Encyclopédie anarchiste/Organisation
ORGANISATION n. f. (du grec organon, instrument). (Organisation sociale, organisme et autonomie individuelle). — Les partisans des régimes autoritaires se plaisent à opposer Organisation et Liberté. « Pas d’organisation, disent-ils, qui n’oblige l’homme à renoncer à une part de sa liberté, y eût-il même adhéré de son plein gré, eût-il collaboré à l’établissement des statuts. Comme, d’autre part, une société inorganisée n’est plus concevable dans notre état de civilisation, une communauté libertaire n’est pas viable. » La croyance à cette incompatibilité vient : d’abord, de ce que la plupart des organisations auxquelles l’homme a été incorporé n’étaient pas la résultante de son initiative, qu’elles lui étaient imposées par la force ou la tradition ; ensuite, du fait que la conception que l’on a de la liberté est souvent erronée ; enfin, de ce que l’on a coutume d’assimiler abusivement la société organisée à l’organisme vivant.
Les membres d’une association ayant un but nettement défini, reconnu utile par chacun d’eux, aliènent-ils leur liberté du fait qu’ils s’engagent par contrat à mettre leur force et leur volonté au service de l’objectif poursuivi, dans la mesure et pendant le temps nécessaire pour l’atteindre ? Le sociologue Tarde se prononçait pour l’affirmative : « Au moment où l’on me dit que ma propre volonté m’oblige, cette volonté n’est plus : elle m’est devenue étrangère, en sorte que c’est exactement comme si je recevais un ordre d’autrui. »
Raisonner ainsi, revendiquer le droit à l’inconstance, c’est méconnaître l’essence de la nature humaine. La loi de Lenz-Le Chatelier vaut pour le monde vivant comme pour le monde de la matière : une modification dans le milieu extérieur produit dans l’être vivant par réaction à ce facteur anormal « une adaptation fonctionnelle tendant à supprimer l’action qui trouble le système et qui devra disparaître, le milieu redevenant normal ». Vivre, c’est assurer la constance de son être. L’être subit cependant de continuelles variations ; mais, à partir de l’état adulte, et pour une longue période, les changements physiques, adaptation à des écarts passagers de l’ambiance, sont de faible amplitude. Si nous sommes tentés de supposer qu’il en est autrement en ce qui concerne le comportement psychique, c’est que nous cédons, à notre insu, à un vieux préjugé spiritualiste : l’âme distincte du corps, n’obéirait pas aux mêmes lois que le monde naturel ; la grandeur et le sens de ses variations seraient indéterminés.
En réalité, il n’en est rien ; nous restons normalement les mêmes au cours de notre existence d’hommes faits, et c’est cette constance qui est le fondement de notre personnalité. Changer à tout moment est un signe de débilité mentale et d’un grave amoindrissement de l’individualité. Aussi, un contrat qui, d’ailleurs, ne serait pas opposable à un mineur, être en formation, peut-il, par contre, être souscrit par un adulte sans entraîner l’aliénation de son indépendance. Ce qui peut changer, ce sont les circonstances dénaturant l’objet du contrat ; aussi, l’usage, la législation même admettent que des événements imprévus peuvent l’invalider. Sous ces réserves les liens contractuels, issus de l’auto-détermination des individus, ne sont pas en opposition avec leur liberté.
Le spiritualisme n’est pas seul à nous donner une idée fausse des rapports entre la liberté et l’organisation. Le matérialisme superficiel, qui croit apercevoir une similitude trop absolue entre l’organisme individuel et l’organisation sociale, n’est pas moins susceptible de nous égarer. On a voulu attribuer au cerveau une fonction d’autorité : il aurait pour tâche de réfréner les impulsions instinctives, les tendances, de les soumettre à son contrôle, de les discipliner. Cela justifierait la présence dans le corps social d’un organe directeur réglementant la vie collective, astreignant chaque élément subordonné, groupe ou individu, à renoncer à l’exercice de toute activité qui ne concourt pas à réaliser ce que l’on regarde comme l’intérêt général. La source, la nature, le sujet de cet intérêt général ne sont pas précisés.
On sait combien il est dangereux de chercher à établir un parallélisme entre une nation composée d’individus exerçant des fonctions multiples, susceptibles de variations et un complexe d’éléments vivants intégrés de très bonne heure dans un tissu où ni leur emplacement, ni leur rôle ne subiront de notables changements. Mais il faut encore dénoncer une méprise à laquelle donne lieu l’ancienne conception de la hiérarchie des fonctions physiologiques, montrer que coordination des activités n’implique nullement contrainte imposée au jeu des organes.
Tout acte libre exige une coordination accompagnée d’un rudiment de psychisme. Un coup d’œil sur le comportement d’êtres pris à n’importe quel échelon de la série animale le montre de toute évidence. Chez l’espèce la plus infime, l’amibe par exemple, l’assimilation ou le rejet de la particule ingérée, suivant qu’elle est ou n’est pas comestible, nécessite déjà une ébauche de discernement, l’accomplissement d’un geste qui redresse l’effet d’un premier geste.
« Les excitations du milieu extérieur ne donnent pas lieu à une réaction fatale… il y a, au contraire, choix, combinaison, stratégie, donc un phénomène qui s’apparente (mais, à quel degré, nous n’en savons rien) à la volonté des êtres supérieurs. » (P. Portier. Rev. Scient. 12 septembre 1931.) Inutile de dire que la coordination s’accomplit ici sans intervention d’un système nerveux, sans injonction d’un cerveau.
Les expériences de décérébration montrent bien que l’harmonie des réactions se réalise dans une large mesure sans l’ingérence de ces organes. « Une grenouille décapitée, suspendue verticalement, laisse pendre ses pattes postérieures ; on pince plus ou moins fortement un orteil : le pied s’écarte de la main par une flexion plus ou moins complète de la patte… Le plus simple mouvement d’une patte, tel que le retrait par flexion, est au fond un phénomène compliqué exigeant une coordination. » (Lapicque, 1930.) On dit, sans doute, que sous l’action d’un centre supérieur, un muscle extenseur est inhibé pour permettre le fléchissement. Mais voyons l’acte sous un autre aspect, nous dirons que l’énergie d’un muscle fléchisseur est libérée. Il n’y a donc pas contrainte, entrave, mais choix systématique, adaptation aux circonstances du fonctionnement d’un ensemble. À mesure que chez un animal la décérébration est moins complète, les connexions entre sensations et voies d’écoulement de l’énergie nerveuse deviennent plus variées, et les actes plus compliqués. Chaque étage qui s’ajoute au système nerveux apporte de nouvelles possibilités à l’expansion de l’être chez des enfants anencéphales, qui naissent totalement privés de cerveau, vivant un ou deux jours « une excitation appropriée de la cavité buccale provoque d’énergiques mouvements de succion, puis de déglutition. » « Quant aux organes des sens, ils se montrent complètement inexcitables. » Un enfant, au contraire, chez lequel l’infirmité était moins complète, a vécu quatre mois. « Cet être privé uniquement du télencéphale présentait des réactions motrices à la suite des stimulations visuelles et auditives…, il fermait les paupières si l’on projetait sur la rétine une vive lumière et jamais il ne reconnut sa mère. » (J. Lhermitte).
La superposition, la hiérarchie des centres nerveux, au lieu d’apporter des restrictions à l’activité, enrichit au contraire les facultés de l’individu. Le système nerveux véhiculant, de relais en relais, de la superficie au centre l’influx apparu sous une action du monde extérieur, le transmet à des organes, à des muscles en nombre quelconque ; il accomplit une action intégrative, il fait de l’organisme un tout. Il est si peu dans son rôle d’exercer une action propre, que l’on pourrait qualifier d’autoritaire, que l’on a pu énoncer la loi suivante : « Tout instinct tend à se détruire en devenant conscient. Toutes les fois que la réflexion se porte constamment sur un instinct, sur un penchant spontané, elle tend à l’altérer… Si un pianiste, par exemple, joue par cœur un morceau appris mécaniquement, il faut qu’il joue avec confiance et rondeur, sans s’observer de trop près, sans vouloir se rendre compte du mouvement instinctif de ses doigts : raisonner un système d’actions réflexes ou d’habitudes, c’est toujours le troubler. » (Guyau). L’acte qui a été suivi de succès, qui a été intégré à la personnalité, peut et doit, dans les mêmes circonstances, se reproduire sans intervention autoritaire du cerveau.
Ce que nous constatons c’est donc l’autonomie d’un certain nombre de fonctions associées et harmonisées les unes avec les autres, se compliquant progressivement. Nulle manifestation « d’hégémonie d’appareils centraux et dans la centralisation l’on ne peut voir que l’activité synergique et solidaire de segments autonomes, due à la compénétration évolutive de leurs éléments. » (Brugia, Université de Bologne, 1929.)
Pourquoi cette autonomie qui règne dans un groupement de cellules vivantes dont la solidarité est particulièrement étroite puisqu’elle résulte à la fois de la contiguité, de la communauté du milieu, des connexions nerveuses et humorales, pourquoi serait-elle refusée aux fonctions parcellaires dans le corps social, aux individus dans la fonction ?
Chose curieuse, ces possibilités ont été bien mises en évidence par des juristes conservateurs et, il faut le dire, souvent reniées par eux lorsqu’ils ont vu où la logique les conduisait. Professant, sans doute, le principe de Veuillot : réclamer la liberté quand les adversaires sont au pouvoir ; la leur refuser quand on est maître ; ils ont énergiquement contesté la souveraineté de l’État. Ils lui ont opposé la théorie de l’Institution.
Une institution est une idée d’œuvre ou d’entreprise qui se réalise et dure juridiquement dans un milieu social : elle résulte de la communion des hommes dans une idée. C’est le corps, la réalité, l’être issu de cette communion, c’est une idée dotée des voies et moyens qui lui permettent de s’établir, de se réaliser, de se perpétuer, en prenant corps et existence objective. Les éléments de l’institution sont donc : l’idée directrice ; l’autorité, c’est-à-dire un pouvoir organisé qui n’a pas sa fin en soi, qui est au service de l’idée directrice pour sa réalisation et trouve ses limites dans les exigences de cette réalisation ; la communion de tous les membres du groupe autour de l’idée directrice et de sa réalisation. (Hauriou, Renard, Delos.)
De par cette dernière condition, l’individu, plus encore que ne le pensent les protagonistes de la doctrine, échappe au risque d’être sacrifié à des forces collectives. Entre collaborateurs unis volontairement pour la poursuite d’un but commun, il peut y avoir reconnaissance d’une supériorité de savoir ou de pratique, il n’y a pas, à proprement parler, d’assujettissement à une autorité. D’ailleurs : « l’emprise de chaque institution sur ses membres n’est pas totale, mais a pour mesure l’idée directrice, l’objet spécialisé de l’institution qui trace ainsi les limites du pouvoir de l’autorité institutionnelle. » (G. Morin, 1931) Au contraire : « Toute organisation achevée est un vase clos, c’est-à-dire une prison pour l’individu. La vie sociale a trouvé un procédé fort simple de libération, qui est la multiplication des organisations appelées à se disputer un même individu. Celui-ci peut les opposer l’une à l’autre, se faire protéger par l’une contre l’autre. » (Hauriou, Premières Œuvres.)
L’organisation d’ensemble n’implique pas davantage autorité. « Le génie propre de la nation est de faire corps d’une façon décentralisée et pour ainsi dire ganglionnaire, grâce à un chapelet d’institutions autonomes en connexion les unes avec les autres. » (Hauriou.) « Les institutions autonomes réunies, et qui, à certains égards, peuvent réfracter la souveraineté de la nation, doivent collaborer avec les services publics de l’État en restant indépendants d’eux et en leur formant contrepoids. » (Gurvitch, 1931.)
Mais si les services publics sont eux-mêmes constitués en institutions autonomes, ayant pour fonction d’harmoniser le jeu des institutions parcellaires englobant l’immense variété des activités civiques et économiques, tout vestige d’État autoritaire, de souveraineté ne peut-il pas disparaître ? Et n’est-ce pas vers cette structure sociale que nous nous acheminons peu à peu ? — G. Goujon.
ORGANISATION. Au sens propre, ce mot sert à désigner le mode selon lequel sont disposées les diverses parties d’un corps, pour l’accomplissement des fonctions auxquelles il est destiné. Exemple : l’organisation du corps humain. Au sens figuré, il sert à désigner le plan et la division du travail à effectuer en vue d’une réalisation quelconque, ou en vertu duquel cette réalisation est opérée. Exemple : l’organisation d’un congrès ; l’organisation politique d’une société. Le mot organisation est employé aussi pour désigner tout groupement formé en conformité d’un plan, et qui s’occupe d’en atteindre les objectifs. C’est ainsi que l’on dit : les organisations syndicales, pour désigner les groupements formés dans cette intention.
Une organisation qui se forme suppose un but poursuivi par elle et, nécessairement, des règles précises en conformité de ce dernier.’Une organisation rationnelle est celle dans laquelle le but étant bien nettement défini, et les moyens de réalisation reconnus, après mûr examen, conformes aux données de l’expérience, chacun est appelé à remplir le rôle le plus en rapport avec ses aptitudes, dans la parfaite harmonie d’action de l’ensemble. Une organisation défectueuse est celle dans laquelle, le but étant mal précisé, et le choix des moyens d’action laissé au hasard, il y a confusion, désordre et, finalement, gaspillage de temps et d’énergie en luttes intestines. Une organisation est disciplinée lorsque chacun de ses membres, se rendant compte, tant de l’intérêt du résultat recherché, que de l’importance de sa fonction propre, place au-dessus de toute autre considération le succès de l’œuvre entreprise et se conduit en conséquence, quitte à faire bon marché de certains désirs personnels.
Il n’est pas nécessaire qu’une organisation, pour fonctionner correctement, ait à sa tête un despote, mais l’observation des faits démontre qu’elle ne prend naissance et ne se développe qu’à la condition que des individus actifs, des animateurs doués d’initiative, et possédant des aptitudes particulières d’administration, lui donnent vie et lui assurent la prospérité. S’ils disparaissent et ne sont point remplacés, l’organisation périclite, des dissensions éclatent, et les éléments du groupe se dispersent.
Pour mener à bien un plan d’organisation, il est d’une importance capitale de ne pas tenir compte seulement des conclusions d’une logique abstraite, ou des appels du sentiment, mais encore et surtout des ressources comme des périls, offerts par le milieu particulier dans lequel on se propose d’agir, à une époque donnée. La psychologie des peuples latins n’est pas celle des germains ou des slaves. La mentalité du paysan n’est pas celle de l’ouvrier des villes. Les possibilités offertes par un milieu éduqué et sensible ne sont pas celles offertes par un milieu illettré, superstitieux et brutal. Il a été dit : « Etre c’est lutter, vivre c’est vaincre. » Il n’en est pas moins vrai que pour être avec persistance, et pour lutter avec succès, il faut se placer dans certaines conditions requises par la nature de ce dont nous sommes environnés. Il n’est pas d’être vivant qui puisse, sans se condamner lui-même à mort, échapper à la règle d’un minimum d’adaptation au milieu naturel dans lequel il évolue.
Il en est de même pour les organisations les plus diverses, à l’égard de l’ambiance sociale, et des conditions économiques, dans lesquelles elles sont appelées à se développer. Une des principales causes du malaise dont souffrent, en 1931, les grandes nations civilisées provient, de ce que, au siècle du machinisme à outrance, on s’obstine à conserver une organisation de la production, et de la consommation, plus en rapport avec les époques d’artisanat qu’avec le siècle des grandes usines perfectionnées. — Jean Marestan.
ORGANISATION. Manière dont les parties qui composent un être vivant sont disposées pour remplir certaines fonctions, nous dit laconiquement le Larousse. De toute évidence et depuis toujours, ce mot a eu une signification plus vaste. Et, de nos jours, cette signification s’élargit au fur et à mesure que la tendance à l’organisation, qui est l’une des caractéristiques essentielles de notre époque, se développe, se précise davantage, donne lieu à des essais, des conquêtes et des réalisations, plus considérables et sans cesse plus étendues.
Il est donc tout à fait normal que le mot « organisation », qui a pris une place si importante dans le vocabulaire social moderne, figure dans cette Encyclopédie.
En effet, s’il désignait, à l’origine, la manière dont les cellules d’un être vivant étaient disposées pour remplir leurs fonctions et assurer ainsi la vie et la reproduction de cet être, il n’est pas douteux qu’il exprimait déjà la façon dont ces fonctions s’accomplissaient, suivant certains principes, tels que la régularité, la spécialisation, la coordination, la solidarité, l’association et l’interdépendance, c’est-à-dire tout un système de vie aussi bien individuelle que collective.
Tous ces principes, qui sont l’expression d’autant de lois biologiques, et président à l’activité conjuguée, synchronique des cellules d’un être vivant, conservent, en effet, toute leur valeur si on les applique aux collectivités formées par ces êtres vivants et, plus particulièrement, aux collectivités humaines.
Et c’est ainsi que, depuis leur origine, ces collectivités ont toujours cherché, sous la pression des nécessités, des besoins, des aspirations de leurs membres, à se rapprocher de l’ordre naturel, en utilisant l’organisation.
Les efforts des hommes ont toujours tendu — et tendent plus que jamais — à solidariser l’activité de leurs semblables ; à spécialiser les efforts de chacun, selon ses aptitudes ; à coordonner et à associer ces efforts ; à s’allier avec d’autres collectivités de même nature, pour mieux assurer la vie de tous et de chacun.
Cependant, moins disciplinés que les cellules de l’être vivant, dont l’activité est ordonnée par la fonction naturelle, les hommes méconnaissent souvent, parce qu’ils les ignorent ou croient pouvoir les enfreindre sans danger, les lois biologiques les plus fondamentales.
Le résultat ne se fait, d’ailleurs, jamais attendre. Chaque fois qu’une cellule ou un groupe de cellules de collectivité humaine entrent en conflit avec d’autres cellules, chaque fois qu’une ou plusieurs d’entre elles empiètent sur la tâche, la fonction et la liberté des autres, la collectivité tout entière, désaxée dans son activité, subit une crise.
L’intensité et les conséquences de cette crise sont en rapport direct avec l’importance et la force des collectivités restreintes et hostiles qui s’affrontent dans le sein du groupement humain. Ainsi s’expliquent les causes, les caractères et les conséquences des luttes sociales, jusques et y comprise la révolution.
Pour donner une idée exacte de ces luttes, il faudrait retracer ici toute l’histoire de l’Humanité. C’est absolument impossible. (Pour connaître les luttes soutenues par les organisations ouvrières, se reporter à l’étude que j’ai consacrée à la Confédération Générale du Travail, E.A., 1er volume, pages 388 à 416).
Je me bornerai donc à constater que, de tout temps, les hommes ont tendu, même à travers leurs luttes fratricides, à s’organiser. Les progrès qu’ils ont réalisés, dans tous les domaines, sont le fruit de l’organisation et, plus que jamais, les individus essaient de se grouper, de s’associer, de se fédérer, sur le plan de leurs intérêts de toutes sortes ; ils recherchent ce qui peut constituer, par voie de synthèse, leur intérêt collectif. Pour atteindre ce but, il ont créé des organisations (voir le livre Les Syndicats ouvriers et la Révolution Sociale, pages 109 à 192, dans lequel j’expose les principes du fédéralisme et le fonctionnement des organisations ouvrières, du Syndicat à l’Internationale, à l’image de celle de l’être vivant et qui s’efforcent de fonctionner suivant les mêmes principes).
Et il n’est pas douteux que, s’ils étaient parvenus à éliminer tout ce qui s’oppose à leurs rapports : les privilèges, la propriété, l’autorité et tout leur cortège d’appareils compressifs, coercitifs et oppressifs, et à substituer à cela l’égalité, la solidarité et l’entr’aide, la véritable collectivité humaine serait une réalité.
Malheureusement, ce stade n’est pas encore atteint. Les hommes sont divisés en deux grandes classes sociales, dont l’une, la moins nombreuse, mais la plus puissante, par les instruments qu’elle a créés, impose sa volonté à l’autre.
En ce moment, chaque classe, nettement séparée de l’autre, cherche à rassembler toutes ses forces sur le plan de ses intérêts particuliers et les fait mouvoir dans une direction déterminée, pour atteindre ses buts, qui sont diamétralement opposés à ceux de l’autre classe.
Deux grandes forces de sens contraire s’affrontent ainsi de façon permanente : l’une tend à laisser subsister et à renforcer l’ordre social actuel ; l’autre à le détruire, pour donner naissance à un ordre nouveau, aussi naturel que possible.
La première est organisée suivant le principe centraliste et étatique, commun au capitalisme et à tous les partis politiques ; la seconde est organisée suivant le principe fédéraliste, conforme à l’ordre qu’elle veut instaurer.
Le choc décisif, après des luttes secondaires, est inévitable. Et c’est de ce choc, dont l’issue ne fait aucun doute, que surgira la collectivité fraternelle basée, comme l’organisation humaine, sur la solidarité, l’entr’aide et l’interdépendance de tous les composants sociaux.
Ce sont les bases mêmes du syndicalisme révolutionnaire, fédéraliste et anti-étatiste : de ce groupement libre de travailleurs qui détruira le capitalisme et ouvrira la route à l’Anarchie, stade suprême de l’Humanité. — Pierre Besnard.
ORGANISATION. (Point de vue de l’Anarchisme). L’organisation n’est que la pratique de la coopération et de la solidarité, elle est la condition naturelle, nécessaire de la vie sociale, elle est un fait inéluctable qui s’impose à tous, tant dans la société humaine en général que dans tout groupe de gens ayant un but commun à atteindre.
L’homme ne veut ni ne peut vivre isolé, il ne peut même pas devenir véritablement homme et satisfaire ses besoins matériels et moraux autrement qu’en société et avec la coopération de ses semblables. Il est donc fatal que tous ceux qui ne s’organisent pas librement, soit qu’ils ne le puissent, soit qu’ils n’en sentent pas la pressante nécessité, aient à subir l’organisation établie par d’autres individus ordinairement constitués en classes ou groupes dirigeants, dans le but d’exploiter à leur propre avantage le travail d’autrui.
Et l’oppression millénaire des masses par un petit nombre de privilégiés a toujours été la conséquence de l’incapacité de la plupart des individus à s’accorder, à s’organiser sur la base de la communauté d’intérêts et de sentiments avec les autres travailleurs pour produire, pour jouir et pour, éventuellement, se défendre des exploiteurs et oppresseurs. L’anarchisme vient remédier à cet état de choses avec son principe fondamental d’organisation libre, créée et maintenue par la libre volonté des associés, sans aucune espèce d’autorité, c’est-à-dire sans qu’aucun individu ait le droit d’imposer aux autres sa propre volonté. Il est donc naturel que les anarchistes cherchent à appliquer à leur vie privée et à la vie de leur parti ce même principe sur lequel, d’après eux, devrait être fondée toute la société humaine.
Certaines polémiques laisseraient supposer qu’il y a des anarchistes réfractaires à toute organisation ; mais, en réalité, les nombreuses, trop nombreuses discussions que nous avons sur ce sujet, même quand elles sont obscurcies par des questions de mots ou envenimées par des questions de personnes, ne concernent, au fond que le mode et non le principe d’organisation. C’est ainsi que des camarades, en paroles les plus opposés à l’organisation, s’organisent comme les autres et souvent mieux que les autres, quand ils veulent sérieusement faire quelque chose. La question, je le répète, est toute dans l’application.
Je suis convaincu qu’une organisation plus générale, mieux tramée, plus constante que celles qui ont été jusqu’ici réalisées par les anarchistes, même si elle n’arrivait pas à éliminer toutes les erreurs, toutes les insuffisances, peut-être inévitables dans un mouvement qui, comme le nôtre, devance les temps et qui, pour cela, se débat contre l’incompréhension, l’indifférence et souvent l’hostilité du plus grand nombre, serait tout au moins, indubitablement, un important élément de force et de succès, un puissant moyen de faire valoir nos idées.
Je crois surtout nécessaire et urgent que les anarchistes s’organisent pour influer sur la marche que suivent les masses dans leur lutte pour les améliorations et l’émancipation. Aujourd’hui, la plus grande force de transformation sociale est le mouvement ouvrier (mouvement syndical) et de sa direction dépend, en grande partie, le cours que prendront les événements et le but auquel arrivera la prochaine révolution. Par leurs organisations, fondées pour la défense de leurs intérêts, les travailleurs acquièrent la conscience de l’oppression sous laquelle ils ploient et de l’antagonisme qui les sépare de leurs patrons, ils commencent à aspirer à une vie supérieure, ils s’habituent à la lutte collective et à la solidarité et peuvent réussir à conquérir toutes les améliorations compatibles avec le régime capitaliste et étatiste. Ensuite, c’est : ou la révolution ou la réaction.
Les anarchistes doivent reconnaître l’utilité et l’importance du mouvement syndical, ils doivent en favoriser le développement et en faire un des leviers de leur action, s’efforçant de faire aboutir la coopération du syndicalisme et des autres forces de progrès à une révolution sociale qui comporte la suppression des classes, la liberté totale, l’égalité, la paix et la solidarité entre tous les êtres humains. Mais ce serait une illusion funeste que de croire, comme beaucoup le font, que le mouvement ouvrier aboutira de lui-même, en vertu de sa nature même, à une telle révolution. Bien au contraire : dans tous les mouvements fondés sur des intérêts matériels et immédiats (et l’on ne peut établir sur d’autres fondements un vaste mouvement ouvrier), il faut le ferment, la poussée, l’œuvre concertée des hommes d’idées qui combattent et se sacrifient en vue d’un idéal à venir. Sans ce levier, tout mouvement tend fatalement à s’adapter aux circonstances, il engendre l’esprit conservateur, la crainte des changements chez ceux qui réussissent à obtenir des conditions meilleures. Souvent de nouvelles classes privilégiées sont créées, qui s’efforcent de faire supporter, de consolider l’état de choses que l’on voudrait abattre.
D’où la pressante nécessité d’organisations proprement anarchistes qui, à l’intérieur comme en dehors des syndicats, luttent pour l’intégrale réalisation de l’anarchisme et cherchent à stériliser tous les germes de corruption et de réaction.
Mais il est évident que pour atteindre leur but, les organisations anarchistes doivent, dans leur constitution et dans leur fonctionnement, être en harmonie avec les principes de l’anarchie. Il faut donc qu’elles ne soient en rien imprégnées d’esprit autoritaire, qu’elles sachent concilier la libre action des individus avec la nécessité et le plaisir de la coopération, qu’elles servent à développer la conscience et la capacité d’initiative de leurs membres et soient un moyen éducatif dans le milieu où elles opèrent et une préparation morale et matérielle à l’avenir désiré.
Il me semble que c’est une idée fausse (et en tout cas irréalisable) de réunir tous les anarchistes en une « Union générale », c’est-à-dire en une seule collectivité révolutionnaire active.
Nous, anarchistes, nous pouvons nous dire tous du même parti si, par le mot parti, on entend l’ensemble de tous ceux qui sont d’un même côté, qui ont les mêmes aspirations générales, qui, d’une manière ou d’une autre, luttent pour la même fin, contre des adversaires et des ennemis communs. Mais cela ne veut pas dire qu’il soit possible — et peut-être n’est-il pas désirable — de nous réunir tous en une même association déterminée.
Les milieux et les conditions de lutte diffèrent trop, les modes possibles d’action qui se partagent les préférences des uns et des autres sont trop nombreux et trop nombreuses aussi les différences de tempérament et les incompatibilités personnelles pour qu’une Union générale, réalisée sérieusement, ne devienne pas un obstacle aux activités individuelles et peut-être même une cause des plus âpres luttes intestines, plutôt qu’un moyen pour coordonner et totaliser les efforts de tous.
Comment, par exemple, pourrait-on organiser de la même manière et avec le même personnel, une association publique faite pour la propagande et l’agitation au milieu des masses, et une société secrète, contrainte, par les conditions politiques où elle opère, à cacher à l’ennemi ses buts, ses moyens, ses agents ? Comment la même tactique pourrait-elle être adoptée par les éducationnistes persuadés qu’il suffit de la propagande et de l’exemple de quelques-uns pour transformer graduellement les individus et, par conséquent, la société. et les révolutionnaires convaincus de la nécessité d’abattre par la violence un état de choses qui ne se soutient que par la violence, et de créer, contre la violence des oppresseurs, les conditions nécessaires au libre exercice de la propagande et à l’application pratique des conquêtes idéales ? Et comment garder unis des gens qui, parfois, pour des raisons particulières, ne s’aiment ni ne s’estiment et, pourtant, peuvent également être de bons et utiles militants de l’anarchisme ?
Une organisation anarchiste doit, selon moi, être établie sur les bases suivantes : pleine autonomie, pleine indépendance et, par conséquent, pleine responsabilité des individus et des groupes ; libre accord entre ceux qui croient utile de s’unir pour coopérer à une œuvre commune, devoir moral de maintenir les engagements pris et de ne rien faire qui soit en contradiction avec le programme accepté. Sur ces bases, s’adaptent les formes pratiques, les instruments aptes à donner une vie réelle à l’organisation : groupes, fédérations de groupes, fédérations de fédérations, réunions, congrès, comités chargés de la correspondance ou d’autres fonctions. Mais tout cela doit être fait librement, de manière à ne pas entraver la pensée et l’initiative des individus et seulement pour donner plus de portée à des effets qui seraient impossibles ou à peu près inefficaces s’ils étaient isolés.
De cette manière, les Congrès, dans une organisation anarchiste, tout en souffrant, en tant que corps représentatifs, de toutes les imperfections qu’on connaît et que signale l’expérience, sont exempts de tout autoritarisme parce qu’ils ne font pas la loi, n’imposent pas aux autres leurs propres délibérations. Ils servent à maintenir et à étendre les rapports personnels entre les camarades les plus actifs, à résumer et provoquer l’étude de programmes sur les voies et moyens d’action, à faire connaître à tous la situation des diverses régions et l’action la plus urgente en chacune d’elles, à formuler les diverses opinions ayant cours parmi les anarchistes et à en faire une sorte de statistique, et leurs décisions ne sont pas des règles obligatoires, mais des suggestions, des conseils, des propositions à soumettre à tous les intéressés ; elles ne deviennent obligatoires et exécutives que pour ceux qui les acceptent et jusqu’au point où ils les acceptent. Les organes administratifs qu’ils nomment — Commission de correspondance, etc. — n’ont aucun pouvoir de direction, ne prennent d’initiatives que pour le compte de ceux qui sollicitent et approuvent ces initiatives, n’ont aucune autorité pour imposer leurs propres vues qu’ils peuvent assurément soutenir et propager en tant que groupes de camarades, mais qu’ils ne peuvent pas présenter comme opinion officielle de l’organisation. Ils publient les résolutions des Congrès, les opinions et les propositions que groupes et individus leur communiquent ; ils sont utiles à qui veut s’en servir pour de plus faciles relations entre les groupes et pour la coopération entre ceux qui sont d’accord sur diverses initiatives ; mais libre à chacun de correspondre directement avec qui bon lui semble ou de se servir d’autres comités nommés par des groupements spéciaux. Dans une organisation anarchiste, chaque membre peut professer toutes les opinions et employer toutes les tactiques qui ne sont pas en contradiction avec les principes acceptés et ne nuisent pas à l’activité des autres. En tous les cas, une organisation donnée dure aussi longtemps que les raisons d’union sont plus fortes que les raisons de dissolution ; dans le cas contraire, elle se dissout et laisse place à d’autres groupements plus homogènes. Certes la durée, la permanence d’une organisation est condition de succès dans la longue lutte que nous avons à soutenir et, d’autre part, il est naturel que toute institution aspire, par instinct, à durer indéfiniment. Mais la durée d’une organisation libertaire doit être la conséquence de l’affinité spirituelle de ses membres et des possibilités d’adaptation de sa constitution aux changements des circonstances ; quand elle n’est plus capable d’une mission utile, le mieux est qu’elle meure.
Certains camarades trouveront peut-être qu’une organisation telle que je la conçois et telle qu’elle a déjà été réalisée, plus ou moins bien, à différentes époques, est de peu d’efficacité. Je comprends. Ces camarades sont obsédés du succès des bolchevistes dans leur pays ; ils voudraient, à l’instar des bolchevistes, réunir les anarchistes en une sorte d’armée disciplinée qui, sous la direction idéologique et pratique de quelques chefs, marchât, compacte, à l’assaut des régimes actuels et qui, la victoire matérielle obtenue, dirigeât la constitution de la nouvelle société. Et peut-être est-il vrai qu’avec ce système, en admettant que des anarchistes s’y prêtent et que les chefs soient des hommes de génie, notre force matérielle deviendrait plus grande. Mais pour quels résultats ? N’adviendrait-il pas de l’anarchisme ce qui est advenu en Russie du socialisme et du communisme ? Ces camarades sont impatients du succès, nous le sommes aussi, mais il ne faut pas, pour vivre et vaincre, renoncer aux raisons de la vie et dénaturer le caractère de l’éventuelle victoire. Nous voulons combattre et vaincre, mais comme anarchistes et pour l’anarchie. — Errico Malatesta.
ORGANISATION (et autorité). Le problème de l’autorité ayant été ailleurs examiné (notamment à autorité, liberté, etc.), nous n’y reviendrons, ici, que pour l’intelligence de notre thèse et dans la mesure où notre point de vue, imprégné de relativisme et basé sur l’observation et l’étude des contingences, peut différer des absolus théoriques de l’anarchisme classique.
L’autorité est évidemment une très grande cause d’abus, et des pires. Elle n’est autre chose que l’exercice de la tyrannie des forts sur les faibles, elle est la consécration de l’inégalité sociale et le moyen de maintenir cette inégalité. Mais le terme est ambigu. Il faut distinguer entre cette autorité, l’autorité du maître, sans explication et sans contrôle, et l’autorité du technicien qui dirige des travaux. Il y a encore d’autres formes d’autorité : dans une situation difficile, une collectivité suit spontanément l’autorité, c’est-à-dire la direction du plus intelligent ou subit l’autorité, c’est-à-dire l’influence de celui qui montre le plus de valeur morale.
Ce que nous combattons, c’est l’esprit de domination, c’est l’autorité fondée sur le régime du bon plaisir (sic volo, sic jubeo, sit pro ratione voluntas). L’autorité de droit divin n’est pas autre chose que l’autorité du plus fort. On ne s’exprime plus ainsi maintenant, mais on proclame l’intangibilité du principe d’autorité, « nécessaire à la conduite des hommes et au bon fonctionnement des rouages sociaux ».
Délaissant le Droit divin, on invoque le droit de « l’Élite » à commander, pour le bien public. C’est un nouveau terme qui se substitue à celui d’aristocratie qui signifiait la même chose, puisqu’il voulait dire « le Gouvernement des meilleurs ». Mais aristocratie est un terme aujourd’hui décrié. Qu’est-ce que l’élite, qu’est-ce que l’aristocratie ? L’aristocratie se recrutait autrefois par droit de naissance. L’argent a élargi, aujourd’hui, le recrutement de l’élite.
Que d’autres s’efforcent, s’ils veulent, de chercher un autre sens au mot « élite » ; dans la réalité sociale, le terme s’applique à ceux qui détiennent charges, honneurs, argent, c’est-à-dire à ceux qui détiennent, en fait, la suprématie.
La classe nantie a besoin d’une autorité pour assurer sa propre sécurité. Elle a besoin des gendarmes et des gardes mobiles pour surveiller les grèves et les empêcher de dépasser certaines limites. Elle a besoin d’une autorité morale qui entretienne le sentiment de vassalité et qui implante dans l’esprit des gens le danger de mettre en question le principe d’autorité. L’autorité des blancs aux colonies et celle de l’élite en Europe s’appellent protection : protection des forts sur les faibles, parce que les faibles ne savent pas se conduire et n’ont pas appris à réfréner leurs « mauvais instincts ». La civilisation est-elle liée à la suprématie des parasites ?…
On confond aussi la protection des forts sur les faibles (c’est-à-dire contre les faibles), avec la défense des faibles vis-à-vis des forts. En théorie, on proclame que la loi protège les faibles ; en pratique, si les faibles, en s’associant, en se syndiquant, n’ont pas créé une force, c’est contre eux, le plus souvent, que se retourne la loi. Jamais les protecteurs n’acceptent de bon gré de leur protection. Jamais ils ne jugent que leurs protégés sont suffisamment éduqués. Il faut que ceux-ci conquièrent leur émancipation de vive force. Même quand les protecteurs entendent de bonne foi protéger leurs administrés, il leur est difficile de comprendre que leur rôle est fini et qu’ils doivent abandonner le peuple aux aléas de la liberté.
Les bolcheviks ont toujours dit que leur idéal était d’instaurer la liberté et que la dictature du prolétariat (plus exactement la dictature du gouvernement bolchevik) était un régime provisoire. Il y a beaucoup de chances pour que la dictature des bolcheviks ne disparaisse pas d’elle-même. Ils ont établi une dictature sous prétexte de faire triompher la révolution, il faudra une nouvelle révolution pour supprimer la dictature.
De nos jours, ce ne sont pas les techniciens qui conduisent la production ; ce sont des financiers, des hommes d’affaires qui ont sous leurs ordres techniciens (ingénieurs et ouvriers qualifiés) et manœuvres, sans leur devoir la moindre garantie ou protection, mais prétendant exiger obéissance et fidélité. D’une façon générale et de plus en plus, la suprématie de l’argent a remplacé celle de la technique. L’autorité de la classe dominante tient à la possession des moyens de production et non à la valeur de son travail. Maintenant c’est cette autorité qui est enfin mise en question.
La question de l’autorité se débat d’ordinaire en pleine confusion. On mêle les organismes d’autorité, qui sont des organismes de classe, et ceux qui sont des organismes de sécurité. Puis, les défenseurs de la domination bourgeoise ont toujours soin d’incorporer aux qualités caractéristiques de la classe parasite l’autorité de l’intelligence et l’autorité technique.
Or, en face de l’autorité collective, il faut considérer aussi l’autorité individuelle. L’autorité de l’individu intelligent et celle du technicien s’expliquent d’elles-mêmes, sans que ceux qui la possèdent aient besoin de faire appel aux méthodes de coercition. Néanmoins, on voit des hommes intelligents, mais sans affectivité, employer la manière forte par mépris de l’humanité. Et, d’autre part, les représentants d’une autorité technique peuvent trouver plus commode d’utiliser la même méthode, surtout s’ils ont l’esprit autoritaire. Mais, en dehors des fonctions d’autorité, où l’esprit autoritaire trouve à se développer et à s’affirmer dans une société fondée sur la hiérarchie sociale, on retrouve l’esprit autoritaire, c’est-à-dire l’esprit de domination, chez nombre d’individus. Et c’est vraiment là le mauvais esprit contre lequel toute collectivité doit se défendre.
Une des erreurs des premiers anarchistes fut de croire que la liberté suffirait pour faire régner l’âge d’or sur terre. Toute collectivité a besoin d’une morale (disons d’une règle de jeu) et d’agents pour assurer la sécurité et protéger les faibles. Or, pour la sécurité individuelle, mieux vaut la justice régulière, avec ses tribunaux et la garantie d’une défense, que la justice populaire avec ses emballements, ses excès et ses cruautés… La coutume a toujours cherché à assurer la sécurité en combattant les impulsions égoïstes, c’est-à-dire l’esprit de domination. Toutefois, elle n’a pas su empêcher, autrefois, la domination aristocratique héréditaire, ni, aujourd’hui, la domination de l’argent.
La confiance est le régime vers lequel tend l’humanité. Il n’y a pas de confiance sans liberté. Une liberté absolue ? Il n’y en aura jamais, car il y aura toujours une opinion publique. Nous ne pouvons pas la supprimer, ce n’est d’ailleurs pas souhaitable. Mais nous devons travailler à l’éduquer et à la rendre moins esclave du conformisme. L’opinion publique réclamera toujours des mesures d’ordre contre les malotrus. Espérons que le nombre en diminuera avec la transformation du milieu, la disparition des compétitions d’intérêts et l’adoucissement des mœurs, et que la foule saura de plus en plus s’éduquer elle-même. Mais il faudra quand même des agents de sécurité, par exemple aux carrefours, pour protéger les piétons et assurer la circulation et le croisement des voitures contre les imprudences des jeunes fous et contre la vanité des imbéciles autoritaires, entêtés à ne pas céder le passage.
Quant aux fous, aux déséquilibrés, aux égoïstes impulsifs, il faudra bien s’en mettre à l’abri. En diminuer le nombre d’abord par une lutte rationnelle contre l’alcoolisme, la syphilis, les maladies infectieuses. Donner ensuite l’attention nécessaire à l’éducation des débiles mentaux et les mettre dans des professions à l’abri des secousses sociales. Les protéger, les surveiller, enfin les isoler, si c’est nécessaire, ce serait le rôle d’un organisme sanitaire et non celui d’une justice de punition et de vengeance, mais avec toutes les garanties et les moyens de défense qui sont accordés aujourd’hui aux délinquants et, en outre, avec la garantie d’expertises contradictoires.
Le travail est le véritable cadre de la morale. Si dans les temps primitifs, il a été éclipsé par la valeur guerrière, si, à l’époque actuelle, il est infériorisé par la suprématie de l’argent, il est destiné à prendre toute son importance dans une société libérée du parasitisme. L’activité régulière est le meilleur régulateur des impulsions. Le travailleur s’attache à sa besogne quand il participe à une œuvre qui l’intéresse ; il prend conscience de sa responsabilité et aussi de sa propre utilité dans la vie sociale. L’oisif n’est soutenu par rien, il a beau s’ingénier à tuer le temps, il a la conscience vague de son inutilité et de son infériorité. Il est l’esclave de ses caprices et n’est pas satisfait de lui-même. La vanité prend en lui la première place, justement parce qu’il n’a pas de valeur personnelle.
Mais le travail comporte une hiérarchie et une autorité techniques, auxquelles tous les ouvriers sont assujettis. Est-ce que ce n’est pas là la preuve de la nécessité de l’Autorité souveraine en toutes choses : politique, sociale et morale ? (Je parle de cette Autorité à laquelle ne saurait se refuser aucune personne sensée, parce qu’elle est incluse dans le fonctionnement même des choses qu’elle régit et qu’elle n’est, somme toute, que l’Autorité de la Raison.)
Évitons de généraliser et surtout de mettre sous le même vocable des choses qui ne sont pas comparables. Il n’y a pas de liberté absolue ; nous ne sommes pas libres, bien entendu, de ne pas tenir compte des lois de la pesanteur. Mais il est abusif de conclure à la similitude des phénomènes physiques et des phénomènes sociaux. Si chacun subit l’autorité de la technique, si chacun est obligé de plier son effort aux règles de l’art, aux méthodes scientifiques ou aux procédés du métier, cela ne comporte pas l’obéissance morale et la sujétion vis-à-vis des chefs en dehors des choses du métier. Et, dans ce domaine encore, l’obéissance aux règles techniques ne peut entraîner ni servilité, ni déchéance. Les hommes peuvent rester moralement sur un pied d’égalité, étant des collaborateurs dont chacun a son utilité.
Il n’en est pas moins vrai que le travail apprend aux hommes la solidarité des efforts et la connaissance des échelles de valeurs. Chacun contrôle sa propre valeur par ce qu’il est capable de faire. Il reçoit les instructions de ceux qui ont des compétences plus étendues, et il les reçoit non parce que ceux-ci imposent une volonté arbitraire, mais parce qu’ils le font participer dans une certaine mesure aux connaissances qu’ils ont acquises. Chacun peut, dans sa partie, travailler à l’amélioration de la technique. L’organisation du travail dans une société où l’instruction serait étendue à tous, dans la mesure des aptitudes de chacun, apparaît comme une vaste collaboration.
Mais aujourd’hui, l’échelle des valeurs dans le domaine économique est loin de correspondre à celle des intelligences et des aptitudes. La Société actuelle est fondée sur la hiérarchie autoritaire et le maintien des privilèges. La direction d’une usine ne tolère pas que les ouvriers interviennent dans l’organisation du travail ; c’est pour elle une question de prestige et de dignité. Beaucoup de chefs de service sont des individus médiocres que le hasard a placés là. Et d’ailleurs c’est grâce à des parents fortunés, ou relativement aisés, qu’ils ont pu acquérir un certain degré d’instruction et recevoir le vernis d’une éducation nécessaire à se faire valoir. C’est donc aussi le hasard de la naissance et non la valeur personnelle qui leur a valu leur situation. Pour défendre leur autorité, ils s’efforcent de marquer les distances. Plus ils sont médiocres, plus ils sont arrogants et prétentieux. Beaucoup de ceux qui sont investis d’une autorité quelconque s’imaginent perdre leur prestige, s’ils avouent une simple erreur, s’ils se reconnaissent un tort vis-à-vis d’un inférieur. Même parfois au détriment de leurs intérêts, ils renverront, ils révoqueront un subalterne pour n’avoir pas à se déjuger. Pauvre autorité que celle qui n’a pour soutien que l’autorité elle-même et le règlement ! Ce sont les faibles, les vaniteux, les imbéciles, qui ont besoin de cette autorité rigide pour défendre leur médiocrité, leur vanité et leur sottise.
Ils crient contre le « mauvais esprit ». Comment se fait-il que d’autres sachent se faire comprendre et respecter, là où les autoritaires ne rencontrent qu’hostilité entêtée ou hypocrite ? Ceux-ci remplacent la compréhension par l’obéissance, et le respect affectueux par la crainte. D’autres, enfin, brouillons et incoordonnés, incapables de jugement et de décision, n’ont aucune influence sur leurs subordonnés ; ils ne savent que créer une pétaudière autour d’eux.
Savoir diriger. Il y faut une véritable aptitude. Il y a des gens incapables de guider les autres. De même que certains savants sont de mauvais pédagogues, ou qu’un excellent pédagogue ne sait pas toujours faire des recherches originales, de même certains ingénieurs, capables de travailler utilement dans un laboratoire, sont incapables de diriger un atelier, quoiqu’il n’y ait aucune incompatibilité entre les deux fonctions.
Peut-être une science ou plutôt une technique de la direction naîtra-t-elle un jour ? Aujourd’hui, sous le régime actuel, y a-t-il possibilité d’une direction normale avec concorde et harmonie ? La question du salaire rebute les travailleurs, puisqu’elle les oblige à lutter constamment contre leur insuffisance ; un ouvrier mal payé est un mauvais ouvrier. En outre, ils se sentent tenus en état d’infériorité et considérés comme des inférieurs. La question irritante de la discipline et du règlement d’atelier avec son draconisme idiot empêche toute collaboration.
Dans la société future — et dans toute société, si on laisse les points précédents de côté — une direction devrait tenir compte de deux points importants. Et chacun, même s’il n’a pas été ouvrier d’usine, peut le constater lui-même, car ces deux points s’appliquent aussi bien à l’instruction des enfants qu’au travail des adultes.
D’abord comprendre la direction comme une indication technique et non comme une surveillance tâtillonne. Rien n’est plus agaçant que d’avoir quelqu’un derrière son dos qui surveille les gestes que l’on fait. Le chef, qui veut tout faire, qui, en dehors des directives à donner, veut en contrôler l’application dans tous les détails, fait la pire des besognes. Les subordonnés perdent toute initiative ; ils attendent pour la moindre chose d’avoir reçu des ordres ; ils n’osent plus agir seuls ; ils prennent le dégoût du travail.
Dans le régime de liberté, chacun fait sa tâche le mieux qu’il peut, les uns par habitude bien réglée, les autres avec une conscience intelligente. Les uns et les autres ont le sentiment d’avoir accompli leur besogne sous leur propre contrôle et d’avoir agi pour le mieux ; ils y prennent la satisfaction d’eux.mêmes.
Cela ne veut pas dire que le chef technique doit indiquer à chacun sa besogne, sans plus d’explication. Il ne suffit pas de dire : « voilà votre tâche, travaillez ; le reste ne vous regarde pas. » Chacun a besoin de savoir où il va, pourquoi il fait telle ou telle chose, en quoi consiste son effort et comment il est relié à l’œuvre commune. L’homme n’est pas un automate, il a besoin d’explication. Expliquer, faire comprendre, voilà le second point. nécessaire à une bonne direction, c’est-à-dire pour qu’il y ait collaboration plutôt que subordination.
Ainsi, chacun a le sentiment de son utilité. Il a aussi le sentiment d’une certaine autonomie. Je ne parle pas des déséquilibrés, des arriérés, des anormaux, qui ne sauraient faire partie d’une équipe libre, parce qu’ils ne savent pas jouir de la liberté ; un travail libre en collaboration est impossible, par exemple, avec des alcooliques, et il y a des individus qui, sans être alcooliques, présentent le même déséquilibre d’esprit et la même absence de responsabilité. Même des fantaisistes et, qui pis est, des paresseux ne sauraient s’accommoder d’un travail régulier. L’autorité collective est quelquefois plus tyrannique que l’autorité individuelle. Si la société future n’accepte pas le parasitisme, il faudra que des organismes d’orientation professionnelle aident les individus à choisir une occupation en rapport, non seulement avec leurs aptitudes intellectuelles, mais aussi avec leur caractère moral. Remarquons que le caractère se modifie avec l’âge, que les jeunes ont besoin de changement, que leur curiosité les pousse à droite et à gauche, tandis que la stabilisation se fait avec l’âge.
Avec le développement scientifique de la production, la direction technique se substitue de plus en plus à la direction personnelle d’un chef plus ou moins capable. Pour donner un exemple tout à fait élémentaire, on peut dire que la technique moderne a imposé l’exactitude, ce qui supprime un énorme gaspillage dans l’activité humaine.
Le rôle de la direction serait simplement de mettre chacun à sa place, non pas sans doute à titre définitif. Les individus, surtout les jeunes, peuvent augmenter leurs connaissances et avoir besoin de changer d’activité ou de milieu. Lorsqu’un chef a bien choisi les travailleurs d’après leurs goûts et leurs aptitudes, lorsqu’il les a vus à l’œuvre, il n’a, pour ainsi dire, plus besoin de surveillance ; il a véritablement des collaborateurs et non plus des subordonnés.
Au lieu d’un chef technique recrutant son équipe, on peut s’imaginer dans l’avenir que ce soit le conseil de l’usine qui choisisse les ingénieurs, les compétences et mette chacun à sa place ou aide chacun à se mettre au poste qui lui convient. On peut imaginer aussi que l’usine ou le service technique s’organise à peu près comme le fait une équipe de foot-ball, simple comparaison qui cependant a quelque ressemblance avec le travail en commandite pratiqué dans l’imprimerie.
La division du travail comporte encore dans la société actuelle une subordination désagréable, parce que cette société est fondée sur la hiérarchie sociale. Mais l’évolution sociale semble montrer que nous allons de plus en plus vers une diminution du respect des hiérarchies. Ne restera donc que la hiérarchie de l’intelligence et des capacités techniques, sans doute plus facile à accepter, si, dès l’enfance, tous les hommes avaient la possibilité de développer leurs capacités. Chacun, accomplissant sa besogne, a d’ailleurs son utilité propre et n’a pas à être placé sur un échelon moral d’infériorité. Il peut avoir d’autres moyens d’affirmer, hors de l’usine, sa personnalité soit morale, soit artistique, soit intellectuelle.
La spécialisation à outrance est une des plaies d’un machinisme perfectionné. Mais si la production s’amplifie grâce aux procédés modernes, le bénéfice qui en résulte devrait être de donner plus de loisirs aussi bien aux ingénieurs qu’aux ouvriers. Si j’étais romancier, je pourrais très bien imaginer quelqu’un dépourvu de goût pour les chiffres ou pour la technique, se contentant d’une besogne bien réglée de manœuvre, tandis que, hors de l’usine, il dirigerait un cercle musical ou une revue littéraire où participeraient certains de ses camarades occupant dans l’usine les postes les plus importants. Mais un travailleur, qui ne considérerait le temps passé à l’usine que comme une corvée sociale, pourrait aussi bien pendant ses loisirs s’intéresser au jardinage, à l’élevage, ou se livrer tout simplement à la méditation. Ce que je veux dire, c’est que la division du travail dans la production mécanique ne devrait pas comporter a priori un sentiment d’infériorité, quoique, dans une société où les aptitudes de chacun pourraient être pleinement développées, l’intelligence avec ses variétés conserverait toujours ses droits. Un homme vraiment intelligent garde le plus souvent le bénéfice de son intelligence, même hors de sa spécialité.
L’important est d’avoir le sentiment de son indépendance et que l’assujettissement aux méthodes scientifiques aux règles de l’art ou aux procédés de métier n’entraîne pour personne aucun asservissement social ou moral. Cette aspiration n’est pas contradictoire avec les règles de l’organisation générale de la production : la centralisation n’a jamais donné de bons résultats. Elle commence au moment où l’entreprise économique dépasse les limites du cerveau humain, au moment où l’organisme central ne peut plus bien se rendre compte du fonctionnement des parties, au moment où il n’y a plus de collaboration directe entre lui et les exécutants, où ceux-ci perdent leur droit de critique et sont incapables de faire comprendre leurs observations. L’organisme central s’attribue le privilège d’avoir toujours raison et de tout savoir. La collaboration est remplacée par un contrôle autoritaire ; et l’entente et l’explication par la discipline. Ces entreprises, qui, à un moment donné de leur croissance, sont apparues comme un progrès certain sur la petite entreprise, mais qui ont dépassé le stade optimum pour arriver à une extension exagérée, paraissent prospérer parce qu’elles vivent longtemps sur un monopole et sur leur supériorité financière vis-à-vis de leurs concurrents. Mais elles sont peu à peu ébranlées par les heurts et ruinées par le gaspillage. Elles sont destinées à disparaître. Seule, une organisation fédérale, qui ne serait guère possible, il est vrai, qu’avec une organisation coopérative, peut, en respectant l’autonomie des établissements associés, assurer une vue générale de la production et une entente pour une commune collaboration.
Ce que je viens de dire de l’organisation économique s’entend également de l’organisation sociale. Pour avoir une bonne administration, les hommes doivent s’administrer eux-mêmes, ou du moins être toujours à même de contrôler l’administration. Le régime démocratique suppose déjà le contrôle des administrés. Mais dans de grands États centralisés, le contrôle échappe complètement aux électeurs. Les Bureaux sont à l’abri de toute action directe et possèdent une véritable omnipotence. L’Administration forme une machine centralisée à laquelle personne ne peut toucher, sauf pour des détails, même pas un empereur comme Marc Aurèle qui doit se borner à donner l’exemple des vertus. Un coup d’état est inopérant, puisqu’il ne change pas le personnel. Seule, une révolution peut, en mettant tout à bas, permettre de reconstruire. Mais si on reconstruit sur le même principe de centralisation, de nouveaux abus renaissent. Le seul moyen d’éviter l’Étatisme et la bureaucratie centralisée est une organisation fédérale. Que les organismes élémentaires, les communes, probablement plus grandes que les communes actuelles, se fédèrent pour leurs services d’enseignement, d’hygiène et de communications, et s’entendent avec les groupes ou syndicats, ou coopératives de production, organisés eux aussi en fédérations indépendantes, telle est, nous semble-t-il, la solution de l’avenir.
Faut-il conclure ? Il ne saurait y avoir de formule absolue pour résoudre la complexité du problème. Par exemple, l’affirmation de l’excellence de la liberté ne suffit pas à effacer le besoin de protection : protection des faibles, et des enfants en particulier, contre la brutalité ou l’égoïsme des gens sans scrupules, protection de la société contre les impulsifs dangereux (fous, alcooliques, etc.). La liberté n’est pas une entité, elle n’a pas de valeur absolue. C’est d’une part une tendance de l’être, et, d’autre part, c’est une méthode, la méthode pour accorder cette tendance avec la vie en société. Déjà il apparaît de plus que c’est la meilleure méthode dans l’éducation pour le développement intellectuel et surtout moral des enfants. Le grand mérite de Freud est d’avoir attiré l’attention sur les conséquences désastreuses de l’autorité dans l’éducation. La confiance donne l’équilibre mental. Le refoulement par la crainte déforme le caractère. L’enfant cherche inconsciemment à lutter contre sa situation d’infériorité par le mensonge, la vengeance ou l’hypocrisie. Au lieu de remettre les instables dans le droit chemin, l’éducation tyrannique fabrique des êtres anti-sociaux ou de véritables détraqués. La liberté, c’est-à-dire la confiance, est aussi la meilleure méthode dans toutes les formes d’organisation. Vraiment ce n’est pas une méthode de tout repos. Ceux qui participent au fonctionnement de l’organisation ne peuvent pas se retrancher derrière l’autorité d’en haut ou derrière un règlement intangible. Leur fonction dépend de la division du travail et d’un besoin technique, non pas d’une hiérarchie toute-puissante. Ils sont, sinon les serviteurs, du moins les collaborateurs des enfants ou du public, et non pas leurs maîtres. Ils doivent expliquer le règlement aux usagers, et il faut que ce règlement soit assez souple, pour n’être qu’une méthode de travail et qu’on puisse le modifier d’une façon intelligente dans les applications particulières. Il faut aussi que les usagers puissent se rendre compte du fonctionnement de l’organisation et de ses difficultés. La méthode de contrainte est beaucoup plus commode, mais elle ne donne qu’une fausse sécurité. Sur quoi s’appuie-t-elle ? Sur l’infaillibilité des principes. Mais c’est là une hypothèse toute gratuite. Soumettre les humains aux systèmes et aux doctrines autoritaires, même aux systèmes et aux doctrines des gens s’imaginant de bonne foi avoir trouvé la solution qui doit faire le bonheur de l’humanité, c’est extrêmement dangereux, car la vie sociale est toujours plus complexe que les vues étroites et quelquefois égoïstes des dictateurs.
L’évolution sociale tend vers la liberté, c’est-à-dire vers les méthodes de liberté dans toutes les organisations. La dictature n’existe plus sous sa forme brutale que chez les peuples arriérés. La liberté est le seul régime propice aux tâtonnements des hommes, c’est-à-dire au progrès. Le conformisme est le triomphe de la médiocrité. Je viens de dire que la liberté s’impose peu à peu dans toutes les formes d’organisation. Pourtant ce qui empêche la liberté de s’épanouir, c’est la division de la société en classes et l’inégalité sociale.
En dehors de l’inégalité économique, contre laquelle une révolution paraît seule efficace, l’expérience des hommes en vue du bien-être matériel et moral, autrement dit vers la sécurité, commence à faire abandonner les organisations centralisées et autoritaires pour les organisations fédérales et libres. Il y a encore beaucoup à faire contre l’étatisme des gouvernants et des administrations. Mais il faut une organisation. La liberté est inapplicable là où il n’y a pas d’organisation.
Je conclus qu’il faut une organisation pour garantir la sécurité et la liberté individuelle contre l’égoïsme d’autrui et l’esprit de domination. Il y a des gens à l’esprit autoritaire et sans scrupules, contre lesquels il est nécessaire de se défendre.
Entendons-nous bien. La liberté n’est pas compatible avec n’importe quelle organisation. Elle n’est pas compatible avec l’absolutisme d’un tyran, pas plus qu’avec la suprématie d’une classe parasite. Elle n’est pas compatible non plus avec un Etatisme où le fonctionnarisme serait le maître et où les actes des individus seraient soumis à une règle uniforme. La conquête de la liberté ne peut se faire qu’en détruisant les organisations centralisées et autoritaires, où les individus sont asservis, pour instaurer des organisations fédérales et libres, où les individus puissent agir et réagir en égaux, où l’intelligence et les compétences puissent développer leur influence intellectuelle et technique (sans privilèges héréditaires), où la morale d’entr’aide et de confiance remplace celle de l’esbrouffe et du prestige, fondement ordinaire de l’Autorité dominatrice et qui ne lui sert, le plus souvent, qu’à masquer sa propre médiocrité. — M. Pierrot.
ORGANISATION (communale). Au point de vue anarchiste, l’organisation communale peut être considérée sous deux aspects : soit au lendemain d’une révolution où le prolétariat se serait affranchi, soit au sein même de la société capitaliste. Il est certainement commode de se transporter, par la pensée, au-delà du « grand soir » ; on peut alors faire table rase de tous les impédiments qui nous entourent et édifier son projet d’une manière consistante. Le besoin de l’action pour tout individu en bonne santé, se réclamant de nos idées, devrait mettre partout chacun à l’ouvrage pour travailler pourtant, dès maintenant, en dehors de l’État, à des solutions provisoires peut-être, mais qui indiqueraient la direction à suivre.
Mais occupons-nous d’abord d’une organisation future qui soit fidèle à nos principes. Prenons comme exemple une petite ville ou un village, entre 200 et 1.000 habitants ; on y trouvera les antithèses fondamentales : la culture et l’industrie, les producteurs et les consommateurs, les urbains et les ruraux.
Voici quelques-uns des points sur lesquels doit porter l’organisation : l’instruction à tous les degrés et avec toutes les questions connexes qui s’y greffent ; l’hygiène, depuis les premières nécessités : maternité, distribution d’eau et nettoyage des rues, question des abattoirs, jusqu’aux questions plus complexes, établissements de cure préventive, sanatoires, etc… Puis, l’assistance aux vieillards et aux infirmes, la question du logement confortable pour chaque famille, celle de la production agricole, celle de la distribution des produits, chaque étude étant accompagnée de celle des ressources possibles.
Ceux qui voient l’utilité d’une œuvre quelconque se réunissent, discutent, étudient les besoins et les moyens d’y faire face, autrement dit la question financière (il est commode de continuer à faire usage dans le langage courant du terme « argent », sans que cela veuille impliquer la conservation d’un système monétaire ; évidemment, il vaudrait mieux dire : sur le travail de qui on peut compter) ; souscription entre les membres du groupe, appel à quelques personnalités de la communauté ou à tous les habitants. Il y a à cet égard deux observations sur lesquelles il semble que l’on doive se baser : que personne ne refuse jamais son concours à une œuvre dont il sent la nécessité ou simplement l’utilité ; et, d’autre part, que les secours aujourd’hui connus sous le nom de « subvention », « allocation » sont tout bonnement pris sur l’argent que l’État nous a soutiré et sur lequel il consent, par faveur spéciale, à nous faire une aumône après en avoir gardé les 4/5 pour ses fins particulières. Autrement dit il ne faut compter que sur soi-même. Ce n’est pas à dire que la solidarité générale ne puisse être invoquée ; mais, en principe, chaque groupement doit se suffire à lui-même, comme l’homme à lui-même. C’est à ce seul prix que les individus peuvent s’associer sans arrière-pensée, s’aider et travailler dans la mutualité des services.
Restons d'abord dans le domaine de l’instruction primaire ; l’entretien des instituteurs, délégués par leur syndicat, et celui des bâtiments d’école étant assurés, il y a à s’occuper de quantités d’œuvres : bibliothèque scolaire, cinéma documentaire, distribution des cahiers et des livres, amélioration du mobilier et des appareils d’enseignement, soupe chaude aux enfants de la campagne, organisation d’excursions, de jeux, de fêtes, de séjours à la mer ou à la montagne. Chacune de ces activités peut faire le thème d’un groupe spécial, ou comité, ou commission, comme on voudra.
Quand une décision aura été prise, on choisira un des membres pour en assurer l’exécution, car si l’on doit être aussi nombreux que possible lorsqu’il s’agit de suggérer des solutions, il faut être en petit nombre pour agir ; même un seul homme est préférable. Le meilleur anarchiste est celui qui sait obéir à l’occasion.
Une autre grosse question est celle du travail de la terre. Si nous nous plaçons, par l’idée, après la révolution, une des premières opérations libératrices sera la prise de possession de la grande propriété par le prolétariat agricole qu’elle a créé. Et peut-être, dans ce cas, l’évolution des syndicats de travailleurs sera-t-elle assez poussée pour que, directement, on puisse passer, avec l’aide des techniciens, à une culture en coopération, sans titulaire de propriété. Mais en de très grands districts, la grande propriété n’existe plus, et le paysan a pris la terre, suivant un espoir que nous chantions il y a cinquante ans. Le paysan a pris la terre et il la travaille lui-même. Il y a, certes, des lots trop petits pour que la famille puisse y trouver sa substance ; il y a des lots trop grands pour que le propriétaire puisse le cultiver seul. Des ajustements sont donc nécessaires, mais il ne semble pas qu’il y ait lieu d’apporter de grandes modifications à cet état de choses.
Le principe étant que la communauté devient propriétaire, l’amélioration doit plutôt porter sur l’association des efforts et sur l’emploi de la machine que sur la dépossession du titulaire actuel. Il ne s’agit plus de divisions périodiques des champs entre les chefs de famille, il s’agit de tirer le meilleur profit pour la communauté de l’ensemble du territoire ; il s’agit que chaque famille soit bien logée et que le confort pénètre peu à peu chez tous.
Les points principaux sur lesquels peut porter l’effort des novateurs avec l’espoir d’être compris seront, par exemple, les achats en commun, aujourd’hui bien pauvrement assurés par les syndicats agricoles, la liaison avec des syndicats ouvriers pour la fourniture de machines remboursables en produits du sol, la création de multiples champs d’expérience, et surtout l’assurance contre les intempéries. Chacune de ces activités nécessite des études sérieuses et introduit la grave question des rapports utiles entre la grande ville et la campagne.
Même, si l’anarchiste habitant la campagne ne trouve pas matière à agir immédiatement dans son milieu, il doit étudier très attentivement les conditions locales et savoir quelles solutions il proposerait quand le moment sera venu de passer à l’action, de façon à être capable de juguler les ordres issus de la Capitale. Si l’initiative jouait son rôle dans les villes de province et aux champs, les gens de la « Dictature du Prolétariat » s’agiteraient en vain dans leur fauteuil après avoir chaussé les pantoufles des gouvernants bourgeois. En particulier, il faudrait que l’on sût exactement dans chaque commune quels sont les cultivateurs réels du sol, propriétaires légaux ou non ; ce sont ceux-là auxquels la commune de demain confiera la production en écartant ceux qui vivent du travail des autres.
On peut critiquer la « délégation de pouvoir », penser qu’il y a gradation insensible du choix d’un délégué à la nomination de députés. Sans doute, mais l’anarchiste est justement là pour empêcher que l’on passe de l’un à l’autre. Puis il y a tout de même une différence capitale : d’une part un but précis et étroit, limité à l’exécution d’une tâche, de l’autre mandat général de longue durée. Charger quiconque d’organiser une fête, d’acheter et d’installer une machine, de surveiller l’alimentation à midi des enfants de la campagne qui viennent à l’école, ce sont là des opérations logiques et intelligentes. A nous d’agir pour que cela ne tourne pas en une fonction pernicieuse pour mandants et mandatés.
Tout ce que nous avons dit jusqu’ici n’est, après tout, que pour la satisfaction de l’étroit égoïsme local. Mais il y a bien d’autres problèmes qui se présentent et vers la solution desquels on doit alerter les initiatives. Il ne s’agit pas seulement que chacun chez soi, c’est-à-dire chaque village pour lui seul, fasse des améliorations, il faut encore que les plus favorisés dans un ordre quelconque aident les moins favorisés ; que la bourgade se rende compte des besoins des villages et hameaux des alentours. En d’autres termes chaque centre doit agir en arbitre autour de lui. Et de nouveau cela donnera lieu à des groupes recherchant par quel moyen on pourra répondre à telle demande : enfants qui habitent trop loin d’une école, territoire sans chemin d’exploitation, lutte contre un personnage autoritaire qui maintient une communauté sous sa coupe.
Mais ce n’est pas tout ; en dehors du territoire de notre petite ville et des villages voisins, de notre canton pour parler le langage actuel, il y a une immensité de questions à traiter. D’abord dans le domaine de l’instruction, les écoles d’apprentissage de tous les métiers par lesquelles doit être réalisée l’éducation intégrale dont nous parlons volontiers, les écoles spéciales où nos jeunes gens des deux sexes deviendront des hommes faits. Ensuite, il faut s’occuper des grands établissements : musées, bibliothèques, laboratoires, observatoires, et il y a à considérer les besoins des recherches dans le monde entier et non pas seulement de celles qui sont faites dans le territoire que nous appelons patrie.
Toutes ces activités demandent notre coopération, jusque dans les plus petits hameaux du globe, nous amènent à parler du « budget ». Pour le moment, ce mot couvre beaucoup de turpitudes, mais à aller au fond des choses, chaque communauté doit donner son obole à ce qui se passe d’utile en dehors de son sein. Oublions l’État actuel et ses impôts, mais contribuons aux dépenses utiles d’ordre général. Dans l’instruction, si notre petit groupement assure l’instruction primaire et que cela coûte à chaque habitant cent francs par tête (ou cinq cents par foyer), ajoutons-y moitié autant pour amener nos jeunes gens à l’âge d’un producteur. Si le travail des routes locales nous coûte une somme analogue, ajoutons-y moitié autant ou plus, pour les voies de grande communication, pour les ports, pour les circuits de force motrice, pour les expériences sérieuses de captation de la force motrice des marées, etc. Contribution volontaire analogue pour les services de l’hygiène.
Ainsi, la force des choses nous amène à un « impôt » volontaire pour des œuvres dont nous reconnaissons l’utilité, même la nécessité. Sur quelles bases l’établir ? Il n’y en a que deux qui soient simples et sans ambiguïté : la superficie territoriale, le nombre d’individus majeurs et capables de travail. Il y a cinquante ans, on s’est beaucoup occupé de l’impôt unique qui n’était pas si bête que cela peut paraître aux yeux d’anarchistes ; il consiste, en somme, à faire payer l’impôt à la source même de notre subsistance ; 50 millions d’hectares à 500 francs, cela fait 25 milliards ; 25 millions d’individus entre 20 et 60 ans, à mille francs par tête, cela fait encore 25 milliards. Sans insister en aucune façon sur aucun des chiffres ci-dessus, ni sur quantité de détails qui auraient leur importance, ne nous laissons pas leurrer et imaginer que la dislocation de l’État entraînerait la suppression de toute dépense d’ordre général.
Pour en revenir à l’organisation communale, je dirai que certains rouages lui sont essentiels, rouages dont le personnel est aujourd’hui parfaitement syndiqué : instituteurs, médecins, cheminots, postiers, cantonniers. Il lui faut aussi un comptable, non pour établir le doit et avoir, mais pour se rendre un compte clair de la direction des activités. Les commerçants trouveront à s’occuper dans le rôle qu’ils connaissent bien, au service de la communauté dorénavant et non plus pour s’enrichir à son détriment. Les rentiers rentreront dans la masse des travailleurs s’ils le peuvent et, s’ils sont âgés, bénéficieront des conditions que la communauté fait à ses membres actifs, retraite de vieillesse, secours de maladie, etc.
Il y a une question plus grave que celle de l’utilisation des bourgeois de notre société actuelle. Il y a des fainéants même parmi les pauvres, donc des parasites. Mais notre conception d’une société meilleure n’est pas celle d’une caserne où la soupe sera distribuée à ceux-là seuls qui auront accompli leur journée de travail. Nous disons : l’homme normal a besoin d’exercer ses muscles et son intelligence ; la machine permet maintenant, en général, d’alléger un travail trop pénible. Nous n’avons donc aucune crainte que la production vienne à manquer d’ouvriers. Qu’il y ait des fatigués de la coercition actuelle et qu’ils veuillent se reposer le jour où ils en verront la possibilité, rien que de très naturel ; qu’il y ait des anormaux, fatigués avant d’avoir mis la main au boulot, ce n’est pas à nier. Il y a surtout autre chose ; des rêveurs, des artistes si l’on veut, poètes ou peintres, sculpteurs ou musiciens, artisans recherchant plutôt la beauté du travail que sa quantité, et c’est tant mieux. Appelez-les des parasites au point de vue platement utilitaire, mais réjouissons-nous de les avoir autour de nous. Sans doute, ils ne s’en trouveraient pas plus mal s’ils coopéraient quelques heures par jour à la satisfaction des besoins généraux, mais c’est là un détail. La communauté aura toujours avantage à adopter les pratiques de bienveillance et à n’accepter que les concours qui s’offrent de bon cœur.
Et voici notre tableau d’une organisation communale au lendemain de la révolution :
Des commissions ayant chacune un but précis à remplir et recueillant les ressources nécessaires. Membres élus, choisis, adoptés, à court terme ; l’un d’eux, agent exécuteur, responsable.
Des commissions pour les besoins égoïstes de la localité, des commissions pour l’arbitrage entre les villages et hameaux du canton ; des commissions s’occupant des relations extérieures, c’est-à-dire envoyant des délégués auprès des comités d’arbitrage des grands districts, région ou nation.
Des commissions pour l’instruction, pour l’approvisionnement, pour la distribution, pour le logement, pour l’hygiène, pour l’agriculture, pour l’industrie, etc., etc. — que sais-je encore ? En multipliant chacune de ces activités par trois, comme il vient d’être dit, cela donne une vie communale assez active. — Paul Reclus.
ORGANISATION (selon le socialisme rationnel). Toute organisation est l’effet d’un raisonnement, ce qui revient à dire que : organiser c’est raisonner. Le raisonnement est donc le seul organisateur, et comme le raisonnement réel est inhérent à l’homme, il s’ensuit que toute organisation se rapporte à l’humanité.
Ainsi, comme l’homme est le seul être qui raisonne, le sache et le prouve par le soin qu’il prend pour que son œuvre lui survive autant que possible, il s’ensuit que le bon ou le mauvais raisonnement crée l’organisation bonne ou mauvaise, selon qu’il est, lui-même, bon ou mauvais.
Il se produit cependant que l’organisation et le raisonnement, en harmonie à une époque donnée, soient mauvais pour d’autres temps. Cela a été, est, et sera tant qu’il n’y aura pas de vérité-mètre comme guide, comme critérium. L’humanité, si progressive pour ce qui est des sciences d’observation se rapportant à l’ordre physique n’a pas fait un pas dans la science du raisonnement, qui est la véritable science, puisque ce n’est que par lui que la vérité peut et doit être déterminée.
Le premier pas que l’Humanité fera pour s’intéresser à la connaître, la mettra en contact avec le but. La vérité réelle n’a pas de degrés ; elle n’est ni plus ni moins ; elle est. Quand elle sera acquise à la Société, l’humanité sera régénérée et l’organisation sociale pourra se faire à l’avantage de tous, mais pas avant.
Retenons bien qu’il n’est pas d’organisation générale véritable que celle de la société elle-même. Toutes les autres organisations relèvent, à un degré quelconque, de celle-là. Nous l’avons dit : pour mesurer sérieusement, il faut un mètre, et, quand la société vit dans l’ignorance de ce mètre, il arrive, fort souvent, que les calculs qu’elle fait portent à faux. Quand la vérité sera connue, la Société s’organisera, dans son intérêt vital, conformément à la raison, c’est-à-dire dans l’ordre et en toute justice. Elle constituera l’organisation morale.
De même, quand la Société organisera la propriété, les richesses en rapport du travail et du mérite de chacun, elle établira l’organisation matérielle. En attendant que la période de connaissance du droit métamorphose à l’avantage de la collectivité générale ce qui n’est établi que pour le profit de quelques-uns, l’organisation est toujours en danger. Nos législateurs ne s’embarrassent pas de tant de scrupules. A quoi servirait leur fonction s’il ne fallait pas replâtrer continuellement l’édifice qui chancelle au moindre souffle ? C’est sous le souffle de l’empirisme que se sont faites toutes les organisations. Ainsi, de l’organisation de la propriété générale dépend l’existence du prolétariat et la libération du travail ou son esclavage. Cette organisation touche au nœud de la question sociale, et d’elle dépend l’avenir de la société.
La propriété est, en principe, un droit absolu et égal inhérent à l’humanité générale, à la Société. L’organisation de ce droit est toujours dépendante de la nécessité temporaire qui domine l’homme social, actuellement représenté par quelques individus. La même organisation de propriété, même en époque de connaissance sociale, ne peut s’appliquer équitablement de la même manière à la propriété foncière et à la propriété mobilière. Ne pas distinguer attentivement dans les propositions d’économie sociale la richesse foncière, un sol général, de la richesse mobilière, c’est s’exposer aux erreurs les plus graves et aboutir à des mécomptes alors qu’on espérait des avantages appréciables.
Socialement et particulièrement, il est aisé de reconnaître qu’il y a un abîme entre la propriété foncière qui est la source passive de toute richesse et la richesse mobilière qui est le résultat du travail sur le sol ou ce qui en provient.
Sans la propriété foncière d’une part et sans le travail d’autre part, c’est-à-dire sans l’homme, l’Univers et ses richesses seraient comme si elles n’existaient pas. Que peuvent bien signifier à un cheval, un chien ou un singe, en dehors des besoins vitaux et instinctifs, toutes les richesses qui encombrent les magasins, usines et entrepôts ?
Le principe de la propriété qui a le sol pour assise et le travail pour fondement organisateur, ne saurait être mis en doute ; mais l’organisation de la propriété doit être rénovée profondément si l’on veut — autrement que comme hypocrisie, — que l’exploitation des masses disparaisse, en se rappelant, pour en tenir compte, qu’il y a plusieurs espèces de propriétés. Alors que la propriété foncière doit appartenir à tous, pour qu’il y ait ordre et liberté réelle, la propriété mobilière, qui représente les Produits du Travail, doit appartenir à ceux qui l’ont créée. Retenons que la dernière condition ne peut s’obtenir que par la mise en pratique de la première.
Mais pour espérer cette réalisation d’ordre économique et social, il est nécessaire que la pensée ait évolué vers la justice, qu’elle en soit arrivée à comprendre le véritable intérêt de l’Individu et de la Société. Sous le régime de la Foi, la pensée est organisée par la révélation, comme sous celui de la science et de la vérité, elle le sera par la raison. Actuellement, il y a incompatibilité entre l’éducation et l’instruction. La première reconnaît une morale — tout au moins pour le peuple — et la deuxième dans son matérialisme déterministe la nie. L’éducation est de la plus haute importance pour la société ; les hommes lui doivent leur première nature morale et leur seconde nature organique. Les souffrances dont nous nous plaignons sont l’inévitable conséquence de notre éducation et, par suite, de nos actes plus ou moins arbitraires.
De nos jours, la pensée se développant dans une atmosphère d’incertitude, elle reste soumise au doute, de sorte qu’elle ne représente aucune organisation scientifique. Sans but déterminé, en l’absence de tout principe, la pensée flotte au gré des passions d’un organisme dont elle est esclave.
Avant l’organisation de la pensée en accord avec la science et la raison, toute organisation du travail est chaotique et conduit socialement à l’absurde. Sur ce point, les exemples que nous offrent les démocraties contemporaines aussi bien que la république soviétique, nous prouvent que, dans aucun de ces pays, l’organisation du travail n’est établie sur des bases assez solides et justes pour être viables.
L’économie politique qui dicte ses volontés organisatrices se trouve dans l’obligation d’inaugurer, accidentellement, parfois des méthodes de dumping, d’autrefois elle s’intéresse à la rationalisation et dans chaque cas elle constate l’offre surabondante du travail pour une demande limitée à une seule catégorie de consommateurs relativement restreinte par rapport aux moyens de produire.
Il est du devoir de l’Économie Sociale de faire pressentir les funestes conséquences de cet état de choses, en même temps qu’elle doit faire sentir la bonté des effets salutaires qui résulteraient de l’organisation sociale qu’elle préconise. Actuellement l’organisation de la veille ne répond plus aux besoins du lendemain et l’ordre est toujours troublé ou sur le point de l’être. — Elie Soubeyran.