommes déjà très évolués psychiquement, ne peut que constater l’existence du Moi, son indissoluble unité et l’impossibilité de l’expliquer par tout ce qui constitue le non-moi. Elle en fait une chose absolument à part, différente de tout ce qui est connu, comme substance et comme mouvement, et qu’elle appelle âme, esprit, pensée, conscience. Dans cette voie, le Moi paraît irréductible au monde phénoménal, et inconnaissable dans son essence.
Pour savoir si la conscience est connaissable en elle-même, il est nécessaire d’étudier ses manifestations caractéristiques, de les analyser. Remarquons immédiatement que, si la conscience paraît être un élément indispensable de toute connaissance objective et subjective, elle, apparaît comme absolument inanalysable en elle-même. Ce fait presque insignifiant est d’une importance extrême. Deux hypothèses en découlent ; ou la conscience est une chose existant par elle-même, réfractaire par sa nature à toute analyse ; ou la conscience est le résultat d’un fonctionnement, lequel disparaît par l’analyse, ce qui rend, évidemment, celle-ci impossible. Autrement dit, la conscience étant l’élément primordial de la connaissance, la conscience ne peut s’analyser sans se détruire elle-même et sans détruire du même coup la connaissance, (V. Conscience).
Dans les deux cas, la conscience paraît rester inconnue, mais tandis que dans le premier on ne sait absolument rien de sa nature (qu’est-ce qu’une conscience sans objet ?) ; dans le deuxième elle peut être assimilée à d’autres synthèses objectives connues et rentre dans le domaine du compréhensible. N’oublions pas que la connaissance humaine est essentiellement sensorielle, et que connaître quelque chose c’est le situer, dans ses rapports avec les autres choses, dans l’espace et dans le temps ; lesquels ne sont perceptibles et concevables que par le mouvement. Si donc nous pouvons analyser les manifestations de la conscience et en trouver une sorte de correspondance objective parallèle, nous pourrons décider de sa liaison aux phénomènes objectifs et conclure qu’elle n’échappe point aux processus connus du déterminisme universel.
Examinons tout d’abord la sensation. On sait que les sensations paraissent irréductibles les unes aux autres et que l’on ne peut comparer une couleur il une odeur, ni une forme à un son. Comme, d’autre part, des expériences anatomiques nous révèlent que le même excitant peut créer, dans des fibres nerveuses différentes, des impressions différentes ; et que des excitants différents créent dans la même fibre la même impression, on en conclut que la sensation ne correspond point à la réalité objective. Ici la connaissance intuitive ne fait pas avancer la question d’un pas. Elle crée des barrières insurmontables entre les sensations d’abord ; entre le subjectif et l’objectif ensuite ; et c’est tout. Une plus profonde étude des excitants et du système nerveux nous montre, que tous les excitants se ramènent à une certaine unité de comparaison qui est le mouvement ; ensuite que les influx nerveux, assimilables expérimentalement à des courants électriques, ne sont autre chose que du mouvement transmis par les fibres nerveuses. Ce qui explique que des excitants différents contenant tous du mouvement donnent une même sensation dans la même fibre ; tandis qu’un même excitant agissant sur des fibres nerveuses différentes, mais aboutissant à des centres sensoriels différents, engendre des sensations différentes. Cet excitant éveillant des sensations différentes ne les crée pas en réalité, et en fait, la sensation ainsi obtenue n’est point une image précise mais une sensation confuse. D’autre part il ne crée aucune image mais éveille des sensations antérieures. Il est à supposer qu’un excitant, agissant ainsi sur des cellules nerveuses, vierge d’impressions sensorielles, ne créerait absolument rien de comparable à une image fournie par l’organe sensoriel extérieur. On peut aller plus loin dans cette voie. Non seulement la sensation paraît ainsi liée au mouvement, mais il faut encore admettre une origine et une formation de la sensation dans l’espace et dans le temps.
Déjà l’observation nous indique que ce qui nous paraît, intuitivement, inétendu et qualitatif est en réalité corrélatif à des phénomènes physiques et chimiques créés dans notre système nerveux, déterminant une modification de notre substance cérébrale. Toute perception s’effectue dans l’espace, par de nombreuses voies nerveuses amenant successivement les influx nerveux déterminés par les phénomènes objectifs ; ce qui prend une certaine durée. Toute sensation est donc le produit d’une quantité prodigieuse de mouvements rythmiques dans l’espace et dans le temps. Mais si chaque sensation nous paraît nette et précise, c’est parce qu’en réalité elle est incluse dans tout un réseau d’autres sensations liées à notre fonctionnement organique. Prise isolément elle ne signifierait plus rien. Il suffit, pour nous en rendre compte, de regarder une phrase écrite en une langue inconnue pour voir que cela n’éveille rien en nous, sinon que ce simple degré de connaissance : c’est une langue étrangère. Si nous n’avions jamais connu d’écriture, la connaissance se rétrécirait encore ; nous penserions, peut-être : c’est du dessin. Et si nous ne connaissions pas le dessin, cela n’éveillerait, probablement, aucune relation en nous. On pourra penser que cela n’empêcherait point la sensation consciente de voir cette phrase écrite. Il ne faut pas séparer voir de comprendre, car il est probable que l’on ne voit que ce que l’on comprend. Autrement dit la sensation visuelle ne prend un sens précis et conscient qu’au moment où l’image se relie à d’autres sensations, lesquelles ont déjà un sens par rapport au fonctionnement biologique de l’individu. Ainsi les mots étrangers seront vu, même par un illettré, parce que depuis très longtemps les lignes formant les lettres sont classées comme éléments vus et connus dans le monde objectif. Mais on sait que des aveugles-nés, ayant recouvré la vue, n’ont absolument rien compris à ce qu’ils voyaient. Le jeune garçon, cité par Romanès, confondait tout, ne distinguait aucun objet d’un autre, ne pouvait utiliser aucune des données visuelles nouvellement acquises. Pourtant ses sensations étaient innombrables, simultanées et successives. Qu’aurait-il éprouvé s’il n’avait perçu qu’un seul point lumineux, toujours semblable à lui-même ?
Si nous éliminons ainsi progressivement les éléments sensoriels, en nous rapprochant de l’enfance, jusqu’à la naissance, nous rétrécissons la précision du moi ; nous diminuons le champ de la conscience ; nous ne trouvons plus qu’un fonctionnement organique sans pensée, sans aucune notion du moi. Peut-on encore parler de conscience ? Et n’est-il pas évident que la conscience n’est que le produit des sensations, lesquelles sont dépendantes des influx nerveux, lesquels à leur tour sont créés par des phénomènes physico-chimiques de l’être vivant et du milieu. Ainsi nous assistons avec l’accumulation des perceptions à la formation de la conscience. Il est intéressant de constater que la vie existe bien avant la formation du moi et qu’elle continue également sans lui ; soit dans les fonctions organiques qui sont inconscientes et qui constituent la plus grande partie de l’activité ignorée de l’individu, soit dans le sommeil, soit dans les nombreux cas pathologiques. Ainsi la chose la plus importante et la plus primitive des êtres vivants n’est point de penser, mais de se développer, d’assimiler, de conquérir et cela peut s’effectuer sans conscience précise du moi, comme il est probable que cela se réalise dans tout le règne végétal et le règne animal inférieur. La coordination s’effectue bien par l’intermédiaire du système nerveux, mais c’est accessoirement que la pensée s’est développée. Le système nerveux parait, primitivement, orienter l’être entier vers la lutte et coordonner ses différentes parties pour cette fonction. Les premiers réflexes sont donc des réflexes moteurs, mais chaque excitation sensorielle n’est point entièrement utilisée dans le réflexe ; une partie de l’énergie ainsi libérée parcourt d’autres voies nerveuses et forme ainsi le souvenir lié, par conséquent, a un état précis du monde objectif, et à un état également précis de l’être sensible. Comme cet être est littéralement baigné dans d’innombrables excitations depuis sa naissance, on voit que tous ces influx nerveux, venant simultanément des surfaces sensorielles et non transformées en mouvement, se transforment en sensations (représentations conscientes) liées les unes aux autres dans l’espace et dans le temps.
Remarquons encore que, dans la matière cérébrale, les souvenirs se fixent ainsi simultanément dans l’espace, puisque chaque organe des sens, situé dans l’espace, a ses centres sensoriels liés entre eux spatialement ; et qu’ils se fixent également dans le temps par répétition, succession, renouvellement des sensations. Comment pouvons-nous alors relier ces faits objectifs aux connaissances subjectives concernant la douleur, le plaisir, la volonté, le choix, le temps, l’espace, l’étendue, la durée, le passé, le présent ; les souvenirs et leur reconnaissance qui forment ainsi le moi tel qu’il se précise en son sens inétendu, s’opposant aux souvenirs eux-mêmes ?
C’est ici que l’attention va nous expliquer bien des choses. Il faut entendre par attention une quantité d’influx nerveux cérébral. Le système nerveux réalise, comme on le sait, une organisation à plusieurs étages, c’est-à-dire que les influx nerveux, déterminés par les phénomènes objectifs, peuvent parcourir plusieurs voies ; soit en passant directement dans la moelle épinière et les cellules motrices, ce qui constitue les réflexes primitifs ; soit en montant jusqu’au bulbe, puis au cerveau moyen ; soit encore en atteignant le cerveau supérieur, les zones sensorielles et les zones d’association. Le nombre de cellules nerveuses mises ainsi en jeu successivement augmente considérablement avec le parcours et chaque relais, chaque centre de jonction rencontré constitue une étape où l’influx nerveux peut s’accumuler, se transformer en réflexes moteurs ou se diffuser plus loin dans les zones de la perception, de la sensation et de l’association. Certains centres nerveux, plus particulièrement liés au fonctionnement physiologique de l’individu, sont ainsi de gros producteurs ou accumulateurs d’énergie, laquelle libérée alors plus ou moins régulièrement, durablement et intensément, met en jeu des liaisons extrêmement compliquées du réseau cérébral ; liaisons perpétuellement modifiées sous la variation de l’influx nerveux, lequel, finalement, peut n’aboutir à aucune réalisation motrice (action avortée, hésitation, réflexion, méditation, émotion, etc.), ou se terminer par l’action visible objectivement. La diffusion et la dispersion de l’influx nerveux dans de multiples réseaux très compliqués explique très bien l’hésitation et le choix, car, ainsi dispersé et divisé, il ne peut déclencher qu’une suite de réflexes contradictoires ou inhibiteurs ; mais il explique aussi l’action soudaine, même très énergique, sous de minimes excitations objectives, car cet influx nerveux rencontrant, dans son cheminement, un centre d’énergie puissant peut le libérer brusquement vers les voies plus frayées de la motricité et de l’action. Ce qui donne l’illusion du choix.
Il est aisé de relier ainsi toutes les fonctions psychiques entre elles par l’étude des mécanismes nerveux les déterminant. Puisque tout le fonctionnement cérébral se ramène à des influx nerveux parcourant des réseaux liés entre eux mais formant des mécanismes distincts, construits à des moment successifs, et parfois très distants les uns des autres, nous pouvons appeler instinct un mécanisme de réflexes transmis héréditairement, antérieur à l’expérience individuelle, réagissant seulement dans des cas limités et précis. C’est l’intelligence spécifique créée, renforcée par chaque individu au cours de l’évolution de l’espèce et transmise aux descendants. L’aptitude est un mécanisme héréditaire, également antérieur à l’individu, nécessitant l’expérience pour l’affirmer et se préciser. L’intuition est l’utilisation ultérieure, et en dehors de l’expérience objective immédiate, des mécanismes sensoriels édifiés antérieurement, par l’individu, depuis sa naissance jusqu’au moment considéré. L’intelligence est la construction successive des mécanismes nerveux, déterminés par l’expérience personnelle depuis la naissance jusqu’à la mort. Elle représente une sorte de construction graduelle dont les diverses propriétés se traduisent par l’action coordonnée, modératrice, équilibrante ou inhibitrice des influx nerveux déclenchés par les réactions vitales. L’habitude est un mécanisme formé par l’intelligence et fixé par la répétition automatique des mêmes actes. Les passions, les sentiments sont constitués par des centres émetteurs d’énergie, liés à des mécanismes coordonnant les fonctions importantes de la vie : nutrition, sexualité, combativité, motricité, etc. ; lesquels liés également aux mécanismes précédents, leur fournissent l’énergie nécessaire pour déclencher tous les processus psychiques, depuis l’acte violent et irréfléchi (décharge brusque de l’influx nerveux par les voies les plus usitées de la motricité) jusqu’à la plus abstraite des méditations. L’intelligence n’apparaît donc aucunement comme une faculté mystérieuse, inexplicable et uniquement humaine. Elle est un ensemble de mécanismes coordonnateurs créés par l’action du milieu sur l’individu et déterminant sa réaction, d’après des mécanismes formés antérieurement, et issus des luttes millénaires de la substance vivante en équilibre avec les forces physico-chimiques de l’univers.
L’attention est donc un écoulement d’énergie s’effectuant dans une direction continuelle, sous l’influence d’un réflexe biologique important, mais cette décharge d’énergie peut être supérieure à celle nécessitée par le réflexe même et l’excédent, se diffusant dans de multiples directions, crée la sensation de plaisir. On voit que l’habitude, constituant un mécanisme déjà construit, canalise rapidement l’influx nerveux vers des mécanismes moteurs, ce qui en évite la diffusion et la sensation de plaisir. Ainsi ni la volonté, ni le plaisir ne sont des éléments d’action, comme se l’imaginent la plupart des humains. Ce ne sont que des effets du fonctionnement biologique. Ce qui trompe l’analyse introspective, c’est la durée des phénomènes subjectifs. Le sujet ignore totalement les états biologiques de son cerveau, antérieurs à l’apparition d’une volonté. Il ignore également les cheminements de l’influx nerveux donnant l’illusion du libre-arbitre, du choix. De même qu’il ignore totalement toutes les constructions ou images cérébrales situées hors de l’état conscient, mais entre l’instant où le réflexe biologique crée l’état volontaire ou agréable, et celui où se réalisent ses conséquences motrices, ou actions objectives, la conscience saisit la sensation diffuse du plaisir, ou la sensation continue de l’attention, et accorde à ces états subjectifs, seuls connus par elle, le pouvoir de déclencher l’action. Autrement dit, la conscience créée par les influx nerveux, ne peut en aucune façon les créer. La douleur peut être liée à un fonctionnement déficitaire de l’organisme, inversion de rythme ou de courant, entraînant des inhibitions motrices diverses.
Les notions de durée, de temps, de passé, de présent, correspondent à des localisations spéciales liées à tout un enchevêtrement d’images situées non dans le temps immatériel, comme le voudrait Bergson, mais dans l’espace. Se remémorer le passé, c’est assister, actuellement à l’écoulement de l’influx nerveux, par des voies extrêmement compliquées, créées lors des événements antérieurs et plus ou moins déformés et isolés par d’autres événements, ou le non fonctionnement (oubli). Nous pensons donc toujours dans le présent et nous ne vivons aucunement dans le passé. Il n’y a pas de passé, puisque rien n’est immuable. Il n’y a que conservations de liaisons successives qui apparaissent absolument différentes des liaisons actuelles. Un événement vécu dix ans plus tôt, ne se situe dans cet éloignement que par la quantité des événements écoulés la disparition de nombreux éléments contemporains les liaisons successives que parcourt l’influx nerveux pour renouer, plus ou moins facilement, la chaîne des faits. La fraîcheur des souvenirs d’enfance ne détruit en rien cette théorie. Notre substance cérébrale plus jeune, plus plastique, conserve plus facilement et plus profondément les empreintes objectives liées entre elles très solidement, et l’influx nerveux les parcourt plus aisément que les empreintes ultérieures, aussi sont elles très vives et très durables. Leur situation réelle dans le passé, par rapport au présent, dépend des changements objectifs effectués successivement et conservés plus ou moins nettement, subjectivement comme documents spéciaux de comparaison et d’éloignement. L’avenir n’est également concevable que réalisé subjectivement dans le présent. C est-a-dire qu’une construction intellectuelle : projet, but, etc., s’est établie sous l’influence d’une importante fonction biologique – manger, boire, dormir, travailler, jouer, aimer, etc. – et cette construction, déjà réalisée spécialement en nous, coordonne nos influx nerveux vers des actes moteurs tendant à conformer nos gestes a nos pensées.
L’être ne vit donc absolument que dans le présent. Le temps – ou événements successifs – ne se traduit et ne se conserve en nous que sous forme d’espace et si les souvenirs ne peuvent s’évoquer en désordre (cela arrive partout très souvent, avec la confusion erronée des choses) ou simultanément, comme un immense panorama, c’est qu’il est impossible à l’influx nerveux de parcourir tous les mécanismes à la fois et d’un seul coup et qu’il est obligé de s’écouler, dans le temps et la durée, à travers les voies du prodigieux réseau construit précisément dans les mêmes conditions d’espace et de durée. Celle-ci est donc la perception minima et maxima des sensations isolées ou simultanées que notre attention saisit entre deux sensations différentes et successives. La durée est donc proportionnelle à l’attention et à la variation objective.
L’espace et l’étendue sont déterminés subjectivement par les mouvements réalisés par l’individu depuis sa naissance. L’enfant n’évalue immédiatement aucune distance et l’aveugle guéri, dont parle Romanès, croyait que tous les objets, proches ou éloignés, touchaient ses yeux et se trouvaient au même plan. C’est donc l’expérience, l’habitude, la perception simultanée, donc spatiale, des impressions ; en un mot le mouvement, qui créent la notion d’espace et d’étendue. Cette notion ne peut également s’acquérir qu’avec des déplacements successifs dans le temps, et nous voyons ainsi que les concepts d’espace et de temps se conditionnent expérimentalement l’un-l’autre et qu’ils sont engendrés tous deux par le mouvement.
Si donc toute notre connaissance n’est que sensations ; si celles-ci ne sont que des mouvements, des synthèses de vibrations ou de rythmes, pourquoi, dira-t-on, en jaillit-il une impression d’unité, d’inétendu opposée à toutes les images successives du souvenir ?
La raison en paraît être, nous venons de le voir dans l’impossibilité pour l’influx nerveux de se diffuser instantanément et avec la même intensité dans tout le mécanisme cérébral. Une telle opération détruirait d’ailleurs toute liaison des choses et ressemblerait à la tentative de représentation visuelle et simultanée de tous les points de l’horizon. Cependant certains cas pathologiques créent des dissociations de la personnalité, morcèlent le Moi en plusieurs moi ; et, au début de certains assoupissements, il est possible d’observer, en soi-même, et simultanément, des constructions mentales diverses.
Il en résulte que, à l’état de veille, seule une faible partie des souvenirs, constituant le présent, est éveillée par l’influx nerveux. Mais tout le fonctionnement biologique est intimement lié aux multiples perceptions objectives qui assaillent l’individu de toutes parts, et ces influx incessants, indéfiniment renouvelés sans aucune solution de continuité excitent continuellement ce fonctionnement, créant cette sensation d’existence de permanence du moi, d’inétendu et d’unité. Ainsi le moi, avec toutes ses variations dans l’espace et dans le temps, est la synthèse de ces rythmes innombrables mais imprécis et confus, que le monde extérieur détermine d’une façon continue dans notre sensibilité spéciale, joint à notre cénesthésie ou sensibilité générale, que notre fonctionnement biologique détermine également d’une façon continue et que l’attention oppose (opposition du moi et des images) aux mécanismes plus précis déclenchés par un réflexe important. Mais les fortes émotions et les profondes pensées absorbent totalement le moi et le font disparaître connue il est facile de l’observer.
Il n’y a donc, aucune raison de supposer un esprit immatériel, et immortel, agissant d’une manière absolument incompréhensible sur notre corps matériel. Nous avons observé toutes les conditions d’apparition, de disparition, de fonctionnement de la conscience et nous l’avons toujours trouvée intimement mêlée aux phénomènes objectifs et postérieure à leur apparition. Les expériences de Pierre Janet, et de nombreux autres psychiatres, sur certains psychopathes, démontrent d’ailleurs que l’on peut, en certain cas, suggérer un acte à un sujet et qu’il s’imagine ensuite vouloir cet acte. Toutes les observations pathologiques confirment l’absolue dépendance du moi du fonctionnement physiologique de l’individu. Si d’autre part on analyse minutieusement tous les faits et pensées de l’homme, qu’on en dissocie jusqu’à l’extrême limite les éléments synthétiques, on ne trouve plus que des réponses, des réflexes du sujet à une excitation du milieu. L’homme, conscience sans objet, n’existe pas, ne peut pas exister. La plus profonde, la plus transcendante des pensées se ramène toujours à connaître des mouvements subjectifs et objectifs. Ce qui identifie merveilleusement le moi et le non-moi. Nous savons d’ailleurs que la conscience varie d’un individu à un autre comme varient leurs expériences et cela démontre bien la solidarité du corps et de l’esprit. Le corps n’obéit donc nullement à l’âme mais celle-ci peut s’entendre comme le fonctionnement synthétique des centres d’associations et il est certain qu’une longue réflexion (dispersion de l’influx en de multiples régions centrales) détermine un tout autre comportement que le fonctionnement d’un réflexe immédiat.
La première question : Que sommes-nous ? se résume alors ainsi « le moi est une synthèse de sensations, ou réactions de la matière vivante, contre l’influence du milieu. Il a toute la valeur d’existence des synthèses et disparaît avec elle ».
La deuxième question : Pourquoi vivons-nous ? peut également se résumer assez simplement « nous vivons pour réaliser notre fonctionnement » ou si l’on préfère : nous vivons pour vivre. Il n’y a pas d’autres explications plus satisfaisantes. Nous sommes notre propre but et notre fin est en nous-même. Nous ne vivons essentiellement ni pour penser, ni pour être heureux, ni pour réaliser d’autres fins que la conquête, l’assimilation, la lutte et la mort. Nous ne pensons que parce que nous vivons. Le plus extraordinaire c’est que l’esprit, orgueil de l’homme, n’apparaît que comme un accessoire tardif, voué au fonctionnement de la machine matérielle admirablement coordonnée, qui le précède, le crée et le détruit en se dissolvant. La conscience, la pensée, la joie, le plaisir ne sont que des conséquences, des effets de la vie n’apparaissant qu’en certains cas seulement, et chez les êtres évolués, mais nullement nécessaires au fonctionnement biologique puisque l’immense majorité des êtres vivants ne les connaît point. La mort suffit d’ailleurs à elle seule à démontrer l’impuissance de la pensée à agir sur la vie. D’autre part l’éternité inconnue et incompréhensible qui nous a précédé, et qui inquiète si peu les mystiques, nous renseigne sur l’éternité à venir, tout autant dénuée d’intérêt psychique, qui torture tant les croyants. Il ne nous reste qu’une seule certitude : la réalité synthétique de notre moi dans le présent.
La dernière question : Que faire ? n’est donc point une constatation pessimiste de notre impuissance. C’est le désir de rechercher la meilleure réalisation de notre synthèse individuelle, de notre moi. Puisque l’immense majorité des êtres vivants (végétaux, animaux, inférieurs) vivent sans le savoir, ce qui équivaut à ne pas être, ce n’est pas la vie elle-même, sorte de mouvement aveugle, chaotique, contradictoire, créateur et destructeur, qui nous intéresse ; c’est la vie consciente, le moi dans ses rapports compréhensifs avec les autres mois et avec toutes les manifestations du monde objectif.
Puisque la conscience n’est point déterminante, dira-t-on, quel est le rôle de cette spectatrice impuissante, et que signifie vouloir réaliser quelque chose, si seule la mécanique biologique, avec ses innombrables réseaux nerveux, parcourus par d’incessants courants d’énergie, nous meut et-nous propulse tout comme une machine sans conscience ?
Remarquons tout d’abord que le fait d’être choqué de quelque chose ne prouve point son irréalité ; pas plus que le fait de désirer et de s’inventer une immortalité ne prouve son existence. Ensuite la postériorité de la conscience aux phénomènes nerveux ne prouve nullement qu’elle ne signifie rien. Elle est au contraire un effet inséparable de certains actes psychiques extrêmement compliqués, tout comme la forme d’un triangle est absolument inséparable de la liaison des trois lignes le déterminant. Mais de même que cette figure n’existe point par elle-même, avant la liaison linéale, de même notre conscience ne peut exister avant la formation des synthèses sensorielles formant notre moi. La conscience indique donc que des opérations intellectuelles s’effectuent en nous, que notre intelligence fonctionne, que notre influx nerveux se dépense régulièrement et énergiquement (attention, volonté) et que parfois l’excédent se diffuse plus ou moins longuement (plaisir, joie, bonheur).
C’est l’acceptation pure et simple de soi, de son fonctionnement, de sa totalité, de sa synthèse vivante. C’est la constatation de ce qui est. C’est assister à son propre spectacle et à celui des autres. Cela n’est nullement attristant, ou décourageant. Sentir, penser, vouloir, c’est fonctionner, c’est conquérir, c’est réaliser. C’est assister, confiant en ses réflexes, à sa vie en action.
Se réaliser revient donc à constater qu’il y a en soi un mouvement conquérant se traduisant consciemment par : je veux, je désire, je cherche, je réalise, je suis heureux. Comme les phénomènes émanés des individus : gestes, paroles, écriture, actions, sont des éléments déterminants et modificateurs, il est compréhensible que nous cherchions (mouvement conquérant de notre mécanisme biologique) à nous modifier mutuellement, conformément à notre mécanisme intérieur, pour notre meilleur fonctionnement personnel. C’est l’égoïsme dans toute sa force et sa simplicité. C’est également la lutte inévitable, mais cette lutte se présente sous deux aspects différents ; soit qu’elle engendre des gestes entièrement destructeurs ; soit qu’elle enferme des éléments constructeurs et vitaux. Comme les modifications ne sont produites en nous que par une certaine imitation de l’objectif, il en résulte que les faits favorisant l’individu ne seront point ceux amplifiant le moi, au détriment des autres mois ; car l’imitation de ces actes déterminera, tôt ou tard, les autres mois à se développer, à leur tour à nos dépens. Mais ce seront ceux qui, imités et pratiqués par tous les Mois, se traduiront par l’augmentation de puissance, de vitalité, de conscience de tous les individus. La morale individuelle et collective ne peut donc avoir d’autres bases que les données biologiques de fonctionnement, d’imitation, d’équilibre déterminant le développement de tous les individus, la lutte pour l’utilisation des forces naturelles et l’harmonie de tous les « moi ». — Ixigrec.
MOI. Notre sévérité pour autrui n’a d’égale que notre infinie tendresse pour nous-même. Avant toute réflexion, d’instinct, aveuglément nous aimons notre moi chéri ; et cet amour persiste, infrangible, au soir de l’universel naufrage que représentent certaines vies. Désirs, convictions, amour de l’existence peut-être, auront sombré sous le coup de douleurs folles, de déceptions pires que la mort ; dans le secret de la conscience, une immense pitié, une affection sans borne subsisteront envers notre malheureuse personne.
…Dès qu’il y va du salut individuel, dans un incendie, lors d’une tempête, l’instinct de conservation rend criminels des hommes fort policés. Charité, bienséance et autres vertus chrétiennes s’envolent comme feuilles mortes découvrant chez beaucoup un naturel d’une férocité inouïe. Quant à l’humilité, si prisée du prêtre, elle étale les fautes légères pour mieux cacher les vices profonds. On veut des compliments sans être assez franc pour le dire ; d’où mille roueries, mille détours, et des rages intérieures contre les maladroits qui ne comprennent pas…
Une éducation restée religieuse, des habitudes millénaires, une presse asservie, les chaires de pestilence d’églises innombrables ont répandu le microbe de l’hypocrisie. L’opinion, dressée contre la franchise, n’a que sourires pour les dépravations pudiquement voilées ; dans le jargon des moralistes, l’homme sans détour n’est qu’un brutal, mais la modestie devient la qualité du sournois.
Quelle indignation, chez les âmes saintes, lorsqu’on parle de soi sans modestie affectée, rappelant les défauts, n’oubliant point les qualités. Parce qu’ils repoussent la vérité avec une désinvolture parente de la fausse humilité du croyant, on préfère la jactance bavarde du vaniteux ou l’orgueil fou de l’homme d’État. Payez les louanges dont vous couvre la presse, des grincheux seuls y trouveront à redire. Mais haro sur l’imbécile qui se loue au lieu de charger autrui de le faire : chose pourtant facile lorsqu’on dispose de grandes ressources financières. Placez dans l’encensoir charbons et, parfums, attisez soigneusement la flamme, puis empruntez une main mercenaire pour balancer devant vous l’instrument. La morale est sauve, quand le compliment revient à l’inspirateur par le canal d’une bouche étrangère ; on ne condamne point l’amour des dignités, le mal réside dans une manière franche de l’avouer. Nulle atteinte à la modestie, si vous soufflez, des coulisses, l’hymne chanté en votre honneur ; mais lorsqu’on s’exhibe soi-même en public, il est indispensable de faire montre d’humilité. D’où l’universelle habitude d’appliquer sur l’égoïsme un masque de désintéressement. Et comme l’enseigne ne dit rien du contenu de la boutique, des surprises attendent lorsqu’on pénètre au dedans. Illusions de l’amour-propre, fausses perspectives utilitaires s’évanouissent, telles des ombres devant la lumière, si l’on observe non en acteur mais en témoin…
Au-dessous de la zone consciente, dont la lumière centrale s’atténue par degrés, le moi comporte une large région souterraine où ne pénètre aucune clarté. Refoulés par nos contraintes éducatives et nos habitudes sociales, tendances supposées, mortes, idées que l’on croyait évanouies, tout un monde d’appétences, de souvenirs, d’instincts infâmes ou grossiers, vivent là dans les profondeurs sombres de l’inconscient. Inspirateurs cachés souvent, ces éléments remontent à la surface quand s’atténue le contrôle de la raison ; ainsi dans le rêve qui démontre aux plus dignes que la brute ancestrale s’agite toujours en eux. Policé au dehors, notre moi reste, au fond, lubrique, obscène, cruel ; son apparente philanthropie masque, en général, un égoïsme forcené. Les psychanalystes l’assurent et nous en serions convaincus, si notre attention n’esquivait le côté désagréable pour s’en tenir à l’aspect séduisant. Juge hargneux lorsqu’il s’agit des autres, nous devenons, quand nous sommes en cause, l’avocat qui plaide non-coupable éternellement. Et l’exception n’est qu’apparente dans l’amour qui conduit à des sacrifices allant jusqu’à la mort. Entre l’amant et l’amante une identification s’est faite, souffrances et joies sont devenues communes, un seul moi vit en deux personnes, une seule âme dispose de deux corps. L’amitié c’est encore un élargissement de l’individu ; chez le sage, il s’étend au genre humain tout entier, parfois à l’universalité des vivants. On admire ces cœurs fraternels, on les suit peu, soupçonnant qu’ils ont raison sans en être très certains.
Chez d’autres l’amour de soi prend une forme étroite, rabougrie : tel l’égoïsme de certains vieux. Peser leur pain, mesurer leur boisson, se garer des courants d’air, pester contre les enfants, jouer d’interminables parties de billard, voilà qui suffit à remplir leurs journées. Ils sont paisibles, tant qu’on ne trouble pas leur repos, font les délices des propriétaires, s’occupent peu des voisins, mais ne leur demandez aucune aide, ils restent indifférents à tout, sauf à leur propre satisfaction. Un égoïsme mesquin en empêche beaucoup de comprendre les autres ; idées ou sentiments personnels s’opposent à la rectitude de leur vision. Gestes et paroles du prochain sont interprétés en fonction de leur propre mentalité ; gratis ils lui donnent mérites et travers dont eux-mêmes sont lestés. D’innombrables erreurs en découlent…
L’égoïsme s’avère créateur d’illusions plus profondes : enthousiasmes ardents, espoirs illimités, qui caractérisent l’adolescence sont du nombre. À cette époque bienheureuse tout paraît facile, aisé ; pour cueillir les fruits d’or, entrevus dans des rêves enchantés, il suffit d’étendre la main à ce qu’il semble. Chez le grand nombre, une dure expérience dissipera l’erreur avec brutalité. Échecs sur échecs les attendent, l’un après l’autre leurs espoirs s’évanouiront…
Même chez le vieillard besogneux, assez d’amour de l’existence subsiste pour qu’il s’émeuve quand ses pauvres joies sont en jeu. Qu’une mort survienne, chacun s’évertue à lui trouver des causes que l’on se flatte secrètement d’éviter : celui-ci fut imprudent, cet autre négligea son mal, un troisième ne suivit pas les prescriptions du médecin. Reproches souvent exacts ; mais nous voulons indéniablement oublier le sort qui sera nôtre, et les survivants éprouvent comme une impression de triomphe en se voyant debout près des compagnons tombés. Parce que chacun se flatte d’éviter, pour son compte, ces terribles fatalités, les masses restent parfois indifférentes devant l’innocent qu’on opprime ou le pauvre qui meurt de faim. Trop de victimes à la fois feraient peur à l’ensemble et de telles craintes sont génératrices de révolutions ; aussi les chefs multiplient les étapes, échelonnant en série leurs forfaits et, grâce à une individualisation du crime se débarrassent doucement des gêneurs. En période calme, car, aux époques troublées de l’histoire, c’est en frappant sans pitié qu’on assure la durée d’un gouvernement.
Les prêtres exploitent l’égoïsme en promettant l’immortalité bienheureuse au fidèle qui les sert ; et leurs dupes sont nombreuses, tant leur illusoire assurance répond aux désirs secrets de beaucoup. Notre moi chéri disparaître, se fondre dans l’ensemble, devenir un impersonnel élément du Tout ! Volonté de vivre, instinct de conservation se révoltent contre pareille éventualité ; notre amour de nous-même ne peut s’y résigner. Que les personnages anciens dont parlent les livres, que les indifférents de notre entourage soient morts définitivement, nous le croirions sans peine ; nous croyons ainsi l’animal à jamais disparu. Mais que parents, amis, que notre moi s’éparpillent anonymes dans l’immense univers, voilà qui contredit trop notre égoïsme foncier. Aussi, comme il avait fait de dieu le résumé de nos ignorances, le théologien prévoyant concrétisa notre infini besoin de vivre dans la notion d’immortalité. Et la raison chercha des arguments pour légitimer nos désirs : le résultat posé d’abord, une logique illusoire imagina de prétendues démonstrations. Ainsi procède l’apologétique chrétienne qui, tour admirable de passe-passe ! montre la science, lors même qu’elle se contredit, toujours d’accord avec l’Écriture. Création, déluge, merveilles du Sinaï, confirmés par la prétendue science du xiiie siècle, s’accordent, assure-t-on, avec les données absolument contraires de la science d’aujourd’hui.
Si les illusions dont le moi s’entoure, si les fantômes qu’il imagine assuraient son bonheur, peut-être conviendrait-il de n’y point porter une main sacrilège. Mais, pareilles aux griseries de l’opium que suit un réveil angoissé, les joies dangereuses de rêves éphémères ont pour lendemain les sanglants démentis de la réalité. Un médecin honnête vise moins à diminuer la souffrance qu’à guérir la maladie ; c’est le fer rouge qu’il introduit dans la plaie, non un liquide sans énergie, quand il combat gangrène ou venin. Traiter la pneumonie comme un rhume ordinaire compromettrait la vie sans atténuer les douleurs du patient ; et l’on n’extirpe une tumeur que grâce au bistouri du chirurgien. Bâtir sur le mensonge serait bâtir sur du sable mouvant la vérité dort servir de base à l’art pour faire œuvre durable, en soignant les esprits comme en soignant les corps. Simple moyen quand le malade est guérissable, l’anesthésie ne devient fin que s’il est condamné à mort. On ne remédie aux faiblesses de l’âme qu’en dissipant mensonges de l’amour-propre et faux calculs de l’intérêt. Ne faisons pas du moi une idole, reléguée dans un sanctuaire où la lumière ne pénètre à aucun moment, une statue dont on ne sait si elle est de plâtre, de marbre ou d’or. Cet absolu intangible, norme suprême des vouloirs humains, n’apparaît guère plus solide que les dieux ses prédécesseurs. Indifférente aux concepts logiques de notre raison, la nature se plaît à mêler les contraires, à confirmer nos systèmes et à les infirmer tout ensemble, à montrer successifs ou coexistants des faits que nous estimions opposés. À côté du plaisir elle met la douleur, et place l’égoïsme proche du désintéressement. Mais nos théories morales filtrent le réel infiniment compliqué ; pour clarifier elles gardent, en général, un seul élément. Simplification utile à la précision des idées ainsi qu’à la rigueur des discussions, et nuisible, par contre, à une adéquate compréhension de la vérité. Les termes égoïsme, désintéressement recouvrent, d’ailleurs, des tendances si contradictoires que l’on s’étonne de les voir accouplées sous un vocable commun.
Une longue gamme d’égoïsmes s’offre, le moi se diversifiant comme le corps et l’esprit. Aspect mental du tout complexe et un, identique et changeant, qui constitue la personne, il correspond à l’effort de synthèse que représente la vie. Apparu dès le premier germe, il croît avec l’organisme et ne s’évanouit qu’à la mort ; limite tracée dans l’espace par notre épiderme, durée que notre mémoire circonscrit dans le temps, voilà ses racines essentielles. La nature oppose l’individu au reste du monde, en isolant le corps dans une gaine de cuir ; en réduisant l’esprit à ne saisir que Ses propres modifications. Pour dépasser les apparences, il faut une science, des réflexions dont peu sont capables. D’où l’égoïsme de l’homme replié sur lui-même, tel l’escargot dans sa coquille, ne voulant rien savoir du reste de l’univers. Mais forces aveugles, malignité des vivants obligeront le solitaire à s’entendre avec ses pareils, dans la majorité des cas. Plaçons à l’opposé l’égoïste qui s’enfle comme la grenouille du fabuliste, rêvant conquête ou monopole du globe entier. Autocrates, milliardaires, dictateurs économiques ou militaires sont taillés sur ce patron-là ; de même tous ceux, grands et petits, que tourmente l’instinct de domination. Plus sympathique me semble l’égoïste qu’anime la volonté d’harmonie ou celui que l’amour pousse à sacrifier son moi…
À l’égoïsme mauvais nous devons nobles, prêtres, guerriers, rois de la finance ou du négoce, fleurs vénéneuses et parasites épanouies de préférence sur les débris putrides des corps humains décomposés. Aidé par la sottise populaire, le moi des maîtres s’hypertrophie au point de réduire leurs serviteurs à l’état d’aveugles machines.
Synthèse active et consciente, transitoire et limitée, le moi possède une valeur indéniable bien que relative. Sa liberté rappelle l’indépendance des bulles qui flottent à la surface de l’océan ; son individualité ressemble à celle des vagues qui n’émergent un instant de la masse que pour s’y fondre à nouveau. La personne n’a pas la fixité qu’on suppose ; loin d’être toujours identique, le contenu du moi se renouvelle incessamment. À chaque minute, des cellules meurent, des résidus s’éliminent, remplacés par des éléments puisés dans le milieu. Et, comme les pierres d’une bâtisse en ruine servent à construire d’autres maisons, les atomes anciens se retrouvent, dans cet échange perpétuel entre le dehors et les vivants, matériaux durables d’individualités successives.
Même va-et-vient dans le domaine intellectuel, même utilisation d’idées, de sentiments, de désirs identiques au fond. En art, l’originalité réside dans le dosage et la synthèse d’éléments qui ne varient pas. Dramaturges et romanciers empruntent aux vivants qualités ou travers de leurs personnages ; déformer, accroître, grouper d’autre façon, tel est le rôle de l’imaginative. Si fantaisiste que soit la statue d’un homme, elle comportera une tête, un corps, les membres essentiels ; et, dans un paysage, le peintre n’élimine les parties déplaisantes que pour leur substituer des sujets observés ailleurs. Perceptions, images, souvenirs, concepts sont un legs indestructible ; la nouveauté se borne à l’agencement inédit de matériaux anciens. Centre du tourbillon, qui constitue notre personne, l’activité du moi s’évanouit sans qu’un atome meure, sans qu’une idée soit perdue ; ainsi l’eau du lac demeure, quand ses remous sont dissipés. Nos pensées continueront de peupler les cerveaux, nos composants physiques d’alimenter les corps, après notre retour à la commune source des forces universelles. Si notre individualité est éphémère, notre moi transitoire, nous sommes vieux pourtant d’une éternité ; et, dans la course sans fin de nos éléments primordiaux, nul ne peut assigner un terme à notre immortalité. Aussi nos actions sont-elles moins vaines qu’il semble au premier abord ; le plus minime effort est gros de conséquences imprévisibles. Point de brusque coupure dans la trame des phénomènes enchevêtrés, toute cause a son effet et tout effet à son tour devient cause. Pourquoi une très humble vie n’aurait-elle pas son importance dans l’histoire de l’univers ? Grain par grain, les mille et mille gouttelettes du fleuve ont creusé son lit ; les vagues anonymes et, toujours renaissantes obligent la falaise à de continuels reculs. De nombreuses forces, autrefois indociles, sont domestiquées, à notre époque, par les savants ; peut-être l’homme deviendra-t-il le guide conscient des éternelles transformations cosmiques. Non qu’il tire jamais quelque chose du néant ; sa puissance n’a rien, d’arbitraire, il arrange, et ne crée pas ; pour maîtriser la nature, il commence par lui obéir. Mais à l’énergie canalisée il fixe un travail, assigne un but ; sa raison éclaire le jeu des forces obscures ; en vue des conséquences, sa volonté choisit les causes. Dans la trame serrée des faits, s’il ne fabrique les fils, du moins il les dispose ; et la navette, du savoir lui permet d’intervenir selon ses vœux. Lui-même doit réaliser la justice, accomplir les miracles qu’il attendit en vain des dieux. Seulement une loi, dont il suspend l’action sans la vaincre, veut que soit anonyme l’œuvre la plus durable, après un temps court ou long. Comme fut anonyme le travail du vent, de l’eau, et celui des milliards de plantes et d’animaux qui peuplèrent le globe. Rien n’est perdu pour l’ensemble, ce qu’a produit chacun demeure, contribuant à l’évolution générale ; l’effet subsiste détaché de sa cause, l’œuvre se continue impersonnelle, séparée du moi qui en fut l’artisan. L’enfant sera le portrait de lointains ancêtres sans que le sachent ni lui ni ses parents ; sur la cupule du gland, ne se lit point le nom du chêne son producteur. Atavisme implique mémoire ; mais une mémoire de l’espèce dédaigneuse des individus. Par le livre, par le bronze, par la pierre, l’homme combat l’oubli ; ne lui dénions pas des victoires partielles, la gloire est une survie. De triomphes définitifs nous n’avons point d’exemple, la mort guette le souvenir ; sur les inventeurs du feu, de l’écriture, des premiers instruments, histoire et tradition restent muettes. Qu’adviendra-t-il de célébrités plus récentes ? La disparition de notre espèce, celle de notre planète leur assigne une fin, dont l’éloignement paraît proche, comparé à l’immensité des temps.
Reconnaissons la valeur, à la fois considérable et relative, de la personne humaine ; comprenons qu’amour de soi et amour d’autrui coexistent, plantes voisines, dans le champ de notre pensée. Pour chacun le moi s’avère centre, il est l’unique portion de l’univers dont nous ayons conscience précise et possession entière ; au regard du Tout, il n’est que l’élément d’un ensemble, le maillon d’une chaîne ininterrompue. Ces points de vue sont divers, sans être opposés ; les harmoniser serait facile, si la société, troublant l’ordre de la nature, ne sacrifiait le grand nombre à l’égoïsme de quelques uns. Hiérarchie légale, classements admis par le code créent des intérêts factices, contraires à l’intérêt simplement humain. L’existence de parasites engendre un bien des exploiteurs contraire au bien des exploités. Mais dans une classe sociale, dans une profession, le bonheur de chacun reste lié au bonheur de tous ; l’ouvrier pâtira, dans l’ensemble, si le coût de la vie augmente, alors que ne croît pas le salaire moyen. À l’intérêt individuel, résultat des aptitudes ou de la situation personnelle, s’ajoute un intérêt collectif indéniable. Quand la raison enfin maîtresse aura débarrassé le globe des artificielles cloisons qui séparent ses habitants, quand les peuples ne travailleront plus pour des paresseux inutiles, le bien collectif sera celui que la nature assigne à notre espèce prise dans sa totalité. Pour maîtriser les énergies hostiles, améliorer leurs conditions de vie, reculer les bornes de l’ignorance, il sera bon que les hommes continuent d’associer leurs efforts. En évitant au moindre de leurs frères toute douleur inutile, ils rempliront leur tâche spécifique et seront les dieux de demain…
Point de vie collective possible lorsque chacun se désintéresse du bien général pour ne songer qu’à soi ; une solidarité vraiment juste implique réciprocité des services rendus. Mais, quand auront disparu les désœuvrés de l’aristocratie qui consomment beaucoup sans rien produire, le travail des autres sera singulièrement allégé. Des réformes seraient faciles. dans ce sens, si les chefs ne s’y opposaient ; car les faits sociaux, résultats de vouloirs humains, n’ont pas la fatalité des phénomènes cosmiques. En attendant, seule la solidarité pleinement consentie devient règle d’action aux yeux du sage ; des contraintes imposées du dehors il se libère avec joie. Et toujours, il se penche avec tendresse sur les cerveaux sans lumière ou les cœurs ulcérés de ses frères malheureux. – L. Barbedette.
MOI (LE), LE SOI. Il y aurait de longues pages à écrire sur les différentes définitions qui ont été données du moi par les diverses écoles modernes. En le définissant une chose qui pense – res cogitans ; – en énonçant sa fameuse proposition : « Je pense, donc je suis », Descartes donnait au moi la première place et le substituait à l’âme, comme il apparaît clairement de sa Sixième Méditation, § 8, où il dit : « Il est certain que moi, c’est-dire mon âme, par laquelle je suis ce que je suis est entièrement et véritablement distincte de mon corps et qu’elle peut être ou exister sans lui ». La philosophie allemande, par la suite, donna au moi un sens plus métaphysique, plus absolu. On sait que Kant considérait le moi comme la conscience elle-même se réfléchissant dans ses actes et dans les phénomènes sur lesquels son influence s’exerce. Fichte faisait du moi « l’être absolu lui-même, la pensée substituée à la puissance créatrice et tirant tout de son propre sein : l’esprit et la matière, l’âme et le corps, l’humanité et la nature, après qu’elle s’est faite elle-même ou qu’elle a posé sa propre existence ». Pour Schelling et Hegel, le moi, « ce n’est ni l’âme humaine, ni la conscience humaine, ni la pensée prise dans son unité absolue et mise à la place de Dieu : c’est seulement une des formes ou des manifestations de l’absolu, celle qui le révèle à lui-même, lorsqu’après s’être répandu en quelque sorte dans la nature, il revient à lui ou se recueille dans l’humanité ».
Sigmond Freud est venu qui a compliqué la situation en exposant la coexistence d’un moi et d’un soi, le soi étant « l’ensemble coordonné, anonyme, impersonnel des forces ataviques, des instincts », alors que le moi – centre de la conscience – est l’ensemble des images, idées, émotions et réactions coordonnées. Ce moi se débat, dans le système de Freud, entre deux influences ennemies, empiétantes et menaçantes toutes deux, qu’il s’occupe perpétuellement à concilier : d’une part, la réalité extérieure, avec ses coercitions sociales ; d’autre part, les exigences instinctives et irréfléchies du soi ; Freud admet encore un Surmoi ou « moi idéal », souvenir inconscient des interdictions imposées au petit enfant par ses parents, interdictions qui pèsent toute la vie sur le caractère de l’adulte.
Je n’ai cité ces fragments de l’histoire du Moi, de Descartes à Freud, que pour leur comparer le « Moi », tel que l’entendent les individualistes anarchistes – un Moi corporel et passager, à l’instar de « L’Unique » de Stirner. Le « Moi » des individualistes n’a rien, pour eux, d’une abstraction, pas davantage que ne leur est une abstraction le « non-moi ». Ce sont pour eux des réalités vivantes, de tous les jours.
Quoi qu’on fasse et quoi qu’on dise, je suis et je me sens, en tant qu’individu, un être isolé, différencié, à part des autres. Rejetant toute métaphysique, je suis – de par mon expérience et pour ne considérer que la douleur – que lorsque je souffre, c’est moi et non autrui ou le voisin qui ressent de la souffrance, peu importe que cette douleur soit de l’ordre psychologique ou physiologique. Quand je n’ai pas à manger suffisamment, quand je ne puis embrasser la femme que je voudrais tenir en mes bras, quand je me trouve au-dedans des murs d’un cachot, quand par suite d’un accident j’ai perdu l’usage d’un membre, c’est moi qui souffre et non mon ami le plus intime. En vain me dira-t-on, à cause de l’identité de substance, que le non-moi souffrirait autant que moi, placé dans les mêmes conditions : 1° cette proposition n’enlève pas ma douleur et c’est cela, pour-moi, l’important ; 2° mon expérience m’a démontré que le non-moi ne réagit pas du tout de la même façon en présence de certains faits ou de certains événements susceptibles de me faire souffrir atrocement, expérience que tout te monde a pu faire. Tant et si bien que les conseils des non-souffrants m’ont paru parfois ou cruels ou ridicules. Contre cette réalité, aucune théorie ne saurait prévaloir.
Donc, le Moi des individualistes anarchistes n’a rien d’abstrait ni de romantique. C’est leur corps, considéré à part des autres corps humains, avec ses réactions et ses réflexes de tout genre, ses désirs, ses appétits, ses attributs de toute nature. Ils ne disent pas que leur « moi corporel » est supérieur aux autres « moi corporels » ; non, mais ils ne veulent pas qu’aucun « moi corporel » puisse forcer un autre « moi » – par violence, contrainte, ruse, menace ou privation quelconque – à faire ce qu’il ne ferait pas ou à ne pas faire ce qu’il ferait s’il n’était obligé au contraire.
C’est cela que veulent dire les individualistes anarchistes lorsqu’ils revendiquent l’autonomie de leur moi ou de leur soi, ils entendent par là un état de choses où la personnalité humaine, différenciée nettement des autres unités, ne soit pas forcée de subir, dans ses relations avec autrui, des charges sociales, une méthode de vie, une façon de se comporter, que, laissée indépendante, elle aurait pu tout aussi bien rejeter. Ils n’admettent pas non plus que ce rejet puisse les priver du moyen de production, s’il les privait de tout autre avantage sociétaire. Contre tout milieu social qui ne leur consent pas au moins cela, les individualistes anarchistes se situent, en général, en état de légitime défense, selon la phrase consacrée. – E. Armand.
(À consulter les mots égoïsme, personne-personnalité, la série des études sur individu-individualisme, etc.).