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Encyclopédie anarchiste/Moralité - Morphologie

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Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Librairie internationale (tome 3p. 1666-1673).


MORALITÉ : « La moralité consiste dans un certain ensemble d’idées, de croyances, de sentiments, de tendances naturelles ou acquises dont il est possible de déterminer les formes, les causes et les effets. »

« …On peut concevoir une sorte de morale sans moralité. Supposons, en effet, que la moralité humaine se montre à qui l’étudie dans la conscience et dans l’histoire comme un fait éminemment variable, susceptible de prendre les formes les plus diverses, contradictoires même, sans qu’on puisse démêler de loi fixe et générale qui permette d’expliquer ces variations. Dans cette hypothèse, il sera impossible de tirer de l’étude de la moralité aucune indication pratique : c’est la conclusion du scepticisme moral. Pourtant, même dans cette hypothèse, un art de vivre reste encore possible, mais à la condition d’en placer les bases en dehors de la moralité. »

« — Aristote enseigne que la moralité existe avant la morale et en dehors d’elle. — Épicure fait complètement abstraction de la moralité donnée dans la nature humaine et ne se préoccupe en aucune façon de la justifier ou de l’expliquer. — Le christianisme a donné pour base à la moralité, non la science, mais la foi ; non l’esprit, mais le cœur. » (Encycl.)

« — Rapport de la conduite avec la morale (moralité des actions). Mœurs (homme sans moralité). » (Larousse). Antonyme : immoralité (voir ce mot).

Dans un milieu social où une morale, règle (ou est censée régler), les actions des individus, est d’une haute moralité, celui qui vit (ou qui a l’air de vivre) en se conformant strictement aux lois qu’impose cette morale ; est sans moralité celui qui transgresse ces lois. Entre ces extrêmes s’échelonnent tous les degrés. La moralité a varié et varie selon les époques et les milieux. Le Carthaginois qui sacrifiait son fils au Dieu Moloch, le nègre qui mangeait son vieux père pour lui assurer une sépulture honorable ; le patriote qui est parti, en 1914, vers les frontières, plein de foi et d’ardeur étaient loin de se croire immoraux. Pour un amoral, pour celui qui « ne fait pas à autrui ce qu’il ne voudrait pas qu’on lui fit », la moralité d’un individu a pour critérium sa loyauté. Je ne me permets pas de juger autrui lorsque ses actes n’ont, sur moi, aucune répercussion. Au nom de quoi me permettrais-je d’apprécier sa moralité lorsqu’il ne porte pas le moindre ombrage au libre épanouissement de ma personnalité ? Par contre, si je passe un libre contrat avec lui, il est indispensable que les modalités de ce contrat s’accomplissent loyalement de part et d’autre. Sans cela rien de possible… fors les rapports immoraux de la société présente.

On a, de tout temps, écrit pour moraliser les individus, c’est-à-dire pour créer ou renforcer en eux une moralité. Certaines œuvres comiques du moyen-âge portaient même le nom de moralités. Elles avaient pour but de « corriger les mœurs par le ridicule et de présenter non pas un vice particulier, un travers personnel, mais des travers et des vices généraux en rassemblant sur un même individu les traits épars qui caractérisent tel ridicule ou tel défaut, en créant des types de tel ou tel vice, qui représentent ce vice dans sa généralité. » (Encycl.). On dit encore : la moralité d’une fable, d’une pièce de théâtre, d’un livre. Dans la fable (voir ce mot), la moralité vient en conclusion du récit pour éclairer, conseiller, faire toucher du doigt la réalité de la vie. Dans l’œuvre d’art (roman, théâtre, poésie), la moralité est le but apparent ou caché que l’auteur a poursuivi. Il est arrivé que des pudibonds — ou des hypocrites — se sont effarouchés de « l’immoralité » de certains écrits. C’est au nom de la « moralité outragée » qu’on a condamné de purs chefs-d’œuvre. C’est également au nom de la moralité du jour qu’on inculque aux jeunes générations, à l’église ou à l’école, cette masse effarante de préjugés qui entravent d’un poids si lourd l’évolution de l’humanité.

Rejetons donc ce vocable périmé et sachons nous rendre maîtres de nos destinées en nous affranchissant de toute tyrannie. — Ch. B.


MORALITÉISME ANARCHISTE (le). — Lorsqu’en 1900 j’entrai en contact avec les anarchistes, je venais d’un milieu chrétien. Maintes fois, depuis cette époque, j’ai été stupéfié en comparant les déclamations matérialistes de certains théoriciens anarchistes avec les jugements qu’ils prononçaient sur la conduite de compagnons qui avaient pris au sérieux les formules comme : « ni dieu ni maître », « sans foi ni loi », lesquelles concrétisent sous une forme brève et limitée la conception anarchiste individuelle de la vie. Je ne pouvais comprendre comment, après avoir combattu la loi et les prophètes, religieux et laïques, on pouvait porter, sur certaines manières de se comporter individuellement, des condamnations qui n’auraient pas déparé, les attendus de certaines sentences de juges correctionnels. Par la suite je me suis convaincu que ces jugements reflétaient simplement l’éducation bourgeoise (primaire ou secondaire) reçue par ces théoriciens, de l’influence de laquelle ils n’avaient pu ou voulu se débarrasser. Un peu plus tard, heureusement, j’ai rencontré d’autres anarchistes, libérés et affranchis de l’éducation des écoles, qui évitaient, en général, de porter jugement sur les gestes de leurs camarades. Lorsqu’ils se hasardaient, par hasard, à émettre une opinion sur la façon de se conduire de celui-ci ou celui-là, cette opinion ne se basait jamais sur un étalon quelconque de moralité adopté par les souteneurs de la moralité bourgeoise.

Les individualistes anarchistes à notre façon pensent que tout véritable anarchiste devrait tenir pour offensif et blessant qu’un agent quelconque de l’exécutif gouvernemental ait une bonne opinion de lui, qu’électeurs et élus aient de la considération pour lui, que le « bon citoyen », le prêtre, et le professeur de civisme le tiennent pour honorable et respectable. Non point que, forcé par les circonstances, l’individualiste anarchiste ne se déguise, mais à la façon du brigand calabrais, qui se camouflait en carabinier pour détrousser les diligences. Toute concession faite par lui au milieu social, toute concession qu’il a l’air de faire à l’État, il la rachète en minant chez autrui la notion du « pouvoir nécessaire », en démontrant à tous ceux qu’il peut approcher qu’il n’est nul besoin de moralistes, de chefs, de magistrats — imposés, obligatoires — pour remplir les fonctions organiques individuelles et pour s’entendre entre humains.

Certains de ceux qui font aujourd’hui du moralitéisme anarchiste oublient par trop « les compagnons, âmes ardentes » des Briseurs d’Images dont le rythme salua, pour plusieurs camarades de ma génération, leur prise de contact avec le milieu anarchiste. « Tout : statues, emblèmes, mirages » tombaient sous leurs bâtons. Qu’étaient pour eux : « Patrie et Famille : des mots — Qu’ont inventé les égoïstes ? Que nous ont dorés les sophistes — Et dont se sont épris les sots. » Ils méprisaient « tous préjugés », vivant « libres dans le monde — où partout le vil et l’immonde — Jusqu’au pinacle sont juchés ». Et si la honte couvrait leurs visages, ce n’était point « pour le maître et l’enrichi — mais pour l’ouvrier avachi ! »

Nous sommes un certain nombre à avoir conservé la mémoire de tout cela. Nous ne pouvons rien au fait que « notre » anarchisme puisse blesser, heurter, froisser constamment ce qui est social, moral, légal au sens où l’entendent les « honnêtes gens » et leurs représentants les plus en vue : procureurs généraux, directeurs de conscience de toutes les religions, académiciens, parlementaires et autres seigneurs. Sans nous immiscer dans les affaires privées de quelque anarchiste que ce soit, nous nous réservons cependant, au nom de la « liberté de choix », de répudier « l’esprit moralitéiste » et de dire à tous en général et à chacun en particulier : « Si votre mental ou votre moral privé vibre à l’unisson du mental ou du moral public d’un préfet de police ou d’un lauréat de prix Monthyon, votre place est chez les jésuites ou dans la brigade des mœurs, non parmi des anarchistes… » Et cette opinion en vaut bien une autre, après tout. — E. Armand.


MORMONISME, MORMONS n. m. Au Congrès des Religions Philosophiques, qui fut tenu à San-Francisco, en 1915, du 29 au 31 juillet, on consacra le premier jour aux religions chrétiennes, le second jour aux religions hindoues, le troisième jour aux religions orientales. Le programme consacré aux religions chrétiennes ne retint que trois systèmes religieux : le catholicisme, le protestantisme et le mormonisme. C’est que ce que l’on appelle le Mormonisme, bien qu’il prétende se rattacher au christianisme, diffère de l’orthodoxie catholique et protestante sur de nombreux points. À vrai dire, le mormonisme apparaît, après examen, comme constituant une religion à part, américaine, influencée peut-être au début par le saint-simonisme, dont sa fondation est contemporaine, et mêlant, dans une mesure équilibrée, le mysticisme ou l’idéalisme à une conception très pratique de la vie.

Le fondateur de cette religion fut un garçon de ferme du nom de Joseph Smith, né en 1805, dans l’État de Vermont, aux États-Unis. La tradition se plaît à le considérer comme inculte, un semi-illettré. Ce paysan était un grand lecteur de la Bible, comme les Américains de souche anglo-saxonne en général ; il était, de plus, beau parleur et la nature l’avait doué d’une haute taille, deux mètres environ, ce qui lui conférait une prestance qui n’était pas sans influence sur les foules. Peut-être Smith entendit-il parler, par les journaux de son pays, d’Owen, de Saint-Simon ? Quoi qu’il en soit, tout comme le fait s’était produit pour les patriarches de l’Ancien Testament, pour Saint Paul, Saint Pierre et certains chrétiens de l’église primitive, pour François d’Assises et autres saints et saintes de l’église catholique, une nuit « un ange » lui apparut. Le fait même que Smith n’était ni très instruit ni très recommandable, – au point de vue bourgeois, s’entend, – ne préjuge rien contre cette apparition, à en croire la tradition chrétienne, et si l’on accepte les visions des patriarches, des prophètes, des saints et des camisards, on ne voit pas pourquoi on récuserait celle de Smith.

Le nom de cet ange était Moroni, tout à fait ignoré du panthéon orthodoxe. Joseph Smith ne fut pas étonné outre mesure de cette apparition. À l’âge de 15 ans, dans les champs – tout comme Jeanne d’Arc – il avait aperçu deux personnages dont l’un n’était autre que le Christ lui-même et l’un de ces êtres surnaturels lui avait enjoint de se tenir à l’écart de toutes les sectes existantes, les unes et les autres n’étant que des contrefaçons du véritable christianisme.

Or il avait maintenant 23 ans. « Moroni » lui raconta, comme c’est l’usage quand les envoyés du ciel s’adressent aux fondateurs de religions, que, lui, Joseph Smtih, avait été choisi par Dieu pour accomplir une œuvre immense et que son nom serait répandu par toute la terre, pour être exalté par les uns, méprisé et haï par les autres ; il ajouta que dans un certain lieu de l’état de New-York se trouvait un livre consistant en plaques d’or sur lesquelles étaient gravées l’histoire des premiers habitants du nouveau continent et leur origine et que près de ce livre se trouvaient deux pierres encerclées d’argent, l’urim et le thummim, qui n’étaient autres que le pectoral du grand prêtre des Juifs, et qui feraient de lui un voyant, lui permettant de déchiffrer la langue en laquelle était écrit le livre en question. Avant de s’en aller dans les sphères supérieures, par un chemin ressemblant à « un conduit » ménagé dans l’atmosphère et, cela va sans dire, après avoir récité un chapelet de citations bibliques, Moroni enjoignit à Smith de ne montrer le livre et les pierres à personne, exception faite pour ceux à qui on lui ordonnerait de les communiquer. Moroni revint deux fois et avertit le prophète que Satan le pousserait à déterrer les plaques prématurément.

Cet ange connaissait bien la nature des hommes, car Joseph Smith n’eût rien de plus pressé que de raconter sa vision à son père, membre de l’église presbytérienne. Le digne homme fut d’avis de ne pas attendre plus longtemps pour se rendre compte de l’exactitude du récit du messager céleste. Moroni avait si bien indiqué l’endroit du dépôt sacré que c’est sans peine aucune que le prophète découvrit la boîte renfermant les plaques, les plaques elles-mêmes et les précieuses pierres. Il ne se proposait rien moins que d’emporter le tout, mais Moroni apparut de derechef et lui ordonna d’attendre encore quatre ans… Joseph Smith ne sut pas tenir sa langue. On commença, dans son milieu, à parler de ses visions et à lui rendre la vie insupportable, ce qui l’obligea, lorsqu’il eût déterré les fameuses plaques (le 22 septembre 1827), à émigrer en Pennsylvanie, ses frais de voyage étant en partie couverts par un certain fermier du nom de Martin Harris.

Qu’y avait-il donc sur ces plaques dont Moroni, de la part de Dieu, a réclamé plus tard la restitution (ainsi que de l’urim et du thummim) ? Des caractères que Smith disait être de « l’égyptien réformé ». Une copie en a été présentée au professeur Charles Ashton de New-York, il y a démêlé de l’égyptien, du chaldaïque, de l’assyrien, de l’arabe et a rédigé un certificat en ce sens ? Comment le semi-illettré qu’était Smith a-t-il pu comprendre quelque chose à cet amalgame ? La traduction s’en opérait d’ailleurs de façon mystérieuse : un rideau séparait Smith et les plaques du traducteur, que ce fût Martin Harris ou Olivier Cowdery, lequel écrivait sous la dictée du prophète… Trois hommes : Cowdery, Whitmer et Martin ont certifié avoir été témoins d’une apparition angélique, avoir vu les plaques et distingué les caractères qui y étaient gravés. Ils ont cessé de faire partie de l’église mormone, ils ne se sont jamais démentis, même à leur lit de mort… Au cours de la traduction, « Jean Baptiste » apparut, dans les bois, à Smith et à Cowdery, qui était un maître d’école ; il leur conféra la prêtrise aaronique et leur ordonna de se baptiser l’un l’autre.

C’est la traduction de ces plaques qui constitue Le livre de Mormon : il est mortellement ennuyeux et rédigé en un style tendant visiblement à pasticher celui de la version ordinaire de la Bible anglaise. Il narre qu’un certain Lehi, un israélite selon le cœur de l’Éternel, fut prévenu, par une vision céleste, des malheurs qui allaient fondre sur son peuple ; il quitta alors la Judée et, nouveau Noé, s’en fut avec les siens en Amérique, qu’il découvrit le premier parmi les Blancs.

Lehi fit souche dans le Nouveau-Monde, jusque là inhabité et désertique. Il vécut très vieux. Lui mort, ses descendants se partagèrent en deux rameaux, issus de ses deux fils : Laman et Nephi. Les Lamanites se mirent à adorer les idoles et à faire le mal et Dieu les en punit… en bronzant leur peau : ce sont les ancêtres des Peaux-Rouges. Les Néphites restèrent au contraire fidèles à la foi judaïque : ils devinrent même des chrétiens avant la lettre, ayant su, par la grâce de l’esprit, interpréter comme il convient, les prophètes et les prophéties. Après sa crucifixion, Jésus apparut en Amérique, institua douze apôtres et la majeure partie du peuple se convertit. Les Lamanites refusèrent finalement d’embrasser le christianisme et guerroyèrent sans cesse contre les Néphites qui finirent – et leur foi avec eux – par être à peu près anéantis, non sans que Mormon, leur dernier grand chef, ait pu écrire la chronique de leurs faits et gestes et l’enterrer dans le sol. Quant à Moroni, c’était le fils de Mormon, resté chrétien malgré tout, « errant de lieu en lieu pour sauver sa vie » ; c’était lui qui avait conversé, sous une forme incorruptible, avec Joseph Smith. Le reste des Néphites était retourné à la barbarie, reniant le Christ et allant jusqu’à faire prisonnières les filles des Lamanites, les violer, les torturer et les dévorer. Ceci était censé se passer en 400 après J.-C.

Les critiques du Mormonisme racontent qu’un pasteur du nom de Salomon Spaulding, devenu plus tard commerçant, avait écrit, en 1809, un roman où il assignait aux indiens d’Amérique une origine fabuleuse, reposant probablement sur des analogies entre certains symboles chrétiens (la croix, etc.), et des découvertes archéologiques faites chez les anciens Aztèques. Dans ce roman fondé sur l’idée légendaire, déjà exprimée par certains, que les Peaux-Rouges étaient les descendants des dix tribus perdues d’Israël, apparaissent les noms de Mormon et de son fils Moroni. Spaulding avait remis son manuscrit à un libraire de Pittsburgh du nom de Paterson, en lui donnant comme titre The Manuscript Found (le manuscrit découvert) mais il mourut avant de passer contrat avec ce libraire. Ce Paterson prêta le manuscrit à un de ses compositeurs nommé Stanley Rigdon, qui en prit copie et communiqua cette copie, assure-t-on, à Joseph Smith, dont il devint par la suite, l’un des principaux disciples. Ce fait a toujours constitué une charge contre le prophète, bien que les Mormons aient toujours nié les analogies existant entre l’histoire de Spaulding et le livre de Mormon, Le roman de Spaulding est même en vente à Salt Lake City, mais comme le manuscrit a été égaré puis retrouvé, on ne sait s’il s’agit de l’original exact.

Bref, le 6 avril 1830, à La Fayette, dans l’État de New-York, Joseph Smith fonda l’église des Saints du Dernier Jour – Latter day Saints Church – qui est la dénomination officielle de l’église mormone, ce dernier nom leur ayant été attribué dans un sens dérisoire. Mais l’ambiance était hostile. L’année suivante, Joseph Smith conduisit ses disciples, nombrant quelques centaines, à Kirtland dans l’État d’Ohio, qui devint la capitale de la Nouvelle Église. On y érigea un temple, et Élie et Élisée y « apparurent » à Joseph Smith et à Oliver Cowdery.

À partir de ce moment, Joseph Smith et « les Saints du dernier jour » sont en butte à toutes les persécutions imaginables. En juillet 1831, Smith fonde une ville, la Nouvelle-Sion, dans un lieu appelé Indépendance, situé dans le Missouri, état nouvellement créé. Il y lance même un journal : « The Evening Morning Star ». Sion est mise à sac, la presse détruite et il faut aller ailleurs. Partout où les Mormons s’établissent, on les attaque, on dévaste et on incendie leurs maisons, on outrage leurs compagnes, on les lynche ; Boggs, le gouverneur du Missouri, donne même l’ordre d’exterminer les malheureux et des milliers de volontaires sont levés pour en finir avec la maudite secte. On va jusqu’à présenter, comme nourriture, à Smith et aux principaux de l’église, jetés en prison, la chair de leurs frères massacrés. Il fallut que le général Doniphan menaçât de retirer son régiment pour qu’on se contentât de chasser du Missouri les indésirables. De là, ils se rendirent à Nauvoo, dans l’Illinois, sur les rives du Mississipi, qui grâce au talent d’organisateur de Joseph Smith (qui apparaît de moins en moins comme un inculte) et à la foi de son troupeau durement éprouvé, devint rapidement une ville comptant 20 000 habitants, et cela à l’époque où Chicago était une bourgade sans importance. Les fidèles accouraient de toutes les parties de l’Union Américaine et même de la Grande-Bretagne. L’administration municipale de la ville pouvait être donnée en exemple aux autres cités des États-Unis. Joseph Smith était élu maire de la cité, une milice avait été organisée ; le prophète ajoutait à ses titres celui de lieutenant-général et il proclamait son intention de se porter candidat à la présidence.

Entre temps, Rigdon avait introduit le dogme de « l’épouse spirituelle » ; malgré une opposition très vive, il persista et prétendit, paraît-il, avoir reçu une révélation sanctionnant « la séduction systématique ». On raconta que J. Smith appuyait ce dogme, il le nia, tout en professant la polygamie lui-même et ses adversaires lui reprochaient la possession d’un harem « faisant concurrence » à celui de Mahomet.

Un beau jour, en 1844, un édit du gouverneur de l’Illinois, décréta l’arrestation de Joseph Smith et les principaux d’entre les Mormons. Le prophète ne se faisait pas d’illusion sur le sort qui lui était réservé, malgré la promesse de protection du gouverneur. Il avait été arrêté 50 fois et 49 fois acquitté. Il se rendit à Carthage, accompagné de son frère Hyrum et de deux « apôtres » – John Taylor et Willard Richards, – en prononçant ces paroles : « Je m’en vais comme un agneau à la boucherie, mais je suis aussi calme qu’un matin d’été. J’ai la conscience pure devant Dieu et devant les hommes ; je mourrai innocent et il sera dit de moi : Il a été assassiné de sang-froid. »

Tout cela se réalisa à la lettre. La populace clamait : « Que si la loi n’y pouvait rien, la poudre et les balles auraient bien raison d’eux. » Le 27 juin 1844, à 5 h. de l’après-midi, une bande de 150 à 200 personnes, le visage barbouillé de suie, força les portes de la prison où Smith et les siens étaient détenus. Hyrum Smith qui avait 44 ans, tomba le premier sous la fusillade ; Joseph, qui en avait 39 sauta par la fenêtre, mais fut tué au cours de sa tentative. John Taylor, qu’avaient atteint 4 balles, survécut. Willard ne reçut aucun projectile… Loin d’abattre le Mormonisme, cet inqualifiable assassinat l’achemina vers le succès.

Il se trouvait parmi les Mormons un vitrier du nom de Brigham Young, qui était président des « Douze », – préféré à Sydney Rigdon pour cette fonction – homme d’une grande énergie, de beaucoup de sang-froid, très opiniâtre et très diplomate. Il reçut la révélation ou inspiration que ce qui restait de son église devait émigrer vers l’Ouest, l’Ouest lointain, hors des frontières de l’Union américaine, dans les déserts qui n’appartenaient pas encore aux États-Unis. Les Saints se mirent alors à vendre ou à échanger leurs terres et leurs maisons pour se procurer du blé, du seigle, du lard, des pommes de terre, du bétail, des bœufs, des chariots…

Nouveau Moïse, Brigham Young rassembla ce qu’il put de son peuple, 143 hommes, 3 femmes et 2 enfants et partit d’abord un peu à l’aventure, ensuite vers la région du Grand-Lac-Salé, plateau de 1200 m d’altitude, glacé l’hiver par des vents polaires, brûlé l’été par un soleil torride, maudit par le Grand Esprit, disaient les Pawnies, à cause des guerres de leurs ancêtres… Parti durant février 1846, Brigham Young pénétra le 24 juillet 1847 dans la vallée du Grand-Lac-Salé. Les 143 Mormons du début étaient devenus 2000 et formaient une longue caravane ; ils voyageaient dans des chariots à bœufs, que les hommes conduisaient à pied les bagages, les femmes et les enfants, les invalides demeurant à l’intérieur des véhicules. Il fallut lutter d’abord contre l’hiver, très rude, contre l’incertitude de la direction (la prairie n’était pas encore défrichée), se méfier de la flèche de l’indien, franchir les Montagnes-Rocheuses. Des enfants naissaient en route.

Au bout d’un mois, Salt-Lake-City était fondée. Le terrain où la ville devait s’élever fut partagé en îlots ou block s de 10 acres chacun, chacun d’eux étant distribué en lots égaux de 1 acre 1/4. Aux barrières de la ville, la terre arable fut partagée en lots de 5 acres, un peu plus loin les lots étaient de 10 acres, plus loin encore ils comptaient 20 acres. Aucune spéculation ne fut permise ; on demanda à chaque chef de famille de faire rendre au lot qui lui était échu tout ce qu’il pouvait donner, d’être un producteur autant qu’un consommateur… En 1848, Salt-Lake-City n’était même pas un village, c’était une enceinte entourée d’une muraille, mi-bois mi-boue, dans l’intérieur de laquelle se dressaient huttes, tentes, charriots et où campaient 1.800 habitants.

Brigham Young était reparti dans le Missouri pour réunir les Mormons qui s’y trouvaient encore et les ramener vers la Terre promise. En mai et juin, il y eût une invasion de sauterelles menaçant de réduire à rien la récolte, alors que l’on attendait 25 immigrants. C’était un véritable fléau. Hommes, femmes, enfants se mirent sur la défensive ; ils arrivaient bien à écraser les sauterelles, mais ils piétinaient en même temps les jeunes pousses de blé ; on avait beau creuser des fossés, les remplir d’eau et y pousser les dévastatrices à coups de balai et de bâton, cela ne faisait pas plus que les brandons enflammés qu’on projetait là où les insectes étaient massés. Tout faisait présager que la famine allait envahir le camp des Saints du dernier jour… Un matin, quand tout espoir semblait perdu, voici que, venant des îles du Lac-Salé, des bandes de mouettes apparurent, remplissant l’air de leurs cris plaintifs. Elles se précipitèrent sur les sauterelles et ne partirent pas avant que le dernier des orthoptères eût été dévoré. C’est « le miracle des mouettes ». On a élevé à Salt-Lake-City un monument en mémoire de ce vol mémorable. La loi de d’État d’Utah punit celui qui tue les mouettes sans absolue nécessité : elles sont devenues aussi sacrées pour les Mormons que les oies pour les Romains.

Aujourd’hui, Salt-Lake-City est l’une des villes les plus prospères des États-Unis, capitale de l’État d’Utah, aux rues larges de 40 mètres. Les édifices religieux y sont les plus importants ; on cite parmi eux le Grand Temple, le sanctuaire mormon – l’Assembly Hall, la salle des réunions – enfin le Tabernacle, construction immense et basse, de forme elliptique où peuvent prendre place de 10 à 12.000 personnes et qui possède un orgue comptant 8.000 tuyaux et mu par l’électricité.

Pour revenir à l’histoire des Mormons, le Mexique céda aux États-Unis les provinces des Montagnes-Rocheuses et du Pacifique. Le pays du Lac-Salé devint territoire de l’Union et Brigham Young en fut nommé gouverneur. Ce fut une sorte d’état théocratique, auquel son éloignement procura la tranquillité pendant plusieurs années. Mais bientôt cette quiétude fut troublée par l’accusation portée contre les Mormons de pratiquer la polygamie, ce qui était vrai, et le meurtre rituel, que les dirigeants de leur église ont toujours combattu. Les 20, 21 ou 25 femmes de Brigham Young justifiaient amplement les hurlements des méthodistes et autres puritains des états de l’est et du centre. Le leader mormon fut destitué de son poste de gouverneur, mais Brigham Young rendit la vie impossible à ses successeurs. Le gouverneur Cumming étant arrivé avec 2.500 hommes de troupe à Salt Lake City, Young proclama la loi martiale et il y eut un moment danger de conflit. Une détente se produisit cependant et le gouvernement fédéral retira ses troupes. Elles réoccupèrent la capitale de l’Utah lors de la guerre de Sécession, le gouvernement de Washington soupçonnant les Mormons de sympathies avec les Sudistes.

Le 2 juillet 1862, un décret spécial (ayant un effet rétroactif de trois ans) fut promulgué par le président des États-Unis, alors Abraham Lincoln, sans aucun avertissement ; il interdisait la pratique de la polygamie, sous peine d’une amende de 500 dollars et d’un emprisonnement de cinq ans. Comme les Mormons gardaient secrets les registres d’état-civil de leur église, ce décret resta inapplicable, car on ne put jamais prouver qu’une union polygamique avait été célébrée depuis moins de trois ans. La polygamie continua donc comme par le passé… En 1882, elle avait pris une telle extension que le gouvernement fédéral se résolut à sévir vigoureusement et avec une rigueur telle que la répression fut, par la suite, désignée sous le nom de « persécutions dioclétiennes ». Une loi spéciale fut votée le 22 mars 1882, punissant de six mois de prison, de la perte du droit de vote et de certains droits civils, celui qui cohabitait avec plus d’une femme. La chasse aux cohabs – cohabitants – devint une des occupations favorites des anti-Mormons et des fonctionnaires.

« L’Utah fut alors le théâtre de scènes affreuses : il y eut des assassinats de « cohabs », des condamnations de vieillards qui, brisés et malades, ne sortaient de prison que pour mourir, des emprisonnements de femmes qui, voulant sauver leur mari et rester fidèles à leur religion, observaient un mutisme absolu devant les tribunaux, ou se parjuraient sans hésitation. Telle jeune femme, son bébé dans les bras, affirmait ignorer le père de son enfant, quand celui-là, le plus souvent, était à quelques pas à peine sur le banc des accusés ; tel enfant déclarait ignorer son père ; telle vieille mère jurait ne pas connaître le père de l’enfant de sa fille, disant que cela regardait sa fille et non elle ; telle jeune femme, se sauvant dans la campagne pour éviter des poursuites à son mari, vit son bébé mourir dans ses bras et dut, creusant elle-même la terre en un lieu sauvage et solitaire, ensevelir dans son châle le corps de l’enfant. »

En 1890, le gouvernement fédéral, considérant l’église mormone comme une association illégale, prêchant la révolte contre les lois de l’État, confisqua ses biens. L’Église des Saints du dernier jour dût céder et en 1891 son président, Wilford Woodruff, abolit, par un manifeste, la pluralité des femmes. Son église rentra alors en possession de ses biens et le 4 janvier 1896, l’Utah était admis parmi les États de l’Union. Il fut toutefois introduit dans la constitution du nouvel état une clause irrévocable, interdisant la pluralité des femmes. De ce fait, le gouvernement fédéral perdit tout droit de juridiction sur toutes les questions relatives au mariage… Plus tard, le président Joseph Fielding Smith déclarait que le meurtre rituel, les sacrifices humains, la théorie identifiant Salt-Lake-City avec Jérusalem étaient des doctrines inspirées du diable.

La théologie mormone est très curieuse et rappelle les doctrines gnostiques (cela donne à réfléchir quand on nous présente Joseph Smith et son entourage comme un ramassis d’illettrés). Cette théologie enseigne qu’il y a dans « le ciel » une infinité de divinités mâles et femelles, dirigée par un Dieu en chef, qui possède, comme l’homme, un corps de chair, mais incorruptible. Il est immortel et le Christ-Jéhovah est né du mariage réel du chef des Dieux avec une déesse. Au-dessous des Dieux viennent les anges, puis les hommes. Tous sont des esprits dans un tabernacle de chair et seul le Saint-Esprit, véritable moteur du monde, est immatériel. Le Mormonisme professe d’ailleurs le dogme de l’immortalité de la matière…

D’après la théologie mormone, l’homme est doué du libre-arbitre. (Dans le conseil des Dieux et des anges, Satan avait proposé que l’homme fût sauvé des dangers et des péchés de l’état de mortalité par force et non par le mérite de la lutte et de l’effort, tandis que Christ-Jéhovah était d’avis de garantir à l’homme la libre disposition de ses actions : il s’offrait d’ailleurs comme rançon des péchés que pourrait alors commettre le genre humain. Son plan fut adopté et celui de Satan repoussé.) L’Église des Saints du dernier jour admet la chute ; la résurrection du Christ ; trois état la glorification pour le fidèle : le céleste, le terrestre, le téleste ; la possibilité pour l’homme de devenir Dieu, le baptême pour les morts. Jarnes-E. Talmage, qui fut délégué des Mormons pour exposer la philosophie de sa religion au Congrès des Philosophies religieuses, décrit « Dieu lui-même, Elohim, comme un être progressif, avançant éternellement d’une perfection à une autre, parce que possédant cet attribut caractéristique, qui sera le don de tous ceux qui atteignent l’exaltation céleste – le pouvoir de s’accroître éternellement. »

Selon la théologie mormone, c’est littéralement que l’homme et la femme sont les images de Dieu.

Venons-en maintenant au dogme de la pluralité des femmes ou plutôt des épouses – plurality of wives – qui fut la cause de toutes les persécutions que subirent les Mormons, la pierre d’achoppement de leur église. La section 132 de « Doctrine and Covenants » expose qu’à Nauvoo, le 12 juillet 1843, Joseph Smith reçut une révélation concernant une nouvelle et éternelle alliance comportant l’éternité du mariage contracté selon la loi de Dieu et la pluralité des épouses. Les versets 19 et suivants promettent à l’homme qui obéit à la loi de Dieu, concernant le mariage éternel, qu’il deviendra un dieu. Plus loin, on trouve que Moïse, Abraham, Jacob, Salomon reçurent des femmes et des concubines, que cela leur fut « imputé à justice », parce que dans toutes ces choses, ils accomplirent ce qui leur avait été commandé. Le verset 61 dit : « Si un homme épouse une vierge et désire en épouser une autre, et que la première donne son consentement, et s’il épouse la seconde et qu’elle soit vierge, ne s’étant promise à aucun autre homme, cet homme-là est justifié. Il ne peut commettre d’adultère avec ce qui lui appartient, à lui, et à personne d’autre. » Et le verset 62 : « Et si dix vierges lui sont données, de par ladite loi, il ne peut pas commettre adultère, car elles lui appartiennent et lui sont données à lui. C’est pourquoi il est justifié. »

Cette révélation ne faisait que justifier un état de fait, car Joseph Smith et plusieurs des principaux d’entre les Mormons pratiquaient la polygamie à Nauvoo. Brigham Young, lorsqu’il proclama solennellement la révélation de Joseph Smith, le 2 août 1852, le reconnut lui-même. Il ajouta que « sans la doctrine contenue dans cette révélation, il est impossible à personne ici-bas de s’élever jusqu’à devenir un dieu ». Voyons les amplifications que l’église mormone donnait à cette doctrine :

« D’après la religion mormone – qui, on l’a vu ci-dessus, est polythéiste – la polygamie est nécessaire au salut : Jésus-Christ, né de la polygamie, fut polygame lui-même : les Noces de Cana étaient ses noces. Marie et Marthe étaient ses femmes et il put ainsi satisfaire à la loi imposée aux hommes et se créer une descendance avant d’être crucifié. (Des Mormons prétendent que J.-C. avait trois femmes). »

« Quant au sacrement du mariage, la religion mormone, qui admet le divorce (mais ne l’octroie que rarement), célèbre trois sortes d’union : l’union pour la vie terrestre, l’union pour la vie céleste, l’union pour les deux. Il arrive donc qu’une femme peut être mariée à deux époux : à l’un pour la vie actuelle – avec lequel elle vit, – à l’autre pour la vie ultérieure, la vie céleste. Il est admis que si l’on n’a pu (pour l’homme ou la femme) vivre ici-bas la vie polygamique, l’union pour la vie future suffit pour que l’on soit sauvé.

« La cérémonie du mariage peut revêtir deux caractères différents : 1° S’il s’agit du premier mariage, la cérémonie rappelle un mariage protestant ; 2° S’il s’agit d’une nouvelle union pour un homme déjà marié, le caractère de cette cérémonie est tout autre. Tout Mormon déjà marié doit, avant de pouvoir contracter un nouveau mariage, et même avant de demander la main de la personne sur laquelle il a jeté son dévolu obtenir le consentement de sa première épouse, du président suprême de l’Église, enfin des parents de celle qu’il veut épouser. Si la première femme refuse de donner son consentement, elle doit donner à l’autorité ecclésiastique mormone les raisons de son refus. Si ces raisons ne sont pas reconnues assez sérieuses, on passe outre, et le mari est autorisé à s’unir à la nouvelle élue de son cœur. Si, au contraire, le refus de la première femme est fondé sur un motif reconnu valable, le mari n’est pas autorisé à contracter un second mariage… Le Mormon polygame doit veiller au bien-être de toutes ses femmes : il doit toujours agir avec une impartialité et une justice absolues. Il doit, s’il est bon Mormon, se donner tour à tour à chacune de ses épouses, qui se considèrent comme sœurs. On regarde toutefois la première femme comme supérieure aux autres, comme une sorte de reine, dans cette vie comme dans la vie future ; c’est pourquoi beaucoup de Mormones ont vivement désiré être la première épousée. Toutes les femmes d’un même mari doivent aimer tendrement tous ses enfants, qui appellent mère leur propre mère, et tantes les autres femmes de leur père… » Notons en passant que les Mormons ont grandement augmenté le nombre des parents que l’on peut épouser, par exemple la mère et la fille, les sœurs nées du même père et de la même mère, une demi-sœur (consanguine sans doute), etc…

La procuration substitutive n’est pas la moins curieuse des coutumes qu’avait engendrées la polygamie mormone : « Tout Mormon qui se rend en mission plusieurs années est, le plus souvent, obligé de se séparer de sa femme ou de ses femmes, quelquefois assez nombreuses pour atteindre la douzaine ; or, cette séparation entraîne nécessairement une perte d’enfants et, par suite, un grand sacrifice de gloire éternelle, d’après le principe admis que la famille de l’homme constitue son royaume dans l’autre monde. On aurait donc obvié à cet inconvénient, en substituant un agent ou fondé de pouvoirs qui remplacerait le mari absent, auprès de sa femme ou de ses femmes. On prétend que plus d’un enfant a vu le jour de la sorte dans l’empire mormon… »

Il est intéressant de remarquer que si le devoir marital est absolu pour tout Mormon, il est toutefois un cas dans lequel il est non pas restreint, mais absolument interdit : « Pendant les périodes de grossesse et de lactation, les Mormons, en effet, considèrent cette abstention comme meilleure pour la femme et l’enfant, et plus digne pour la pudeur de la femme. C’est là, à côté des exemples tirés de la Bible, un argument fondamental mis en avant en faveur de la polygamie, celle-ci facilitant à l’homme l’abstention totale pendant les périodes que nous venons d’indiquer. »

Examinons maintenant comment vivait un Mormon et ses femmes (nous nous situons au passé, car il est difficile de savoir ce qui se passe aujourd’hui, puisque les Mormons sont censés avoir abandonné la polygamie). Les trois cas suivants pouvaient se présenter : 1° « Toutes les femmes sont réunies sous le même toit, en une sorte de harem, chaque femme recevant la visite de l’époux suivant le bon plaisir de celui-ci, qui a son domicile personnel. Si le mari va en voyage, il choisit dans son harem une compagne qui le suivra ; s’il est malade, il mande près de lui, pour le soigner, l’une de ses femmes ; 2° Toutes les femmes sont réunies sous le même toit, comme dans le cas précédent, et le mari vit au milieu d’elles. C’est l’exemple le plus fréquent. La vie générale est en commun, mais chaque femme a sa chambre à coucher particulière, le mari se donnant à tour de rôle à chacune d’elles ; 3° Chaque femme a sa demeure particulière où le mari vient passer vingt-quatre heures. »

Mais que disait la femme mormone ? Élevée dans l’idée que le salut dépend de la polygamie, elle regardait avec dédain et pitié les mariages monogamiques ; considérant que, par sa nature, l’homme est essentiellement polygame, elle déclarait préférer la polygamie à la monogamie, dont découle fatalement la prostitution ; elle apportait dans sa foi un mysticisme et une exaltation peu communs. Elle facilitait le mariage de son mari avec d’autres femmes, persuadée que son propre bonheur devait en résulter. Une dame mormone fit au professeur Jules Rémy, qui visita le pays des Mormons vers 1860, certaines déclarations dont nous retiendrons les suivantes, les autres étant saturées de réminiscences bibliques : « La polygamie, quoique vous puissiez penser, place la femme de notre société dans une situation plus morale que celle qui lui est faite par les sociétés chrétiennes où l’homme, riche de ses moyens, est tenté de les dépenser en secret avec une maîtresse, d’une façon illégitime, tandis que la loi de Dieu la lui aurait donnée comme une honorable épouse. Tout cela engendre le meurtre, l’infanticide, le suicide, les remords, le désespoir, la misère, la mort prématurée en même temps que leur cortège inséparable, les jalousies, les déchirements de cœur, les défiances au sein de la famille, les maladies contagieuses, etc. ; enfin, cela conduit à cet horrible système de tolérance légale, dans lequel les gouvernements prétendus chrétiens délivrent des patentes à leurs filles de joie pour les autoriser, je ne dirai pas à imiter les bêtes, mais à se dégrader bien au-dessous, car tous les êtres de la création, à l’exception de l’homme, s’abstiennent de ces abominables excès et observent dans leur reproduction les sages lois de la nature… J’ai pour mari un homme bon et vertueux que j’aime de toute mon âme et dont j’ai quatre petits enfants qui nous sont chers au-delà de toute expression. En outre, mon mari a sept autres femmes vivantes et une qui est allée vers un meilleur monde ; et avec cela il n’a pas moins de 25 enfants. Toutes ces mères et tous ces enfants me sont attachés par de doux liens, par une mutuelle affection, par nos rapports et notre association. Les mères me sont devenues particulièrement chères à cause de leur tendresse fraternelle pour moi et des fatigues et des souffrances que nous avons partagées en commun… »

On a vu, raconte M. Raymond Duguet, dans son livre sur « Les Mormons, leur religion, leurs mœurs, leur histoire » (de date récente), une femme unique, presser spontanément son mari de prendre une seconde femme, se donner toute la peine imaginable pour décider des jeunes filles à l’épouser et pleurer sincèrement de ne pouvoir y parvenir.

Le chef de la justice fédérale dans l’Utah, Read, avoua lui-même que les Mormons possédaient une moralité très élevée. « Il me faut reconnaître, ajoutait-il, que la très grande majorité des Saintes déclarent être heureuses et qu’un grand nombre d’entre elles ont l’air d’être parfaitement satisfaites. » Tous les Européens qui visitèrent les Mormons à l’époque où la pluralité des épouses fluorisait sans entraves, se sont accordés à reconnaître et à vanter la supériorité morale des Mormons… Tant que le gouvernement fédéral ne les eût pas dépossédés de l’administration de l’Utah, il n’y avait chez eux ni prostitution, ni bars, ni lieux de débauche. Aujourd’hui, alors que des éléments qui leur sont tout à fait étrangers ont introduit ces pratiques à leurs côtés, ils font tout ce qui est en leur pouvoir pour en restreindre les effets.

En se plaçant à un autre point de vue, sans leurs nombreuses familles, les Mormons ne seraient jamais parvenus à faire, en si peu de temps, de la région désertique qui entoure le Grand-Lac-Salé, le pays prospère et producteur qu’est l’Utah d’aujourd’hui ; il est à noter d’ailleurs que le gouvernement fédéral n’est intervenu sérieusement pour abolir la polygamie que lorsque le territoire fut à peu près défriché… On prétend que c’est seulement extérieurement que les Mormons ont renoncé à la polygamie. Ils la pratiqueraient clandestinement et, chez les plus riches d’entre eux, ce sont les soi-disant servantes qui joueraient le rôle de « concubines ».

De 1910 à 1912, il y eut une violente campagne anti-mormone où se distinguèrent le « Mac Clure Magazine » et l’ « Everybody’s Magazine ». On donna le nom de cinq apôtres ayant célébré des unions polygames. En février 1911, la « Salt Lake City Tribune » publia une liste de 274 mariages polygamiques célébrés depuis le manifeste Woodruff : l’église mormone ne protesta pas et il y eut à peine un ou deux démentis individuels. Le 12 janvier 1912, à un grand meeting anti-mormon, à New-York, le sénateur Cannon déclara que les apôtres mormons ont chacun 5 ou 6 femmes. Quand expira le président Joseph Fielding Smith, dont il a été plus haut question, l’agence Radio annonça que, décédé à 80 ans, il avait épousé 6 femmes, laissé 5 veuves ; 30 de ses 53 enfants étaient encore vivants… Quand il s’est agi d’apaiser le gouvernement fédéral et les clameurs puritaines de l’est de l’Union américaine, les docteurs mormons ont publiquement substitué à la polygamie réelle, le mariage mystique des fidèles soit avec les âmes des mortes, soit le mariage pour l’éternité avec des femmes déjà en possession de mari sur cette terre. Mais était-ce autre chose qu’une feinte ? Il existerait un paragraphe ou verset secret – dans la section 132 du livre Doctrine and Covenants – dans la Révélation faite à Joseph Smith, lequel déclare que le Saint qui pratique la pluralité des épouses, ne peut plus commettre de péché, sauf en cas de meurtre (c’est ce privilège qui fait de lui… un dieu). Il s’ensuit qu’un Mormon pouvait se parjurer devant les tribunaux des « Gentils », mentir aux non-Mormons, pratiquer la polygamie et déclarer ou prêcher le contraire sans commettre de péché.

Nous touchons ici à un point obscur de la vie intérieure du mormonisme. À côté de sa doctrine exotérique, possède-t-il une doctrine ésotérique, réservée à certains initiés ? On pourrait le déduire de certaine, expressions des Révélations prétendument faites à Joseph Smith, d’où il semble qu’il existe des clauses secrètes, dont la connaissance est réservée uniquement aux plus dignes. Un théologien mormon, Jedediah Grant, a formulé, par exemple, la théorie du blood atonement, c’est-à-dire de l’expiation par le sang, selon laquelle l’assassinat, dans certains cas, cessait d’être un crime pour devenir un instrument de salut pour ceux qui en étaient victimes. (Certains docteurs catholiques ont défendu des thèses qui s’apparentent à cette doctrine). Un ex-Mormon, le révérend Hyde, a raconté, vers 1360, qu’il y avait une initiation mormone à des mystères religieux entre autres ceux de la création et de la chute ; de plus, le nouvel initié promettait l’obéissance passive, « perinde ac cadaver », aux ordres de l’Église, à laquelle il consacrait sa vie pour qu’elle devint maîtresse du monde. Cette initiation comportait un serment vouant à la haine divine et terrestre et « les gentils » en général et le président des États-Unis en particulier. On conférait alors au nouveau Mormon la prêtrise de Melchisédek. Il va sans dire que les plus cruels supplices, puis la mort, étaient réservés aux traîtres dévoilant les mystères de leur initiation… Des assassinats de voyageurs traversant l’Utah, chercheurs d’or ou autres, ont paru confirmer cette idée d’une doctrine ésotérique très dangereuse pour la sécurité sociale. Il est évident que vers 1860 et les années qui ont suivi, les Américains et leur gouvernement ont tenu en grande suspicion les doctrines et des actions des Saints du dernier jour.

À l’heure actuelle, les Mormons se montrent fort respectueux des lois de l’Union américaine. Certains d’entre eux sont de hauts fonctionnaires et jouent même un rôle politique, comme sénateurs et représentants au Congrès. L’Utah compte, aujourd’hui, 450 000 habitants dont 300 000 Mormons, parmi ceux-ci, un certain nombre de Scandinaves. Le pays est bien cultivé et l’irrigation, poursuivie méthodiquement, a donné de merveilleux résultats. La culture des arbres fruitiers a également été vigoureusement poussée. L’instruction est très développée et l’église mormone fait de grands sacrifices dans ce sens. 80 p. 100 des impôts de l’État sont consacrés aux écoles, si bien que le nombre des illettrés est infime… On compte qu’il existe 50.000 Mormons dans le monde entier, dont une importante colonie au Mexique. Ils assurent qu’ils ont 2000 missionnaires à l’œuvre au Canada, en Grande-Bretagne, en Allemagne, aux Pays-Bas, en France, en Suisse, dans les pays scandinaves, aux Antilles, dans l’Afrique du Sud, au Japon, en Polynésie, dans l’Amérique du Sud, en Turquie, en Palestine enfin.

Au point de vue ecclésiastique, l’église des Saints du dernier jour est compliquée et théocratique ; à la base se trouve le ward ou paroisse (il en existe 700 dans toute l’église), ayant à leur tête un évêque et deux conseillers.

Au point de vue social, les Mormons ont fondé leur société sur trois grandes bases : la coopération qui permet à chaque individu de se développer autant que ses facultés le lui permettent ; la dîme, qui prescrit à chaque Mormon de verser 10% de ses revenus à un fonds commun, dont le but est, en venant en aide aux membres les plus pauvres de leur société, d’en éliminer la misère ; l’arbitrage, qui supprime le recours aux tribunaux séculiers et réduit les litiges à leur plus simple expression en les soumettant à de hauts conseils quels qu’ils soient, et sans aucune dépense.

Les Mormons ont un sens aigu de la solidarité qui doit unir les membres d’une même association. Ils ont été jusqu’à prévoir des excursions pour les vieillards et c’est ainsi que se met en route, plusieurs fois par an, vers les sites pittoresques de l’Utah, une caravane d’excursionnistes de plus de 70 ans.

Faut-il croire M. Léon Abensour, lorsqu’il dit : « Les résultats obtenus par les Mormons dans l’Utah montrent ce qu’auraient pu faire les Saint-Simoniens si, au lieu de vouloir rénover la société européenne, ils avaient pu trouver un coin du vieux monde, où seuls occupants, ils eussent pu, en toute tranquillité, appliquer leurs idées » ? C’est que justement on n’a pas laissé les Mormons appliquer leurs idées en toute tranquillité, et nous craignons fort qu’ils se soient laissés américaniser comme le reste du pays. Quoi qu’il en soit, et sans prendre à la lettre les récits de voyageurs auxquels on ne laisse voir que ce que l’on veut, les Mormons ont donné au monde un inégalable exemple de courage, d’énergie, de ténacité, de volonté de réussite. C’est avec des moyens de locomotion primitifs qu’ils ont traversé l’Amérique de l’est à l’ouest, c’est avec des outils rudimentaires qu’ils ont creusé leurs premiers canaux, bâti leurs premières écoles, construit leurs premières salles de réunions, c’est avec de maigres ressources qu’ils ont transformé un désert en une contrée fertile ; longtemps ils ont ouvertement tenu tête à l’un des plus puissants gouvernements du globe et peut-être auraient-ils pu prolonger davantage la résistance s’ils avaient été moins patriotes, moins citoyens des États-Unis, davantage hors-la-loi. Mais il ne faut demander à personne plus qu’il ne peut fournir et ce qu’ont fourni les Mormons est déjà assez consistant. – É. Armand.


MORPHOLOGIE n. f. (du grec morphê, forme, et logos, discours). Étude des formes de la matière, de la physionomie des corps : morphologie minérale, végétale, animale. En histoire naturelle, la morphologie (ce mot pris dans son sens le plus large) est à peu près synonyme d’organographie. Mais celle-ci vise davantage la description ; celle-là, plus complète, recherche le processus même de la formation ; elle compare les organes et en établit l’histoire. D’abord utilisée en botanique, par de Saint-Aulaire, l’expression de morphologie est devenue courante en zoologie. Elle s’appuie en particulier, dans les sciences naturelles, sur le grand principe de la métamorphose…

Elle s’applique, en biologie, à l’étude de la forme extérieure des êtres vivants et de la forme de leurs organes intérieurs. À côté de la physiologie qui s’intéresse aux fonctions, elle étudie les êtres et leurs organes dans leurs éléments (histologie) dans leur structure et leur conformation (anatomie), dans leur développement (embryologie). Depuis Darwin et surtout Haeckel, la morphologie est regardée surtout comme « l’ensemble des données synthétiques qui résultent des recherches de l’embryologie, de l’histologie et de l’anatomie comparées ». Elle poursuit ainsi « l’explication des phénomènes relatifs à la forme et à la structure, et à leur évolution et leurs modifications ». (Larousse).

Envisagée sous cet angle, la morphologie a proposé quelques grandes lois. Citons, entre autres : la loi de « l’assimilation fonctionnelle » (Le Dantec) à laquelle se rattache le principe de l’ « excitation fonctionnelle » (W. Roux) ; la loi de « la division du travail physiologique » (H. Milne-Edwards) et de « la corrélation des formes » (Cuvier) ; la loi « biogénétique » (Serres et Müller) qui établit les rapports de l’ontogénie et de la phylogénie… (Voir biologie, métamorphose, sciences naturelles, etc.).

Bibliographie. – W. Gœthe : Zür rnorphologie. – E. Haeckel : Generelle Morphologie der Organismen. – Cope : The Mechanical Causes of the dévelopment of the hard parts of the mammalia. – Houssay : La Forme et la Vie. – etc.

En Grammaire (v. ce mot), la morphologie est l’histoire de la forme des mots et de leur transformation. Elle comprend à la fois « l’étude de la formation des mots par voie de dérivation et de composition », appelée plus spécialement étymologie et celle des « modifications des désinentielles que subissent les thèmes pour devenir des noms, des verbes, etc. », cette seconde branche constituant la morphologie proprement dite… La morphologie diffère de la phonétique dont elle n’a pas les lois générales… Ici, comme dans les sciences, la morphologie ne se borne pas à constater les variations, mais elle s’attache à les expliquer par comparaison avec des phénomènes antérieurs. Dans les langues indo-européennes, la morphologie est essentiellement la science des formes de déclinaison et de conjugaison. Elle n’existe pas dans les langues monosyllabiques où la grammaire se réduit à la phonétique et à la syntaxe.