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Encyclopédie anarchiste/Oracle - Organisme

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Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Librairie internationale (tome 3p. 1860-1869).


ORACLE n.m. (du latin : oraculum, de orare : parler). Ce vocable désigne des choses diverses mais liées entre elles par une évidente communauté d’origine. En bref, un oracle est la réponse des dieux aux questions qui leur étaient adressées. Portent également ce nom les diverses prophéties faites au cours des siècles, et annonçant un événement public ou particulier et intéressant tout un peuple ou un seul individu. Sont aussi désignées par ce nom les volontés des dieux exprimées par leur porte-parole attitré : devins, sorciers, prophètes, prêtres de tout acabit. Parfois même, oracle désigne la divinité elle-même ou la personne chargée d’interroger le dieu. Il est pourtant d’usage de réserver plus spécialement ce nom aux réponses obtenues en consultant les personnes chargées de servir d’intermédiaires entre la divinité et les questionneurs. Toujours ces réponses, variées et diverses comme les questions elles-mêmes, étaient données en vers ou en termes ambigus permettant des interprétations différentes ; pleines de réticences, énigmatiques et obscures à souhait, elles donnaient aux oracles la faculté de se tirer d’affaire lorsque les faits leur infligeaient un démenti formel.

L’existence dans tous les temps et dans tous les milieux d’individus chargés de découvrir l’avenir, de prévoir des événements avant qu’ils ne soient réalisés, répond à un besoin de la nature humaine : atténuer la douleur en augmentant la somme des illusions qui nous font supporter les rigueurs de l’existence. Ajoutons à cela l’attrait du mystère, la peur de l’inconnu qui hante tant de cervelles, la crainte qu’inspiraient les divinités diverses dont l’homme a peuplé tant de panthéons et nous aurons un tout cohérent qui explique la vogue dont ont joui et jouissent encore les explorateurs du mystérieux. Indépendamment de la consultation directe d’oracles publics ou privés, différents procédés ont, tour à tour, été employés : examen des entrailles des animaux, onirologie ou interprétation des rêves, ornithomancie ou étude du vol des oiseaux, astrologie, chiromancie, cartomancie, etc., etc.

La Bible, que ses rédacteurs qualifient volontiers de livre par excellence, nous conte la légende des sept vaches grasses et des sept vaches maigres, des sept épis pleins et des sept épis vides. Elle nous donne encore d’autres exemples d’interprétation des songes. Au livre de Samuel, Saül en guerre contre les Philistins et inquiet de l’issue du combat invoque et consulte, par l’intermédiaire de la pythonisse d’Ender, le prophète Samuel qui lui prédit sa défaite et sa mort. Dans l’antique Grèce et dans l’ancienne Rome, les devins, les oracles étaient en grand honneur. Les poètes nous ont transmis les noms de Calchas et Térésias. Jusqu’à l’époque de Jésus-Christ, on venait de tous les coins du monde connu consulter les oracles réputés. A Delphes, la Pythie, prêtresse d’Apollon, montée sur un trépied, prononçait dans une sorte d’ivresse des phrases obscures où l’on voulait voir des prédictions. A Dodone, on interprétait les bruits du chêne de Jupiter, agité par le vent. Dans l’antre de Trophonius, des consultants s’endormaient et les puissances infernales leur envoyaient des songes prophétiques. Plusieurs sybilles habitaient des sites sauvages et la foule venait les consulter dans leur antre. Des paroles informes, véritables bégaiements, échappées à la sybille de Cumes en Italie, ont été composés les livres sybillins où les Romains croyaient que les destins de Rome étaient inscrits à l’avance. Mais ils avaient surtout foi aux présages et entretenaient, pour les interpréter, des collèges d’augures et d’aruspices. Au moyen âge, nombre de souverains entretenaient à leur cour des devins et des astrologues. Les premières hordes de Bohémiens, en déferlant sur l’Europe, apportèrent avec eux les arts magiques et notamment les tarots et la chiromancie. Mais, de tous les arts divinatoires, l’astrologie acquit la prépondérance. Notons, pour mémoire le nom des Cosme Ruggiéri, astrologue-devin de Catherine de Médicis et celui de Nostradamus, qui a laissé un ouvrage de prédictions obscures : Les Centuries. La tragédie de Macbeth, de Shakespeare, représentée en 1606, est un monument de la croyance de cette époque, dans les oracles de tous genres. De nos jours, se continue, hélas ! cette consultation effrénée des diseurs d’avenir : cartomanciennes, dont les plus célèbres furent Mlle Lenormand, sous le Consulat et l’Empire, et Mme de Thèbes. Astrologues, chiromanciens, spirites évocateurs d’ombres, etc…, continuent à faire des affaires d’or. Les consultants ont beau constater que les devins se trompent souvent, très souvent même, ils n’en restent pas moins convaincus de la véracité des oracles, l’intérêt des hommes étant sans borne pour leurs espérances infinies.

A la grande honte de la raison humaine, les prédictions, les oracles obtenus par les différents procédés que nous venons d’énumérer constituent, pour beaucoup, un véritable système philosophique. Et trop nombreux sont les cerveaux chez lesquels n’existe aucune limite entre le raisonnable et l’absurde. Incapables de comprendre l’un et d’expliquer l’autre, ils ne savent pas faire la différence entre ce qui est possible et ce qui ne l’est pas. D’ailleurs cette distinction ne peut exister en dehors d’un développement scientifique qui en fournit les bases. Et l’absurde qui n’existe que par sa contradiction aux lois constatées de l’intelligence humaine, est un mot vide de sens pour qui ne soupçonne pas l’existence de ces lois.

Et c’est pourquoi nous voyons et verrons encore tant de gens aller consulter l’oracle. — C. Alexandre.


ORATEUR n. m. (du latin : orare, parler). Homme ou femme qui prononce un discours devant une assemblée. Selon la composition de l’auditoire devant lequel le discours est prononcé, selon le lieu dans lequel l’orateur parle et le sujet traité, l’orateur est diversement qualifié. Parle-t-il dans un édifice destiné à l’exercice d’un culte religieux ? Celui qui parle est un orateur sacré. Parle-t-il devant une assemblée législative, s’adresse-t-il à des députés ou sénateurs ? Il est un orateur parlementaire. S’il parle devant des magistrats ou des jurés, il appartient à l’éloquence judiciaire. S’il s’adresse, dans une salle quelconque, à une assemblée composée d’auditeurs appartenant aux diverses classes sociales, celui qui occupe la tribune est ce qu’on peut appeler un orateur populaire. Orateur se dit, en Angleterre, de celui qui préside la Chambre des Communes ; il est élu à la pluralité des voix ; c’est lui qui expose les affaires soumises aux délibérations de l’Assemblée.

D’une façon générale, on appelle orateur celui ou celle qui pratique l’art de l’éloquence et l’exerce publiquement.

Depuis les temps les plus reculés, l’éloquence a tenu une place importante et joué un grand rôle dans le cours des affaires publiques ; l’art oratoire a exercé une influence considérable sur l’opinion et, de ce fait, sur les événements. S’il est vrai que l’art de la parole fut toujours puissant sur l’esprit des hommes, il ne le fut que dans la mesure où la liberté fut en partie respectée. Le despotisme, la tyrannie, l’Autorité absolue sont mortels à l’éloquence et il ne saurait en être autrement, cela se conçoit sans peine. Car la véritable éloquence a pour source la passion portée à son niveau le plus élevé et un régime de liberté, au moins relative, est indispensable à l’éclosion et à l’épanouissement de la passion.

Passion du Vrai, passion du Juste, passion du Beau ne peuvent naître et fleurir que dans une atmosphère où il est possible de les exprimer. Le silence imposé les étiole, la répression les étouffe, la contrainte les tue. Les époques les plus agitées, les temps les plus tourmentés de l’Histoire ont été les moments où l’art de parler s’est élevé jusqu’aux cimes. C’est en période de transition, lorsque des idées nouvelles entraient en fermentation, que l’éloquence a revêtu le plus d’éclat et les journées d’effervescence et de bouillonnement révolutionnaires ont été celles qui ont enregistré les appels les plus entraînants, les adjurations les plus pathétiques, les harangues les plus enflammées, bref, les discours les plus éloquents. Athènes eut des orateurs magnifiques avant que la Grèce soit tombée sous la domination absolue des successeurs d’Alexandre. Parmi ces princes de la parole, on peut citer Périclès, Alcibiade, Cléon, Démosthène, Phocion, Eschine, Démétrius de Phalère. Rome conserva sa tribune publique jusqu’à l’installation au pouvoir suprême et absolu de César et de ses acolytes, par le Triumvirat et l’Empire : les deux Gracques, Crassus, Antoine, Hortensius et surtout Cicéron furent d’illustres orateurs. L’art oratoire n’existait pour ainsi dire pas, en France, avant la Révolution. Durant les quelques siècles qui ont précédé la Révolution française, seuls les orateurs sacrés, les grands Prédicateurs de l’Église catholique — qui ont eu pleine licence de prêcher l’Évangile et de prononcer des oraisons funèbres — ont représenté l’art de bien dire. On compte parmi les prédicateurs les plus remarquables de ces temps-là : Bossuet (1627-1704), Fénelon (1632-1704), Fléchier (1632-1710), Bourdaloue (1631-1715), Massillon (1663-1742). En mettant fin au despotisme royal et en ouvrant une ère de liberté inconnue jusque là, la Révolution française a mis un terme à l’étranglement de la Pensée et à son expression : l’éloquence. Pendant « la Constituante », la tribune retentit des discours superbes de Mirabeau, Maury, Barnave, Cazalès, les Lameth, Dupont, Brissaud, etc… Sous « la Convention », ce furent Danton, Robespierre, Saint Just, Billaud-Varennes, Collot d’Herbois sur les bancs de la Montagne et, parmi les Girondins : Vergniaud, Guadet, Gensonné, Boyer-Fonfrède, qui furent les orateurs les plus justement en renom. Tout entier réservé à la détestable gloire militaire, l’Empire ne compta aucun orateur marquant. Avec la Restauration, l’art oratoire refleurit en France ; parmi les orateurs les plus remarquables de cette époque, il faut citer Royer-Collard, Camille Jordan, Manuel et Foy. Sous Louis-Philippe, la tribune parlementaire fut illustrée par Berryer, Guizot, Thiers, Garnier-Pagès, Miche1 de Bourges. Vinrent ensuite Lamartine et Ledru-Rollin et, plus près de nous, toujours comme orateurs parlementaires : Gambetta, Waldeck-Rousseau, Jaurès, Viviani.

A titre documentaire, j’ai cité tous ces noms d’orateurs qui appartiennent à la postérité. Il me reste à indiquer à quelles sources on puise la véritable éloquence, comment on fait son apprentissage dans l’art de parler en public, quelles sont les difficultés à vaincre et par quels efforts on y parvient, enfin en quoi consiste l’art de préparer et d’exposer un sujet, de composer et de prononcer un discours, de prévoir les controverses qui peuvent surgir et de sortir vainqueur de ces rencontres parfois redoutables.



Les sources de l’éloquence. — L’éloquence jaillit de deux sources : le sentiment et la raison. Le sentiment donne naissance aux emportements pathétiques, à l’inspiration entraînante, au verbe enflammé, aux images poétiques, aux envolées lyriques, aux appels passionnés. De la raison procèdent les exposés clairs, les formules précises, les démonstrations substantielles, les argumentations solides, les conclusions rigoureuses.

L’éloquence basée sur le sentiment s’adresse à la passion plus qu’à l’intelligence ; celle qui s’appuie sur la raison, fait appel à l’intelligence et au jugement plus qu’à la sensibilité. La première impressionne, émeut, entraîne ; la seconde éclaire, enseigne, persuade et assied la conviction.

Il est assez rare qu’un orateur possède à un égal degré ces deux genres bien distincts d’éloquence : tel excellera dans le premier, qui sera médiocre dans le second ; tel autre sera supérieur dans celui-ci et inférieur dans celui-là. A dire vrai, celui qui possède, réellement l’art oratoire doit savoir parler tour à tour au cœur et à la raison ; il doit pouvoir à la fois émouvoir et convaincre ; on peut dire que, dans le domaine de l’éloquence, le grand art consiste à réaliser une sorte d’équilibre et de synthèse entre le sentiment et la raison. De tous les orateurs, celui qui me paraît devoir l’emporter sur tous ses rivaux ce serait celui qui — mais cela est-il possible ? — triomphant de toutes ces difficultés dont l’art de parler en public est hérissé, saurait le mieux convaincre et transporter son auditoire, c’est-à-dire impressionner fortement son cœur et sa raison.

L’orateur « populaire ». — Je veux m’attacher à parler ici de l’orateur appelé à s’exprimer devant des assemblées représentant la bigarrure de toutes les situations sociales, la mosaïque de toutes les cultures, de l’orateur que j’ai qualifié plus haut d’orateur « populaire ». Cet orateur peut faire fi des subtilités, distinguos et finasseries en usage dans les prétoires, car il ne s’adresse pas à des magistrats ; il n’a pas à envelopper son langage dans le vêtement oratoire qui sied à l’éloquence parlementaire, car il n’a pas devant lui des représentants du peuple et il n’a pas à se soucier du résultat politique qu’entraînera son discours. L’orateur populaire (le militant, le propagandiste, l’apôtre d’une Idée) parle, toutes portes ouvertes, à des auditeurs venus d’un peu partout, animés du désir de se renseigner, de s’instruire, de participer à un mouvement d’idée ou d’action qui l’intéresse. Il faut faire entendre à cet auditoire le langage simple et limpide, clair et précis qu’il est capable de comprendre ; il faut, après l’avoir éclairé et persuadé par un exposé aussi exact et lumineux que possible, faire appel à l’être qui vibre, s’émeut et se passionne. Toute personne normalement constituée, saine de corps et d’esprit, est une synthèse harmonieuse de la compréhension qui raisonne et du sentiment qui s’exalte. S’il ne s’attache qu’à convaincre, le militant, trop froid, court le risque de ne pas émouvoir ; si toute sa puissance oratoire ne vise qu’à émouvoir, l’apôtre, trop ardent, s’expose à ne susciter qu’une émotion vive, mais sans lendemain. Le meilleur propagandiste est celui qui, tantôt persuasif et tantôt entraînant, tour à tour calme et fougueux, méthodique et tumultueux, parvient à tenir son auditoire sous l’influence prestigieuse de son verbe par les moyens les plus divers et les procédés les plus variés. Austère, plaisant, ironique, paradoxal, alliant le prosaïsme un peu terre à terre de la logique et de la documentation au lyrisme ailé du sentiment et de la passion, il ne lassera jamais son auditoire, et lui laissera toujours une impression profonde et durable.

Le militant, le propagandiste, l’apôtre, l’orateur qui a le culte de l’Idée qu’il a adoptée et de la Cause qu’il a embrassée ne doit pas céder à la préoccupation des effets de tribune qui déchaînent les applaudissements frénétiques de l’assemblée ; ces applaudissements enthousiastes doivent être la manifestation spontanée de la lumière qui soudain projette son éclat dans la pensée des auditeurs ou de l’exaltation qui soulève ceux-ci grâce à la noblesse et à la beauté du langage mis au service d’une conception généreuse ou d’un idéal sublime. L’orateur « populaire » ne doit pas se désintéresser de la forme ; mais il doit être beaucoup plus soucieux du fond : l’exactitude de la pensée qu’il exprime, de l’opinion qu’il émet, de la thèse qu’il soutient doit le solliciter beaucoup plus que le souci des fioritures littéraires et de ce qu’on appelle « les fleurs de rhétorique ». Contrairement au conférencier mondain ou littéraire qui fait l’ornement des cénacles, des académies, des salons et des cercles littéraires, le conférencier doublé d’un militant doit être, avant tout, un vulgarisateur, un éducateur, s’attachant exclusivement à exposer ses idées en termes limpides et d’une compréhension accessible à tous ; son discours doit être un enseignement et une démonstration laissant à ceux qui l’écoutent une impression puissante et stable, impression qui obligera ses auditeurs à réfléchir, à se remémorer ce qu’ils ont entendu, à parcourir à nouveau, par leur propre effort et à l’aide de leurs seuls moyens personnels, la route dans laquelle le conférencier-propagandiste les a engagés et qu’il leur a fait suivre.



On devient orateur. — On parle couramment de l’orateur-né et on entend par là, le plus communément, qu’on naît orateur et que, si on ne naît pas orateur, on ne le devient jamais. C’est une erreur : on devient orateur : en parlant, comme on devient forgeron : en forgeant. Il est exact, comme le dit Boileau dans son art poétique, que, s’il ne possède pas certains dons, si son berceau n’a pas été entouré de certaines fées :

« C’est en vain que, au Parnasse, un téméraire auteur
Pense de l’art des vers atteindre la hauteur. »

Il est certain, aussi, que pour atteindre les hautes cimes de l’Éloquence, de même que celles de la Poésie que, pour être un orateur ou un poète consommé, il est nécessaire de posséder certaines qualités et aptitudes natives, qu’il suffit, par la suite, de fortifier et de développer par un effort continu et un travail progressif ; toutefois, j’estime que ces prédispositions naturelles ne sont pas absolument indispensables à celui qui a le ferme dessein de parler en public, pour parvenir, s’il s’en donne réellement la peine, à s’exprimer avec clarté, précision, correction et élégance. Ce qui est vrai, c’est que, avec la même somme d’efforts, celui qui est moins bien doué, n’atteindra pas le même degré d’éloquence, la même maîtrise dans l’art de parler, que le mieux doué ; mais je suis persuadé que, s’il travaille assidûment et s’exerce méthodiquement à l’art de la parole, l’individu moyennement doué, ne parviendra probablement jamais à être un maître de la Parole, mais qu’il réussira certainement à devenir un orateur intéressant et disert.

Pour justifier cette assertion, je veux recourir à ma comparaison précédente entre celui qui devient forgeron en forgeant et celui qui devient orateur en parlant. Je crois que, pour être un bon ouvrier forgeron, il est nécessaire de posséder certaines qualités physiques, entr’autres : une constitution saine, des muscles vigoureux et résistants, un cœur solidement accroché, des organes respiratoires en bon état. Il suffira à l’homme en possession de ces qualités de faire l’apprentissage du métier de forgeron, de se familiariser avec le maniement du marteau sur l’enclume et d’acquérir sur les métaux qu’il travaille les connaissances utiles, pour devenir un forgeron remarquable. Mais je crois aussi que, sans être bâti en force et en endurance aussi heureusement que celui-ci, tout homme normalement constitué et de bonne santé, sera capable d’accomplir de façon très suffisante la tâche d’un bon forgeron, à la condition qu’il apporte à l’exercice de cette profession un apprentissage sérieux, du bon vouloir, de la persévérance et de l’entraînement. Eh bien ! pour devenir un grand orateur, je pense qu’il est indispensable d’être pourvu de certaines qualités et aptitudes natives, par exemple : une voix agréablement timbrée, une physionomie expressive, un geste accompagnant et soulignant avec naturel la parole, une imagination ardente, une mémoire fidèle, une compréhension pénétrante, une sensibilité délicate, un raisonnement judicieux et une certaine culture. Mais j’estime que pour être un « bon » orateur (sans être un orateur de premier ordre), il suffit de se mettre résolument à l’apprentissage de la parole, d’acquérir une bonne diction, de se familiariser avec les difficultés de la tribune, de s’entraîner à l’art de discourir.

Je puis affirmer que, pour ma part, j’ai connu plusieurs militants qui, fort embarrassés, au début, quand ils avaient quelques mots à dire, se sont petit à petit formés, entraînés, perfectionnés dans l’exercice de la parole, au point d’occuper très honorablement une tribune, d’y dire en excellents termes d’excellentes choses, d’intéresser et d’impressionner fortement leur auditoire.

Il ne faudrait cependant pas imaginer que, si je dis qu’on devient orateur en parlant — de même qu’on devient forgeron en f’orgeant, — ce soit un résultat facile et prompt à obtenir.

L’art oratoire comporte le concours de divers avantages qu’il s’agit d’acquérir, avantages sans lesquels l’individu le mieux doué nativement ne sera pas et ne pourra jamais être un orateur, même passable, et à l’aide desquels l’homme doué de prédispositions moyennes deviendra, s’il le veut, un bon orateur.

Bien parler, c’est exprimer des idées, en termes exacts, heureux, choisis, en des phrases bien construites et dans un style hors des lieux communs et de la banalité ; c’est enchaîner avec méthode les idées dont l’ensemble constitue une démonstration et conduit à une conclusion logique. L’orateur doit, en conséquence : a) avoir des idées et, comme de juste, posséder les connaissances sur lesquelles reposent ces idées elles-mêmes ; b) manier avec aisance et correction la langue dans laquelle il parle ; c) présenter, dans un ordre méthodique, les arguments qui servent de fondements à l’exposé qu’il se propose de faire et conduisent, en application d’une logique rigoureuse, à la conclusion qu’il projette d’en tirer. Je prétends que toute personne remplissant cette triple condition peut aborder sans trop d’appréhension la tribune et, après un apprentissage plus ou moins prolongé, occuper cette tribune fort honorablement.

Mais il n’est pas inutile que je revienne, en quelques mots sur chacune de ces trois conditions. Il est hors de doute que pour exprimer — bien ou mal — une Idée, il faut, avant tout, l’avoir. « La plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a. » Qu’on me pardonne d’appliquer ce dicton quelque peu vulgaire à la proposition que j’émets : « L’orateur ne peut donner à ceux qui l’écoutent que ce qu’il a. » Il faut donc, pour exprimer une idée, que, tout d’abord, il la possède. J’ajoute que, mieux il la possèdera et mieux il l’exprimera ; que, plus cette idée sera claire et précise dans son cerveau et plus le langage qu’il emploiera à la traduire sera clair et précis :

« Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement. »

Plus l’orateur sera confiant dans l’exactitude de l’idée qu’il exposera et plus affirmatifs, catégoriques et précis seront les termes dont il se servira ; plus profonde sera sa conviction et plus pénétrant en sera l’accent. Il en est du sentiment comme de l’idée : pour que l’orateur exprime un sentiment, il est indispensable que ce sentiment soit en lui car Horace le dit très justement : « Si vis me flere, dolendum est primum ipse tibi. » (Si tu veux que je pleure, il faut d’abord que tu pleures toi-même.) On ne donne à l’expression d’un sentiment toute sa force, qu’en éprouvant soi-même toute la puissance de ce sentiment ; c’est dans ces conditions seulement que l’émotion d’un auditoire peut être portée à son comble. Donc, la condition première et essentielle, c’est d’avoir des idées à présenter, et d’être en possession des connaissances sur lesquelles s’appuient ces idées.

Cela ne suffit pas : l’Idée et la conviction que l’on porte en soi, il s’agit de les extérioriser par la parole. On conçoit que, pour exposer avec éloquence ce que l’on pense et ce que l’on sent, il est nécessaire de bien connaître la langue dans laquelle on parle, afin de donner à sa pensée ou à son sentiment une forme simple et correcte, précise et élégante, impressionnante et limpide. Cette connaissance approfondie de la langue dont on se sert ne se borne pas au respect de la syntaxe, à la structure scrupuleusement grammaticale de la phrase ; elle comporte, en outre, la possession d’un vocabulaire copieux, l’emploi judicieux du mot propre, l’usage rationnel et. modéré des incidentes, l’adaptation du style à l’expression la plus saisissante ou la plus suggestive de la pensée ou du sentiment.

Ce n’est pas tout : il reste à rassembler les aperçus, les considérations, les commentaires, la documentation et les raisonnements qui sont comme les matériaux dont l’orateur — architecte, ingénieur ou artiste dans son genre — doit se servir pour édifier et embellir son œuvre s’il veut que celle-ci soit solide, imposante et esthétique. Ces matériaux, il importe de les grouper et disposer avec méthode ; car tous ont, dans l’édifice, une place marquée ; cette place est la leur, celle qui convient à chacun d’eux ; elle est ici ou là, mais pas ailleurs : ni avant, ni après, ni au-dessus ni au-dessous, ni à droite ni à gauche. Malheur à l’orateur qui n’aura pas pris l’élémentaire précaution d’apporter à l’établissement de l’ordre voulu les soins les plus minutieux : son discours sera confus et cahotique ; sa construction ne jouira pas de la solidité désirable ; les proportions, l’équilibre, l’harmonie y seront défectueux.

Dans un discours ou une conférence, tout se tient. Un morceau oratoire forme un tout dont la puissance et la beauté sont subordonnées et au choix des arguments et à la place que chacun d’eux occupe.

Non seulement les propositions doivent se succéder rigoureusement reliées les unes aux autres, sans trou, sans solution de continuité, mais encore est-il de la plus haute importance, je dirai même « de toute nécessité » que la force de la démonstration et l’intensité de l’émotion aillent toujours en progressant et, comme on le dit en musique : crescendo. Que penserait-on du discours d’un orateur parlementaire qui débuterait par les arguments les plus propres à entraîner les suffrages de ses collègues et qui continuerait et terminerait par les arguments les moins décisifs ? Quelle appréciation porterait-on sur la plaidoirie d’un avocat qui, ayant à défendre, en Cour d’Assises, la tête de son client, ne tiendrait pas en réserve et ne garderait pas pour la fin ses arguments les meilleurs et ses adjurations les plus pathétiques ?

Qu’on ne me parle pas de ces orateurs exceptionnellement brillants et inspirés qui, sans soigner, comme il est prudent de le faire, la préparation de leurs discours, se livrent aux périlleux hasards de l’improvisation. Il est fort possible que, pleins de confiance en eux et grâce aux moyens oratoires qu’ils doivent à l’expérience acquise, grâce à la connaissance profonde du sujet qu’ils ont à traiter, grâce, pour tout dire, à ce concours rarissime de circonstances qui leur sont favorables, ils disent quoique sans préparation spéciale, d’excellentes choses en termes excellents ; mais il est hors de doute que s’ils avaient tracé dans ses lignes principales le plan de leur discours, s’ils avaient mis chaque argument à la place qu’il doit occuper, leur discours, mieux ordonnancé, y eût gagné sensiblement en force et en beauté.



Conseils aux jeunes. — Souvent de jeunes camarades anarchistes, pris du désir de s’adonner à la propagande par la parole, m’ont demandé des renseignements et des conseils. Leurs questions portaient tout particulièrement sur le choix du sujet et sur le travail de préparation que commande une conférence publique et contradictoire (les conférences faites par les anarchistes sont toujours publiques et contradictoires : publiques, parce qu’ils entendent ne priver de l’exposé de leurs conceptions aucune des personnes qui ont le désir ou la simple curiosité de connaître celles-ci ; contradictoires, parce que, pratiquant en matière de discussion, comme en toutes choses, la plus large tolérance, les libertaires laissent à tous la faculté de critiquer, de discuter, de combattre leurs théories, d’en contester l’exactitude et d’opposer leurs thèses aux leurs). Presque toujours, j’ai dissuadé ces jeunes camarades d’aborder tout de go le genre « conférence ». La pratique de la parole en public nécessite un assez long apprentissage. Il y a danger à débuter, dans l’art oratoire, par la conférence, ce genre de discours exigeant la réunion de plusieurs qualités qu’on n’acquiert que peu à peu. Aux camarades qui me consultaient je n’ai cessé de répondre comme je le fais ici, dans l’espoir que ces lignes tombant sous les yeux d’un certain nombre de jeunes militants, ceux-ci profiteront des indications et des avis que ma vieille expérience, doublée de l’affection très vive que m’inspirent ces jeunes amis, m’autorisent et m’engagent à leur faire entendre. Voici ces conseils : « Jeunes militants, vous aimez certainement les réunions, causeries et conférences ; ne les négligez pas, fréquentez-les. Avant de se décider à parler, il est bon d’écouter les autres. En les entendant, vous apprécierez les qualités et les défauts des divers orateurs ; vous tâcherez d’acquérir les premières et d’éviter les seconds. Ce sera déjà une sorte de leçon de choses qui sera très profitable à votre propre formation. N’allez pas à toutes les réunions dont la tenue vous sera connue. Faites une sélection reposant sur le sujet traité et sur l’orateur. Faites un choix : de préférence n’allez entendre que les sujets qui vous intéressent et les orateurs dignes d’être écoutés avec satisfaction et fruit. Pour commencer, c’est-à-dire la première fois que vous prendrez la parole au cours d’une de ces réunions, n’allez pas vous poser en contradicteurs et ne vous engagez pas dans une ample controverse ayant pour but de ruiner de fond en comble la thèse soutenue par l’orateur. Insuffisamment entraînés à ce genre de rencontres, vous vous exposeriez à en sortir meurtris et, peut-être, découragés. Bornez-vous à une intervention de quelques instants se limitant soit à une question posée, soit encore à une demande de précisions ou d’explications complémentaires. Vous aurez occupé la tribune quelques minutes seulement, vous n’aurez énoncé qu’une seule idée. Mais cet instant aura suffi pour que vous preniez contact avec le public et que vous ayez l’occasion de savoir ce qu’est ce qu’on appelle « le trac », cette sorte de malaise qui emplit plus ou moins la tête de bourdonnements, fait affluer le sang à la gorge, vide le cerveau et paralyse la mémoire. Cette première atteinte du trac serait mortelle, si vous commettiez l’imprudence d’occuper longtemps la tribune : si vous n’y faites qu’une courte apparition, ce ne sera qu’un léger accident et peut-être même y échapperez-vous. Donc, pour vos débuts, n’émettez qu’une seule idée, une seule ; parlez quelques minutes et, sachant bien ce que vous voulez dire, vous vous tirerez fort honorablement de cette première tentative.

« Quand vous aurez renouvelé cet essai plusieurs fois et acquis de la sorte un peu d’aplomb et quelque confiance en vous, vous ne serez pas encore en mesure de faire une causerie, une conférence, un discours en plusieurs points. Mais vous serez sur la voie et ce sera déjà un premier et important résultat. Vous pourrez, alors, toujours, au cours d’un débat ouvert au public, corser votre intervention en lui donnant plus d’ampleur et un autre caractère. Au lieu d’une question posée, d’une objection soulevée, d’une demande de précision, vous choisirez une ou deux des idées exposées par l’orateur, celles, bien entendu, qui auront le plus brutalement heurté votre propre sentiment ; vous vous arrêterez à cette idée ou à ces deux idées ; vous n’en dépasserez pas le cadre ; vous vous y enfermerez délibérément et vous opposerez votre point de vue à celui de l’orateur. Cette fois-ci, vous aurez occupé la tribune quelques minutes, peut-être dix, peut-être quinze ; vous aurez eu le temps de mesurer vos forces et de vous familiariser un peu avec l’atmosphère d’une réunion publique. Vous aurez cousu et ajusté deux ou plusieurs idées ; vous aurez argumenté ; vous n’en serez plus aux premiers pas, toujours incertains et vacillants quand on débute. Votre démarche se sera affermie, vous aurez pris confiance en vous : l’idée de parler en public vous causera moins d’appréhension. Et vous pourrez songer à traiter vous-mêmes un sujet.

« Commencez par la causerie (voir ce mot) et lorsque vous aurez fait, devant un auditoire restreint, un certain nombre de causeries portant sur des sujets que vous aurez sérieusement étudiés, vous pourrez vous lancer dans le genre « Conférence » (voir ce mot).

« Mais, que vous ayez à faire une causerie ou une conférence, mes jeunes camarades, donnez-vous le temps de mûrement réfléchir avant d’en choisir le sujet. Portez sur ce sujet tout l’effort de méditation et de recherche dont vous êtes capables : entourez-vous d’une abondante documentation puisée aux meilleures sources ; tournez et retournez votre sujet attentivement ; examinez-le sur toutes ses faces et dans tous ses aspects ; scrutez le, jusqu’à ce que vous le possédiez à fond. Quand vous aurez effectué ce travail préliminaire, mais pas avant, occupez-vous du plan à tracer : les grandes lignes d’abord, les points essentiels, les considérations fondamentales ; divisez et subdivisez ; ajoutez et retranchez, éliminez ce qui ne serait qu’ornement superflu ou vain développement, afin d’accorder plus de place et plus d’importance à ce qui est argument nourri et aperçu substantiel.

« Que votre plan soit net et bien ordonné ; que, par son arrangement et sa clarté, il soit facile à suivre méthodiquement. Veillez à ce que votre argumentation emprunte sa force à l’enchaînement rigoureux des diverses parties qui la composent ; veillez surtout à ce que, dans cette chaîne que forme votre démonstration, chaque anneau soit exactement à sa place ; n’oubliez pas que chaque argument doit emprunter une partie de sa valeur à celui qui le précède et, en amenant, par une sorte de pente naturelle, l’argument qui suit, transmettre à celui-ci une partie de sa propre valeur.

« Surtout, mes jeunes camarades, n’apprenez pas par cœur et, pour ne pas vous exposer à être tenté de le faire, n’écrivez pas ; ne fixez pas la forme que vous donnerez à l’expression de votre pensée. Ayez des notes ; par un mot, par une phrase courte, en style télégraphique, fixez sur le papier l’ordre que vous voulez suivre. Consultez fréquemment ces notes, afin de ne pas vous égarer et de ne rien oublier. Fiez-vous au plan que vous avez tracé ; ce plan doit être votre seul aide-mémoire : s’il est bien construit et si vous le suivez consciencieusement, vous direz ce que vous aurez à dire, tout ce que vous aurez à dire et rien que ce que vous aurez à dire. Et c’est le but qu’il faut vous proposer.

« Ne perdez jamais de vue que, militants et propagandistes d’une Idée peu connue et, ce qui est plus grave, mal comprise, votre mission est de l’enseigner, de la vulgariser : vous êtes, vous devez être des éducateurs, des professeurs ; votre conférence doit être un cours. À ce titre, efforcez-vous d’être clairs et précis. Avant tout, soyez simples, de cette simplicité qui s’allie aisément à l’élégance sans recherche, à la beauté sans apprêt, à l’art sans affectation. L’acquisition de cette indispensable simplicité vous sera plus difficile et plus lente qu’aux militants des autres doctrines, parce que les conceptions philosophiques et sociales que nous avons à cœur de propager sont en opposition irréductible avec les conceptions officielles et courantes, parce que, entre ces dernières et les nôtres, il n’existe aucun terrain d’entente, aucune conciliation possible ni souhaitable ; parce que ce n’est pas seulement un fossé, mais un abîme, qui sépare les thèses libertaires des thèses autoritaires ; parce que, attaquant de front toutes les légendes en cours et tous les mensonges de la Religion, de la Patrie, de la Famille, de la Propriété et de l’État, les vérités que nous enseignons se heurtent à des résistances et à une incompréhension qu’il est extrêmement difficile de surmonter. C’est en raison même de toutes ces considérations que, dans l’art de la parole auquel vous brûlez de vous consacrer, mes jeunes amis, vous devez vous attacher à acquérir et à pratiquer, par-dessus tout, la simplicité. Être simple dans le discours, c’est être clair et précis, c’est faire usage d’expressions connues et dont le sens ne se prête à aucune ambiguïté ; c’est employer à se faire comprendre tous les moyens : la définition, le commentaire, la citation, l’anecdote, la réminiscence, la comparaison, le contraste, l’image, bref tous les procédés qui, partant de l’idée abstraite, vont jusqu’à l’explication concrète ; c’est, sur une proposition parfois obscure et douteuse au début, projeter graduellement la lumière et la précision qui la mettent à la portée de toutes les intelligences et de toutes les cultures ; c’est donner à la pensée qu’on exprime une limpidité qui la rend accessible à la compréhension de tous. Le propagandiste libertaire ne s’adresse pas seulement à cette partie de l’auditoire qui, déjà initiée, par une culture générale, à l’examen des problèmes ardus, pénètre sans trop de mal la pensée de l’orateur ; il s’adresse à tous ceux qui composent l’assemblée ; les moins lettrés ne sont ni forcément, ni toujours, les moins intelligents ; mais leur instruction simplement primaire impose à l’orateur qui ambitionne de les convaincre tous et de tous les toucher, la simplicité dont je viens de parler. Et quelle joie pour l’orateur, lorsqu’il peut se rendre ce témoignage qu’il a parlé de façon à se faire comprendre par tous, sans exception, et qu’il y a réussi !

« Après la causerie ou la conférence, il y a la discussion ouverte, la contradiction. Mes jeunes camarades, n’en soyez pas autrement émus, ni troublés : pour un anarchiste, la contradiction est le terrain qui lui est le plus favorable, sur lequel il se meut avec le plus d’aisance et de sécurité, où il se sent et positivement est le plus fort. L’essentiel est qu’il ait profondément étudié son sujet, qu’il n’en ait négligé aucun aspect, qu’il l’ait tourné et retourné dans tous les sens, en un mot, qu’il le possède totalement. Dans ce cas, il peut être sans inquiétude : aucune attaque ne le surprendra et, quelles que soient l’attitude et l’éloquence de l’adversaire, sa réplique sera prête et il n’aura pas grand peine à le réfuter et à l’abattre. L’orateur libertaire n’a qu’à se camper solidement sur les principes fondamentaux de l’Anarchisme ; il n’a qu’à ramener obstinément le débat dans le cadre du sujet traité ; et la comparaison, mieux encore : l’opposition établie entre la thèse du contradicteur quelle que soit cette thèse et quel que soit le contradicteur, suffira à faire éclater devant tout auditeur impartial et consciencieux, la supériorité de l’idéologie et de la tactique libertaires.

« Pour vous, mes jeunes compagnons, je n’appréhende que deux écueils : le découragement et la présomption : attendez-vous à des débuts difficiles. J’ai connu, il y a quelque quarante-cinq ans, la tristesse des salles à peu près vides ; j’ai vu les organisateurs de mes premières tournées de propagande s’indigner de l’indifférence dans laquelle se complaisait la population de leur localité. J’ai subi les calomnies méchantes des uns et les insinuations perfides des autres. Conspiration du silence, railleries, sarcasmes, attaques grossières des feuilles locales, malveillance et hostilité parfois brutales, des partis politiques et de leurs adhérents, rien ne m’a été épargné. Les vieux d’il y a quarante ans, qui sont encore de ce monde, en ont gardé le souvenir ; ils se rappellent qu’eux-mêmes n’étaient pas ménagés et c’était autrement pénible pour eux qui restaient que pour moi qui n’étais que de passage. Vous ne serez pas à l’abri de ces épreuves et vous vivrez plus d’une fois des heures de découragement. Ne vous laissez pas abattre par ces difficultés. Réagissez et persévérez.

« Le second écueil que je vous signale et contre lequel je vous mets en garde, c’est la présomption que pourraient susciter en vous vos premiers succès. Cette présomption vous porterait à concevoir de vous-mêmes, de votre savoir et de votre talent, une opinion trop flatteuse. Alors, persuadés que, d’une part, vous avez acquis un bagage suffisant de connaissances et que vous n’avez plus besoin d’apprendre davantage ; que, d’autre part, vous avez fait dans l’art de parler en public tous les progrès désirables et que vous avez atteint un niveau qu’il n’est pas nécessaire de dépasser, vous ne travailleriez plus à l’acquisition d’un savoir plus étendu et plus profond ; vous n’éprouveriez plus le besoin de vous perfectionner dans l’art oratoire et, vous reposant sur vos lauriers, vous glisseriez insensiblement sur la pente de la paresse, sans vous douter que l’inactivité intellectuelle entraîne un dépérissement graduel des facultés cérébrales.

« Tels sont, mes jeunes et chers camarades, les deux écueils sur lesquels, par avance, j’attire votre attention. Une chose vous en préservera : l’ardeur et la fermeté de vos convictions. Vous puiserez dans votre indéfectible attachement aux convictions qui vous animent cette persévérance dans l’effort de propagande que vous avez la résolution d’accomplir qui, aux heures les plus difficiles, vous réconfortera et vous sauvera de toute défaillance. Et la flamme apostolique que vous portez en vous vous poussera à étendre encore et toujours le domaine de vos connaissances et à cultiver sans cesse vos dons oratoires, afin de servir, aujourd’hui mieux qu’hier et demain mieux qu’aujourd’hui, la Cause que vous avez délibérément embrassée !

« À cette Cause, la plus juste, la plus généreuse, la plus humaine de toutes, donnez-vous pleinement, mes chers compagnons ; et ce don total de vous-mêmes vous fera éviter ce double écueil : la présomption et le découragement. » — Sébastien Faure.


ORDRE n. m. (du latin ordo, même signification). Le mot Ordre donne lieu à de multiples définitions ; il reçoit quantité d’acceptions ; il entre dans une foule de locutions et y est pris comme comportant des significations fort nombreuses. On trouvera la longue énumération de ces locutions dans toutes les Encyclopédies (Larousse, Bescherelle, La Châtre, Littré, Trousset, etc., etc..).

Au point de vue général, le mot « Ordre » correspond à l’idée d’arrangement, de disposition, de rapport, de régularité, d’équilibre, d’harmonie entre les diverses parties d’un tout. C’est ainsi que ce qu’on appelle l’ordre dans l’univers, c’est le rapport constant de tous les corps qui gravitent dans l’espace incommensurable et plus spécialement, parce qu’il nous est plus connu, au sein du système solaire auquel appartient notre globe terraqué. La somme des observations et constatations qui, dans la lenteur des siècles, ont été faites et nous ont été transmises par les hommes de science, a insensiblement amené l’homme à découvrir le merveilleux mécanisme qui détermine les rapports existants entre les innombrables parties du Cosmos et assure ce qu’on est convenu d’appeler « l’Ordre » dans la nature. Cet ordre est un fait ; il est aussi une nécessité, (voir ce mot), puisqu’il est à l’origine de tout ce qui est et puisque ce qui est ne peut pas plus ne pas être qu’être autrement.

C’est ainsi, également, que, entre les diverses parties du corps humain, il y a un ordre établi : ordre résultant des rapports constants qui relient au phénomène de la Vie les multiples parties de ce corps, ordre qui règle les fonctions et attrïbutions de chaque organe, ordre qui exige la satisfaction de tous les besoins inhérents à l’agencement même de ces organes, ordre qui atteste les règles d’interdépendance et les relations de solidarité, dont l’observation concorde au maintien de la vie et dont la violation conduit, brusquement ou dans un laps de temps plus ou moins long, mais inévitablement, à la mort.

Dans cette Encyclopédie anarchiste, j’entends n’étudier le mot « Ordre » et les idées qu’il renferme qu’au point de vue social.

Dans la société humaine, comme dans la nature et dans le corps humain, l’idée d’ « ordre » implique celle d’arrangement, de disposition, de rapport, de régularité, d’équilibre, d’harmonie entre les unités qui constituent les diverses parties du corps social. Si, pour désigner la société, on se sert fréquemment de cette expression : « le corps social », c’est parce que, entre la constitution de l’individu et celle de la société qui n’est, somme toute, que le total des individus qui la composent, il existe, sans qu’il y ait identité, une analogie profonde et saisissante.

L’Ordre — il faut entendre par là, cet arrangement, cette disposition, cet état d’équilibre et d’harmonie qui résulte des rapports établis entre toutes les personnes qui composent le corps social — cet Ordre, dis-je, est aussi indispensable à la vie du corps social qu’à la vie du corps humain et toute dérogation aux règles établies par cet ordre conduit, parfois brusquement, le plus souvent dans un laps de temps plus ou moins long, mais aussi inévitablement, à la mort d’une organisation sociale qu’à la mort d’un être vivant. Poursuivant cette analogie, je dirai que l’Ordre, c’est pour le corps social, la santé et que le désordre c’est pour lui la maladie ou l’accident entraînant la mort. Ce simple aperçu suffit à affirmer la nécessité de l’Ordre au sein de la Société.

Jusqu’à ce jour on a cru, et le nombre reste considérable de ceux qui s’obstinent à croire que l’Ordre dans la société est fonction de l’Autorité qui s’y exerce. Cette opinion n’est pas uniquement celle des personnes qui donnent ouvertement leur approbation aux régimes plus ou moins marqués au sceau de l’Autorité personnelle et absolue : monarchie, empire, directoire, dictature, et qui condamnent systématiquement toutes les concessions arrachées aux Maîtres par l’esprit de liberté. Elle est encore très fréquente, voire à peu près unanime dans les milieux de République et de Démocratie. Dépourvus de logique et manquant d’audace, les démocrates persistent à estimer qu’il faut des chefs ; timides et hésitants, les républicains restent attachés à la conception d’une société obligatoirement hiérarchisée. Les uns et les autres, n’ayant pas éliminé le virus autoritaire dont leurs ascendants étaient saturés, considèrent qu’il est nécessaire d’assigner à la pratique de la liberté les limites qui, disent-ils, empêchent celle-ci de tomber dans la licence. Ces théoriciens du libéralisme républicain et démocratique sont sincèrement indignés des abus, scandales, injustices, inégalités, en un mot des désordres auxquels les régimes d’Autorité personnelle et absolue ont donné lieu dans le passé et qu’ils provoquent encore dans les pays où ils sont en vigueur ; ils sont frappés du désordre effroyable que n’ont jamais manqué de produire ces régimes où l’Autorité souveraine règne sans contrepoids. Mais ces partisans de la Liberté — que la Liberté effraie — s’arrêtent à mi-chemin, à distance à peu près égale de l’Autorité sans limite et de la Liberté sans frein et ils se décident en faveur d’un régime mixte, d’un système bâtard, qui, d’après eux, n’est ni d’Autorité sans limite, ni de Liberté sans bornes ; régime qui, disent-ils, s’opposant avec une force égale aux excès de l’Autorité et aux écarts de la Liberté, est, seul, capable de créer et de maintenir « l’Ordre » dans la Société. Ces alchimistes sont à la recherche de la pierre philosophale.

L’Ordre, dans la Société, exige que les droits et les devoirs de chacun soient nettement déterminés, qu’ils soient égalitairement répartis, qu’ils soient équitablement respectés et que rationnellement équilibrés, ils correspondent, en vertu même de leur jeu normal, à la satisfaction aussi complète que possible de tous les besoins inhérents à l’existence, au bien-être et à la félicité de toutes les unités qui composent la société. Il ne me paraît pas possible de concevoir l’ordre autrement que je viens de le définir. Tout privilège réservé à un certain nombre ne peut l’être qu’au détriment des autres ; tout droit accordé à une partie de la population et refusé à l’autre partie constitue une inégalité qui est le point de départ d’une foule d’injustices dont la conséquence est de vicier tous les rapports et d’engendrer tous les désordres. Toute hiérarchie implique nécessairement une supériorité ici et une infériorité là ; et si la distance qui sépare l’humanité qui occupe l’échelon supérieur de celle qui occupe l’échelon inférieur le plus proche est relativement faible, cet écart grandit et atteint des proportions énormes quand la comparaison s’établit entre la fraction qui siège au sommet de l’échelle hiérarchique, et celle qui est reléguée à la base. Une circonstance qui vient encore aggraver le fait que je signale, c’est que l’organisation de toute société hiérarchisée a pour résultat d’affaiblir graduellement le nombre des personnes qui s’élèvent dans la direction du sommet et d’accroître graduellement celui des individus qui sont refoulés vers la base. L’observateur qui suivrait ce double mouvement de montée et de descente et qui enregistrerait mathématiquement le nombre des occupants de chaque échelon dans la direction de ces deux extrémités, constaterait que ce nombre se limite, tout à fait en haut, à une poignée de privilégiés et que ce nombre atteint, tout à fait en bas, des proportions incroyables.

Le bon sens le plus élémentaire crie à toute personne qui ne se bouche pas les oreilles qu’une telle organisation de la société est génératrice du désordre et qu’il serait véritablement miraculeux que l’Ordre y régnât ou qu’il pût y régner.

Je viens d’écrire que ceux qui siègent au sommet sont une poignée. Ce sont les détenteurs suprêmes du Pouvoir : chefs d’État et ministres, et de la Richesse : princes de la Finance, du Commerce et de l’Industrie.

Chefs d’État et ministres savent que les multiples et précieux avantages qui accompagnent leurs fonctions suscitent l’envie et attisent la vanité et l’ambition de ceux qui aspirent à prendre leur place ; ils n’ignorent pas que l’oppression qu’ils font peser sur la masse irrite tous ceux qui en sont victimes et qui considèrent la liberté comme le premier de tous les biens. Princes de la finance, du commerce et de l’industrie ne se dissimulent pas que leur immense fortune est un défi et une insulte au régime de privations et au paupérisme de l’immense multitude dont ils exploitent odieusement le travail. Aussi, cette caste de gouvernants et de possédants a-t-elle compris la nécessité, pour légitimer l’ordre social dont elle est la bénéficiaire, d’édifier ce monument d’Imposture qu’est la Législation. Par l’École, les maîtres de l’État et du Capital enseignent à l’enfant que la Loi est la plus haute expression de la Justice. Par la Presse, que le Pouvoir et l’Argent livrent à leur merci, ils proclament que le respect de la Loi est, en même temps que la plus haute vertu et le premier devoir de toute honnête personne, la garantie des droits, de la sécurité, des biens et de la liberté de tous et de chacun. Mais ils ne poussent pas l’illusion jusqu’à espérer qu’un tel enseignement suffise à les préserver des mouvements de révolte individuelle et collective que peuvent soulever l’oppression et l’indigence. C’est pourquoi, ils attachent et intéressent au maintien de leur domination et à la sauvegarde de leurs richesses un nombre considérable de gens qu’ils recrutent dans la classe moyenne et dans la classe pauvre, avec la complicité desquels (magistrats, policiers, gardiens de prison, soldats et fonctionnaires de toutes espèces) ils se prémunissent contre ce qu’ils appellent le désordre et font rentrer dans ce qu’ils appellent l’Ordre, les récalcitrants qui s’insurgent.

J’ai déjà cité (voir le mot Anarchie) les paroles admirables que Pierre Kropotkine profère à propos de « l’Ordre ». Je veux les citer à nouveau. Elles remontent à un demi-siècle, mais — hélas ! — elles sont toujours d’actualité et elles continueront à l’être aussi longtemps que la société restera autoritaire et capitaliste :

« L’Ordre, aujourd’hui, — ce qu’ils entendent par « l’Ordre » — c’est les neuf dixièmes de l’humanité travaillant pour procurer le luxe, les jouissances, la satisfaction des passions les plus exécrables à une poignée de fainéants. L’Ordre, c’est la privation, pour ces neuf dixièmes, de tout ce qui est la condition nécessaire d’une vie hygiénique, d’un développement rationnel des qualités intellectuelles. Réduire les neuf dixièmes de l’humanité à l’état de bêtes de somme vivant au jour le jour, sans jamais oser penser aux jouissances procurées à l’homme par l’étude des sciences, par la création artistique, voilà « l’Ordre ! ».

« L’Ordre » c’est la misère, la famine devenue l’état normal de la société.

L’Ordre, c’est la femme qui se vend pour nourrir ses enfants ; c’est l’enfant réduit à être enfermé dans une fabrique ou à mourir d’inanition. C’est le fantôme de l’ouvrier insurgé aux portes du riche, le fantôme du peuple insurgé aux portes des gouvernants.

« L’Ordre, c’est une minorité infime élevée dans les chaires gouvernementales, qui s’impose pour cette raison à la majorité et qui dresse ses enfants pour occuper plus tard les mêmes fonctions, afin de maintenir les mêmes privilèges par la ruse, la corruption, la force, le massacre.

« L’Ordre, c’est la Guerre continuelle d’homme à homme, de métier à métier, de classe à classe, de nation à nation. C’est le canon qui ne cesse de gronder, c’est la dévastation des campagnes, le sacrifice des générations entières sur les champs de bataille, la destruction en une année des richesses accumulées par des siècles de dur labeur.

« L’Ordre, c’est la servitude, l’enchaînement de la pensée, l’avilissement de la race humaine, maintenue par le fer et par le fouet. »

Et Kropotkine, pour donner plus de force à sa pensée, continue dans ces termes : « Et le désordre, ce qu’ils appellent le désordre : C’est le soulèvement du peuple contre cet Ordre ignoble, brisant ses fers, détruisant ses entraves et marchant vers un avenir meilleur. C’est ce que l’humanité a de plus glorieux dans son histoire : c’est la révolte de la pensée à la veille des révolutions ; c’est le renversement des hypothèses sanctionnées par l’immobilité des siècles précédents ; c’est l’éclosion de tout un flot d’idées nouvelles, d’inventions audacieuses, c’est la solution des problèmes de la science.

« Le désordre, c’est l’abolition de l’esclave antique, c’est l’insurrection des communes, l’abolition du servage féodal, les tentatives d’abolition du servage économique.

« Le désordre, c’est l’insurrection des paysans soulevés contre les prêtres et les seigneurs, brûlant les châteaux pour faire place aux chaumières, sortant de leurs tanières pour prendre leur place au soleil.

« Le désordre, — ce qu’ils nomment le désordre — ce sont les époques pendant lesquelles des générations entières supportent une lutte incessante et se sacrifient pour préparer à l’humanité une meilleure existence, en la débarrassant des servitudes du passé. Ce sont les époques pendant lesquelles le génie populaire prend son libre essor et fait, en quelques années, des pas gigantesques, sans lesquels l’homme serait resté à l’état d’esclave antique, d’être rampant, de brute avilie dans la misère.

« Le désordre, c’est l’éclosion des plus belles passions et des plus grands dévouements, c’est l’épopée du suprême amour de l’humanité ! »

Voilà ce que Kropotkine écrivait il y a quelque cinquante ans. Depuis, le désordre s’est fantastiquement accru. On peut dire qu’il a été porté à son comble, car il serait extrêmement difficile de l’imaginer pire et presque impossible de le concevoir plus révoltant et plus infâme. Hier, c’était la Guerre à jamais maudite, avec ses soixante treize millions de mobilisés et ses dizaines de millions de victimes, avec ses gaspillages, ses dévastations et ses ruines, avec le déchaînement hideux des instincts les plus bas et les plus sauvages, avec les désirs de revanche et la compétition de plus en plus farouche des convoitises qui précipitent l’humanité vers la chute dans de nouveaux abîmes. Aujourd’hui, c’est la lamentable situation de trente millions de sans-travail qui, pour avoir produit sans mesure, sont condamnés à errer de ville en ville, de pays en pays, de profession en profession, offrant leurs bras que personne ne consent à employer. C’est l’avilissement graduel des salaires pour ceux qui restent encore à l’usine et aux champs ; c’est, pour plus de cent millions d’individus (les chômeurs et leurs familles) la gêne dès à présent et demain la misère. C’est la débâcle financière, détraquant les modes d’échange et ébranlant la table des valeurs sur laquelle repose, d’un bout du monde à l’autre bout, le régime économique. C’est le spectacle monstrueux d’un prodigieux entassement de produits, auprès duquel sont condamnés à se serrer de plus en plus la ceinture ceux qui, par leur travail, ont réalisé cette surabondance insensée. C’est le spectacle plus révoltant encore de millions de tonnes de marchandises incendiées, jetées à la mer, utilisées comme combustibles ou purement et simplement détruites, pour maintenir les cours sur le marché, alors que ces produits, consommés comme ils pourraient, et devraient l’être, satisferaient tant de besoins en souffrance ! C’est enfin, pour couronner cet inextricable désordre, le craquement nettement perceptible de toute la machinerie politique, économique et morale d’un Monde qui ne se soutient plus que par la vitesse acquise, par la force de la tradition et des préjugés et par la terreur qu’inspire et la soumission qu’impose la violence érigée en système de gouvernement, violence qui, par la prison, l’exil et le massacre, recule l’heure de l’effondrement, sans du reste conjurer la fatalité de celui-ci.

Et c’est cet effroyable désordre que les maîtres ont l’impudence d’appeler « l’Ordre » ; et ce sont les socialistes, les syndicalistes et les anarchistes qui travaillent à la disparition d’un tel Ordre qu’ils ont le cynisme de traiter en hommes de désordre et de persécuter comme tels. C’est franchement inconcevable.

Il tombe sous le sens que le désordre monstrueux qui caractérise l’organisation, ou, pour parler plus exactement la désorganisation sociale actuelle ne peut se prolonger indéfiniment. Sans qu’il soit indispensable de posséder le don de double vue, il est raisonnable de prophétiser, à coup sûr, son écroulement dans un avenir plus ou moins lointain.

Dans une société quelconque, l’ordre ne peut procéder que du principe d’Autorité ou du principe de Liberté : il ne peut reposer que sur la contrainte imposée ou sur l’entente librement organisée ; il ne peut être la conséquence que de la Force ou de la Raison. Autorité, Contrainte et Force d’une part ; ou Liberté, Entente et Raison, d’autre part : il faut opter pour ceci on pour cela. Si l’Ordre repose sur l’Autorité, il ne peut se maintenir que par la violence gouvernementalement systématisée. Dans ce cas, l’Ordre, synonyme de privilège, de hiérarchie, d’injustice et d’inégalité est instable, fragile et provisoire ; il est constamment exposé à être troublé et rompu par le soulèvement de la multitude à laquelle il prétend s’imposer ; et, alors, l’ordre ne se présente que sous la forme du gendarme et du bourreau du bagne et du massacre. S’il a pour base la Raison et l’Entente, c’est-à-dire la Liberté, il trouve son point d’appui sur l’acquiescement volontaire et conscient de tous, sur la répartition égalitaire des produits du travail commun, sur le respect mutuel des droits et des devoirs de chacun, sur l’équilibre qui résulte automatiquement de la satisfaction des besoins ressentis. Mère de la Justice et de l’Égalité, la Liberté donne à l’Ordre une étonnante stabilité. L’Ordre ne peut exister qu’au sein d’une société composée d’êtres libres, égaux et solidaires. — Sébastien Faure.

ORDRE (selon le socialisme rationnel). — La question de l’ordre intéresse l’Humanité sous des aspects multiples et tout particulièrement au point de vue social. Il est à la Société ce que l’atmosphère est à la vie des êtres et des choses. Il représente une règle indispensable à l’harmonie générale.

De l’application de l’ordre dans les rapports individuels et sociaux, dépend le succès ou l’échec de l’entreprise, d’une opération, etc…

Considéré au point de vue physique, l’ordre est tout ce qui existe, aussi bien ce que nous considérons comme des monstruosités que ce qui est conforme à la règle. La tempête comme le calme, la maladie comme la santé, l’humidité comme la sécheresse, la fin de notre monde comme son commencement et sa durée rentrent dans l’ordre physique. Toutes ces manifestations ne supposent pas un esprit ordonnateur et constructeur mais, seulement, des lois éternelles inhérentes à la matière même, et des êtres intelligents pour les percevoir.

Cet ordre inévitable ne doit pas être confondu avec l’ordre social pas plus qu’avec l’ordre moral qui est, par rapport à l’homme, le seul vrai, impliquant essentiellement l’intelligence, la liberté, la vérité, la justice, la réalité et en réalité l’harmonie absolue. L’ordre moral est le rapport entre les actes libres et leurs conséquences nécessaires. Cet ordre ne peut concerner que les individualités qui sont essentiellement identiques entre elles. Dans cet ordre, il y a responsabilité ; l’on récolte selon qu’on sème ; et, la loi est ce qui doit être. Tout y est lié, tout y est bien, alors même que ce bien se manifeste par un mal relatif. C’est l’ordre déterminé.

Il en est tout autrement pour l’ordre matériel qui est ce qui est. Ici le mot ordre est pris au figuré et n’a de rapport qu’à l’intelligence qui la conçoit. Les unités sont illusoires, et les choses entre lesquelles il y a nécessairement inégalité, différence, relèvent de cet ordre qui est la coordination par la succession ou la post-position. Tout ce qui existe dans la nature est, par cela même, dit Colins, et par cela seul, dans l’ordre. Rien n’y est lié que par le raisonnement qui apprécie et s’en rend compte.

C’est par l’ordre social que l’ordre physique s’interfère dans la vie publique et la modifie. L’ordre social nous paraît donc être le résultat de l’obéissance à l’autorité… scientifique… de l’époque. Tant que dure l’ignorance, cette autorité est exprimée par la force basée sur un sophisme ; comme quand la vérité imprégnée de justice régnera, la raison dominera la force : l’ordre et la société marchent de pair et sont synonymes. Sans ordre, pas de société possible ; et la société entre des hommes, égaux par essence, inégaux par leur organisation, n’existe qu’en vertu du raisonnement. La force physique, brutale est la négation du raisonnement et par suite de l’ordre. La force déguisée sous l’apparence de la justice, tout en portant atteinte à celle-ci lui rend néanmoins hommage et par cela même, à cette époque, donne lieu à un ordre… relatif par la foi.

Il n’y a et ne peut y avoir d’ordre vrai que par la raison. L’ordre social est le résultat de l’union, de l’association des hommes pour la concordance de leurs idées. Tant que ces idées ne sont pas discutées, il suffit que leur vérité supposée soit acceptée sans contestation sociale. Si on les discute, si la loi en permet la possibilité, il est de toute évidence que la vérité doit être démontrée d’une manière incontestable.

Cela s’explique : l’ordre dans la société est la conséquence de la soumission volontaire, c’est-à-dire raisonnée, à l’autorité réelle, ou du moins à ce que la société admet comme étant l’autorité dérivant de la vérité.

Selon l’époque d’ignorance sociale — jusqu’à ce jour et encore la société n’en connaît pas d’autre — ou selon l’époque de connaissance, l’autorité est représentée par la force ou par la raison, c’est-à-dire la science. Dans l’ordre moral, la loi change avec les époques ; et, selon que les hommes raisonnent plus ou moins bien, à moins que ce ne soit plus ou moins mal, le désordre ne tarde pas à faire suite à un ordre éphémère qui n’est que l’expression d’un mauvais raisonnement.

La question de l’ordre social se résume, tout entière, dans celle de savoir si la morale comporte ou non une sanction inévitable. Cette question résolue, toutes les questions sociales sont résolues avec elle ; il n’y a qu’à les en déduire.

C’est en la résolvant dans le sens spiritualiste, plus ou moins chrétien, que la force a soumis la société en période d’ignorance, au seul ordre dont elle était susceptible ; l’ordre par la foi. Dans le sens matérialiste, c’est en laissant en suspens, sans la résoudre, la question morale que les hommes de doute aident à la marche progressive du désordre.

De là le désordre inextricable de notre époque, où se débat notre société vacillante, toujours occupée à réparer les désastres de la veille, et incapable de prévoir et instaurer un ordre nouveau de sécurité sociale. Il en sera ainsi longtemps encore parce que les classes dirigeantes et possédantes, qui font les lois comme elles façonnent les mœurs et la mentalité générale, ont le plus grand intérêt à maintenir cet ordre vacillant, qu’on ne saurait trop dénoncer, car il protège leurs privilèges et leur indépendance en consacrant l’esclavage des masses. — Elie Soubeyran.


ORGANE s. m. Jadis, et par erreur, ce mot a été souvent du féminin, en raison de sa terminaison féminine (Littré). Anatomie : partie du corps constituée par la réunion intime des parties. Les organes, en se réunissant pour une même fonction, forment des appareils. La notion d’organe est dominée par celle de la synergie, qui dépend, elle-même, du système nerveux. On distingue des organes homotypes (organes correspondants d’un même organisme), des organes homologues (organes qui se correspondent chez des individus différents), et des organes analogues (organes morphologiquement différents qui remplissent le même rôle physiologique).

Mécanique : Des appareils qui servent à communiquer le mouvement fourni par le moteur aux outils. En raison du grand nombre d’organes trop particuliers à chaque genre de travail, on ne peut procéder à aucune classification rigoureuse. Citons simplement, comme document, la classification de Lantz : Transformation d’un mouvement : 1° circulaire continu en circulaire continu (rouleaux, courroies, engrenages, etc) ; 2° circulaire continu en circulaire alternatif (bielle et manivelle, excentriques, cames, etc.) ; 3° circulaire continu en rectiligne continu (treuil, crémaillère, vis. etc.) ; 4° circulaire continu en rectiligne alternatif (bielle, excentriques, etc.) ; 5° circulaire alternatif en circulaire alternatif (balanciers, pédales, etc.) ; 6° circulaire alternatif en rectiligne continu (encliquetages) ; 7° circulaire alternatif en rectiligne alternatif (archet) ; 8° rectiligne continu en rectiligne continu (poulies) ; 9° rectiligne alternatif en rectiligne alternatif (rainures).

Organe (au figuré), moyen de manifestation ou d’action. Journal. Les grands organes, dits « d’information », sont à la solde des puissances financières et créent l’opinion. Chacun d’eux satisfait aux désirs d’une clientèle spéciale, mais tous concourrent au même but : assurer la continuité de la domination capitaliste. Par leurs attaches, ils sont des organes corrompus ; par leur œuvre, des organes de corruption. Les organes indépendants, peu nombreux et à l’existence précaire, ont une portée beaucoup plus restreinte. Leur influence ne doit cependant pas être sous-estimée, car ils sont au service de cette grande force : la vérité.


ORGANISME n. m. La similitude des fonctionnements d’un être vivant et d’un groupe d’êtres vivants a déterminé certains sociologues à déduire de leurs observations des enseignements qu’ils essaient d’adapter à la vie sociale et qu’ils croient comparables à l’activité propre de l’animal.

C’est ainsi que tout organisme vivant étant un ensemble d’organes adaptés à des fonctions différentes, on a cru légitime de comparer la société à un organisme vivant, les divers groupes humains à des organes et chaque individu à une cellule.

Pour apprécier la valeur exacte de cette comparaison, il est nécessaire de connaître le fonctionnement social et le fonctionnement d’un être vivant. Celui-ci se compose d’un nombre invariable d’organes principaux dont la coordination assure la vitalité. L’absence ou la suppression de l’un de ces organes détermine plus ou moins rapidement sa mort. Or la mort, ou fin de la coordination organique, détermine invariablement la mort de toutes les cellules. Ici l’arrêt du fonctionnement collectif détermine l’arrêt du fonctionnement individuel.

Or il n’en est point de même pour le fonctionnement social. Une société humaine peut se composer d’un nombre très variable de groupes humains, sans formes bien définies et, d’autre part, la dissolution sociale n’amènera point la mort de chaque humain, puisque chacun d’eux pourra vivre ailleurs.

Cette différence entre les deux cas vient de ce que la spécialisation cellulaire organique des métazoaires a déterminé des réactions particulières en chaque cellule et créé une sorte de milieu artificiel qui les soustrait à la lutte individuelle contre le milieu, tandis que le milieu social n’est point parvenu à une telle déformation.

Ce qui démontre bien ce fait, c’est que l’on est parvenu à conserver vivante plus de dix ans et à faire proliférer de nombreuses cellules prélevées sur des organes divers et cultivées en milieu artificiel très souvent renouvelé. Dès que ce milieu artificiel est insuffisant ou supprimé, ces cellules meurent ; mais, dans de bonnes conditions, elles vivent ainsi indéfiniment, tandis que leur vie organique normale est beaucoup plus réduite. On peut donc considérer tout être pluricellulaire comme un ensemble de cellules vivant dans un milieu artificiel avantageux à chacune d’elle et absolument indispensable à leur conservation.

En fait, toutes ces cellules proviennent d’une première cellule, laquelle, par divisions successives, donne naissance aux divers groupements de cellules formant progressivement tous les organes et tous les tissus de l’être vivant. L’embryologie nous montre cette organisation s’effectuant par multiplication de cellules sous l’influence des forces physico-chimiques du milieu. Dans ce développement, les groupes de cellules occupent des positions différentes relativement à l’ensemble des cellules et les phénomènes physico-chimiques d’assimilation et de désassimilation qui caractérisent la vie ne s’effectuent point de la même manière en chacun d’eux. D’où différenciation de plus en plus accusée jusqu’à la formation parfaite de l’être entier.

Il est aisé de voir que cette différenciation ayant été déterminée par la position même des groupes cellulaires dans l’organisme considéré, toutes ces mêmes cellules sont nécessairement construites pour ces fonctionnements particuliers et ne peuvent point vivre dans d’autres conditions.

Cette différenciation n’est pas absolue chez tous les êtres pluricellulaires ; il est des plantes dont les diverses parties : feuilles, tiges, fleurs, peuvent reproduire l’être entier et certains vers coupés en tronçons peuvent se régénérer en autant de vers adultes. Ce qui démontre que ces cellules ont conservé les aptitudes primitives d’assimilation et de désassimilation.

Chaque cellule peut d’ailleurs être elle-même considérée comme un organisme très compliqué puisque certains infusoires formés d’une seule cellule comprenant un noyau et un cytaplasma peuvent, à leur tour, être coupés en de multiples morceaux, dont chacun est apte à reproduire l’être entier sous condition de contenir une parcelle du noyau. L’unité vitale organique ne serait donc pas la cellule, mais une combinaison physico-chimique bi-polaire ayant comme caractéristique essentielle : l’assimilation. Celle-ci ne peut se prolonger indéfiniment dans la même combinaison, car l’augmentation de substance modifie les échanges avec le milieu et l’équilibre de la cellule ainsi créée. Il y a donc multiplication cellulaire et nouvel équilibre de ces cellules entre elles. La cause agglutinante de ces cellules paraît être due à une sécrétion squelettique modifiant la mobilité et conséquemment les échanges avec le milieu. L’agglutination en résultant accentue encore ces modifications créatrices de différenciations et d’équilibres nouveaux.

L’observation du règne animal nous montre tous les degrés de complication des organismes, depuis les simples polypes formés d’organes individuels, vivant ensemble sur le pied-même, bien que très spécialisés et capables de vivre seuls, jusqu’aux organismes très évolués des mammifères, en passant par les colonies d’infusoires présentant les premiers degrés de la sexualité et des différenciations cellulaires. On peut suivre ainsi la perte d’individualité de la cellule et la formation d’organismes rendant inapte à la vie toute cellule isolée.

Nous pouvons déduire de ces exemples organiques les principaux faits suivants : Toutes les cellules et tous les organes d’un être vivant sont coordonnés et en équilibre entre eux parce qu’ils sont issus d’une même cellule et qu’ils se sont formés progressivement selon leur rythme initial.

L’organisation d’un être vivant s’effectue par le fonctionnement même de ces cellules sous l’influence du milieu, créant des équilibres successifs par conquête du milieu et assimilation des substances selon un rythme dominant.

L’individualisme ou isolement cellulaire conserve l’intégrité vitale de la cellule, mais s’oppose à tout enrichissement ou différenciation puisque ses divisions successives la maintiennent dans un même équilibre déterminant toujours les mêmes réactions.

La formation du squelette agglutinant détermine la diversité des espèces, la différenciation des cellules et leur spécialisation. D’autre part, ce squelette, très caractéristique selon les espèces, s’oppose aux variations spécifiques et aux modifications trop rapides des animaux.

Si nous comparons alors les milieux sociaux aux milieux organiques, nous voyons que les groupements sociaux qui se sont formés et organisés lentement par accroissement autochtone présentent plus d’unité et de rigidité que ceux formés d’éléments hétéroclites issus d’origines diverses. La coordination et l’action commune y sont plus étroites et le fonctionnement collectif plus avantageux. Par contre, la diversité des pensées individuelles y est très réduite et la mentalité collective cristallisée autour d’immuables concepts.

Nos sociétés modernes, loin d’atténuer ces déformations, les accentuent par des spécialisations rendant les humains inaptes à toutes les fonctions normales de la vie. Certains manuels ou intellectuels ne peuvent vivre hors du milieu social qui les a déformés au point de leur ôter toute initiative ou toute habileté.

Les institutions sociales forment également une sorte de squelette ou d’ossature s’opposant aux variations et aux transformations nécessaires à l’amélioration des conditions vitales dans lesquelles se meuvent les humains.

De ces faits, nous pouvons conclure à l’avantage des sociétés coordonnées autour d’une unité ethnique, naturellement commune à tous ses membres, lesquels devraient, dans leurs associations volontaires, conserver leur autonomie et leur individualité par la variété de leurs fonctions les rendant aptes à toutes les activités de la vie.

Il est donc erronné et dangereux d’assimiler l’homme à une cellule et d’orienter la psychologie des humains vers cette conception cristallisante.

L’homme doit rester un centre d’activité très personnel et non devenir la cellule d’un vaste organisme hors duquel il ne serait plus rien. — Ixigrec.