Encyclopédie anarchiste/Officiel - Ontologie
OFFICIEL, OFFICIEUX. Est officiel ce qui émane d’une autorité reconnue, en particulier d’un gouvernement. Mais, alors que le terme officiel s’applique de préférence à ce que tous savent et considèrent comme indubitable, le terme officieux est réservé à ce qu’on n’a pas encore rendu public et que le grand nombre ignore. Obéir aux sacro-saintes personnes en qui s’incarne le commandement, les croire sur parole, telle est la suprême loi dans nos sociétés. Vérité ou mensonge, bien ou mal n’existent qu’en fonction de ce que veulent les maîtres de l’heure. Les enfants l’apprennent à l’école et les tribunaux le rappellent sans douceur aux adultes qui s’avisent de l’oublier. On ajoute, pour calmer défiances et scrupules, que, si les autorités mésusent du pouvoir, elles en porteront la responsabilité. Fiche de consolation pour les naïfs qui acceptent les pires avanies dans le fallacieux espoir d’être vengés. En attendant, les chefs se prélassent ; et si tous n’ont pas la chance d’être légalement infaillibles, comme le pape, beaucoup se croient tels ou, par leur façon d’agir, le laissent du moins supposer. Dans les États démocratiques, ils ne disent plus : « Tel est notre bon plaisir », mais ils parlent au nom de l’intérêt national, dont ils s’affirment les représentants : le résultat ne varie pas, seule change la formule de commandement.
Que de crimes incombent à la vérité officielle qui, d’ordinaire, n’est que mensonge ! Parce que les dirigeants rêvaient de prestige ou de rapine, n’a-t-on pas vu, récemment, des millions d’hommes s’entre-tuer, au nom de l’honneur national et de la liberté ? Dans la bouche des autorités qui commandent aux consciences, les ambitions de la Haute Banque ne se transforment-elles pas, chaque jour, en devoir moral ? Une savante alchimie du langage suffit à rendre vertueuse une action coupable et mauvaise une action généreuse : houille, fer, pétrole acquièrent un prix surnaturel et qui meurt pour leur conquête reçoit la couronne des héros ou des saints ; mais c’est un affreux gredin celui qui sème, parmi les hommes, des idées de fraternité. L’histoire nous l’apprend : maintes fois le sang coula pour de pures questions de mots, et l’on s’étonne, aujourd’hui, que nos pères aient pu prendre au sérieux des querelles où les deux adversaires, tout en parlant un langage divers, avaient, au fond, même opinion ! Nos successeurs ne s’étonneront pas moins à notre sujet ; ils s’apercevront aussi que la terminologie officielle servit à camoufler les intérêts des puissants.
Dans le domaine intellectuel, elle n’est pas moins néfaste, l’action des autorités. Pas besoin de recherches, ni d’inventions pour faire figure de savant ; il faut seulement détenir l’une de ces chaires ou prébendes officielles qui valent des revenus au titulaire, même s’il s’endort. Et l’on rencontre, dans les plus hautes écoles, à côté de quelques esprits vigoureux, une foule de médiocres toujours dressés contre les jeunes dont ils devinent le talent. Quant à l’Académie, corruptrice officielle, on remarque sans peine qu’elle joue un rôle prépondérant dans l’achat des consciences. Citadelle du traditionalisme le plus borné, elle met au service de la réaction ses immenses richesses et son influence. A ses yeux l’art n’est admissible qu’à la remorque de la finance ou de l’Église ; la franchise est une tare qu’elle ne pardonne pas. Pourquoi ce protestant, cet israélite, ce libre-penseur saluent-ils si bas nos puissants prélats, pourquoi une telle déférence à l’égard des plus sots préjugés ? Travail d’approche, prélude d’une candidature ; l’échine doit être souple lorsqu’on fut rouge et mécréant. On sait que l’artiste ne fait œuvre féconde que s’il se libère de l’influence officielle. Dans leur domaine, les grands créateurs de beauté furent tous d’insignes révolutionnaires ; d’où l’incompréhension que beaucoup rencontrent de leur vivant. Comme il n’est pas de son époque et devance ceux qui l’entourent, l’homme de génie obtient rarement les succès immédiats que procure un talent servile et médiocre. Et les pontifes officiels le pourchassent, car il se moque des maîtres en vogue, des cénacles et des académies. Transmettre aux jeunes les techniques professionnelles, voilà l’utile rôle des professeurs ; hélas ! ils cherchent surtout à recruter, parmi leurs élèves, des partisans et des admirateurs. Certes, l’art dépend de la vie collective et, sur les peuples, il exerce trop d’influence pour que les officiels s’abstiennent de l’asservir ou de le museler. Mais ce n’est plus un véritable artiste, celui qui abdique son indépendance, pour devenir le groom des autorités.
Sur les méfaits de la morale officielle, l’on pourrait aussi s’étendre longuement. Le critérium du bien, la pierre de touche qui lui permet de séparer le vice de la vertu, c’est le succès. Qui fit tuer des hommes par millions se voit comblé d’honneurs, mais l’on condamne durement le meurtrier vulgaire ou le voleur de quelques francs. Si Boulanger avait réussi, les encensoirs fumeraient toujours à son intention ; s’il avait échoué, Bonaparte serait flétri par l’histoire officielle du nom d’aventurier. L’Église a trouvé mieux : grâce à la Providence, bonne et muette fille, elle légitime tout coup de force pour peu qu’il serve ses intérêts. L’usurpateur, s’il réussit, trouve en elle une alliée : contre la dynastie mérovingienne, elle appuya Pépin ; elle sacra Bonaparte, après avoir sacré les Bourbons. Alors, que penser des règles morales que les autorités religieuses déclarent officiellement intangibles ? Ne soyons pas étonnés que, dans les couvents catholiques, moines et nonnes se fassent, sous prétexte de charité, une guerre au couteau, fort édifiante pour qui la connaît. Espionnage et délation mutuels s’y transforment en devoirs primordiaux ; chacun épie intentions et murmures du voisin pour l’avertir des fautes commises, ou mieux, le dénoncer au supérieur. Seulement coups de griffes ou de dents n’ont cours qu’à l’intérieur, rien ne transparaît au dehors ; pour le public, ton doucereux, allures patelines sont officiellement de rigueur. Arrogance des chefs, et platitude des masses sont d’ailleurs courantes, même dans les partis, qu’on dénomme avancés. Partout s’installe la tyrannie des bien-placés ; et, quoique donné par des aristocraties contraires, le mot d’ordre à gauche comme à droite, c’est d’obéir. Malheur au simple cotisant qui ne s’accorde avec les officiels de son groupement ; dans sa propre faction, on le bafoue, on l’excommunie, surtout s’il s’avise d’avoir pour lui la logique et le bon sens.
Justice officielle, vérité officielle, art officiel, morale officielle méritent donc notre mépris. A l’inverse des imbéciles que le terme officiel impressionne favorablement, défions-nous dès qu’on le prononce. — L. Barbedette.
OISIF (adj.) OISIVETÉ n. f. (du latin otium). Le La Chatre définit ainsi l’oisiveté : « Cessation complète de toute espèce de travail dépendant de l’intelligence ou résultant d’un métier ; inaction des bras ou du cerveau. » Solon, dans ses règlements, considère l’oisiveté comme une infamie : « L’oisiveté est plus qu’un vice, puisqu’elle est la mère de tous les vices. » (Ségur). Quantité de philosophes, de penseurs et d’écrivains ont violemment condamné l’oisiveté ; tous les moralistes l’ont stigmatisée et flétrie. D’accord avec les législations de tous les temps et de tous les lieux, les religions en ont proclamé la malfaisance, voire la criminalité. On peut même dire que ce sont les castes et les classes qui l’ont pratiquée et la pratiquent avec le plus de cynisme qui ont prononcé et prononcent contre elle les réquisitoires les plus sévères. L’adjectif « oisif » dérive du substantif « oisiveté » : l’oisif est celui qui vit dans l’oisiveté, l’inoccupé, le désœuvré, celui qui ne se livre à aucun travail manuel ou intellectuel, celui qui ne produit aucun objet d’utilité, en d’autres termes : l’inutile, le paresseux, le fainéant, le parasite (voir ce mot).
S’il est une loi naturelle revêtant un caractère universel parce qu’elle répond à une nécessité existant en tous temps et en tous lieux, c’est celle qui condamne les hommes au travail.
Tout être consomme et rien ne peut être consommé que ce qui a été produit. Cette vérité semble être empruntée au répertoire du célèbre seigneur de la Palisse ; il serait logique d’en déduire que s’il est impossible de vivre sans consommer et, par conséquent, sans avoir, au préalable, produit, tout individu participant à l’absorption des produits, est tenu de contribuer à leur confection, sauf les cas d’empêchement : âge, maladie, infirmité. Le qui ne travaille pas, ne doit pas manger (qui non laborat non manducet), de Saint Paul n’a pas d’autre origine. Eh bien ! notre société est ainsi faite, qu’elle se compose de deux classes de personnes : la classe qui produit et celle qui ne produit rien.
L’une habite les châteaux à la campagne et les beaux quartiers en ville ; elle a sur sa table la viande la plus saine, le gibier le plus rare, le fruit le plus savoureux, le vin le plus vieux ; ses salons sont parés de fleurs aux parfums subtils, de bibelots d’art, de tableaux de maîtres, de tentures de prix, de meubles de luxe ; dans la saison rigoureuse, ses membres sont couverts des étoffes les plus chaudes, aux journées estivales, des plus légères et des plus fraîches ; elle a de l’instruction ou, du moins, pourrait en avoir ; elle peuple les cabarets à la mode, les stations balnéaires, les villes d’eau, les salles de spectacle : théâtres, concerts, cinémas, cabarets, dancings, boîtes de nuit, tous les lieux où l’on se réunit pour se divertir et folâtrer ; elle fréquente les cercles où l’on joue, les casinos et les champs de courses ; elle voyage en auto, en yacht et en avion ; elle s’entoure d’une nombreuse valetaille qu’elle oblige à revêtir une brillante livrée ; elle possède des ouvrages magnifiques qu’elle n’a jamais lus et qu’elle ne consulte jamais, des œuvres d’art superbes dont elle n’apprécie pas la beauté.
L’autre classe loge dans les chaumières ou se réfugie dans les malsaines demeures des quartiers excentriques ; sur sa table : de la soupe, des pommes de terre, de la piquette ou du vin frelaté ; un mobilier sommaire, les murs nus ; un accoutrement pauvre, usagé, insuffisant ; pas d’instruction ni l’occasion d’en acquérir ; elle peuple les hôpitaux, les asiles de nuit, les hospices de vieillards, les morgues et les amphithéâtres ; elle a sous les yeux, dans sa propre demeure, le spectacle déchirant de ses enfants qui souvent manquent du nécessaire ; elle danse… devant le buffet vide, elle ouvre les portières et fournit la valetaille. C’est dans cette classe pauvre que l’État recrute les soldats, les policiers, les gardiens de prison et la masse des fonctionnaires les plus chichement rétribués.
A la première de ces classes appartiennent la terre, les maisons, les récoltes, les instruments de travail, les produits de toute nature ; à la seconde, rien.
Interrogé sur la question de savoir à laquelle des deux classes dont je parle sont dévolus tous les avantages, un homme sensé, mais ignorant notre civilisation, répondrait sans la moindre hésitation : à celle qui travaille, à celle qui produit tout. Ces biens « ne peuvent être que la légitime rétribution de son savoir, de ses efforts, de ses peines ».
Ce brave homme se tromperait du tout au tout ; car chacun sait que ceux qui ont demeure confortable, table abondante et choisie, toilettes soignées, équipages et valets, vivent de rentes, de dividendes, de fermages, de revenus et que toutes ces dîmes sont prélevées sur le travail de ceux qui ont à peine le nécessaire et souvent même en manquent ; chacun sait que ceux qui peuplent les villes de plaisir et encombrent les salons ne sont pas ceux qui emplissent les usines et les magasins, cultivent la terre et fouillent le sous-sol.
En vain, pour justifier un état de choses aussi extraordinaire, les princes de l’économie politique affirmeront-ils audacieusement que l’oisiveté dorée d’aujourd’hui est le résultat de l’activité du passé, la cristallisation du travail d’hier. Ce langage ne convaincra personne pas même ceux qui le tiennent, et quiconque en France connaît un peu l’histoire de son pays, n’ignore pas que la richesse, monopolisée par le clergé et la noblesse dans l’antiquité et le moyen âge, n’a eu pour origine que la captation, le vol, la rapine, la violence ; que pendant la période révolutionnaire qui a débuté en 1789, elle a été plus ou moins frauduleusement accaparée par la bourgeoisie et par la noblesse civile et militaire dont ne manqua pas de s’entourer Napoléon Ier et que, depuis plus d’un siècle, elle a été le fruit d’un régime d’exploitation, d’agiotage, de spéculation et de monopolisation, la faisant passer tout entière dans les mains des hauts seigneurs du commerce, de l’industrie et de la finance.
Le grand art de nos jours, pour arriver à la fortune, ne consiste pas à travailler soi-même, mais à faire travailler les autres ; le capital sous toutes ses formes, c’est du travail épargné, économisé, transformé ; oui, mais du travail d’autrui. Ce ne sont pas ceux qui édifient les palais qui les habitent ; celles qui tissent, taillent et cousent les robes de bal ne sont pas celles qui les portent. Les produits de la mine n’enrichissent pas les houilleurs ; les dividendes des compagnies de chemin de fer ne vont pas à ceux qui construisent la voie, dirigent la machine, surveillent l’aiguillage ou transbordent les colis. Les bénéfices fabuleux réalisés par les grands magasins, par les immenses usines et manufactures, par les puissants établissements de crédit n’enrichissent pas les millions de vendeurs et vendeuses, d’employés et d’ouvriers qui y travaillent, mais la poignée d’Administrateurs et de Directeurs qui gèrent ces vastes entreprises et la collectivité des porteurs de titres qui ont tout juste la peine de confier à leur banque le soin d’encaisser les coupons à détacher. Donc, un simple coup d’œil, mais un regard d’ensemble, jeté sur la société actuelle, provoque ce juste étonnement : richesses, profits, avantages, privilèges, tout aux oisifs ; rien ou presque rien, à ceux qui travaillent.
Les arguties les plus spécieuses, les raisonnements les plus subtils ne peuvent prévaloir contre la brutalité et l’évidence des faits : les travailleurs n’ont qu’à ouvrir les yeux pour voir que des maçons sont sans abri, des tailleurs sans vêtement, des agriculteurs sans pain ; que la classe pauvre produit tout et ne possède rien, tandis que la classe riche gaspille, accapare, s’empiffre et ne produit rien.
En sorte qu’il continue à travailler, le prolétaire, parce que, pour si dure et si ingrate que soit la tâche, elle l’empêche de mourir de faim ; mais faut-il trouver étrange qu’il envie le sort des oisifs, pense que ceux-là sont bien heureux qui peuvent, sans travail, jouir de tous les biens, de toutes les douceurs, qu’il prenne en horreur le travail, qu’il aspire à s’y soustraire par tous les moyens ?
Non ; cela n’est pas étrange et le contraire serait véritablement prodigieux.
La conséquence de cette incohérente situation, c’est que le travail n’étant pas nécessaire aux riches, ils n’ont garde de s’y adonner et que les pauvres, en songeant aux tristes résultats que celui-ci leur confère, ne s’y soumettent que contraints et révoltés.
Si le travail était attractif, on s’arrêterait peut-être moins à ces lamentables résultats. Si les conditions de travail étaient moins dures, si les salaires étaient plus en rapport avec une existence relativement aisée ; si dans l’accomplissement même de sa pénible besogne, le salarié éprouvait quelque satisfaction, s’il ne vivait pas dans l’incessante crainte d’être congédié et, ensuite, condamné, pendant un laps de temps indéterminé, au chômage fauteur de privations et de misère ; si ses instincts de dignité et d’indépendance étaient moins insolemment outragés, il pourrait, tout en rongeant son frein, subir son triste sort avec moins d’amertume. Mais il n’en a jamais été ainsi. L’esclave de jadis travaillait sous la menace du fouet, dans l’appréhension constante des châtiments et de la faim ; le serf de naguère, terrorisé par la brutalité du Seigneur, humilié par l’arrogance du Maître, dépouillé par la dîme et les redevances de toute nature, croupissait dans la crasse intellectuelle, morale et matérielle ; de nos jours et de plus en plus, le travailleur dont l’effort pouvait être atténué et la peine diminuée par la machine qui aurait dû être sa collaboratrice, son auxiliaire, est graduellement devenu l’esclave d’un machinisme de plus en plus exigeant et tyrannique. Chaque jour davantage, la rationalisation, le travail à la chaîne l’incorporent à l’outillage mécanique avec lequel et au rythme duquel il fonctionne, dont il n’est plus qu’un rouage condamné à suivre le mouvement général. Je n’insiste pas. Aux mots production, rationalisation, travail, etc., on trouvera, sur ce sujet spécial, des renseignements plus amples et plus précis. Qu’il me suffise d’ajouter que le prolétaire doit travailler chaque jour durant de longues heures, sous l’œil d’un surveillant sévère, à côté de camarades qui souvent ne sympathisent pas avec lui, faire aujourd’hui ce qu’il a fait hier, ce qu’il fera demain ; et ne pas perdre un instant s’il veut tirer de sa journée un salaire normal.
Je sais bien que ceux qui vivent de leurs rentes ne cessent de glorifier le travail, que les bons livres le célèbrent à l’envi, que l’art l’apothéose, que le théâtre fait du travailleur le personnage sympathique, que le roman le comble d’honneurs, de récompenses et de réussites. Mais la vie donne chaque jour un formidable démenti à ces triomphes fictifs, à ces hommages mensongers, à ces hypocrites ovations.
Et le coup de chapeau des uns, l’attitude respectueuse des autres, l’admiration naïve de celles-ci, le sourire engageant de celles-là, prouvent à tous que l’oisiveté élégante est vue d’un œil plus favorable que le travail râpé.
Ainsi : richesse, plaisir, considération, voilà le lot de la classe oisive ; pauvreté, peine, fatigue, danger, mépris, tel est celui de la classe productive. Ceux qui ont la chance d’appartenir à la première n’ont qu’un souci : s’y consolider ; les autres n’éprouvent qu’un désir : s’y faire une place. Les premiers n’aiment pas le travail ; les seconds voudraient pouvoir rompre avec lui.
L’oisiveté est comme une jolie courtisane qui sourit à ses favoris et leur prodigue ses captivantes caresses ; le travail est comme une horrible mégère qui, pour sourires, n’a que de hideuses grimaces et pour baisers de cruelles morsures.
C’est à qui fuira celle-ci, à qui suivra celle-là.
Qui peut s’en étonner ? A qui la faute ? — Sébastien Faure.
OLIGARCHIE n. f. (du grec oligos, peu nombreux, et arché, commandement). Oligarchie, d’après son étymologie, signifie gouvernement d’un petit nombre. Nous allons voir que depuis que l’humanité primitive a cessé de vivre à l’état de horde (communisme inorganique), hypothétique d’ailleurs, mais dont le spectacle des clans peu différenciés de certaines peuplades arriérées fait admettre la vraisemblance ; depuis ces temps reculés, l’oligarchie est le régime sous lequel les peuples ont toujours vécu. Les formes de ce régime ont varié, ainsi que les noms dont on le désignait, car le petit nombre, détenteur du pouvoir, a allégué tour à tour divers motifs pour justifier son privilège et en dissimuler l’essence.
Dans l’antiquité, Aristote écrivait : « Le gouvernement d’un seul, basé sur l’avantage de tous, s’appelle royauté. Celui de plusieurs, quel qu’en soit le nombre, pourvu qu’il ne soit pas réduit à un seul, s’appelle aristocratie, c’est-à-dire gouvernement des meilleurs, ou gouvernement qui a pour but le bien souverain de l’État et des citoyens. Celui du grand nombre, lorsqu’il est institué pour l’utilité de tous, prend le nom générique des gouvernements et s’appelle république. Trois gouvernements corrompus correspondent à ceux-ci : la tyrannie, l’oligarchie et la démocratie, qui sont la dégradation de la royauté, de l’aristocratie et de la république.
« En effet, la tyrannie est le pouvoir d’un seul qui rapporte tout à lui. L’oligarchie est la suprématie de quelques-uns à l’avantage des riches. La démocratie est l’autorité suprême de la multitude, au profit des pauvres. Or, aucun de ces gouvernements ne s’occupe de l’intérêt général. »
Cette opinion est un jugement a posteriori, que la postérité porte sur ceux qui ont gouverné. Mais, tant qu’ils durent, les gouvernements, quels qu’ils soient, prétendent servir l’intérêt commun qu’ils identifient avec leur propre intérêt. Une oligarchie veut être une aristocratie, être le groupement des meilleurs, des plus aptes à diriger l’État. Naissance, fortune, valeur guerrière sont précisément le témoignage de leur capacité. Une systématisation de ce genre est d’ailleurs bien artificielle ; un tyran même partage, quoi qu’il en pense, le pouvoir avec des agents, avec une cour ; et la multitude ne s’exprime et n’agit que par la voix et l’impulsion de dirigeants qui l’ont suggestionnée. Ce qui montre bien le caractère illusoire d’une semblable classification, c’est le nombre et la diversité de celles qui lui ont été substituées.
Montesquieu distingue trois formes principales de gouvernement. Ce sont : 1° le gouvernement républicain qui est ou démocratique ou aristocratique ; 2° le gouvernement monarchique ; 3° le gouvernement despotique. Le gouvernement républicain « est celui où le peuple en corps ou seulement une partie du peuple a la souveraine puissance ». Il conçoit donc une République aristocratique qui exige de ceux qui détiennent le pouvoir « une grande vertu qui fait que les nobles se trouvent, en quelque façon, égaux à leur peuple ». Il donne comme exemple la République de Venise, où le Conseil des Dix contrôle les nobles et tempère leurs excès. Mais n’est-il pas évident qu’il s’agit là d’une oligarchie dont les diverses factions se surveillent jalousement ?
Rousseau fait, en principe, la différence entre la puissance législative qui, dit-il, n’appartient qu’au peuple et la puissance exécutive ou gouvernement. Il énumère trois formes de cette dernière puissance : dépôt du gouvernement à tout le peuple ou à la plus grande partie du peuple, c’est la démocratie ; abandon aux mains d’un seul, c’est la monarchie ; remise aux mains d’un petit nombre, c’est l’aristocratie. Il écrit, et cela est exact dans une certaine mesure : « Les premières sociétés se gouvernèrent aristocratiquement. Les chefs de familles délibéraient entre eux des affaires publiques. Les jeunes cédaient sans peine à l’autorité de l’expérience… Mais à mesure que l’inégalité d’institution l’emporta sur l’inégalité naturelle, la richesse ou la puissance fut préférée à l’âge et l’aristocratie devint élective », héréditaire. Dans une aristocratie, « une égalité rigoureuse serait déplacée… Au reste, si cette forme comporte une certaine inégalité de fortune, c’est bien pour qu’en général l’administration des affaires publiques soit confiée à ceux qui peuvent le mieux y donner leur temps, mais non pas, comme le prétend Aristote, pour que la richesse soit toujours préférée. Au contraire, il importe qu’un choix opposé apprenne quelquefois au peuple qu’il y a dans le mérite des hommes, des raisons plus importantes que la richesse. » Peut-être ; mais ceux auxquels la richesse confère la puissance ne manquent pas, nous l’avons dit, de s’attribuer la supériorité du mérite.
Proudhon, à son tour, a cédé au désir de systématisation. Il oppose, d’une part : deux régimes d’autorité, caractérisés par l’indivision du pouvoir, gouvernement de tous par un seul, monarchie, gouvernement de tous par tous, communisme. D’autre part : deux régimes de liberté, caractérisés par la division du pouvoir, gouvernement de tous par chacun, démocratie ; gouvernement de chacun par chacun, an-archie. C’est tenir assez peu de compte du développement historique. Il faut dire que Proudhon n’omet pas de signaler que les formes simples n’ont jamais été mises en pratique. « La guerre et l’inégalité des fortunes ayant été dès l’origine la condition des peuples, la société se divise naturellement en un certain nombre de classes… Peu à peu, toutes ces classes se réduisent à deux : une supérieure, Aristocratie, Bourgeoisie ou Patriciat ; et une inférieure : Plèbe ou prolétariat, entre lesquelles flotte la Royauté, organe du pouvoir, expression de l’Autorité. » En fait, la Royauté penche du côté où réside la puissance. La différence entre les régimes monarchiques et aristocratiques se manifeste uniquement dans l’organisation intérieure du groupe oligarchique.
En est-il autrement de nos jours, en régime prétendu républicain ? Nullement. Nous sommes en présence d’une oligarchie à deux échelons. Une classe de plus en plus restreinte qui dispose de la fortune et, par suite, de la puissance réelle, imprime à la société, aussi bien politiquement qu’économiquement, sa direction ; un pouvoir législatif et exécutif subordonné, qui se constitue lui-même en clan professionnel, équipes ministérielles interchangeables, représentants élus, trouvent dans la carrière politique leurs moyens d’existence et se transmettent la fonction, parfois par héritage, parfois par cooptation, avec l’assentiment d’une clientèle constituée en comité électoral. Tous justifient leur usurpation en se targuant d’être membres d’une élite, car c’est là le masque dont se couvre aujourd’hui l’oligarchie.
Le débat porte sur le recrutement de cette élite. Sera-t-elle choisie en raison de ses succès industriels et financiers : civilisation quantitative, matérialiste, issue de la Réforme, civilisation américaine, juive ou puritaine ? Sera-t-elle d’essence spiritualiste : civilisation méditerranéenne, de naissance, traditionnelle, catholique, esthétique, qualitative ? « L’homme, disait Renan, n’est pas ici-bas seulement pour être heureux, il n’y est même pas pour être simplement honnête. Il y est pour réaliser ces formes supérieures de la vie qui sont le grand art et la culture désintéressée. » Nous partagerions volontiers cet avis s’il s’agissait d’une culture généralisée, accessible à tous. Mais Renan était foncièrement aristocrate. L’élite que l’on nous propose en invoquant son autorité (Rougier) est, en définitive une oligarchie.
Lorsqu’une institution a un caractère aussi général que l’oligarchie, il importe, non pas de la justifier, mais de l’expliquer. Exposer sa raison d’être dans le passé, c’est, du reste, souvent le moyen de montrer en quoi elle ne convient plus au présent. Une structure sociale oligarchique a-t-elle été nécessaire à une époque de l’humanité ? Fatalisme et nécessité sont des conceptions dépourvues de bases scientifiques. Mais notre esprit n’est satisfait qu’autant que nous parvenons à établir un lien logique entre les événements passés. Voyons donc comment l’exercice du pouvoir par le petit nombre, avec les avantages matériels et les satisfactions passionnelles qu’il procure à ceux qui le détiennent, a pu bénéficier à l’ensemble de la société et avoir sa raison d’être.
Considérons l’homme primitif, inférieur en force aux animaux auxquels il doit disputer sa subsistance, plus qu’eux démuni de protection contre les agents naturels, intelligent, certes, mais privé de l’expérience et des matériaux grâce auxquels ses facultés acquerront leur pleine valeur, rassemblé en hordes inquiètes et errantes. Le progrès qu’il pouvait réaliser au cours de son existence était insignifiant, l’accroissement de son bien-être infiniment petit et, si quelque hasard favorable améliorait parfois sa situation, le soulagement était si rare et si fugace, qu’il pouvait à peine être ressenti et apparaître comme la conséquence d’un effort.
Il est, en effet, une notion capitale en psycho-physiologie : celle du seuil de la sensation. Pour qu’une excitation portant sur l’un de nos sens soit perçue, il faut qu’elle soit supérieure à une certaine valeur, ou seuil, et qu’elle atteigne une certaine durée minima. Une amélioration infime, ou trop lente, ou trop passagère des conditions de vie ne pouvait être ressentie et restait impuissante à provoquer un élan vers le mieux-être. Les périodes chelléenne et acheuléenne de la préhistoire, où l’outillage change si peu, comprennent ensemble plus du tiers du temps accordé aux périodes ultérieures.
Qu’au contraire, grâce au prestige de l’âge, de l’expérience, du succès dans les combats, d’une prévalence dans les assauts d’offrandes entre phratries, un ou quelques individus puissent concentrer et garder entre leurs mains les infimes bénéfices du travail de la masse, ces avantages cumulés deviennent suffisants pour être appréciés, et de plus en plus désirés. A son tour celui qui en jouit devient, en vertu de la tendance à l’imitation, un sujet d’envie ; un même désir s’éveille chez tous. Le progrès est amorcé. Les premières peintures et gravures souterraines ou rupestres témoignent d’une différenciation sociale et coïncident avec l’accélération du développement de l’art et de l’industrie. Toutefois le progrès eût aussitôt trouvé sa limite si les différences initiales ne s’étaient multipliées et compliquées.
On a constaté que la sensation croissait infiniment moins vite que l’excitation (loi de Weber Fechner) et aussi qu’une excitation trop intense ou trop brusque provoquait l’affolement de l’organisme. Ici, c’est d’une sensation différentielle qu’il s’agit. Un potentat isolé dans son privilège, trop vite porté au-dessus du niveau commun est pris de vertige et d’extravagance ; séparé de la foule par un abîme, il ressentira bientôt la satiété ; ceux qu’il domine de trop haut, opprimés et rabaissés à l’excès, reculent de leur côté devant l’effort. La création d’intermédiaires, de courtisans, de subalternes hiérarchisés, divisant la hauteur en paliers, sensibles à celui qui est au sommet, moins inaccessibles à ceux qui sont dans les bas fonds, est un moyen qui s’offre pour éviter la stagnation. C’est ce qui se produit sous tous les régimes, patriarcat (privilège des aînés), féodalité aussi bien que royauté ; l’accessibilité à une série d’emplois de mieux en mieux rémunérés, de plus en plus honorifiques est un des principes de nos démocraties. (Le recours au sort eût été sans efficacité pour le progrès.) Toutefois l’expérience montre que ceux qui ont accédé à un échelon ont tendance à faire de leur situation un monopole, à en trafiquer même. Une société trop strictement hiérarchisée tend, à son tour, à s’immobiliser. Le fait se constate même dans le monde moderne où, pourtant, les causes de variations sont si multiples et si intenses. M. R. Louzon a constaté qu’à l’initiative, à la recherche du risque qui caractérisait la production capitaliste, se substitue peu à peu l’aspiration à la rente industrielle ; les classes, au lieu de poursuivre leur évolution, veulent se transformer en castes immuables. Les élites de toute nature, manufacturières, commerciales, savantes, ouvrières même, dans certains pays, s’acheminent vers le mandarinat, vers l’oligarchie graduée. L’élite va-t-elle donc faillir à son rôle d’animatrice du progrès ? Oui, sans doute, si elle ne se transforme pas en même temps que la nature humaine qui s’est enrichie de nouvelles facultés.
Tout en formant un système étroitement coordonné, l’homme physique et intellectuel n’est pas un tout homogène, mais un composé de caractères nombreux et distincts. Les physiologistes (Brachet, etc.) ont noté que de l’ensemble de ses facultés virtuelles, la plupart restaient latentes, que seules entraient en action celles dont le milieu favorisait l’essor. Tant que le milieu demeure uniforme, les facultés manifestées sont sensiblement les mêmes chez tous les membres du groupe, les écarts sont quantitatifs plutôt que qualitatifs. Ainsi en était-il dans les cantons ruraux que Rousseau donne en exemple. Alors on pouvait concevoir une élite dégagée par des procédés divers : hérédité, fortune, élection.
Aujourd’hui, en raison de l’hétérogénéité du milieu, les activités, et par suite les aptitudes révélées, sont infiniment variées, réparties en catégories spécialisées, dont un nombre restreint s’ouvre devant chaque individu qui ne saurait exceller dans toutes ; la coordination de ces catégories forme elle-même des spécialités exigeant des qualités techniques, administratives, intuitives. Les caractères individuels ont donc subi d’importantes différenciations ; il ne peut plus y avoir une élite, mais seulement des élites professionnelles. Et ces élites ne sauraient constituer une oligarchie, car dans les groupes distingués par les aptitudes de leurs membres, préalablement constatées, il ne saurait plus y avoir les écarts admis dans l’ensemble de la société politique, écarts grossis démesurément par le préjugé de la primauté des professions particulièrement honorées. Il peut y avoir seulement supériorité d’habileté professionnelle, effet d’une plus longue expérience, supériorité qui, comme le disait Rousseau, est facilement tolérée, mais à la condition que son domaine soit légitimement défini et ne déborde pas le cadre de la profession. D’autre part, un groupe n’ayant de raison d’être que dans un ensemble organique, ceux qui y occupent le premier rang ne sauraient s’exagérer leur importance, se laisser gagner par un orgueil excessif. Il peut y avoir conscience d’un mérite personnel d’une part, acceptation de conseils, de direction, d’administration, de l’autre, sans qu’une aristocratie se constitue et se maintienne. Le fédéralisme professionnel et civique ou communal sera la fin du règne des oligarchies. — G. Goujon.
OMNIPOTENCE n. f. omnis, tout, potentia, puissance. Omnipotence est synonyme de puissance absolue, de toute-puissance. C’est un des attributs que l’on prête à Dieu, comme on lui prête toutes sortes d’autres qualités, sous prétexte qu’il est parfait. De cela on n’apporte aucune preuve. S’il existait un Dieu et s’il était tout-puissant, on pourrait dire qu’il est le pire des despotes ; ce n’est pas aux adorations du genre humain, mais à ses malédictions qu’il aurait droit. « Une nature qui jette le faible en pâture au fort, et ne prodigue les germes que pour multiplier les victimes, ne saurait avoir qu’un monstre pour auteur. Or, cette sanglante harmonie, cette finalité cruelle seraient celles de notre univers, si l’on voulait, à tout prix, qu’un artisan habile en soit l’organisateur. » C’est à la confusion du créateur que tourne la preuve de l’existence de Dieu par les causes finales, si souvent servie aux fidèles par les prédicateurs. Son omnipotence démontrerait qu’il est le Dieu mauvais, l’esprit néfaste et méchant que les disciples de Zoorastre opposaient au Dieu lumineux et bon. On ne s’étonnera pas que des philosophes croyants, tels que W. James, se refusent à placer la toute-puissance parmi les attributs divins. Mais les prêtres et les philosophes crurent, autrefois, qu’ils rendraient le créateur, plus redoutable et plus sympathique, tout ensemble, s’ils le gratifiaient de qualités contradictoires. La naïveté des anciens rendait le procédé efficace et sans inconvénient. Les modernes plus réfléchis ne comprennent pas que Dieu use de sa toute-puissance pour les faire souffrir. De certains chefs d’État on dit, comme du créateur, qu’ils sont omnipotents. On signifie par là que leur pouvoir est absolu, qu’ils règnent en maîtres souverains dans le pays qu’ils commandent. C’était le cas de Louis XIV et de la majorité des rois, au xviie siècle ; avant la guerre c’était le cas du tzar de Russie. Aujourd’hui les monarques absolus ont disparu, pour faire place à des présidents de République, ou à des rois constitutionnels. Des dictatures, surgies çà et là, continuent cependant à nous renseigner sur l’effroyable tyrannie que les masses acceptent parfois de subir. L’orgueil et l’ambition des potentats, hissés sur le pavois, deviennent, en général prodigieux. « Papes, rois, dictateurs, même d’obscurs ministres arrivent à se prendre pour des demi-dieux. Car, pour satisfaire leurs plus vils caprices, des valets s’offrent ; ils ne rencontrent que flatteurs à l’échine souple ; on les acclame en public, on les supplie dans l’intimité avec les mots qu’emploie la dévote pour attendrir les habitants des cieux. S’ils digèrent mal, l’univers s’affole, il est aux anges s’ils ont copieusement banqueté ; du moins la presse l’affirme, cette presse tapageuse qui ne découvre en eux que mérites et vertus. Pour ne point éprouver le vertige, leur cerveau devrait avoir la dureté du fer, tant les a perchés haut la sottise populaire. » (Vouloir et Destin). À ces fantoches on attribue l’honneur des travaux qu’exécutent leurs esprits. Pourtant c’est à la servilité des peuples, et à elle seule, qu’ils doivent une prééminence que la nature ne justifiait pas.
OMNISCIENCE n. f. (du latin omnis, tout, et scientia, science). D’après les théologiens et les philosophes qui sont à leur remorque, l’omniscience serait un attribut de Dieu lui permettant de tout connaître : présent, passé, futur. Impossible, en effet, d’admettre que Dieu soit parfait si ses connaissances peuvent s’accroître au cours des temps ; car son intelligence, discursive comme celle de l’homme, serait capable de plus et de moins, elle serait perfectible, ce qui ne peut être le propre que d’un esprit fini, limité, soumis aux contingences du devenir. Et comme, par définition, Dieu est l’être que rien ne borne dans l’espace ni le temps, dont la connaissance est parfaite comme ses autres qualités, il faut admettre qu’il connaît l’avenir aussi clairement que le passé. La Bible nous montre une multitude de farceurs qui s’intitulent prophètes et dont les prédictions restent assez vagues, assez équivoques pour que, avec un peu de bonne volonté, et quelques coups de pouce au texte, les prêtres puissent toujours prétendre qu’elles sont accomplies. Il serait inutile d’insister sur l’omniscience d’un Dieu inexistant, si cet attribut ne contenait en lui-même une contradiction capable de nous édifier sur la vanité des spéculations théologiques. Les mêmes qui affirment que Dieu connaît l’avenir prétendent aussi que l’homme est libre. Or si l’homme est libre, s’il peut accomplir ou non telle action, s’il peut faire ou ne pas faire ce qui lui convient, comment admettre que Dieu connaisse une conduite encore non déterminée, une action dont la réalisation dépend du bon vouloir humain. Dieu sait, paraît-il, qui doit aller au ciel, qui doit aller en enfer, et cela de toute éternité. Il sait, de plus, pour quelle faute librement accomplie, un tel doit rôtir à jamais, pour quelle bonne action un autre doit se pâmer sans fin au ciel. Et, malgré cela, le malheureux destiné à l’enfer, le saint qui ira dans le paradis, ce que Dieu sait de toute éternité, restent libres, absolument libres d’accomplir le péché qui doit damner le premier, la pénitence ou l’aumône au clergé qui sauvera le second, toujours d’après l’infaillible prescience du tout-puissant. Contradiction si insoluble que les théologiens et les philosophes spiritualistes ont renoncé à la résoudre et même à l’expliquer en déclarant qu’il s’agit là d’un mystère inaccessible à la faible raison humaine et qu’il faut croire sans chercher à comprendre. Moyen singulièrement commode d’en imposer à la sottise populaire, mais dont l’homme réfléchi ne peut que sourire.
On a parfois employé le terme omniscience pour désigner une connaissance très étendue qui embrasse l’ensemble du savoir humain. C’est ainsi que, à la Renaissance, Pic de la Mirandole acceptait de discuter de tout ce qu’on pouvait connaître. Aujourd’hui les sciences expérimentales, les mathématiques, l’histoire, les arts, la philosophie, etc., ont pris un développement trop considérable pour qu’un même individu puisse tout approfondir. Mais constatons qu’une spécialisation poussée à l’extrême présente de sérieux dangers. Il est bon, à notre époque, comme par le passé, sans prétendre à l’omniscience, de ne rester étranger à rien de ce qui est vraiment humain.
OMNIUM n. m. Une puissante compagnie financière ou commerciale qui fait indistinctement tous les genres d’opérations se présentant comme trafic, négoce ou commerce représente un omnium. Ces sociétés anonymes se proposent d’accaparer toutes les marchandises sur lesquelles elles escomptent pouvoir spéculer. Elles visent une espèce de monopole permettant, à un moment donné, d’établir de gros bénéfices sur les marchandises qu’elles se sont appropriées.
Qui dit monopole, dit privilège et l’omnium qui consiste à réunir, sous une même direction : cartels, trusts et monopoles particuliers constitue la puissance financière la plus formidable qui se fasse dans notre pitoyable société.
Par le canal des sociétés anonymes, la vie sociale passe de plus en plus à des compagnies financières, plus ou moins responsables, par rapport aux individus, et quoique détenant bien plus de pouvoir et de richesses que les particuliers, même riches.
L’omnium exerce, dans nos sociétés bourgeoises, une espèce particulière de souveraineté et constitue un privilège moderne qui ne fera qu’augmenter en puissance économique. L’omnium, comme les cartels et les trusts ne fait que fortifier la domination du capital. — E. S.
ONANISME n. m. (de Onan, personnage biblique). On sait que le mot « onanisme » a sa source dans un passage d’un des livres sacrés des chrétiens (Genèse, XXXVIII, 8-10), où il est question d’un certain Onan « qui se souillait à terre lorsqu’il allait vers la femme de son frère, afin de ne pas donner de postérité à son frère ». On sait également que chez les anciens Hébreux la coutume voulait que la veuve du frère fût épousée par son beau-frère et que le premier né de leurs relations portât le nom du défunt. Pour une raison que nous ignorons, Onan s’insurgea contre cette règle et « comme ce qu’il faisait déplut à l’Eternel », celui-ci le fit mourir. Bien qu’à ce verset remonte tout l’opprobre dont l’onanisme a été l’objet dans le monde influencé par le christianisme, il n’y a aucune ressemblance entre l’onanie, l’onanisme, l’auto-satisfaction sexuelle et l’acte reproché à Onan, lequel relève du coït interrompu.
Aujourd’hui, on entend par « onanisme » toute satisfaction sexuelle qu’on se procure soi-même, soit sciemment, soit inconsciemment. On emploie comme synonyme — inexact — le mot « masturbation » (de deux mots latins : manus, main, et struprare, polluer). On se sert aussi du terme « plaisir solitaire ». Le Docteur polonais Kurkiewicz avait proposé le mot « Ipsation », du latin ipse (soi-même). D’une façon générale, tous les procédés employés pour se procurer des jouissances vénériennes, à l’aide de la main ou d’un objet quelconque sont englobés sous le terme « d’auto-érotisme », qui s’étend depuis les rêves voluptueux diurnes jusqu’à l’auto-manipulation sexuelle.
L’auto-érotisme n’est pas spécial à l’homme : cerfs, béliers, singes, éléphants même, se masturbent. Comme pour l’inversion sexuelle, l’opinion modifie son jugement selon les époques : les Grecs y attachent peu d’importance. Diogène le cynique fut même félicité par le philosophe Chrysippe (d’après Plutarque) pour s’être masturbé en plein marché. L’éthique chrétienne s’opposa à la masturbation, comme à tous les autres actes sexuels, ce qui eut pour résultat de l’accroître considérablement. D’ailleurs, la casuistique théologique est assez accommodante et quelques théologiens catholiques, comme le jésuite Gury, ont permis aux femmes mariées de se masturber. L’opinion moderne est celle de Rémy de Gourmont, écrivant qu’ « après tout l’onanisme fait partie des gestes de la nature. Une conclusion différente serait plus agréable, mais des milliers d’êtres protesteraient dans tous les océans et sous les roseaux de tous les fleuves » — et du psychosexualiste italien Venturi qui démontrait que « l’apparition de la masturbation au moment de la puberté est un moment dans le cours du développement de la fonction de l’organe qui est l’instrument nécessaire à la sexualité ».
Le point de vue des peuples du Nord influencé par le puritanisme protestant est moins large, certes. Cependant les phénomènes auto-érotiques sont inéluctables, étant donné notre vie contre nature et, comme le rappelle Havelock Ellis, aussitôt que l’on commence à empêcher l’impulsion sexuelle de s’exprimer librement, les phénomènes auto-érotiques naissent forcément de toutes parts. Le plus sage donc, conclut l’éminent sexologue anglais, est de reconnaître l’inéluctabilité de ces phénomènes par suite de la perpétuelle contrainte de la vie civilisée.
Le Progrès Médical, du 10 janvier 1925, contenait une étude très substantielle de Raymond Hamet sur la masturbation, d’où il ressortait que, malgré l’opinion courante, « l’onanisme n’a pas les conséquences terribles qu’on lui attribue si communément. » (Camus). Au point de vue de ses effets sur l’appareil uro-génital, « il est absolument semblable à ceux du coït » (Orlowski). « La masturbation est infiniment moins dangereuse que le coït interrompu. » « L’ébranlement nerveux est plus grand par l’emploi de la femme. » (W. Erb.) « La fatigue musculaire est beaucoup plus grande dans le coït que dans la masturbation. » (Hammond.) « La masturbation pratiquée, même avec excès, aux environs de la puberté n’a généralement aucune influence sur le développement des organes génitaux. » Bref, conclut l’auteur de cet article extrêmement documenté, « si cette perversion est regrettable au point de vue social, elle semble n’avoir aucun inconvénient sur l’individu. »
Tout cela n’est pas nouveau. Gallien avait déjà dit que, en se masturbant, Diogène évitait les inconvénients de la rétention séminale. « Gœthe, Gogol et nombre d’autres hommes de génie pratiquèrent la masturbation. » et « l’expérience de tous les jours montre que des individus remarquablement intellectuels ont fait, dans leur jeunesse, un usage souvent immodéré de cette habitude prétendue si dangereuse. » « L’éclat intellectuel déployé par cette célèbre victime de la masturbation que fut Rousseau serait absolument paradoxal, si l’on ajoutait foi aux descriptions que quelques auteurs ont données de l’hébétude mentale et de la stupidité résultant de ce vice. » (G.-F. Lydston.) Toutes les préventions médicales contre la masturbation proviennent d’un livre intitulé ONANIA, paru d’abord en latin, en 1760, et dû au Docteur Simon-André Tissot de Lausanne, puis traduit en anglais et édité par un charlatan du nom de Bekkers, avec l’addition or the heinous sin of self pollution : « ou le haïssable péché d’autopollution ». Cette traduction a été répudiée par Tissot, comme inexacte. Quoi qu’il en soit, ce livre attribuait à l’onanisme d’effroyables conséquences : affaiblissement de l’intelligence, perte de la mémoire, obscurcissement de la compréhension, état démentiel, pertes des forces corporelles, interruption de la croissance, douleurs physiques, apparition de tumeurs, de boutons vénériens, impuissance génésique, altération du sperme, dérangement des fonctions intestinales. Ce Bekkers proposait une drogue qui devait guérir de tous les maux dont ils étaient menacés, ceux qui en feraient l’emplette. Durant un siècle, de nombreux auteurs se contentèrent de copier servilement l’adaptation de Bekkers. Ce ne fut qu’en 1872, avec Christian, qu’on se mit à réexaminer la question dans son entier.
En 1929, les éditions « Universitas », de Berlin, ont publié un ouvrage intitulé Onanie, weder Laster noch Krankheit : « L’onanisme, ni vice, ni maladie », dont l’auteur, un médecin de Berlin, très documenté, le Docteur Max Hodann étudie le problème de l’auto-érotisme, en le dégageant des préjugés d’ordre religieux et médical, citant en épigraphe de son volume cette phrase du Docteur Wilhem Steckel, extraite de son ouvrage sur « l’Onanisme et l’Homosexualité » : « Tous les méfaits que l’on attribue à l’Onanisme n’existent que dans l’imagination des médecins ! Tous les torts qu’on lui impute sont des produits artificiels de la Médecine et de la Morale dominante, laquelle, depuis deux mille ans, mène un combat acharné contre la sexualité et toutes les joies de la vie. »
Nier la sexualité et les désirs sexuels de l’enfant, après Freud, Hirschfeld, Havelock Ellis, Mme de Randenborgh, Friedung, Pfister, etc…, est impossible. Et, à ces désirs, l’auto-érotisme fournit un exutoire. Le Docteur Félix Kauitz, de Vienne, a questionné 50 enfants suivant un cours d’éducation, de dix ans et au-dessus, sur les particularités de leur vie sexuelle. 42 ont répondu qu’ils se livraient à la masturbation ; en ce qui concerne les jeunes gens et les adultes, Mairowsky admet que 88/100 sont des autoérotes, Julien Markuse, 93/100 ; Dueck, 90/100 ; Oscar Berger, en 1876, écrivait que tout adulte, sans exception, a été un autoérote. Steckel affirme que tous les êtres humains pratiquent l’onanisme. « Cette règle ne souffre aucune exception, puisqu’il existe, comme chacun sait, un onanisme inconscient. » Selon Max Hodann, jusqu’à 20 ans, le nombre des onanistes du genre masculin dépasse celui du genre féminin ; après 20 ans, cette dernière catégorie l’emporte. Cela provient en partie des déceptions éprouvées par la femme dans le mariage ou son abstention de relations sexuelles, soit pour se conformer à la morale courante, soit par raison d’économie. Toujours d’après Max Hodann, les méfaits attribués à la masturbation ont pour cause soit l’abstinence sexuelle, soit une psychose dont l’origine est la condamnation dont l’ont frappée médecins irréfléchis et laïques sans conscience, par exemple les animateurs d’associations comme celles de la Croix Blanche ou autres ligues de pureté, où l’on considère la masturbation comme un péché ; alors que, selon le médecin berlinois : « l’onanisme, en tant que fait, est naturel et sans danger. » La pratique n’en présente de péril que si le cerveau obsédé, par la pensée que c’est un mal et une tare, crée un état d’anxiété auquel ne peut échapper celui qui, impulsé par la nature à certains gestes, les accomplit tout en s’imaginant qu’ils sont répréhensibles. Cette obsession est curable si, faisant table rase des livres, traités, sermons, recommandations d’hommes hostiles aux données de la physiologie moderne, on fait constater que l’onanisme n’a rien à voir avec la morale, que ce n’est ni un vice, ni une maladie, qu’il est le lot de tous les hommes et que, seul, l’abus est à éviter, comme dans tous les plaisirs sexuels (ou d’un ordre quelconque). — E. Armand.
ONÉIDA — Onéida est le nom d’un lieu dans l’État de New-York, Comté de Madison, où a vécu et prospéré de 1849 à 1879 un milieu très curieux, d’abord communiste, mais qui fit plus tard appel à une main-d’œuvre rémunérée. Alors que les autres expérimentateurs de vie en commun aux États-Unis provenaient pour une partie d’entre eux de l’extérieur, les composants de la colonie d’Onéida étaient presque tous des Américains. C’étaient, en effet, des fermiers des États de l’Est, de la Nouvelle Angleterre et des artisans. On y rencontrait aussi un grand nombre de personnes exerçant des professions libérales, des savants, des juristes, des ecclésiastiques, des instituteurs, etc… Leur degré de culture et d’éducation était bien au-dessus de la moyenne.
En 1849, Onéida comptait 87 membres ; en 1851, 205 ; en 1875, 298 ; en 1879, 306. La communauté ou colonie d’Onéida fut créée par John Humphrey Noyes, le premier historien des communautés ou colonies socialistes ou communistes aux États-Unis.
Noyes naquit à Brattleboro (Vermont), en 1811. Il fit ses études au collège de Dormouth et étudia le droit. Mais aussitôt il fut attiré par la théologie et suivit des cours à Andover et Yale. Tout en poursuivant ses études théologiques, il développait des doctrines religieuses dont la dernière s’appela « Le Perfectionnisme ». Peut-être faut-il voir dans le « Perfectionnisme » un rejeton ultime de l’hérésie albigeoise. Toujours est-il que considéré comme hérétique, Noyes se vit retirer sa licence de pasteur officiel. En 1834, il retournait à Putney (Vermont), demeure de ses parents, et peu à peu s’adjoignait un certain nombre d’adeptes. Les premiers furent sa mère, deux sœurs et un frère ; puis vinrent sa femme, celle de son frère, les maris de ses sœurs et plusieurs autres. Toutes choses étaient possédées en commun, et le petit milieu arriva à publier un journal. En 1847, Noyes avait réuni 40 adhérents. Dès l’abord, le mouvement fut purement religieux, mais l’évolution de ses idées, jointe à l’influence de lectures du Harbinger et autres publications fouriéristes, le conduisirent graduellement au communisme. Tout en se défendant d’être fouriériste, Noyes a toujours reconnu qu’il devait beaucoup aux réalisateurs américains du fouriérisme.
La petite colonie de Putney était administrée par un président, un secrétaire, trois directeurs. Pour qu’une décision put être appliquée, il fallait qu’elle fut adoptée par trois membres sur cinq ; si cela n’était pas possible, on soumettait la question à I’assemblée générale des membres. On n’acceptait pas de nouveaux adhérents sans le consentement unanime de cette assemblée, et cette pratique, également en vigueur à Onéida, explique la progression, pour ainsi dire insignifiante (8 par an) des membres de la colonie. Si n’importe quel participant pouvait se retirer en avisant de sa décision les administrateurs, un « colon » quelconque pouvait être expulsé du milieu à la suite du vote de la majorité. Toute propriété aux mains du colon au moment où il signait la charte de la colonie, toute celle qui pouvait lui advenir au cours de son séjour dans la communauté, devenait propriété du milieu sous le contrôle des administrateurs. Une école fut bientôt créée, où, en outre des connaissances usuelles, on apprenait le grec, le latin, l’hébreu. La colonie parvint à posséder 500 acres (plus de 200 ha) de terre arable, sept maisons d’habitation ; un magasin, un atelier d’imprimerie, d’autres bâtiments encore.
Les caractéristiques les plus remarquables des « Perfectionnistes » étaient leurs doctrines religieuses, leurs idées sur le mariage, leur littérature et l’institution de la « critique mutuelle ». Ils croyaient que le deuxième avènement du Christ avait eu lieu à la destruction de Jérusalem et qu’à ce moment il y avait eu une première résurrection et un jugement dans le monde spirituel ; que le règne final de Dieu commença alors dans les cieux et que la manifestation de ce royaume dans le monde visible est proche ; qu’une église se constitue sur terre pour se rencontrer avec le prochain royaume des cieux ; que l’élément nécessaire pour la rencontre de ces deux églises est l’inspiration ou la communion avec Dieu, qui conduit à la perfection, à la rémission complète des péchés d’où leur nom de « Perfectionnistes ». Il va sans dire que ces idées ne sont pas originales et qu’on les retrouve, sous une forme ou sous une autre, dans certaines sectes passées ou actuelles. La définition suivante du « Perfectionnisme » fut donnée à Nordhoff, autre historien des colonies ou communautés américaines, par l’un des croyants : « Comme la doctrine de l’anti-esclavagisme est l’abolition immédiate de la servitude ; de même la doctrine du « Perfectionnisme » est la cessation immédiate et radicale du péché. »
Les colons de Putney croyaient aux guérisons miraculeuses par l’imposition des mains. Tant qu’ils se contentèrent de se guérir mutuellement, on ne leur chercha pas noise, mais il advint qu’ils exercèrent leur talent sur une villageoise du pays, accablée de maux de toutes sortes, presque aveugle, et qu’on s’attendait à tout moment à voir tourner l’œil. Non seulement la malheureuse impotente fut guérie, mais le mari lui-même, d’incrédule devint croyant. Déjà excitée par la pratique du « mariage complexe », l’opinion publique s’enflamma contre Noyes et ses disciples qui durent quitter Putney.
Ils s’établirent à Onéida.
Durant les premières années, ils eurent à lutter contre de grandes difficultés (inexpérience, incendie du magasin, naufrage d’un sloop sur l’Hudson, déficit causé par la publication d’un journal), et n’obtinrent qu’un succès médiocre. Noyes et ses compagnons, dont la plupart avaient de la fortune, avaient engagé plus de 107.000 dollars (à peu près 2.675.000 francs) dans l’entreprise.
Le premier inventaire, fait le 1er janvier 1857 ne donna qu’un avoir de 67.000 dollars, soit une perte nette de 40.000 dollars (un million de francs).
Cependant, ils avaient acquis de l’expérience et organisé leur travail sur des bases pratiques et effectives. Ils fabriquaient des pièges d’acier, des sacs de voyage ; ils préparaient des conserves de fruits et se livraient à la fabrication de la soie. Ils faisaient soigneusement et d’une façon irréprochable tout ce qu’ils entreprenaient et leurs produits acquirent bientôt une grande renommée dans le commerce. Leur inventaire de l’année 1857 montra la réalisation d’un petit bénéfice, mais les années suivantes, le montant de leur rapport dépassa 180.000 dollars (près de 4.500.000 francs).
En 1870, ils possédaient à peu près 900 acres de terrain (360 ha environ), dont plus des deux tiers à Onéida même et ses dépendances. Le reste se trouvait à Wallingford, dans l’état de Connecticut, 202 membres de la colonie résidaient à Onéida même, 35 à Willow-Place (dépendance d’Onéida), 40 à Wallingford. Ils habitaient sous un toit commun et mangeaient à une table commune.
Ils possédaient 93 têtes de gros bétail et 25 chevaux. Leur production en 1868 avait été la suivante : 278.000 pièges en acier, 104.458 boîtes de conserves, 4.661 livres de soie brute manufacturée, 227.000 livres de fer fondu à la fonderie, 305.000 pieds de bois façonné à la scierie, 31.143 gallons de lait, 300 tonnes de foin, 800 boisseaux de pommes de terre, 740 boisseaux de fraises, 1.450 boisseaux de pommes, 9.631 livres de raisin.
Pour obtenir cette production, soigner et mener le bétail et les chevaux :
80 hommes valides avaient dû travailler 7 heures par jour.
84 femmes valides avaient dû travailler 6 h. 40 par jour.
6 hommes âgés et mal portants avaient dû travailler 3 h 40 par jour.
4 jeunes garçons avaient dû travailler 3 h 40 par jour.
9 femmes âgées et mal portantes avaient dû travailler 1 h 20 par jour.
2 jeunes filles avaient dû travailler 1 h 20 par jour.
Il convient d’ajouter qu’ils avaient dû avoir recours à de la main-d’œuvre supplémentaire (elle s’élevait déjà à 34.000 dollars : 850.000 francs en 1868) ; et cela tout en exprimant leur dégoût du travail salarié. Ils prétendaient n’avoir d’autre intention en salariant des ouvriers de l’extérieur, que de venir en aide à des personnes sympathiques, mais incapables de pratiquer leur communisme. On s’accorde à reconnaître qu’ils les traitaient très fraternellement.
Leurs affaires étaient administrées par vingt-et-un comités permanents et ils avaient quarante-huit conducteurs pour les différentes branches de travail, preuve que le fouriérisme les avait influencés plus qu’ils ne voulaient l’admettre. Malgré la complexité apparente de ce système, leur gouvernement fonctionnait à merveille, on l’affirme.
Le tableau ci-dessus démontre qu’ils ne voulaient pas se surmener. Ils étaient très coulants sur les heures de lever et de mise au travail, etc… (ils ignoraient l’appel de la cloche) et ils ont eu peu à souffrir des « tireurs au flanc » et paresseux professionnels.
La bibliothèque d’Onéida contenait 6.000 volumes et on y recevait toutes sortes de magazines. Bien que les Perfectionnistes ne crussent pas que le communisme fût possible sans une base religieuse, ils n’étaient pas des sectaires. Leur religion était plus pratique que théorique. Aussi, Huxley, Tyndall, Darwin, Spencer étaient-ils amplement représentés dans la dite bibliothèque.
Les récréations étaient tenues en haute estime à Onéida, A un moment donné, ils eurent des maisons de repos sur le lac d’Onéida et à Long-Island-Sound. Ils attachaient beaucoup d’importance à l’hygiène, se nourrissant simplement et se montrant tempérants en toutes choses. Leur longévité était proverbiale, un grand nombre d’entre eux moururent plus qu’octogénaires et 22 trépassèrent (pourcentage énorme par rapport à la population de la colonie) entre 85 et 96 ans. Les maladies vénériennes étaient inconnues chez eux, ce qu’on attribue à leur absence de relations sexuelles avec les personnes n’appartenant pas à leur milieu. Ils ne fumaient, ni ne buvaient, ne mangeaient de viande que deux fois par semaine, ils s’insouciaient de la mode, et les femmes de la colonie d’Onéida portèrent toujours les cheveux courts.
La prospérité d’Onéida attira l’attention. Les jours de fête, il n’était pas rare que 1.000 à 1.500 visiteurs passassent la journée avec eux. On se demandait comment pouvait subsister ce petit monde à part, dont aucun membre ne poursuivait autrui en justice, dont on ne voyait aucun membre avoir affaire à la police, et où il n’y avait pas de pauvres. Les Perfectionnistes faisaient eux-mêmes le plus de propagande qu’ils pouvaient. Ils publièrent un certain nombre de livres et de journaux dont le plus populaire fut Onéida Circular. C’était une revue hebdomadaire bien éditée et bien imprimée, publiée en ces conditions singulières :
« La revue est envoyée à tous, qu’ils paient ou non — son prix est de 2 dollars. — Ceux qui la liront se divisent en trois classes : 1° ceux qui ne peuvent pas donner 2 dollars ; 2° ceux qui peuvent seulement donner 2 dollars ;ceux qui peuvent donner plus de 2 dollars. Les premiers l’ont gratuitement. Les seconds paient leur revue. Ceux de la troisième catégorie doivent donner en plus l’argent nécessaire à couvrir le déficit causé par les premiers. Ceci est la loi du communisme. »
Les Perfectionnistes ont toujours attribué à trois causes ou plutôt à trois pratiques leur succès — pratiques qui ont rendu Onéida célèbre et lui ont fait une place spéciale dans l’histoire des milieux de vie en commun. La première est le mariage complexe, la seconde est la critique mutuelle, la troisième les réunions quotidiennes tenues chaque soir.
D’abord le Mariage complexe. Le communisme des premiers chrétiens, selon eux, s’étendait aux êtres comme aux choses : ils ne voyaient aucune différence intrinsèque entre la propriété des objets et celle des personnes. L’exclusivisme à l’égard des femmes et des enfants n’est pas plus concevable que l’exclusivisme à l’égard de l’argent ou des biens mobiliers. L’épistolier Paul a placé (1. Cor. 7 : 2931) sur le même pied la possession des femmes et celle des marchandises, possession qui devait être abolie à bref délai par l’avènement du « royaume des cieux ». L’abolition de l’exclusivisme en fait de relations amoureuses est impliquée dans le nouveau commandement du Christ qui prescrit de s’aimer les uns les autres, ce qui veut dire non par couple, mais en masse (les deux mots soulignés en français, se trouvent à la page 626 du livre de John Humpphrey Noyes : History of American Socialisms, que j’ai sous les yeux en rédigeant cet article).
« L’histoire secrète du cœur humain démontre qu’il est capable d’aimer un grand nombre de personnes et un grand nombre de fois et que plus il aime, plus il peut aimer. » Partant de là, et étant entendu que leur système ne valait que pour des personnes sanctifiées (ou sélectionnées), les Perfectionnistes faisaient une différence entre l’amativité et la reproduction. Ils rappelaient qu’avant d’être considérée par Dieu comme une reproductrice, Eve avait été créée pour tenir compagnie à Adam, dans un but social. (Dieu créa la femme parce qu’il vit qu’il n’était pas bon pour l’homme d’être seul. Gen. II : 18). En Éden, l’amativité joua le premier rôle et non pas la reproduction. La pudeur sexuelle est la conséquence de la chute, factice et irrationnelle. Adam et Eve, à l’état d’innocence ignoraient la pudeur, comme l’ignorent les enfants et « les autres animaux ». La jalousie est la conséquence de l’exclusivisme en amour, elle engendre les querelles et les divisions. Toute association de vie en commun qui maintient le principe de l’unicité exclusive, contient en soi les germes de sa dissolution d’autant plus que la vie en commun développe fortement l’amativité. Les Perfectionnistes d’Onéida auraient voulu que dans leur communauté, chacun fût l’époux ou l’épouse de tous, la progéniture « rationnelle » étant élevée par le milieu. C’est ce qui les faisait mettre en parallèle leur conception de l’amour libre, basée sur un communisme amoureux durable — un mariage en association — et « l’amour libre » comme l’entendaient, selon eux, les socialistes d’alors, consistant en flirts temporaires et s’insouciant de la progéniture.
Les Perfectionnistes reprochaient entre autres à « l’acte propagateur » d’épuiser l’homme et de le rendre malade, s’il le répète trop souvent. Pour la femme, la grossesse et ce qu’elle exige en fait de dépense vitale, mine sa constitution ; les douleurs de l’enfantement sont une véritable agonie et la fatiguent d’une façon extraordinaire, de même que l’allaitement et les soins de la première enfance. Jusqu’à ce qu’il soit en état de se tirer d’affaire lui-même, l’enfant reste, même dans les meilleures circonstances, une lourde charge pour les parents. Le travail de l’homme est grandement accru par la nécessité de pourvoir aux besoins de sa famille. D’ailleurs, c’est en tant que malédiction que le Créateur a enjoint aux hommes de croître et de multiplier. Revenus à l’état d’innocence primitif, les Perfectionnistes étaient délivrés de cette malédiction et Saint Paul a inclus le mariage parmi les ordonnances abolies de l’ancienne Alliance. Du fait donc que l’amativité joue le premier rôle et la propagation de l’espèce le second, l’homme appelé à la perfection, exercera sur son aptitude procréatrice un contrôle sévère. Par là les perfectionnistes rejoignaient Malthus.
Dans la pratique, tout composant masculin de la colonie, pouvait avoir des relations sexuelles avec n’importe quel composant féminin à condition de passer par l’intermédiaire d’un tiers ; ils favorisaient la rencontre des jeunes membres de l’un ou l’autre sexe avec les membres âgés, étant entendu que personne ne serait obligé de recevoir les attentions de ceux qui ne leur plairaient pas, ce qui était évité par l’intervention des tiers. Quant à la procréation, elle était soumise au contrôle de la communauté, qui veillait à ce que le nombre d’enfants ne dépassât pas les possibilités financières et éducatives. Sur une population de 280 personnes, le nombre de celles au-dessous de 21 ans, ne dépassait pas 64. Et le nombre des membres de l’association choisis pour la procréation sélectionnés parmi ceux qui s’étaient le mieux assimilé leur théorie sociale, s’élevait à 24 hommes et 20 femmes. Toute reconstitution du couple était rigoureusement proscrite.
En conséquence de ces idées, les enfants étaient considérés comme les enfants du milieu, et élevés ensemble dans une maison destinée à cet effet. Ils avaient toute facilité de jouer et de se récréer et, selon le témoignage général, ils jouissaient d’une parfaite santé. Des « nurses », membres de la colonie consacraient leurs soins à les élever ; chacune d’elles passait à cette tâche une demi-journée. On les sevrait à 9 mois ; à partir de cet âge, dès 8 heures du matin, ils étaient menés à la maison des enfants ; à 5 heures de l’après-midi on les rendait à leur mère. Il ne s’agissait donc pas de séparer la mère de sa progéniture, mais de la libérer et de lui permettre de prendre part à la production générale.
La Critique Mutuelle fut instituée, dit-on, par Noyes ; elle devint l’institution la plus importante de la communauté dès le commencement de son existence. Elle remplaça toutes les sanctions et ce fut une véritable cure morale. Elle présente une analogie certaine avec le traitement psychoanalytique freudien.
La critique était appliquée dans quelques cas, sans sollicitation du sujet, mais le plus souvent à sa propre requête. Un membre voulait quelquefois être critiqué par la colonie entière et quelquefois par un comité choisi parmi ceux qui le connaissaient le mieux et qui lui étaient les plus sympathiques. Chacun donnait son appréciation d’une façon aussi étendue que possible, et l’effet salutaire de la Critique Mutuelle était sensé s’effectuer de lui-même en faisant sentir la laideur de la faute commise (Remarquez l’analogie avec la confession publique et comparez avec l’autocritique bolcheviste, l’une et l’autre pouvant également être ramenées au traitement psychanalytique.)
Nordhoff qui eut la bonne fortune d’assister à l’une de ces séances de critique en donne le compte-rendu suivant :
« Un dimanche après-midi, un jeune homme, Charles, s’offrit de lui-même à la critique. Un comité de quinze membres, y compris Noyes, se réunit dans une salle et la critique commença. Noyes s’enquit de ce que Charles avait à se reprocher. Charles exposa qu’il avait été récemment troublé par des doutes, que sa foi était chancelante et qu’il luttait contre le démon intérieur qui le hantait.
« Alors chacun à son tour prit la parole. L’un des membres fit remarquer que Charles avait été gâté par sa bonne fortune, qu’il était quelquefois vaniteux ; un autre ajouta qu’il n’avait aucun respect pour la propriété commune, qu’il l’avait entendu récemment parler d’un beefsteak trop dur et qu’il prenait l’habitude de parler argot. Les femmes prirent part à la critique. L’une dit que Charles était hautain et trop galant ; on critiqua sa façon de se comporter à table, et on l’accusa de montrer trop de sympathie pour certaines personnes en les appelant par leurs prénoms, en public. Plus la séance avançait, plus les fautes s’accumulaient. On l’accusa d’irréligion et de mensonge et un souhait général fut exprimé, qu’il se rendît compte de ses erreurs et qu’il s’améliorât. Durant ce réquisitoire qui dura plus d’une heure et demie, Charles demeura muet, mais à mesure que s’amoncelaient les accusations, il pâlissait et de grosses gouttes de sueur perlaient sur son front.
« La critique de ses camarades avait, évidemment, produit une grande impression sur lui. »
Ces franches — sinon indiscrètes — explications ne semblent pas avoir provoqué de mauvais sentiments chez les membres de la communauté. Les réunions de critique mutuelle tenaient lieu de tribunal, de conseil, de régulateur, de stimulant, de redressement de la ligne de conduite individuelle et collective. L’histoire d’Onéida ne relate aucune discorde ; et la plus parfaite harmonie régna en tout temps ; un membre seulement fut expulsé durant les 30 ans que dura la colonie.
Les réunions quotidiennes du soir ne duraient pas plus d’une heure, mais étaient régulièrement tenues. On y discutait affaires, administration, nouvelles du jour, bref, tout ce qui était d’intérêt général.
Comment peut-on expliquer la chute d’une colonie si prospère que son actif en 1881 — deux ans après sa dissolution en tant que colonie communiste — pouvait être évalué à 600.000 dollars (quinze millions de francs) ?
Ce fut d’abord à la suite d’une violente campagne menée par l’opinion publique, attisée par le clergé et les organes puritains, contre le « mariage complexe ». Les puritains prétendaient qu’en dépit de toutes les assertions contraires, Onéida était l’asile du vice et la concentration de l’orgueil. Les journalistes s’en mêlèrent.
D’autre part, les enfants nés dans la colonie et parvenus à l’âge adulte n’avaient plus ni la foi, ni l’enthousiasme de leurs parents, les pionniers de la colonie. Comme les Mormons, les Perfectionnistes durent céder. Ils abandonnèrent le mariage complexe le 26 août 1879. Jusqu’au 31 décembre de cette année-là, il y eut vingt mariages. Il resta à peine une demi-douzaine de célibataires.
Ce fut le signal de la dissolution d’Onéida en tant que société communiste. Noyes lui-même, accompagné de quelques adeptes fervents, partit pour le Canada, où il mourut en 1886 et le reste de la communauté s’organisa en société à capital limité, sous le nom de Onéida Community Limited (en 1880).
On attribua à chaque membre de la communauté, sans égard au sexe, ni à l’âge, ni aux services rendus, 4 actions se montant à autant de fois 100 dollars (2.500 francs) que le colon avait passé de temps dans la colonie. On remboursa en actions la moitié du capital apporté par les colons à leur entrée dans le milieu. On garantit aux enfants qui se trouvaient dans le domaine de la colonie, de 80 à 120 dollars par an, selon que le permettraient les bénéfices et huit mois de scolarité jusqu’à seize ans. L’entreprise devint très prospère, 80 % des parts restant aux mains des descendants des fondateurs de la colonie et des auxiliaires employés par la société durant de longues années.
D’après une lettre signée du secrétaire J.-H. Noyes, appartenant probablement à la famille du créateur d’Onéida, au 31 janvier 1924, l’actif de la société qui avait succédé à la communauté d’Onéida, s’élevait à près de 8 millions de dollars (soit 200.000.000 de francs). Les industries ont été naturellement conservées. Pendant longtemps, une bibliothèque commune, une salle de lecture, une blanchisserie et les pelouses furent les seules traces de l’ancien régime communiste. D’après M. Ch. Cide, en 1917, les restes d’Onéida avaient été transportés à Sherrill, à 400 kilomètres à l’est. La lettre précitée de M. J.-H. Noyes ne porte pas d’indication de lieu. — E. Armand.
Bibliographie. — J.-H. Noyes : History of American Socialisms, Philadelphia and London, 1870 ; Ch. Nordhoff : The Communistic Societies of the United States, New-York, 1875. — William Alfred Hind : American Communities, Chicago, 1902. — Morris Hillquit : History of Socialism in the United States, New-York, 1903 ; Communities of the Past and Present, The Llano Cooperative Colony, 1924.
ONTOLOGIE n. f. (du grec ôn, ontos, ce qui existe, et logos, discours). Pour beaucoup, ontologie et métaphysique sont deux termes synonymes. Aristote définissait la métaphysique : « la science de l’être en tant qu’être » ; or l’ontologie c’est aussi la science de l’être. Cosmologie, psychologie, théologie rationnelles ne seraient alors que des chapitres particuliers de l’ontologie. D’autres en font seulement une introduction à la métaphysique, sa première partie ; elle s’opposerait à la métaphysique spéciale qui traite du monde, de l’âme, de dieu, et constituerait la métaphysique générale qui étudie l’être et ses qualités, indépendamment de leurs réalisations particulières. Dans les deux cas, la parenté reste essentielle entre la métaphysique et l’ontologie : la seconde s’identifie avec la première, au moins partiellement. Or les philosophes ont fait, jusqu’à présent, fausse route en ce qui concerne la métaphysique, à mon avis du moins.
Toutes les doctrines métaphysiques élaborées jusqu’à présent, celle de Platon comme celles de Descartes, de Leibnitz ou de Spinoza, pour ne citer que quelques très grands noms, sont absolument dénuées de valeur. Ce sont des jeux d’esprit, des écheveaux d’idées que l’on enroule avec plus ou moins de logique et d’art. Rien d’objectif dans ces systèmes qui dépendent pour une large part de l’imagination, du tempérament physique, des aspirations mentales du constructeur. Ne nous étonnons pas qu’ils croulent lamentablement, dès qu’on les considère sous l’angle non du beau, mais du vrai. De la métaphysique, simple collection de chimères et de vains rêves, on ne saurait dire trop de mal ; sa valeur est d’ordre littéraire et subjectif, alors qu’elle prétend nous renseigner, de façon effective, sur ce qui existe hors de nous. Mais Kant et les Positivistes se trompent singulièrement lorsqu’ils prétendent qu’aucune solution certaine ne pourra jamais être apportée aux problèmes posés par la métaphysique. Incapables de saisir autre chose que des apparences, d’après le philosophe de Kœnigsberg, nous ne pouvons atteindre la réalité dans sa nature propre. Nos impressions sensibles, base de toutes nos connaissances, sont ordonnées dans l’espace et le temps, formes a priori que l’esprit impose aux choses ; elles ne ressemblent pas aux excitants extérieurs qui les provoquent. De plus elles sont organisées en objets, associées par le jugement, d’après les catégories de l’entendement qui répondent, non à la réalité, mais à nos besoins intellectuels. Il est vain de chercher à savoir ce que sont les choses en elles-mêmes ; dès qu’il veut résoudre les problèmes concernant dieu, l’âme et le monde, l’esprit tombe dans d’insolubles contradictions. Ajoutons qu’après avoir déclaré la métaphysique impossible, au nom de la Raison Pure, Kant la rétablira au nom de la Raison Pratique. Pour d’autres motifs, les positivistes estiment, eux aussi, qu’on ne saurait élucider les problèmes transcendants de l’origine première et de la fin suprême. La métaphysique, dira Littré, est un océan pour lequel nous n’avons ni barque ni voile ; c’est l’inconnaissable, le domaine des problèmes à jamais insolubles. Un seul objet est accessible à l’homme, la nature telle qu’elle apparaît à nos sens, avec les lois qui la régissent. Ajoutons que si de nombreux positivistes rejettent l’idée de dieu comme antiscientifique, d’autres la considèrent seulement comme extrascientifique, c’est-à-dire placée en dehors des limites de la science : en conséquence ils ne la défendent, ni ne l’attaquent, ils se déclarent neutres. Quelques-uns même, peu sérieux il est vrai, admirent que la foi parvenait à explorer l’au-delà fermé à l’expérience ; ils proclamèrent que la science ne saurait contredire le dogme, puisqu’ils portent sur des réalités différentes.
N’en déplaise à Kant et aux positivistes, nos successeurs pourront répondre avec certitude aux problèmes posés par les métaphysiciens. Nous-mêmes pouvons déjà dire ce qu’est la matière, comment elle se génère, et comment elle s’évanouit, pour renaître éternellement. D’où venons-nous, où allons-nous, quelle est l’origine des mondes et quelle fin les attend ? A cela nous répondons de façon satisfaisante, sans recourir à un créateur ou à un principe spirituel quelconque. Concernant la vie, sa nature et sa raison d’être, les chercheurs avancent rapidement dans la voie des explications rationnelles ; dès aujourd’hui, nul besoin de l’intervention divine pour expliquer ses plus mystérieuses manifestations. Et, si peu développée que soit la physiologie cérébrale, elle a chassé l’âme, cette vaine entité dont s’enorgueillissaient les humains. Quant à dieu, tout démontre qu’il s’agit d’une baudruche agitée par les prêtres, mais dont les gens sensés se moquent depuis longtemps. Astronomie, physique, chimie, biologie, psychologie, nous éclairent ainsi sur des questions que l’on disait réservées à la métaphysique. Cette dernière doit faire place à la science, ou mieux, elle doit se résigner à n’être qu’une synthèse des renseignements fournis par les diverses branches du savoir positif sur les plus hauts problèmes que se pose l’esprit humain. Il n’y a pas de réalités inaccessibles à notre entendement ; tout ce qui existe est connaissable, lorsqu’on cherche assez longtemps. Ce qui reste mystère pour nous cessera de l’être pour nos descendants, s’ils délaissent les creuses spéculations de la métaphysique traditionnelle, pour interroger la science expérimentale. Certains spiritualistes ont bien compris qu’il fallait faire quelque chose en ce sens : ils nous ont servi les expériences des spirites et des mystiques comme base d’une nouvelle philosophie transcendantale. Les naïfs continuent d’y croire ; les chercheurs impartiaux constatent l’avortement complet de ces tentatives. Sans parler des supercheries découvertes lorsqu’on exerce un contrôle assez prolongé, aucun des faits allégués ne requiert l’existence d’une entité spirituelle quelconque. Mais lorsqu’on veut croire, les prétextes ne manquent jamais : voilà le secret du succès que remporte le spiritisme près des esprits religieux. C’est aux sciences ordinaires, à la physique, à la biologie, etc…, de fonder une ontologie nouvelle et de se prononcer en dernier ressort sur l’au-delà des métaphysiciens.
Preuve ontologique de l’existence de Dieu. Cette preuve, célèbre en théodicée, est due à saint Anselme. La voici telle qu’il l’expose : Tout homme a, dans son esprit, l’idée d’un être tel qu’on n’en peut concevoir de plus grand. Mais il répugne qu’un tel être n’existe que dans l’esprit, car il est plus parfait d’exister dans la réalité que dans l’esprit seulement. Il faut conclure, en conséquence, que l’être tel qu’on n’en peut concevoir de plus grand existe tout ensemble dans l’esprit et dans la réalité. Descartes a repris cet argument sous une autre forme. Nous avons, déclare-t-il, l’idée d’un être parfait ; or, l’existence est comprise dans cette idée ; donc Dieu existe. « Revenant à examiner l’idée que j’avais d’un Être parfait, lit-on dans le Discours de la Méthode, je trouvais que l’existence de Dieu y était comprise en même façon qu’il est compris en celle d’un triangle que ses trois angles sont égaux à deux droits, ou en celle d’une sphère que toutes ses parties sont également distantes de son centre, ou même encore plus évidemment ; et que, par conséquent, il est pour le moins aussi certain que Dieu, qui est cet être si parfait, est ou existe, qu’aucune démonstration de géométrie le saurait être. » Saint Anselme avait déjà trouvé un contradicteur clairvoyant dans Gaunillon, moine de Marmoutiers. D’une idée, d’une conception abstraite, disait ce dernier, on peut tirer une autre idée, jamais une chose effective, une réalité vivante. Or, le sujet dieu étant un concept purement idéal, l’attribut existence ne peut qu’être pareillement idéal. Gassendi, un pieux chanoine, mais dont les élèves devinrent souvent libres penseurs, fit à Descartes des objections semblables et lui reprocha de mal appliquer le principe d’identité. Même Thomas d’Aquin et les scolastiques jugèrent sans valeur l’argument ontologique et se rangèrent à l’avis de Gaunillon. Kant a insisté, lui aussi, sur le passage illégitime de l’ordre idéal à l’ordre réel qu’implique la preuve a priori de l’existence de Dieu. Il est vrai qu’un triangle suppose nécessairement trois angles, mais pour que les trois angles possèdent une existence effective, il faut que le triangle existe réellement. « Quand je dis le triangle est une figure qui a trois angles, déclare Kant, j’indique un rapport nécessaire et tel que, le sujet étant une fois donné, l’attribut s’y rattache inévitablement. Mais, s’il est contradictoire de supposer un triangle en supprimant par la pensée les trois angles, il ne l’est pas de faire disparaître le triangle en même temps que les trois angles. De même, s’il est contradictoire de nier la toute-puissance lorsqu’on suppose Dieu, il ne l’est pas de supprimer tout ensemble Dieu et la toute-puissance : ici, tout disparaissant, attribut et sujet, il n’y a plus de contradiction possible. » Aujourd’hui les philosophes catholiques eux-mêmes considèrent comme un sophisme l’antique preuve ontologique basée sur une déduction. Mais on a voulu la rétablir en affirmant que l’homme avait une intuition immédiate de Dieu. Malebranche le prétendait déjà au {{s|xvii}. A l’en croire, nous voyons directement la substance même de Dieu, et c’est en elle que résident les idées perçues par notre raison. Penser à Dieu ou en d’autres termes à l’infini, à l’être sans restriction, c’est en avoir l’intuition. « Car il n’y a rien de fini, déclare le philosophe, qui puisse représenter l’infini. L’on ne peut donc voir Dieu qu’il n’existe : on ne peut voir l’essence d’un être infiniment parfait sans en voir l’existence : on ne le peut voir simplement comme un être possible : rien ne le comprend, rien ne peut le représenter. Si donc on y pense, il faut qu’il soit. » Une pareille doctrine fit sourire ; Rome l’estimant dangereuse mit à l’Index les livres du célèbre oratorien. Mais ses idées furent reprises, au xixe siècle, par l’École Ontologiste.
L’École Ontologiste. — L’Italien Gioberti admit que nous voyons Dieu immédiatement. L’esprit débuterait non par une abstraction, mais par une intuition, non par l’analyse, mais par la synthèse ; et sa première intuition serait celle de l’Être, c’est-à-dire de Dieu : « L’auteur du jugement primitif, qui se fait entendre à l’esprit, dans l’acte immédiat de l’intuition, c’est l’Être même ; l’Être, en se posant lui-même en vue de notre âme dit : Je suis nécessairement. » En Dieu, nous percevons aussi tout ce que nous voyons. Il est le créateur de tout ce qui existe, et la perception que l’homme a du monde et de lui-même n’est que l’intuition d’une création continuelle : « En percevant l’Être dans sa concrétion, écrit Gioberti, l’esprit, muni de la force intuitive, ne le contemple nullement dans son identité abstraite, ni comme Être pur, mais tel qu’il est réellement, c’est-à-dire causant, produisant les existences et extériorisant par ses œuvres, d’une manière finie, son essence infinie. Et par conséquent l’esprit perçoit les créatures, comme le terme extrême auquel se rapporte l’action de l’Être… L’esprit humain contemple les existences produites, dans l’Être produisant, et il est, à chaque instant de sa vie intellectuelle, spectateur direct et immédiat de la création. » Des formes mitigées de l’ontologisme furent soutenues par de nombreux prêtres qui admettaient, d’une façon générale, que nous voyons en Dieu les vérités éternelles, universelles et absolues, mais non pas les êtres particuliers ni les corps. Le cardinal Gerdil, les évêques Baudry et Maret écrivirent en faveur de ce système. Pourtant Rome finit par le condamner, non à cause des absurdités qu’il contient, mais parce qu’elle le jugeait contraire au dogme. De pareilles doctrines tiennent du roman ; elles ne méritent pas d’être prises au sérieux. Mais ceci est vrai de l’ensemble des théories métaphysiques ; elles sont filles de l’imagination et du caprice, ainsi que nous l’avons dit au début de cet article. — L. Barbedette.