Encyclopédie anarchiste/Paradis - Paraitre
PARADIS n. m. (latin paradissus, du grec paradeisos, jardin). Ce nom est donné aux séjours divers inventés par l’imagination humaine pour servir de demeures aux âmes favorisées des trépassés. Persuadés depuis toujours qu’ils possèdent une ou plusieurs âmes immortelles, les hommes ont de tout temps inventé des contrées merveilleuses pour les recevoir. D’ailleurs les visions et les songes ont renseigné les vivants sur le pays des morts ; innombrables sont les voyageurs qui ont exploré le séjour des morts. Tous les peuples ont eu, parmi leurs grands hommes que la légende magnifie, des êtres privilégiés qui sont allés visiter les lieux de délices ou de châtiments, dévolus aux esprits des défunts et, qui, au retour, ont narré avec un grand luxe de détails les délices et les épouvantes des uns et des autres. Aussi, le Peau Rouge connaît-il par avance les heureux territoires de chasse ; les indigènes de l’île Touga, l’île vaporeuse de Bolotu ; le Grec, sa prairie d’Asphodèle ; le chrétien, l’enfer et son paradis peuplé d’anges. Toutes les péripéties du départ, les dangers du chemin qui conduit au royaume, le nombre et les difficultés des obstacles à surmonter pour y parvenir, ont été dits et redits par les explorateurs d’outre-tombe et par les clergés de chaque religion.
La fantaisie de chaque peuple a diversement situé le royaume des morts. Tantôt c’est une île située au-delà des mers ou le sommet inaccessible d’une haute montagne, ou une vallée lointaine ou encore une immense plaine inconnue. Tantôt c’est le berceau légendaire de la race où l’on croit que les âmes vont reprendre celles de leurs ancêtres, ou bien le fond d’une caverne, le bord d’un fleuve ténébreux, parfois les astres, enfin le ciel, les nuages ou la voûte solide du firmament. L’idée d’un séjour souterrain ou sous-marin a donné lieu à des mythes innombrables ; idée suggérée par le mode de sépulture où la disparition régulière du soleil dans les flots ou derrière les montagnes. La grande majorité de ces distributions arbitraires sont de toutes les contrées et de tous les temps et, souvent nous les trouvons associées dans un même pays, combinées et utilisées par l’imagination d’une même tribu.
Les Algouquins envoyaient leurs morts dans une île au milieu d’un lac ; les Australiens et les naturels de toute la Polynésie, également dans une île située vers le soleil couchant ; de même Hésiode réserve aux esprits des héros les îles Fortunées, les monts Kino-Biclou à Bornéo, le mont Mérou dans l’Inde, le pic central de l’île Ceylan portent sur leurs plus hautes cimes le séjour funéraire. Les volcans du Nicaragua, de la Nouvelle-Zélande, l’Heckla, le Vésuve, l’Etna ont été considérés comme des séjours infernaux. On connaît les enfers et les paradis des Grecs, des Latins, des Égyptiens, des Chaldéens, des Hébreux dont les similaires sont communs aux Indous, aux Chinois, aux musulmans et aux chrétiens ainsi qu’aux Kharens, aux Néo-Zélandais, aux peuples de l’Amérique centrale et de l’Amérique australe. Presque partout on admet des voyages d’âmes dans les airs et dans les astres. Les nuages, le soleil, la lune, les étoiles, la voie lactée, ont été tour à tour considérés, selon l’humeur du moment, soit comme paradis, soit comme enfer.
Mais quelles que soient les idées que les anciens et les modernes se font de l’autre monde, il n’est toujours que l’image extraordinairement amplifiée de ce monde et de l’existence journalière. Rien ne peut lui enlever ce caractère. Toutes les joies, tous les bonheurs que l’homme a connus ou désirés ; toutes les peines et les douleurs qu’il a subies ou souhaitées à ses ennemis ont été transportées soit au paradis, soit en enfer.
La pêche, la chasse, la guerre, l’ivresse, la volupté sexuelle, toutes ces joies, portées à un degré inouï de puissance et considérées comme éternelles, constituent le souverain bien du paradis de l’habitant du Kamtchatka, du Kharens, ceux du Groenlandais, de l’Araucan, du Mahométan. Le même excès de chaleur et de froid, de la faim, le travail forcé, les tortures et les supplices renaissant sans cesse, constituent l’appareil constant de tous les enfers. Le ciel des chrétiens est une assemblée de dévots exécutants des mélodies sacrées, chantant, dans une béatitude jamais lassée, des hymnes de reconnaissance au Tout-Puissant, dont le spectacle est leur plus haute félicité, comme le ciel des Bouddhistes est le lieu idéal où les adorateurs de ce Dieu continuent leurs disputes et leurs interminables discussions théologiques. Tous les paradis sont conformes à l’idéal mesquin de ceux qui les ont inventés pour leur usage ; ils copient textuellement leur vie étriquée. Ils n’ont qu’un défaut capital : celui d’être imposés dans le ciel à ceux qui ne le connaissaient pas sur la terre.
De bonne heure et presque partout, des distinctions ont été admises entre les demeures d’outre-tombe et entre les diverses catégories d’âmes. Les âmes plus méritantes — mérite souvent dû à la position sociale du mort plus qu’à ses propres qualités — jouissent chez presque tous les peuples d’une immortalité spéciale, et privilégiée, différente de celle réservée aux esprits du commun.
L’équité ne règne pas plus au royaume des morts que sur notre globe terrestre. Toutes les âmes n’ont pas la même destinée et, au ciel comme sur la terre, les plébéiens sont sacrifiés aux nobles et aux riches. La notion du vice et de la vertu, le sens de la justice sont les conquêtes les plus tardives de l’humanité, elles sont d’ailleurs encore inachevées. Et l’Église catholique qui prétend avoir apporté au monde la justice en est restée dans l’édification de son paradis aux conceptions les plus barbares et les plus injustes des peuples anciens et des sauvages. Elle réclame les rigueurs de l’enfer pour ses adversaires et ses prédécesseurs, c’est-à-dire la majorité des humains. Elle exclut de son paradis, non pas les assassins confessés, ni les criminels repentants, mais les gens qui n’ont pas cru à ses dogmes ; de plus elle en chasse les fidèles des autres religions, trois ou quatre fois plus répandues que le christianisme. Et parmi ses élus, elle favorise les papes, les prêtres, les moines et les ecclésiastiques de tout acabit, qui, de par leur profession même, sont assurés d’avoir meilleure part aux félicités éternelles.
La répartition des châtiments et des récompenses a toujours été adéquate à la conception morale des temps où les religions et les mythologies se sont formées, mais elle reste toujours inférieure au niveau de la moralité acquise en dehors et à l’encontre des religions. Rarement la justice d’outre-tombe a inspiré une crainte salutaire aux malfaisants, et elle a apporté un réconfort douteux, une consolation vaine aux peuples dont elle résume l’idéal. En rejetant hors de la réalité la réparation possible des maux présents, elle a opposé un obstacle incalculable au développement de l’activité humaine. De plus, la croyance aux paradis et aux enfers a surtout été utile aux exploiteurs de la faiblesse humaine, car, complice de la servitude physique et morale, arme aux mains des maîtres incapables d’élever les caractères et de diriger le progrès, elle a maintenu les humbles dans l’ignorance et la crainte, facteurs de résignation ; elle a déchaîné contre les conceptions analogues ou contraires, les persécutions et les bûchers et a ainsi inondé de sang toute la terre. Socialement, la promesse du paradis, pour les chrétiens entre autres, a eu surtout pour but — et pour effet — de faire accepter aux déshérités leurs souffrances et leurs privations, l’infériorité même de leur condition comme une épreuve bienfaisante qui leur vaudra, après la mort, une félicité compensatrice. Et, pendant que les pauvres se consolent du mieux qu’ils peuvent avec le mirage de joies problématiques, les grands de ce monde — et les princes de l’Église au premier rang — se hâtent de savourer les jouissances positives, certaines au moins, de la vie terrestre. — Ch. Alexandre.
PARADOXE n. m. A été formé des mots grecs para (à côté) et doxa (opinion).
Dans l’Encyclopédie de Diderot, on lit cette définition du paradoxe : « C’est une proposition absurde en apparence, à cause qu’elle est contraire aux opinions reçues, et qui, néanmoins, est vraie au fond ou du moins peut recevoir un air de Vérité. »
Le paradoxe est l’opinion de l’homme qui préfère une vérité nouvelle, même incertaine, à l’enlisement dans les idées acquises. Il est à la recherche idéologique ce que l’hypothèse est à la recherche scientifique. Le but du paradoxe est la vérité, comme celui de l’hypothèse est la certitude. Mais pas plus que l’hypothèse ne devient toujours une certitude, le paradoxe n’est toujours la vérité de demain. De même les opinions reçues qui s’opposent aux paradoxes ne sont pas toujours des préjugés. Ces opinions ont été des paradoxes avant de devenir soit des vérités, soit des préjugés. Les paradoxes qui sont des vérités demeurent. Ceux qui sont des préjugés sont emportés par de nouveaux paradoxes. Il. ne s’agit donc pas de prendre parti, soit pour l’opinion reçue, soit pour le paradoxe ; il s’agit de choisir la vérité là où elle se trouve. C’est l’attitude de la science devant l’hypothèse ; elle l’adopte, elle lui apporte la démonstration qui en fait une certitude quand elle a découvert qu’elle est vraie. C’est le sort de l’utopie qui est une forme du paradoxe et qui devient un jour réalité. Toutes les inventions ont été des paradoxes, des utopies, tant qu’elles sont restées dans le domaine de l’imagination ; l’expérimentation les a fait passer dans celui de la vérité et de la réalité.
Proudhon disait : « Il n’est pas une vérité qui n’ait été, au jour de sa publication, regardée comme un paradoxe. » Il n’est pas un progrès qui n’ait été un paradoxe à un moment quelconque de l’humanité, depuis la production et les usages du feu que certains hommes ignorent encore aujourd’hui, jusqu’à ceux de la vapeur et de l’électricité. La locomotion aérienne, imaginée et recherchée par l’homme depuis qu’il a observé le vol de l’oiseau, a été un paradoxe tant que l’aérostation et l’aviation ne l’ont pas réalisée. Il y a cent ans, on aurait traité de fou celui qui aurait prédit qu’en 1931 on volerait plus longtemps, plus haut et plus vite que les oiseaux ; on l’aurait peut-être envoyé à Bicêtre, comme on avait jeté en prison Galilée lorsqu’il avait soutenu que la Terre tournait autour du Soleil. Les communications interplanétaires sont encore du domaine du paradoxe, de l’utopie ; elles ne le seront peut-être plus dans cent ans ou dans mille ans et il n’y aurait pas à traiter de fou celui qui annoncerait que l’homme pourra alors, dans la même journée, aller déjeuner dans la Lune et coucher dans Vénus ou dans Saturne. Qui sait quelles choses encore plus extraordinaires la science permettra, dans dix ou cent siècles d’ici, si l’humanité ne s’est pas exterminée elle-même avant ? Car, le paradoxe le plus impossible à soutenir aujourd’hui, devant les exemples qu’elle donne de sa folie, est qu’elle ne court pas au suicide général de tous ceux qui la composent. Rien n’est impossible. « Celui qui en dehors des mathématiques pures prononce le mot impossible manque de prudence », disait Arago, ce qui n’empêchait par le même Arago de soutenir, à propos des chemins de fer, que la basse température des tunnels, avec le passage subit du chaud au froid procurerait aux voyageurs des fluxions de poitrine !…
Le paradoxe est contraire à l’opinion, mais non à la raison. « Paradoxa », et non « paraloga », disaient les stoïciens qui émettaient les vérités éternelles de la sagesse reconnues de tout temps et toujours à reconnaître. La philosophie antique a pourvu de paradoxes toutes les philosophies de l’avenir sans qu’elles arrivent à les épuiser. La fourberie théologique a, à dessein, assombri la sérénité philosophique en introduisant dans les discussions paradoxales les affirmations stupides de ses élucubrations. Car on ne saurait admettre comme paradoxe, c’est-à-dire vérité probable soumise au contrôle de la raison et des faits, ce qu’on doit croire parce que c’est absurde. Credo quia absurdum ! Comme l’hypothèse expérimentale, le paradoxe qui sera la vérité est fondé sur une observation antérieure. Il n’y a aucune observation à la base de la métaphysique théologique ; il n’y a que les phantasmes d’imaginations en délire exploités par des imposteurs.
Il y a le paradoxe dont la vérité est reconnue implicitement par l’opinion, mais qu’elle laisse à l’état de paradoxe, parce qu’elle n’en tire pas toutes les déductions nécessaires, soit par incapacité, soit par indifférence. Tel est ce paradoxe de V. Hugo voyant dans le travail parlementaire celui de « quelques pauvres diables de gâcheurs politiques, lesquels s’imaginent qu’ils bâtissent un édifice social parce qu’ils vont tous les jours à grand peine, suant et soufflant, brouetter des tas de projets de lois des Tuileries au Palais Bourbon et du Palais Bourbon au Luxembourg ». D’ailleurs, tout ce qui constitue la vérité sociale est paradoxe dans l’état social basé sur le mensonge, ce mensonge conventionnel qui est, au dire de ses augures, une nécessité vitale des sociétés. Le pain et le bien-être pour tous, l’ « à chacun selon ses besoins », la liberté individuelle, la justice sociale, qui sont des vérités naturelles et élémentaires, sont devenus des paradoxes dans un monde constitué sur les sophistications les plus pernicieuses. En 1534, Sébastien Franck dans son livre Paradoxes, après avoir défini le paradoxe « quelque chose qui est vrai, mais que tout le monde tient pour faux », donnait le commentaire de deux cent quatre-vingts de ces vérités essentielles dont l’artificieuse casuistique sociale a fait des paradoxes.
Par contre, les sophismes les plus haïssables sont érigés en vérités sociales, tel le fameux aphorisme : Si vis pacem para bellum — « Si tu veux la paix prépare la guerre » — qui est la loi du monde actuel, malgré toutes les expériences qui en ont démontré l’indiscutable fausseté, mais que les hommes se laissent toujours imposer par la fourberie de leurs gouvernants. Il a fallu le monstrueux impérialisme de Napoléon pour ressusciter cet exécrable sophisme en rétablissant le culte barbare de la force militaire disparu avec les Romains. Depuis ces sinistres fossoyeurs du monde antique, personne n’avait pensé à préparer la guerre pour assurer la paix. Les mégalomanes Louis XIV et Frédéric, eux-mêmes, ne levaient des armées que pour faire la guerre ; en dehors des pauvres diables et des aventuriers ramassés par les recruteurs et que poussaient la faim et des perspectives de pillages, ils auraient vainement tenté d’intéresser leurs peuples à leurs entreprises. L’ « amour sacré de la Patrie ! » ne les avait pas encore poussés à cette duperie qui leur fait confondre la patrie avec les Napoléon et avec les coffres-forts de leurs maîtres ! Malgré la « gloire » des quinze années de brigandage guerrier que fut le règne de Napoléon Ier, les peuples avaient un tel mépris de cette espèce de gloire qu’ils restaient résolument pacifistes. Par contre, ils étaient soulevés par un véritable internationalisme de l’esprit, formé et fécondé par l’enthousiasme des idées de la Révolution Française, et qui suscita dans toute l’Europe les événements de 1848. En 1859, Emile de Girardin, un des porte-parole les plus autorisés de la bourgeoisie régnante, faisait paraître un ouvrage sur le Désarmement Européen, où il écrivait : « A quoi servent les armées ? Elles servent à créer le risque de guerre et à l’entretenir. Il n’existerait pas sans elles. » Daumier raillait avec une verve impitoyable la « paix armée » qui dormait sur des canons et sur des pointes de baïonnettes. Un Napoléon III lui-même, qui ne voyait que dans la guerre le moyen de soutenir la légitimité de ses criminelles usurpations, sentait le besoin de sacrifier au pacifisme des idées en prenant en 1863 l’initiative d’un désarmement de tous les pays militarisés, et d’une révision des traités de 1815 qui avaient créé un état de conflit permanent. Mais la peste napoléonienne avait déposé son virus dans toute l’Europe et empoisonné les peuples. En 1870, l’abcès creva. Depuis, l’infection n’a pas cessé de se répandre, contaminant le monde entier. Le culte de la force et la haine de la pensée, l’admiration de la brute, la pratique du banditisme colonial, l’abandon de tous scrupules, le mépris de toute justice sociale, le règne du muflisme : tout cela a formé cette monstrueuse aberration qui a eu son couronnement dans la guerre de 1914. Or, cela n’a pas suffi. Une récente statistique a montré que les dépenses militaires des nations dites « civilisées » absorbent chaque année plus de cent milliards. Les cinq nations qui sont les plus « civilisées » : États-Unis, Russie, France, Angleterre, Allemagne, figurent dans ce chiffre pour cinquante milliards à elles seules. Inconsciemment, car la vérité sort toujours, même de la bouche de Tartufe, les journaux disent, en reproduisant cette statistique : « Que ne ferait-on pas pour le bonheur de l’humanité avec cet argent ? » Mais ils se reprennent vite, sous l’œil des carnassiers qui les tiennent à leur solde, pour dire que le bonheur de l’humanité consiste à avoir de nombreuses armées, des flottes puissantes, de gros canons, des avions redoutables, des gaz aussi « moutarde » que possible, et pour chanter le saint cantique : « Si vis pacem para bellum ! … » Au moins, la paix du monde est-elle assurée moyennant toute cette préparation guerrière ? Non, le monde est plus que jamais menacé de la guerre !… Alors, on ne comprend plus et on demande : jusqu’où ira-t-on dans la voie de cette folie ?… Les exécrables malfaiteurs qui mènent la danse ne le savent pas eux-mêmes ; ils paradent, ils étalent leur incommensurable sottise, leur hideuse vanité, aux applaudissements des peuples de plus en plus trompés et abrutis.
Dans son Paradoxe sur le Comédien, Diderot a montré un autre aspect du paradoxe, celui d’une vérité qui ne cesse pas d’être à la fois démontrée et déniée dans les faits. Le paradoxe soutenu par Diderot est qu’un comédien joue d’autant mieux ses rôles qu’il y apporte moins de passion et reste maître de lui. Le débat est toujours actuel et prête toujours aux déductions les plus variées, comme celles qu’en a tirées Diderot et qui sont autant de paradoxes bâtis sur les mobiles contradictoires des individus dans leur activité sociale. Nous ne nous arrêterons que sur celui-ci : « On ne devient point cruel parce qu’on est bourreau, mais on se fait bourreau parce qu’on est cruel. » C’est là un paradoxe redoutable. Il renferme tout le problème de la psychologie des hommes qui, à un moment donné et dans des circonstances quelconques, tiennent en leur pouvoir la vie des autres hommes. Les gens qui sacrifient la vie des autres sont toujours des bourreaux aux yeux de leurs victimes. Eux se considèrent toujours comme des justiciers agissant dans des buts légitimes. Ils ignorent le remords qui est une fiction romantique, ils tuent « avec tranquillité » et ils conservent un « cœur léger » devant les hécatombes qu’ils commandent. La légitimité, ou ce qu’ils croient telle, de leur fonction est-elle assez puissante pour créer cette insensibilité qu’on peut appeler « professionnelle » de l’homme d’Etat, du juge, du militaire, du bourreau lui-même, ou cette insensibilité vient-elle de leur cruauté naturelle qui seule leur permet d’accepter leur sanglante fonction ? Voilà la question redoutable que pose le paradoxe de Diderot. Elle est particulièrement grave pour les révolutionnaires à qui sont proposées les solutions sociales de la violence et ils ne sauraient y répondre sans avoir de leur côté sévèrement interrogé leur conscience. Car un homme cruel ne sera jamais juste ; il sera un tyran, il ne pourra être un propagateur de la liberté, quelle que soit la légitimité de la cause qu’il aura choisi de servir et pour laquelle il se sera fait bourreau. Cet homme sera toujours plus nuisible qu’utile à cette cause, même en faisant ses « gros ouvrages », ceux de la guillotine et de la fusillade ; car la violence n’est qu’un pis aller, même employée pour la vraie justice, et le sang, quel qu’il soit, laisse toujours une tache sur celui qui l’a répandu. La force des forces est celle de l’idée ; c’est la force qui convainc, ce n’est pas celle qui frappe ; c’est la force de l’apôtre, ce n’est pas celle du bourreau ; c’est la seule force qui peut produire la véritable justice sociale et dresser une solidarité humaine vraiment pure. Avant de recourir à la violence, regardons en nous-mêmes, longuement, profondément, pour savoir si nous obéirons réellement au sentiment de la justice ou à la cruauté qui nous aveuglera et souillera nos actes, même les plus légitimes.
On n’en finirait pas de discuter sur le paradoxe, tant il est un des moyens les plus brillants et les plus féconds de la rhétorique en ce qu’il l’alimente incessamment de sujets et d’arguments imprévus. Il est très souvent une attitude de la vanité humaine, le produit d’un esprit de contradiction plus ou moins subtil et dont les opinions sont plus ou moins fausses quoique non reçues, ou le besoin « d’épater le bourgeois » par des sornettes non moins sottes que les siennes. Mais il est souvent aussi une défense de l’esprit contre l’incontinence bavarde, qui « parle comme un livre » et ne débite que de stupides lieux communs. Il y a une foule de gens qui, pour se prouver qu’ils existent, ont besoin de parler à tort et à travers. Ils se croiraient morts et se tâteraient s’il leur arrivait de rester silencieux pendant un quart d’heure. Bien entendu, ce sont ces gens qui ont tant de choses à dire qui débitent le plus d’insanités. Devant ce flot, il ne reste d’autre ressource, quand on ne peut fuir le bavard ou la société dont il fait partie, que de riposter à son « bon sens » par des paradoxes exprimant la contrepartie de ce qu’il dit. Au monsieur qui a hérité de ses grands-parents l’habitude de dire après chaque repas, en guise de pousse-café : « Encore un que les Prussiens n’auront pas ! » on peut soutenir qu’au contraire ils l’ont eu avant lui et qu’ils l’auront encore après. On peut faire, sur ce sujet, des discours qui rempliraient vingt volumes aussi copieux et aussi ennuyeux que ceux où M. Poincaré cherche toujours à justifier sa « mobilisation qui n’est pas la guerre ! ». Comme la majorité des gens sont de séniles moulins à « bon sens » et partagent les opinions de M. Poincaré, on ne tarde pas, et avantageusement, à passer pour un « piqué » qui est regardé avec pitié et qu’on finit par laisser tranquille. A mesure qu’il avance en âge, l’homme intelligent goûte de plus en plus la satisfaction de passer pour un « piqué » dans un monde où les gens « raisonnables » sont si souvent des abrutis. C’est le signe de sa bonne santé intellectuelle et morale. Il dit comme J.-J. Rousseau : « J’aime mieux être un homme à paradoxes qu’un homme à préjugés. » — Edouard Rothen.
PARAÎTRE. Nous ne nous occuperons de ce mot — qui semble né du latin parere : être engendré, mis au jour — que dans le sens de se montrer, se faire remarquer sous des apparences aussi brillantes que possible et le plus souvent fausses, pour donner de soi une idée plus avantageuse que la réalité.
Certes, il est normal, nécessaire même, de faire valoir les qualités que l’on a, quand elles peuvent être utiles aux autres en même temps qu’à soi-même. Il peut être bon que l’individu cherche à attirer l’attention sur lui lorsqu’il a à offrir, en échange du bénéfice qu’il en retirera, un équivalent certain. Il est même indispensable au progrès humain, il est de l’intérêt collectif, que l’homme possédant une réelle supériorité dans une branche quelconque de l’activité, se fasse connaître et que son œuvre soit mise en évidence. Le « besoin d’être unique », dans lequel M. Valéry voit la racine de l’orgueil, manifeste un désir légitime de paraître quand il est celui du savant, de l’inventeur, de l’artiste, de l’artisan qui veulent faire participer la collectivité au bénéfice de leur savoir, de leurs découvertes, de leurs travaux, des perfectionnements et des embellissements qu’ils apportent à la pensée et aux formes de la vie. L’excès de modestie, ou — ce qui serait la même chose — l’excès d’orgueil qui les ferait se renfermer dans la retraite et cacher leur œuvre à tous les yeux, serait injustifiable et coupable. Paraître est donc, en certaines circonstances où l’individu se fait connaître par une activité novatrice et féconde, une condition de progrès, un stimulant de l’initiative personnelle contre l’indifférence collective et la stagnation sociale.
Mais trop souvent le « besoin d’être unique » n’est qu’un vulgaire besoin de paraître excité par la vanité. (Voir ce mot.) Même chez ceux qui méritent l’attention publique, trop souvent la sotte vanité l’emporte sur un orgueil justifié et fait se détourner les regards dirigés sur le savant ou l’artiste vers le cabotin qui est leur double. Combien d’hommes remarquables, légitimement admirés pour leurs travaux, ont souillé leur gloire et fait oublier leur mérite en sombrant dans les affaires ou la politique ! On peut être un génie et n’être qu’un petit caractère, voire un hurluberlu. L’exemple abonde dans l’histoire d’hommes, d’abord grands et vertueux, qui furent entraînés par la fureur de paraître à devenir des scélérats. Combien, sans s’élever si haut et descendre si bas, qui ternissent eux-mêmes la considération méritée par leur œuvre en intriguant, sans dignité, pour des salamalecs au « cher maître », des décorations, un habit vert avec plumes d’autruche et la petite épée qui a une rigole pour le sang ! Combien traînent une noire mélancolie parce qu’ils n’ont pas leur portrait dans l’album Mariani et sont négligés par l’actualité publicitaire ! Combien se laissent emporter par le vertige malsain de l’arrivisme et désertent les régions sereines de la pensée et de l’art pour congratuler des ministres, distribuer des « prix de vertu » et parfois finir en correctionnelle !…
Paraître a été une nécessité primitive de l’humanité, sa première manifestation psychologique. Cette nécessité est venue du besoin sexuel, quand il a inspiré à l’individu le désir de plaire, de séduire par des apparences flatteuses le mâle ou la femelle convoité. Paraître est dans l’instinct de la nature tout entière quand, « immense champ d’amour », a dit Buchner, elle se pare féeriquement de toutes les merveilles au temps enchanté des pariades. Ce désir de plaire a appris à l’homme, comme à l’animal, à faire valoir ses avantages personnels et à donner l’illusion de ceux qu’il ne possède pas. Pour paraître auprès de la femelle et l’emporter sur ses rivaux, le mâle fait le beau, il montre son courage, son audace, son adresse, il étale ses grâces physiques. Il fait prendre à sa voix les inflexions les plus caressantes, à son langage le ton le plus éloquent. Il se livre à toutes les violences et à toutes les douceurs. Il cherche à vaincre dans le combat furieux et sanglant, à charmer dans la paix poétiquement inspirée. Il est Hercule tuant la reine des Amazones et filant aux pieds d’Omphale. Contre la puissance de cet instinct de nature, toute résistance est impossible sans les plus graves désordres ; il sonne triomphalement la fanfare de la vie victorieuse de toutes les aberrations mortifiantes grâce aux prodiges de l’amour. Plantes, bêtes et gens y sont soumis ; mais alors que les premières lui obéissent simplement et normalement, les hommes ont voulu le « civiliser ». Ils ont ainsi créé, avec toutes les aberrations de l’amour, toutes celles du besoin de paraître. Alors que ce besoin ne dépasse pas chez les animaux la satisfaction sexuelle, il s’est compliqué chez les hommes de prolongements conventionnels, tels le mariage destiné à perpétuer une illusion qui devient ainsi contre nature et produit les pires égarements. Il s’est en outre étendu à toutes les formes de la vie civilisée au point qu’il préside à toutes les manifestations de son organisation artificieuse.
Il semble que, dans une vraie civilisation le besoin de paraître par les moyens de la violence et de la tromperie aurait dû s’atténuer de plus en plus pour s’anéantir à mesure que l’homme acquérait plus de connaissance et de raison, qu’il pouvait davantage dominer ses passions et corriger sa nature primitive. Il n’en a rien été. Plus l’homme a eu la possibilité de se développer et de grandir en valeur intellectuelle et morale, plus il a cherché à paraître sous de fausses apparences, plus il s’est ingénié à s’abaisser intellectuellement, à se souiller moralement. Plus l’homme a découvert de moyens de bien-être, de vie facile et agréable, de raisons d’entente et de cordialité avec autrui, de possibilités de rapports sincères de plus en plus étendus dans le monde entier, plus il a multiplié les difficultés, les ruses, les abus, les prétextes de conflits en se montrant faux, hypocrite, avide d’une considération de mauvais aloi et d’une puissance usurpée. Plus il a étouffé ses scrupules, plus il est devenu effrontément, cyniquement menteur, poseur, charlatan, cabotin, réclamiste, pour atteindre, au moyen du bluff et du puffisme à la frénésie d’arrivisme dont on voit aujourd’hui le débordement calamiteux. Cela suffirait à montrer la fausseté de la vie socialement organisée et à prouver que ce qu’on appelle la « civilisation » n’est que la barbarie plus policière que policée.
Dans le but de paraître, l’homme avait d’abord inventé la parure pour suppléer l’insuffisance de ses avantages naturels. Il avait commencé par se parer de plumes, se tatouer le corps, se mettre des anneaux dans le nez et aux oreilles, se pendre au cou des verroteries, se vêtir d’étoffes éclatantes ; il avait créé la mode. Celle-ci, et toutes les façons de se faire valoir, sont restées primitives chez l’homme primitif. Elles se sont compliquées à l’extrême chez le civilisé pour arriver aux raffinements de la toilette, aux maquillages savants et aux chirurgies esthétiques de l’heure présente. En même temps, le besoin de paraître s’est surexcité dans l’esprit propriétaire, thésauriseur, spoliateur, et dans le désir de domination qui s’est exercé d’abord sur le voisin de case, les compagnons du clan, pour s’étendre ensuite sur les nations et le monde entier. De l’individuel il est passé au collectif pour créer arbitrairement les suprématies de castes et de races, justifier les classes et les impérialismes. La vanité individuelle, excitée par la vanité voisine, a trouvé son appui dans la vanité du groupe de plus en plus nombreux et fait prendre au besoin de paraître un caractère vésanique et épidémique. De l’égotisme, dont la forme saine et intelligente est dans « la culture attentive des diverses facultés du moi » (Fonsegrive), elle a fait l’hypertrophie du moi, sentiment excessif de la personnalité et exagéré au point de ne considérer que soi et de vouloir n’occuper les autres que de soi. Suivant les époques et les circonstances, ce sentiment prend les formes précieuses du narcissisme barrésien et se manifeste, individuellement, et passivement, dans une sorte d’onanisme intellectuel cultivé en un quelconque Jardin de Bérénice ; mais il est furieusement épris d’action pour les autres à qui il dit : « Allez ! enfants de la Patrie ! » Ou bien, il s’aiguille vers des activités collectives plus grossières et plus brutales. J.-R Bloch constatait, en 1828, que le sport français était « en train de se tourner en une sorte d’égotisme plastique et sensuel dont les effets ne sont pas moins morbides que l’égotisme cérébral de Barrès ». Encore plus exaspérée, la vanité individuelle se manifeste dans l’activité catastrophique des mégalomanes, prétendus « surhommes » auxquels les simples vaniteux ont la sottise de remettre leur destin. C’est ainsi que du primitif qui a commencé à se peindre le visage, il y a des milliers d’années, pour plaire à sa femelle, et tué son voisin pour s’emparer de sa chasse, jusqu’aux arrivistes convoitant la possession du monde et aux mégalomanes chefs d’États décidant « les mobilisations qui ne sont pas la guerre », se sont déroulés tous les aspects du besoin de paraître. Simplement naïf chez l’homme de la nature ne cherchant, comme la plante et comme l’animal, que sa meilleure place au soleil, ce besoin a atteint l’aliénation frénétique du dictateur jamais satisfait, jamais rassasié, toujours prêt à mettre le monde à feu et à sang, à décréter la misère et la ruine de millions d’hommes pour la satisfaction de son exécrable vanité. Un Néron incendiait Rome pour montrer qu’il était un grand artiste ; un Clemenceau a fait prolonger la Grande Tuerie pour prouver qu’il faisait la guerre. Et les peuples, intoxiqués, hallucinés par la même vanité, dressent des monuments de gloire à ces fous sanguinaires en chantant qu’ils ont « bien mérité de la Patrie !… ».
Car, au-dessous des Néron et des Clemenceau qui font ce qu’on appelle « l’histoire » et sont les Himalaya de la sottise humaine, il y a la cohue innombrable des piqués, des mythomanes — monomanes du mensonge, — des mégalomanes, des aliénés de toutes sortes, furieusement acharnés à se hisser les uns sur les autres, à s’écraser et à se dévorer entre eux pour paraître au-dessus de leur environnement. Les crabes qui s’agitent dans un panier où ils sont entassés donnent un spectacle bien innocent à côté de celui-là. Rien ne fait mieux comprendre la monstruosité de l’état social, son incapacité à se constituer sur des bases rationnelles, que ce grouillement de vanités sordides. Rien ne montre davantage le détraquement du mécanisme à l’envers qu’on appelle « civilisation » et qui annihile, broie, sacrifie tout ce qui est vrai, juste, équilibré, généreux, bienfaisant, pour le triomphe des gredins et des fous.
Il convient de distinguer entre ceux que tourmente le désir de paraître. Il y a la masse grégaire, la foule des « innocents », des « pauvres d’esprit » à qui le ciel est promis et dont, la vanité chétive se repaît de cette merveille, celle des simples imbéciles dont un besoin simiesque d’imitation satisfait la vanité puérile dans la pratique de la mode, celle des imbéciles plus compliqués qui obéissent au snobisme. Ceux-là sont plus victimes de leur sottise qu’ils ne sont bénéficiaires de leurs ambitions toujours déçues. Pris individuellement, ils sont rarement dangereux, seulement capables à l’occasion de se mettre à ruer et à mordre comme une bourrique quand elle est trop fortement étrillée. Les dégâts qu’ils peuvent produire sont limités par leur incapacité intellectuelle, leur aboulie congénitale et leur peur des coups. Mais le danger vient de leur masse. Grenouilles pullulantes dans le marais social, « majorité compacte », malgré ce déliquescente, soumise à toutes les abjections, rétive à toutes les générosités, favorable à toutes les turpitudes : ils sont le troupeau stupide qui se plante sur la tête des plumets, des cocardes, des petits drapeaux, pour suivre les tambours, tirer au sort, marcher aux urnes, se ruer aux mascarades patriotiques et courir à tous les appels du canon. Ils sont les soutiens et les dupes des malfaiteurs qui ont fait du besoin de paraître un système d’exploitation, des criminels qui entretiennent l’état social dans la frénésie de ce besoin, de tous ceux qui en sont les professionnels et par qui sévit l’arrivisme dont nous parlerons plus loin.
La possibilité de paraître avec plus ou moins d’éclat et d’influence dépend du prestige qu’on exerce. Ce prestige agit avec une sorte de fascination abolissant le jugement et la résistance de celui qui le subit. Tous les moyens de séduction, plus ou moins grossiers, des vieilles sorcelleries se retrouvent en l’occurrence, à peine changés par la terminologie moderne. Les enchantements féeriques, les apparitions merveilleuses et terrifiantes, les diableries, les philtres, les charmes, les incantations, les exorcismes, tout l’appareil des jeteurs de sorts, des rebouteux des âmes et des corps, des nécromants, des charlatans du divin et du temporel, avec les mises en scènes pompeuses des cours et des cérémonies : tout cela n’a été créé que pour exercer ce prestige en frappant les imaginations et en troublant les esprits. C’est par ces moyens qu’on provoque les états d’hypnotisme collectif qui font béer les foules admiratives aux manifestations carnavalesques des puissants de la terre, aux Te Deum chantés en l’honneur du « Dieu des armées ». C’est ainsi qu’on convainc les peuples que leur nation propre, dont les maîtres sont si grands, est au-dessus des autres ; que l’armée est une belle chose, que la guerre est d’essence divine et doit toujours exister, malgré les pactes Kellog qui la déclarent « crime » et la mettent « hors la loi » ; qu’enfin, il faut travailler, payer, s’armer et se faire tuer, pour que les maîtres soient toujours plus grands, plus insolents, plus mystificateurs et que le crime ne soit pas extirpé de la terre.
Même dans les pays démocratiques, on perpétue la mascarade des cérémonies, des uniformes, des décorations, et les fallacieuses distinctions qui séparent les hiérarchies du vulgaire demeuré nu et cru et qui n’est rien, « pas même académicien », a dit Piron. Tout cela pour maintenir le prestige, aussi anachronique que ses déguisements, d’une autorité qui n’a même pas assez le respect d’elle-même pour se manifester autrement que par des moyens de carnaval. Mais l’oripeau est nécessaire, tant il couvre souvent le plus vilain bonhomme, pour donner l’illusion d’une supériorité du dominateur sur le dominé. « Prestige acquis », a dit Le Bon dans sa Psychologie des Foules, mais non « prestige personnel ». Tout ce monde de déguisés est d’autant plus entiché de ses prérogatives, jaloux de les faire valoir et d’en tirer avantage, qu’il est moins digne de considération. Le tyran violateur des droits de « son » peuple, le ministre prévaricateur, le guerrier massacreur et pillard, le prêtre simoniaque, l’intellectuel prostitué au pouvoir, le magistrat forfaiteur, le dignitaire de la Légion d’honneur livré au péculat et à l’escroquerie, tous ces représentants de l’imposture souveraine ont besoin de leur « prestige acquis » pour paraître quelque chose. Il est du plus haut comique d’observer le spectacle de leurs jongleries, de leurs disputes, de leurs intrigues, pour se faire valoir et s’évincer réciproquement. Ceux qui ont de belles femmes sont favorisés ; ils font des cocus magnifiques. « Le mépris de l’inférieur est un grand principe d’émulation et le fondement de la hiérarchie », a dit A. France. Ce mépris soulage les petites âmes de celui que leur manifeste les malins grimpés plus haut qu’eux au mât de cocagne de la notoriété. Aussi, les questions de préséance les préoccupent plus que leurs fonctions. Depuis qu’il y a des hiérarchies, la question est posée de celui qui aura le pas sur l’autre. Au temps des Pharaons la dispute était vive pour savoir qui, des porteurs de l’ordre guerrier du Lion ou de ceux de l’ordre civil de la Mouche, marcherait le premier dans les cérémonies. Le xviiie siècle vit la querelle interminable du Parlement, des Pairs et de la Noblesse, chacun de ces trois corps voulant passer avant les autres et rester assis et couvert devant eux. Suivant que le roi avait besoin d’un corps ou d’un autre, il rendait des Édits contradictoires qui entretenaient la bagarre. Le snobisme et ses valets de plume, qui affectent de « savoir vivre », ont souvent cité avec admiration l’exemple de Talleyrand offrant du bœuf à ses convives suivant les degrés de la hiérarchie. Commençant par le plus haut personnage, il disait de la façon la plus respectueuse : « Monsieur le duc me fera-t-il l’honneur d’accepter ce morceau de bœuf ? » Il allait ainsi, en graduant sa politesse, jusqu’au dernier convive, un parent pauvre relégué au bout de la table, à qui il disait sèchement : « Du bœuf ?… » Le « savoir vivre » de M. de Talleyrand n’était que du muflisme supérieur.
Pour éviter les incidents dans la hiérarchie officielle et obliger ses dignitaires à conserver quelque dignité devant les badauds subjugués, on a établi des protocoles, codes de la discipline et des préséances. Même en République, on ne saurait confondre les serviettes d’en haut avec les torchons d’en bas, Chacun a sa place, sa case, son étiquette, suivant ses fonctions et son grade ; même morts, ceux d’en haut auront droit à des « funérailles » pompeuses ou des « obsèques » dignes, ceux d’en bas à un « enterrement » plus ou moins simple. Il y aura ou non cortège, musique, grand-messe, discours, voitures, couronnes, suivant que le mort aura été ambassadeur ou concierge de l’Obélisque. La tournée chez le marchand de vin, « où l’on est mieux qu’en face », n’est pas prévue.
Avec les époques et les circonstances, le prestige change d’aspect ; les façons de paraître varient comme la mode. Il s’agit pour chacun d’être de la classe dont le nombril est le plus étoilé, ou de paraître lui appartenir. Les parvenus romains devenaient patriciens ou se donnaient l’air de l’être. M. Jourdain et la comtesse d’Escarbagnas ont de plus sûrs ancêtres dans les Crispinus et les Ponticus étrillés par Juvénal que dans les grimoires des généalogistes. Dans la société féodale du moyen âge, et jusqu’à la Révolution Française, quand la noblesse l’emportait sur les autres classes, chacun voulait être noble, plus ou moins cousin du roi, au moins son bâtard si on ne pouvait être son fils légitime, son porte-coton quand on ne pouvait être son ministre. Les plus nobles étaient les plus audacieux, c’est-à-dire les plus massacreurs et les plus pillards. Les rois étalent les sur-nobles, les lions qu’imitaient les loups et les renards dévorateurs des ânes et des moutons. Pendant dix siècles, cette noblesse d’aventure s’était renouvelée ou accrue de tous les roturiers parvenus, pouvant payer un de ces titres dont les rois et les papes tenaient boutique et se faire fabriquer une hérédité aristocratique par un quelconque d’Hozier. Suivant le prix qu’il y mettait, le marmiteux, à peine décrassé par la savonnette à vilain, se découvrait des ancêtres ayant porté outrasse avec Philippe Auguste ou dansé avec Isabeau de Bavière. La querelle du Parlement, des Pairs et de la Noblesse provoqua la publication d’un document amusant sur l’origine véritable de tout le monde à particules qui menait si grand tapage au nom de ses ancêtres. Le Parlement lui-même ne pouvait dissimuler « qu’il était ouvert à la roture par la vénalité » et que, parmi les gens de robe, certaines classes étaient « abjectes ». Mais ce n’était pas le corps des Pairs, « encore bien plus défiguré », qui était en droit de lui faire reproche de sa roture. Quant aux Nobles, ils étaient à peu près tous sortis récemment de boutiquiers ou de ces valets de seigneurie qui vivaient de la noblesse, en attendant de prendre ses titres et ses places, et même « d’hommes de néant », comme ce Maximilien de Béthune, fils d’un aventurier venu d’Écosse. Les ducs de Richelieu venaient d’un Vignerot, domestique et joueur de luth ; les ducs d’Uzès, d’un Bastet, apothicaire. Les de Luynes descendaient d’un avocat de Mornas dont les trois rejetons avaient porté tour à tour l’unique manteau de famille pour se présenter au Louvre. Les La Rochefoucault sortaient d’un George Vert, étalier-boucher ; les Neuville-Villeroy d’un marchand de poissons ; les Noailles d’un domestique anobli par un vicomte de Turenne, etc. Comme disait La Fontaine, en conclusion de sa fable : La grenouille qui se veut faire aussi grosse que le bœuf :
« Le monde est plein de gens qui ne sont pas plus sages ;
Tout bourgeois veut bâtir comme les grands seigneurs,
Tout petit prince a des ambassadeurs,
Tout marquis veut avoir des pages. »
L’Intimé, dans Les Plaideurs, de Racine, se recommande en ces termes à Dandin, son juge :
« Monsieur, je suis bâtard de votre apothicaire. »
Chacun cherche à paraître comme il peut.
La noblesse, pour qui travailler eût été déroger, n’en était que plus prodigue dans son désir de paraître. Elle se ruinait par ostentation, au contraire des démocrates qui mettent aujourd’hui la même ostentation à s’enrichir. La chevalerie qui avait paradé au Camp du Drap d’Or, derrière François Ier et Charles Quint, y avait laissé les trois quarts de sa fortune. Elle mangea le dernier quart pour paraître à la Cour. Les chevaliers devinrent des courtisans flagorneurs, réduits à des services dégradants que payaient des bénéfices, des pensions, des faveurs moins qu’honorables. Les blasons se redoraient par des mésalliances, par le jeu, le maquereautage et toutes les friponneries qui, pratiquées dans la manière des cours, devenaient des vertus aristocratiques. Le vrai sentiment de l’honneur, que les nobles prétendaient posséder à un si haut degré, était devenu aussi inexistant que pour la plupart de ceux qui portent aujourd’hui leur honneur à leur boutonnière.
La bourgeoisie, dans son ascension, fut conduite, non à se substituer à la noblesse dans des formes plus intelligentes et plus dignes, mais à la singer dans ses façons de paraître. Le Bourgeois Gentilhomme, de Molière, est l’image classique, multipliée à de nombreux exemplaires, du bourgeois qui se trouvait noble parce qu’il avait des maîtres de musique, de danse, de philosophie, d’armes, qu’il faisait de la prose sans le savoir et que ses valets marchaient sur ses talons pour qu’on vît bien qu’ils étaient les siens. Il n’était pas plus ridicule, mais il l’était autant, que cette duchesse de Lesdiguières commandant à son professeur de maintien de lui donner de l’esprit pour briller dans la société. M. Jourdain était trop naïf pour être bien dangereux ; mais il a pris de la férocité en se reproduisant. Le traitant Turcaret, forban de finance, annonça les loups-cerviers qui firent comprendre qu’en 1789 le peuple en eut assez. Mais quand leur tête fut promenée à bout de pique, leur valet Frontin prit leur place. La carrière fut ouverte à la ruée démocratique qui aboutit, de nos jours, à l’apothéose de Thénardier et de ses acolytes montés du bouge de la rue Blomet aux plus hauts emplois de l’État.
Les guillotineurs n’avaient pas encore lavé la machine à Guillotin du sang des « aristocrates » que déjà ils voulaient se parer de leurs titres ! Napoléon Ier vendit de la noblesse à toute sa valetaille. La monarchie de Juillet en pourvut les fils des « sans culottes » enrichis dans tous les tripotages et devenus bourgeois constitutionnels. Il en coûtait seulement 18.470 francs de droit d’enregistrement pour devenir duc, 7.490 francs pour être comte, la même somme pour être marquis, 5.050 francs pour une vicomté et 3.830 francs pour une baronnie. L’Annuaire de la Noblesse disait : « Lorsque la concession deviendra ancienne et que le temps aura jeté sur elle le voile de l’oubli, on revendiquera une origine féodale. » Un quelconque Drigon devint marquis de Magny, un Gaschon fit un de Molènes, un Piédevache fut fait de la Bourdelais et un Le Chat rentra ses griffes sous le nom de Saint-Hénis ! Il y en eut des centaines qui figurent encore aujourd’hui au Gotha parmi l’aristocratie du noble faubourg et de l’Action Française !
Le besoin de paraître a pris tout son développement dans l’arrivisme contemporain épaulé par le muflisme. Leur progression a été commune ; ce sont deux frères siamois engendrés et engraissés par le même fumier social. L’arrivisme a été remarquablement étudié par Ossip-Lourié dans son ouvrage : L’Arrivisme, essai de psychologie concrète. Si nous avions un reproche à faire à ce livre, ce serait de paraître plaider l’irresponsabilité de l’arrivisme en insistant trop sur sa pathologie. Le monstre cause trop de désastres et il est trop impitoyable à l’égard de ses victimes pour mériter des circonstances atténuantes.
Comme le muflisme, l’arrivisme est une vieille chose dans le monde ; comme lui, il a pris à notre époque un développement qui en a fait une maladie sociale. Il est le phénomène psychologique le plus caractéristique de notre temps. Évidemment, il y a toujours eu des arrivistes, « ambitieux sans scrupules », voulant à tout prix « parvenir, arriver aux dignités, aux honneurs, à la fortune », comme il y a toujours en des égotistes animés de la manie de parler et de faire parler d’eux, et des mégalomanes possédés du délire des grandeurs. Leurs cas ont été certainement nombreux, mais ils étaient particuliers, considérés généralement comme anormaux, anti-sociaux, et, même quand ils réussissaient, ils devaient mettre une sourdine aux trompettes de leur triomphe ; on ne leur permettait pas d’ériger en civisme leur impudent pharisaïsme. Si, au temps de Louis XV, comme en tout temps, « la vertu était à pied et le vice à cheval », du moins n’avait-on pas fait une vertu du vice et ne le tenait-on pas pour une chose socialement admirable.
On ne trouve le mot : arrivisme, dans aucun dictionnaire. Le premier, Ossip-Lourié l’a défini ainsi : « Désir de se mettre en évidence, de s’imposer, de jouer un rôle, de dominer. Tendance pathologique irrésistible à réaliser rapidement, par tous les moyens, un but égoïste, à s’acheminer ou plutôt à s’élancer vers une situation mettant le sujet au-dessus de son état, de ses capacités, de sa valeur réelle. C’est une affection qui pousse invinciblement certaines catégories d’individus, — dont le nombre augmente de plus en plus, — à égaler ou à dépasser quelqu’un, à s’emparer d’une parcelle d’un pouvoir, d’une puissance. » Petits arrivistes qui se démènent dans leur village, auprès d’un patron, dans le salon d’une sous-préfète ou dans des comités électoraux ; grands arrivistes qui atteignent les plus hautes situations politiques et sociales au-dessus des foules et des peuples : « Chez tous on observe une floraison démesurée de la vanité et de l’audace provocante. » C’est ainsi que « des imbéciles, des idiots, des monstres arrivent socialement à des situations en vue. » Ossip-Lourié ajoute : « L’élément brutalement égoïste est inséparable de l’arrivisme. Les sentiments affectifs sont abolis, exaltés ou pervertis chez la plupart des arrivistes… Aucune catastrophe familiale, sociale ou universelle, souvent provoquée par eux-mêmes, ne peut les émouvoir. Tout pour eux est prétexte pour se manifester, se produire… Les arrivistes sont des stratèges de premier ordre. Leur habileté va même jusqu’à se faire des ennemis utiles. Pour réaliser leurs desseins, ils font souvent preuve d’une pittoresque ingéniosité et d’une souplesse géniale. Avec une audace morbide ils savent utiliser les infiniment petits et les hécatombes de millions d’êtres humains… Les arrivistes ne peuvent se manifester que s’ils trouvent constamment de nouveaux buts à leur activité. Le jour où ils n’ont plus de degré à monter, d’obstacle à franchir, ils se désagrègent et perdent leur raison d’être… L’un des traits caractéristiques des arrivistes, c’est la stérilité de leurs efforts. Regardez au fond de leurs œuvres : il n’y a rien. Dépouillez-les de leurs couronnes artificielles, vous vous trouverez en présence de niais. »
L’arriviste sévit dans tous les milieux et dans toutes les classes. Partout, en bas et en haut, illettré ou savant, manuel ou intellectuel, prolétaire ou capitaliste, gouverné ou gouvernant, il est un cas pathologique. « Car tout arriviste, quel que soit le degré de son arrivisme et de l’état de son milieu, doit être toujours suspect au point de vue nerveux et mental… On est frappé de la quantité considérable de tarés qu’on rencontre (chez les arrivistes) : débiles, esprits faux, déséquilibrés de l’émotivité ou de l’humeur, hystériques, névropathes. Tous portent des stigmates, c’est-à-dire des signes permanents et flagrants pathognomoniques. » Cette thèse est illustrée par une discussion qui s’est produite, il y a quelques années, à la Chambre des Communes d’Angleterre. Il s’agissait du trafic des décorations qui se pratique au-delà de la Manche comme en deçà. Un orateur demanda qu’on fit examiner par un médecin aliéniste toute personne désireuse d’être décorée.
Après ces définitions et observations, Ossip-Lourié a étudié « la genèse psychologique de l’arrivisme ». Les circonstances et les facilités de développement toujours plus grandes que lui a offertes l’état social, ont multiplié l’arrivisme en procurant aux monomanes ambitieux et aux mégalomanes, qui ne sont plus neutralisés dans des asiles, la possibilité de réaliser les idées de grandeur dans lesquelles ils se complaisent. Non seulement ils peuvent, aujourd’hui, s’exercer en liberté, mais ils sont aidés et admirés publiquement, jusqu’à l’assassinat inclus, qui est pour eux la meilleure des réclames et des moyens de se pousser dans le monde. Il n’y a pas longtemps, les journaux offraient complaisamment à l’admiration des foules, au lendemain d’un acquittement en cour d’assises, le sourire d’une beauté de cinéma qui avait tué son mari millionnaire pour hériter de lui. Quel encouragement à la vertu pour les jeunes filles sans fortune, ouvrières et dactylos, qui résistent aux séductions des « concours de beauté » et de la prostitution empanachée où ils conduisent ! Devant les facilités qu’ils rencontrent, l’admiration dont ils sont l’objet, comment s’étonner que les arrivistes et les cabotins du crime « finissent par se persuader qu’ils sont plus puissants, plus grands, plus nobles que tous ceux qui les entourent », que des hommes « encore sains d’esprit en apparence, chez qui le délire ambitieux n’est qu’à l’état latent, sacrifient tout à la satisfaction de leurs tendances orgueilleuses » ? Ils sont en même temps « la proie de la folie des grandeurs et des victimes de l’existence des hiérarchies sociales ».
Dans un état social normal, le mal serait vite endigué et neutralisé ; mais dans l’état de violence et d’arbitraire qui est à la base de la société « la plus faible cause suffit à déclencher la démence », pour conduire jusqu’au crime « socialement avouable et admiré ». Au lieu d’enfermer dans des maisons d’aliénés les arrivistes délinquants, « on les honore, on leur élève des statues quand ils ne se les élèvent pas eux-mêmes… Ils sont d’autant plus dangereux qu’ils ne peuplent pas les prisons, mais la vie courante, et sont parmi les dirigeants des sociétés ». Ces dirigeants sont très rarement des individus supérieurs ; ils sont des médiocres comme tous ceux qui n’arrivent que par les autres. Ils sont à la mesure de la foule qu’ils doivent flatter et tromper pour réussir. Comment pourrait-on leur opposer la vérité devant cette foule ? C’est l’histoire du Dr Stockmann, dans Un Ennemi du Peuple, d’Ibsen, l’histoire de tous ceux qui croient pouvoir demeurer libres et garder une conscience propres s’ils réussissent auprès de la « majorité compacte »… « L’arriviste n’est jamais un homme libre, il ne peut pas l’être. Pour arriver, il est obligé de s’accrocher à un milieu, à une caste, à s’y embrigader, quitte à les lâcher, dès que son but sera atteint, pour s’embrigader ailleurs. » La tromperie qui porte l’arriviste à se faire surestimer le porte aussi à faire sous-estimer ses adversaires. De là l’étroite collaboration de l’arrivisme et de la calomnie qui ne respecte aucune valeur intellectuelle et morale, aucune pureté. C’est ainsi que : « arriver est la vertu pratique que toute société enseigne et exige. On ne vous demande pas comment vous êtes arrivé, on vous dit : « Arrivez d’abord, vous serez quelqu’un après. » Arrivez par tous les moyens, la société vous mettra au pinacle, fera de vous un grand homme. Si vous n’arrivez pas, on vous traitera d’incapable, de médiocre, de propre à rien, de coupable, de suspect. » Telle est la morale sociale fondée sur l’arrivisme, maladie devenue si générale que les hommes, de moins en moins nombreux, qui en sont épargnés et ont l’énergie de lui résister passent pour des anormaux et des fous à surveiller. L’arrivisme est devenu « le baromètre moral des peuples » ; il fait des idoles des bandits qui parviennent à les dominer, et il les fait s’idolâtrer eux-mêmes dans le monstrueux épanouissement de leur vanité collective.
Si l’arrivisme n’a pas été souvent étudié comme manifestation sociale collective, les arrivistes ont, par contre, fourni une matière abondante à la littérature. Celle-ci ne pouvait manquer d’observer cette passion : l’ambition, qui est, après l’amour, le mobile le plus puissant des actions humaines ; elle devait souvent présenter ses exploits dans l’histoire, le roman, le théâtre. De tout temps on a instruit les hommes sur les moyens de réussir, de parvenir, de dominer. Les princes ont suivi plus ou moins intelligemment les conseils des Machiavel ; les gardeuses d’oies ont été éveillées à des idées de grandeur par les diseurs de bonne aventure. Dès l’antiquité, l’arriviste a achalandé les boutiques des pythonisses lisant les présages de son destin dans le ventre d’un poulet comme aujourd’hui dans le marc de café ou les cartes. Depuis l’Art d’Aimer, d’Ovide, jusqu’aux enseignements des Jésuites sur la façon de se pousser dans la vie en suivant le Chemin de velours, les traités plus ou moins cyniques ou libertins se sont multipliés à son usage. Le Cortigiane (le Courtisan), de Balthazar de Castiglione, a été le modèle, depuis le xvie siècle, de tous les ouvrages à l’usage des hommes de cour, celui de Balthazar Gracian en particulier. L œuvre de Balzac est le tableau de l’arrivisme qui enfiévra, il y a cent ans, la bourgeoisie échappée aux dangers révolutionnaires et devenue maîtresse de son sort. Toute la littérature du xixe siècle est pleine de la montée arriviste observée d’une façon de plus en plus naturaliste par Stendhal, Flaubert, Maupassant, Zola. De Rastignac lançant son défi à la société en criant : « A nous deux, maintenant ! », à Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir et à Bel Ami, tous ses héros ont défilé dans les romans de 1830 à 1885. Bel Ami est le type complet, achevé de l’arriviste contemporain. Il ne lui manquait plus, il y a cinquante ans, que cette considération publique qui lui a permis, depuis, de se multiplier. Louis Reybaud avait constaté le besoin de gloire précoce qui tourmentait les générations de son temps et devait trouver son premier triomphe arriviste avec les gens de sac et de corde du Coup d’État, les aventuriers du Deuxième Empire. Il écrivait, en 1843 : « On ne cherche pas à mériter les positions ; on veut les prendre d’assaut ; on demande à la fortune plus qu’elle ne peut donner, à l’imagination plus qu’elle ne peut produire. Le temps n’entre pour rien dans les calculs ; on ne sait ni lutter ni attendre ; partout on veut jouir vite et n’importe par quels moyens. » Que pouvait le vieil idéalisme des révolutionnaires quarante-huitards contre cet arrivisme qui se montrait si résolument réaliste, ayant déjà fait ses preuves par les massacres ouvriers et l’enfumage des Arabes ? Dans son Jérôme Paturot, Reybaud a montré avec une ironie aiguë l’arrivisme patelin, prudhommesque, d’un marchand de bonnets de coton devenu ministre et dont les aphorismes sont de la plus exacte psychologie politicienne. (Voir Politicien).
A l’époque du Symbolisme (voir ce mot), l’individualisme anarcho-bourgeois qui découvrait Darwin, Nietzsche, Stirner, Ibsen, échafaudant la théorie de l’individu contre la société, essayait de justifier l’arrivisme dans lequel, finalement, il perdrait tout son anarchisme pour n’être plus que bourgeois. Une foule de phénomènes en composaient la ménagerie : pieds plats mal bâtis et foireux, Zarathoustra à béquilles, scientistes sans science, surhommes qui voyaient chacun « l’Unique » en se regardant dans une glace, et prétendaient bouleverser le monde en refilant de la monnaie de plomb à un épicier et la vérole à une femme. Ils bavaient d’admiration devant le mot de Tailhade : « Qu’importent les victimes pourvu que le geste soit beau », mais ne s’inquiétait pas de la beauté du geste ; les victimes leur suffisaient. Tous chantaient l’hymne du « struggle for life ». Ils affirmaient que la vie doit appartenir au plus fort, au plus fourbe, au plus audacieux, que les scrupules ne sont que préjugé et duperie, qu’il faut savoir « vivre sa vie » et se tailler la part du lion pour ne pas être réduit à celle de l’âne. Tout cela, perfidement répandu par des farceurs et mal digéré par des imbéciles, avait créé une sorte d’héroïsme tragi-comique qui justifiait aux yeux des gobe-mouches la fortune des coquins des affaires et de la politique, — les businessmen à la Lechat, — mais finit lamentablement dans les aventures des « bandits tragiques ».
Sous l’influence de ces phantasmes, Henri Château présenta, dans son Manuel de l’Arriviste, une sorte de surhomme boiteux, à la fois génial et imbécile, dont la psychologie nous paraît tout à fait fausse. Ce personnage qui a observé jusqu’au fond le mensonge social, est arrivé au mépris le plus total de toutes ses institutions et de tous ses fantoches, au détachement le plus complet de toute solidarité sociale pour « ne songer qu’à soi-même », dans la plénitude de « l’individualisme égoïste, délivré de tous préjugés et de toute morale ». Mais en même temps, l’auteur fait de son héros le type de l’arriviste parfait. Il y a, à nos yeux, une incompatibilité majeure, une antinomie absolue, entre le personnage réalisé en lui-même et celui qu’il veut jouer dans la société. Quand un homme est réellement, et non pour paraître, arrivé à une telle attitude philosophique, quand il tire une telle sérénité de son mépris de la sottise humaine et qu’il est devenu véritablement invulnérable à cette sottise, il n’est pas concevable qu’il puisse ainsi se déboulonner lui-même de son piédestal pour se livrer aux pitreries de l’arrivisme, même par raillerie ou par vengeance. Cela nous fait penser à la statue de Henri IV qui descendrait de son cheval sur l’invitation du poivrot légendaire pour aller boire avec lui. Un homme arrivé dans le sens noble du mot, en réalisant son être moral dans une plénitude indéfectible, n’a de rapports avec la société que comme pis aller, dans les limites strictement nécessaires pour conserver sa liberté, entretenir son existence et ne pas aboutir au suicide. Comment pourrait-il se dédoubler, se contredire, se démentir au point de remplir les conditions de l’arrivisme qui sont, avant tout, l’élimination de toute personnalité et la soumission à toutes les incongruités nécessaires pour séduire la foule ? Ce prétendu individualiste, qui se ferait l’esclave de la société pour ne pas en être la dupe, serait un Gribouille qui se jetterait à l’eau pour ne pas se mouiller. Ce serait un niais ou un farceur et, s’il était sincère, on pourrait dire de lui ce que R. de Gourmont a dit de Machiavel : « Cet homme si intelligent n’eut pas l’esprit de se méfier de l’hypocrisie universelle. »
Un arriviste ne peut être dégagé de tout préjugé moral, de tout respect social ; il doit, au contraire, les pratiquer. S’il ne les a pas tous conservés, il en possède du moins assez pour attendre encore quelque chose d’eux puisqu’il veut arriver par eux… Quelles que soient les théories qu’il émet, quels que soient ses actes préparatoires — et il ne trompe pas longtemps les clairvoyants — il n’est qu’un bourgeois, il n’agit qu’en bourgeois, et quand il affirme le contraire, il n’est qu’un bourgeois plus hypocrite que les autres. Voit-on le personnage qui viendrait dire : « C’est parce que j’ai la haine, le dégoût, le mépris de la société et du troupeau lâche des hommes, c’est parce que je veux me venger de toutes les humiliations qu’ils ont fait subir à ma conscience d’homme libre et de révolté, que je me conduis comme le plus haïssable, le plus méprisable, le plus lâche de tous. C’est parce que je déteste le désordre social et les turpitudes bourgeoises que je participe à ce désordre et que je me vautre dans ces turpitudes » ?… Non ! des gens qu’on appelle les « faisans », et que V. Méric a dépeints dans ses Compagnons de l’Escopette, se sont essayés à cette sorte de justification. Ils n’ont donné le change qu’à leurs pareils, arrivistes sans frein, et aux gobeurs qu’ils abusaient. Ce n’est pas dans Darwin, Nietzsche, Stirner et Ibsen qu’ils avaient fait leur éducation : c’est dans le Manuel de l’Arriviste.
On n’a que trop le spectacle des agissements des prétendus « affranchis », de ces sans-scrupules qui se disent « conscients », de ces « dessalés » évoluant dans des milieux spéciaux, mais aussi corrompus que les milieux bourgeois, qui sont encore plus timorés et plus méprisables que les « abrutis » et les « espèces inférieures » qu’ils vitupèrent. Combien qui eurent l’honneur de représenter « l’idée » à un moment quelconque de leur jeunesse impétueuse, de souffrir volontairement pour elle, de faire figure de révoltés, de réfractaires, d’en-dehors, n’avaient au fond que des instincts et des âmes de bourgeois, n’attendant que l’occasion de se montrer « parfait honnête homme », de se « réhabiliter » et jouir de la « considération publique » ! Ils l’ont montré… Avoir été braconnier et devenir garde-chasse, avoir prêché l’abstentionnisme et être un jour député, avoir été en prison pour antipatriotisme et porter la Légion d’honneur : quelle déchéance dans une telle « réhabilitation » ! Il peut y avoir là du cynisme ; il n’y a aucune grandeur morale et aucune supériorité de caractère.
Même sans posséder les grandes ambitions arrivistes, les « affranchis » illégaux, comme les « abrutis » conformistes, ont les faiblesses du besoin de paraître et en sont les victimes. La vanité les perd également. Combien d’illégaux à qui un « bon coup » pourrait assurer un avenir tranquille, dans une sécurité où ils jouiraient intelligemment de l’indépendance économique, de la liberté du corps et de l’esprit, se font prendre sottement, par vanité puérile, par besoin d’exhibitionnisme ! C’est l’histoire de ce journalier des chemins de fer qui, ayant réussi à « lever », à Marseille, un magot d’un million et demi, puis à passer en Espagne où personne ne serait allé le chercher, se signala lui-même à la police par ses excentricités et « tomba »… « honteux comme un renard qu’une poule aurait pris ». C’est l’histoire d’une foule de ces « renards » qui mettent trop de « poules » dans leurs affaires. Les « affranchis » de cette sorte, pitoyable gibier de bagne et d’échafaud, sont fabriqués en série par la société pour justifier son organisation policière et sa vindicte.
Suivant les milieux, les circonstances, les individus, l’arrivisme se manifeste par des moyens très différents. Tous ne sont pas à la portée de tout le monde. Les mêmes procédés sont favorables ou désastreux selon les cas. Tel escroc deviendra ministre, tel autre ira au bagne. Il y a la manière ; il faut avoir la « découpure », et puis, on est plus ou moins « fadé » — on a plus ou moins de chance — comme disent les spécialistes du « milieu ». Dans la démocratie qui a proclamé l’égalité devant la loi, il en est toujours comme sous l’autocratie dont les jugements distinguent les puissants des misérables. A un certain degré de puissance, de savoir faire, de protection, non seulement l’art d’arriver en friponnant peut être pratiqué sans danger, mais il constitue une vertu au point que sans lui on ne peut devenir un grand personnage. Combien d’hommes illustres, auxquels « la Patrie est reconnaissante » et que la foule acclame, n’auraient été que les épaves d’un parasitisme miteux, les « chiens crevés » de l’actualité, si leur chance ne leur avait pas fait atteindre les régions stratosphériques où planent les Jupiter de l’Olympe panamiste et oustricard ! La question, pour l’arriviste, est de franchir ce qu’on appelle en mécanique le « point mort » et en physique le « point critique ». C’est d’atteindre ce passage où la loi et ses gendarmes cessent d’être soupçonneux et hostiles pour devenir bienveillants et protecteurs. Jusque-là, si l’on n’a pas eu ce minimum de probité que Figaro constatait chez Bartholo : « tout juste autant qu’il en faut pour n’être point pendu », on risque la culbute. Arrivé à ce sommet, on peut se laisser glisser confortablement dans cet océan de délices que Satan offrait à Jésus avec le gouvernement du monde.
Suivant le milieu social auquel il appartient, son éducation, son caractère, son intelligence, le but qu’il poursuit, l’arriviste use plus ou moins délicatement ou grossièrement des moyens de la flatterie et de la tromperie. Il est le renard guettant le fromage au bec du corbeau. Il se fait flagorneur sans mesure ; aucune platitude, aucune bassesse ne le fait reculer. « Si la peste donnait des pensions, la peste trouverait encore des flatteurs et des serviteurs », constatait le poète persan Saadi. L’histoire d’un arriviste fameux, Alberoni, fils de jardinier, devenu abbé, puis cardinal et maître de l’Espagne, est particulièrement édifiante. Saint Simon l’a contée dans toute sa crudité. Chargé d’une commission du duc de Parme auprès du duc de Vendôme, bâtard royal qui mit la pédérastie à la mode dans son armée et donnait ses audiences sur sa chaise percée, Alberoni, reçu avec ce cérémonial, ne trouva rien de mieux que de tomber en extase devant le derrière du Vendôme et de le baiser en s’écriant : « O culo di angelo ! » De telles prémices, auxquelles il ajouta une impassibilité totale sous les coups de bâton, valurent à Alberoni les plus hautes destinées. C’est ainsi que réussirent tant de favoris de princes livrés eux-mêmes aux plus honteuses et sanglantes turpitudes. Tous les porchers devenus papes n’usèrent pas seulement de la ruse assez innocente de la béquille de Sixte-Quint ; la sodomie, l’adultère, la simonie, le poison, le poignard, leur furent plus utiles que les vertus évangéliques pour arriver au trône de Dieu. Combien de Mazarin, de Potemkine, devinrent ministres et dictateurs parce qu’ils surent se glisser dans le lit d’une reine de France ou d’une impératrice de Russie ! Combien de personnages solaires de la démocratie ont dû leur fortune, non à leur dévouement à la chose publique, mais à ce qu’ils surent s’établir greluchons des déesses de la République ou flagorneurs de ses dieux ! Henri Heine a raconté que se rendant un jour chez le baron de Rothschild, il vit un domestique galonné traversant un corridor en portant le vase de nuit de M. le baron, et « un agioteur de la Bourse, qui passait dans le même instant, tirer respectueusement son chapeau devant le puissant pot ». Henri Heine ne douta pas qu’avec le temps l’agioteur deviendrait millionnaire. Combien ne doivent leur fortune qu’à de tels coups de chapeau !…
Toutes les façons de paraître sont plus ou moins inspirées par l’arrivisme. Celle qui en semble la plus dégagée est celle de l’épateur qui cherche les effets les plus violents possibles, mais sans qu’ils fassent long feu pour procurer un profit. Quand l’épateur voit qu’il a un public dont il peut exploiter la complaisance et qu’il continue dans ce but, il devient alors un charlatan. Jusque-là, il est une sorte d’artiste, de dilettante, qui cherche surtout à se faire admirer en surprenant, en étonnant, en épatant — (faire tomber à la renverse) — par son exagération des choses. Lorsque l’épateur n’est que le blagueur qui « cherre dans les bégonias », cultive la « galéjade » et ne se livre qu’à d’inoffensives excentricités, il lui arrive d’être amusant. Mais il y a l’épateur insupportable, le poseur, qui a toujours l’air d’être devant le sculpteur de sa statue ; il se double du raseur quand il est pris d’incontinence verbale. Et il y a pire. Trop souvent, le désir d’épater la galerie fait perdre tout sens commun et fait commettre des sottises irréparables, comme celles de ces déséquilibrés parlant d’avaler d’un trait un litre d’alcool ou de planter leur couteau dans le ventre du premier « pante » qu’ils rencontreront. C’est l’exploitation ignoble, par les chantres de « Rosalie » — la baïonnette — de cette stupide gloriole à laquelle se laissent prendre tant de malheureux inconscients, qui fait les « nettoyeurs de tranchées » dans les guerres du Droit et de la Civilisation.
Le nombre des épateurs est infini, comme la variété de leurs inventions. Simples farceurs, inoffensifs maboules ou aliénés vicieux, ils se manifestent dans tous les domaines. Ils sont la foule de ceux qui :
« Pissent au bénitier afin qu’on parle d’eux. »
Depuis les Alcibiade coupant la queue de leur chien, jusqu’aux sanglants dictateurs qui sont des Soulouques déchaînés, tous, pour paraître, pour échapper aux règles communes de la vie et surtout au travail, dépensent une ingéniosité qui les rend ridicules ou odieux. Ils s’imposent des fatigues et des humiliations que souvent un galérien aurait refusé de supporter.
L’épateur professionnel est le charlatan aux différents degrés du charlatanisme (voir ce mot). On appelait jadis, « charlatans », ceux qui vendaient sur les places publiques, à grand renfort de coups de grosse caisse, des orviétans plus efficaces dans leurs « boniments », leurs « postiches », qu’à l’usage. Le mot a été appliqué ensuite, par extension, à tous les exploiteurs de la crédulité publique. L’esbroufeur est un parent du charlatan, mais d’une espèce plus inquiétante, celle de l’épateur qui ne se contente pas de surprendre par des façons exagérées et se donne des airs importants, usurpe des qualités et des titres qui ne sont pas les siens, pour intimider, en imposer, et finalement, friponner en abusant de l’ascendant qu’il a pris sur sa victime. Ce qu’on appelle le « vol à l’américaine » est une forme de l’esbroufe.
Une autre espèce de charlatan est le banquiste. C’est un bateleur, un saltimbanque, mais de plus d’envergure que ceux opérant sur les champs de foire. C’est surtout le directeur de théâtre, l’entrepreneur de concerts qui se livre à une réclame effrénée pour faire valoir des spectacles inférieurs et présenter comme des artistes de quelconques cabotins. Les moyens du banquiste comme du cabotin sont le battage et le chiqué, qui exagèrent jusqu’à l’insanité l’illusion déjà si souvent grossière du théâtre et achèvent d’en détourner les gens de goût. « Princesse du battage et reine du chiqué », disait Jean Lorrain de Sarah Bernhardt dont le talent, si grand qu’il fût, n’égala jamais la prodigieuse vanité. Encore, les Sarah Bernhardt, les comédiens chanteurs, virtuoses, ont-ils un talent certain, acquis par une étude de leur art ; mais que dire de ces dames de cinéma et de music-hall, de ces « stars », de ces « vedettes », de ces « artistes » qui n’ont jamais appris autre chose qu’à exhiber leurs fesses !… Le banquiste est aussi l’homme à promesses mensongères qui exploite la crédulité publique derrière une façade d’autant plus somptueuse et considérée que les gogos sont plus nombreux et que la filouterie boursicotière est plus active. Le mot banquisme vient d’ailleurs de banque. Depuis la « Grande Guerre », les banques ont pris des proportions de temples où la filouterie a les formes sacerdotales d’une véritable religion. Le banquiste et le banquier sont des gens qui jettent de la poudre aux yeux des badauds ; le premier pour distraire leur esprit, le second pour exciter leur cupidité, tous deux pour leur faire les poches.
L’écornifleur, qui tire de petits profits par des moyens détournés ; le tapeur, qui emprunte sans rendre ; le pique-assiette, qui dîne chez les autres mais chez qui jamais l’on ne dîne ; le resquilleur, qui use de tout sans payer:tous ces parasites, parfois si miteux qu’ils méritent l’indulgence, sont des variétés de l’esbroufeur. Le besoin de paraître a fait de leur industrie une branche des arts mondains assez semblable à la kleptomanie. Pratiquée avec élégance, elle alimente de fructueuses carrières, celles des danseurs mondains, des aviateurs de sajous et de bars, des professeurs d’esthétique, des arbitres de la mode, des jurés de concours de beauté et des gigolos des reines de ces concours, des organisateurs de kermesses de charité, des gastronomes professionnels, des rabatteurs de « maisons de conversation », des rédacteurs de la chronique des bidets, de cent autres qui champignonnent sur le fumier de l’arrivisme et en marge de la grande publicité.
En prenant plus d’envergure, le charlatan, l’esbroufeur, le banquiste sont devenus le bluffeur et le puffiste. Leur ascension et leur multiplication ont été celles de la puissance et de la domination de l’argent, surtout depuis la « Grande Guerre ». Certes, il y a eu de tout temps de grands aventuriers bluffeurs et puffistes qui furent considérables pour leur époque; mais leur nombre fut restreint et le champ de leurs ébats fut forcément limité aux ressources financières de leur temps. Les Fermiers Généraux, qui dévoraient jadis la substance misérable du pauvre peuple, font figure de personnages d’opéra-comique à côté des ravageurs sinistres qui sévissent aujourd’hui, n’ayant même pas l’excuse, comme les autres, d’être des mécènes et des gens d’esprit. La banqueroute de Law, au xviiie siècle, coûta à la France deux milliards et demi que se partagèrent quelques douzaines de grands fripons. Mais que sont ces deux milliards et demi auprès de tous ceux que messire Quincampoix fait danser aujourd’hui dans ses officines ? Le système du sire n’était que du boursicotage primitif, le loto des familles, auprès de ce qu’on tire actuellement du pis de la vache-contribuable pour engraisser les féodaux du régime. Rien qu’en 1931, pendant que des centaines de mille chômeurs étaient laissés sans ressources, livrés pour tout potage aux brutalités policières, une dizaine de milliards ont été distribués aux ventres dorés des banques, des chemins de fer, des compagnies da navigation, etc., sans parler d’autres milliards aux fabricants de quincaillerie guerrière. Les cent cinquante ans de règne des « tyrans », Louis XIV, Louis XV et Louis XVI, n’atteignirent pas la gabegie qu’on a vue dans la seule année « républicaine » de 1931. Ce n’en fut pas moins la culbute en 1789. Elle se fait attendre aujourd’hui. Faut-il croire que cent quarante ans d’exercice de la « liberté » ont été surtout l’apprentissage de la résignation pour les éternels tondus à qui un railleur de messire Quincampoix disait déjà au temps de Law :
« Un âne est moins bête que vous.
Vous recherchez une couronne
De plumes de paons, de chardons :
C’est la Sottise qui la donne. »
Bluff et puffisme sont les manifestations ultra-modernes, les derniers perfectionnements de l’arrivisme, l’expression surréaliste de l’art de paraître. Ils semblent marquer le maximum de la température délirante qui ne peut être dépassée sans que la machine humaine n’éclate. Mais elle a résisté déjà à tant d’atmosphères qu’on ne peut savoir jusqu’où elle tiendra le coup.
Bluff, bluffer, bluffeur, sont des mots tout nouveaux pour désigner une vieille chose qui s’est développée vertigineusement. Ils viennent de l’anglais to bluff qui veut dire : tromper aux cartes en faisant croire à l’adversaire qu’on a en main un très beau jeu alors que l’on n’a rien. En passant dans le français, le mot bluff a pris le sens de : leurrer par de fausses apparences, des propos emphatiques qui sentent le charlatan ; chercher à intimider, à tromper les gens sur ses forces et ses ressources réelles. C’est le sens du vieux mot esbroufer, mais la chose a tellement gonflé et s’est tellement répandue qu’un nouveau mot n’était pas inutile à la langue pour la désigner plus énergiquement. Joseph Jolinon, dans son roman : Les Revenants dans la Boutique, a fait le tableau suivant du monde d’après-guerre livré à la frénésie du bluff : « Inutile d’agir. Tout allait pour le mieux. Si la France, handicapée de gloire, se remettait la dernière des suites de sa victoire, elle se remettait bien. Malgré nos trois cent milliards de dette, la stabilisation du franc à quatre sous humiliait surtout notre amour-propre. N’était-ce pas une faillite presque idyllique : perdre au change, gagner à l’exportation, maintenir les prix à l’intérieur. Rarement la monnaie avait mieux circulé. Ainsi les hauts salaires consacraient l’accord apparent du capital et du travail. On pouvait enfin tayloriser. Partout des tableaux de rendement, des graphiques, des statistiques. Un surmenage général, une discipline partout renforcée. La mentalité militaire affectait l’ordre civil. Les officines ressemblaient à des usines et les usines à des casernes. Des compagnies de spécialistes, des régiments de techniciens, dans le mélange des races et des sexes. Et tout obéissait à la multiplication réciproque des produits et des besoins, laquelle tendait vers l’infini. Toujours plus de débouchés aux fournisseurs, d’émissions aux banquiers, de malades aux médecins, de plaideurs aux avocats, de lecteurs aux littérateurs. Surproduire et surconsommer, pas d’autre loi morale. Une idée force, la vanité. De la jalousie comme volonté de puissance. Une assurance de succès, le cynisme. Au bluff, à la négation du risque, tous les espoirs permis. Triomphe de la quantité, apothéose du nombre. Arriver au plus tôt à la plus grosse fortune. Deterding. Ford, Mussolini, Genney Tunney. On en rêvait chaque nuit à chaque étage. » On continue d’en rêver, en l’an 1932, à chaque étage, malgré la « crise » qui arrête la surproduction par la sous-consommation et précipite comme des châteaux de cartes l’édifice fallacieux du bluff universel, ne maintenant debout, au-dessus des ruines qui s’accumulent et comme le seul espoir des fossoyeurs de l’humanité, que l’effroyable menace d’une nouvelle guerre.
Si La Fontaine revenait, il pourrait dire dans un langage plus moderne :
« Le monde est plein de gens qui bluffent le badaud,
Et sont nés, pour le moins, de cuisses d’archevêques ;
Tout mercanti veut avoir son château,
Tout galapiat a son carnet de chèques. »
Le carnet de chèques n’est-il pas le « sésame » qui ouvre toutes les portes, procure toutes les joies et toutes les voluptés ? On n’a pas cent sous dans sa poche pour payer la maigre provende d’une gargote et on ne se risque pas à aller s’y attabler ; le gargotier rigide et qui a des principes sur l’honnêteté de ses clients aurait vite fait de livrer à la police, pour grivèlerie, le dîneur sans pécune. Mais on peut, muni d’un carnet de chèques, s’installer dans un palace, y mener la belle vie en agréable compagnie, emprunter au gérant tout l’argent de poche qu’on désire. La valetaille des boîtes de luxe est à plat ventre devant le « rasta » qui porte beau, est insolent à souhait, et qui disparaît après avoir payé avec un chèque… sans provision. On est indulgent pour cet « homme du monde ». D’autres paieront pour lui. La bohème barbue, échevelée et sentimentale du romantisme, rêvait toute sa vie d’un argent qui devait lui venir du Hanovre. Le gentleman rasé et cosmétiqué, technicien et réaliste, méprisant les rêveurs et se « débrouillant » dans les affaires, porte le Hanovre dans sa poche avec son carnet de chèques sans provision. Des cousins du roi d’Espagne et des ministres démocrates n’ont-ils pas donné leurs lettres de naturalisation à ces papiers précieux ?
Le puffisme est le complément « publicitaire » du bluff. Le mot vient aussi de l’anglais, de puff — bouffée de vent, chose ridicule, sans importance, peu sérieuse — qui a fait le français pouf. On fait un pouf en partant sans payer ses dettes.
Autrefois, on « levait le pied », tout simplement. Aujourd’hui, on laisse un chèque. C’est une belle chose d’avoir au moins appris à signer de son nom ou d’un nom emprunté. Pouffer, c’était poser, se donner des airs. On s’en donne de plus en plus. Mais puff et pouf s’appliquent plus spécialement à une annonce emphatique et trompeuse, à « l’art de duper avec de grands mots » (Larousse). Le puff a été défini par Scribe « le mensonge passé à l’état de spéculation, puis à la portée de tout le monde, et circulant librement pour les besoins de la société et de l’industrie. Toutes les vanteries, jongleries, sensibleries de nos poètes, de nos orateurs et de nos hommes d’État, autant de puffs !… » Depuis, les besoins de la société et de l’industrie sont devenus si démesurés avec les inventions nouvelles que le simple puff est devenu le puffisme, c’est-à-dire un système social, de réclame, de tromperie, supprimant toute vérité et toute sincérité dans les rapports humains. Aucune entreprise n’est plus possible si elle n’est étayée, recommandée, poussée par le mensonge du puffisme. Les plus réfractaires sont amenés, malgré eux, consciemment ou non, à ses méthodes s’ils ne veulent pas succomber.
Le puffisme a pris sa forme pratique, technique, officielle, dans la réclame et la publicité. Par elles, aucune des conditions de la vie, aussi bien spirituelle, morale, intellectuelle que matérielle, n’échappe à son mensonge. Il règne sur la chaire comme à l’éventaire du camelot, il préside au commerce de la grâce divine et de la science sorbonique comme à celui de la pâte à rasoir ; il répand partout les nappes de ses gaz plus redoutables que ceux dont on usera à la « prochaine ». Par lui le « mensonge immanent des sociétés », qu’on déguisait jadis sous le nom de Providence, s’étale impudemment et cyniquement.
La réclame a pris une extension inimaginable avec le puffisme. Jadis elle était suspecte. Elle était interdite par les corporations de l’industrie et du commerce à leurs membres. On jugeait indigne de faire valoir une marchandise autrement que par sa bonne qualité. Il y avait d’ailleurs des règlements sévères contre les malfaçons et les fraudes ; une surveillance très rigoureuse était exercée. Colbert édicta des mesures draconiennes. Plus d’une fois, le fabricant et le vendeur furent mis au pilori avec leur marchandise, le carcan au cou, même pour avoir fabriqué et vendu un produit au goût de la clientèle, mais non réglementaire. Ces entraves exagérées avaient au moins l’avantage de garantir la qualité de ce que le consommateur achetait. Depuis, on a pratiqué l’exagération contraire. Sous prétexte de « liberté », on fabrique et on vend les pires camelotes, inutilisables à l’usage, et on empoisonne les gens par les falsifications des denrées alimentaires. La réclame consista d’abord dans de simples annonces faites par les crieurs de marchandises en même temps que de nouvelles. Des crieurs-jurés avaient le monopole de ces annonces. Ils faisaient un simple éloge des objets criés pour les recommander, et leur domaine était très limité. Quand l’imprimerie permit la publication de journaux et l’affichage de placards, on vit des annonces écrites auxquelles s’ajoutèrent de petits articles.
La première forme de ce qu’on appelle aujourd’hui la publicité fut, en 1619, l’invention de Théophraste Renaudot dans un prospectus où il faisait pompeusement la « description d’un médicament appelé polychreston ». Habilement, il mêla dans cette description la soixantaine de vertus de cette médecine à celles de la Faculté qui n’en avait certainement pas autant. Avec l’extension de la presse, les faiseurs de réclame s’ingénièrent à trouver des moyens nouveaux d’exciter la curiosité publique. Ce fut souvent avec esprit, et la réclame fut chose supportable, parfois amusante, tant qu’elle demeura dans le domaine particulier qui lui convenait des choses mercantiles. Mais quand le banquisme littéraire et artistique voulut lancer un livre ou un tableau, un écrivain ou un artiste comme une marque de saucisson ou un apéritif, quand il voulut présenter comme des artistes des hommes-serpents de la virtuosité acrobatique, quand la publicité prit de plus en plus les formes de la muflerie qui s’impose, pénètre et poursuit partout, ils devinrent exaspérants et insupportables.
Jadis la publicité était ce qui rendait une chose publique. Aujourd’hui, elle est le système du puffisme qui perd toute mesure dans la réclame et par lequel la moitié du monde est occupée à « monter le cou » à l’autre moitié. Une armée innombrable de techniciens de toutes sortes est à son service ; aucune forme de l’activité humaine n’échappe à son industrie pour être vendue et monnayée. Déjà, en 1860, Proudhon écrivait : « À quoi demande-t-on aujourd’hui la sécurité, le succès, le bien-être, les affaires ? À l’annonce, à l’a réclame, au prospectus, à l’étalage, à toutes les charlataneries des expositions et des tripotages. Ne faut-il pas avoir le cerveau vide et à bout de ressources pour imaginer qu’une grande ville subviendra à son industrie par un appel à la curiosité ? Généraliser et appliquer en grand, à tout un pays, les procédés et ficelles des boutiquiers du boulevard le jour du nouvel an, quelle idée !… » C’est cependant ce qui s’est produit, grâce au puffisme et à la publicité. Ils sont venus tous deux d’Amérique et se sont répandus dans le monde entier. Rapportant tout à l’argent, ne pouvant concevoir que quelque chose ne soit pas monnayable dans le domaine de la conscience comme de la mercante, de la pensée comme de l’industrie, l’Américain était tout désigné pour trouver et répandre cette double peste, avec toutes les grossièretés dont les vieilles civilisations européennes, imbues malgré tout de certaines traditions de politesse, n’auraient pu avoir l’initiative. Mais le mélange des races provoqué par la guerre a ouvert la voie au puffisme universel en détruisant toute notion des véritables valeurs intellectuelles et morales, en faisant un salmigondis des mœurs les plus disparates et surtout en exaspérant, à tous les degrés de la hiérarchie sociale menacée dans ses éléments autochtones, les ambitions, les convoitises et les appétits arrivistes.
Le great attraction qui commença avec Barnum, banquiste de Tom Pouce et de la nourrice de Wasinghton, a envahi le vieux monde, pénétré son mécanisme tant idéologique que pratique, pour traiter l’homme « comme le plus obtus des animaux inférieurs », a écrit Duhamel. La publicité s’est appliquée à créer des besoins factices pour débiter des produits factices et une affreuse camelote dont s’est engouée la foule emportée par une hystérie collective. L’attraction exercée jadis par les charlatans est passée aux grands magasins, à leur luxe esbroufeur et à leurs produits fallacieux, Zola avait déjà observé leur formation et leur influence dans son roman : Au Bonheur des Dames. Les jours de « réclame » de tel ou tel objet de leur négoce, annonces à grand fracas par les journaux, ce sont de véritables émeutes dans les halls immenses où se débitent les camelotes des « Big Business », grands brasseurs d’affaires. Elles ne sont pas faites pour le goût du public, c’est lui qui est fait pour elles, et il n’y en a pas pour tout le monde. Mais ces fins mercantiles ne sont qu’un des aspects du puffisme et de la publicité. Ils sont allés plus loin et plus profond dans la transformation de la psychologie des foules, dans le bouleversement des mœurs, dans toutes les voies de l’arrivisme le plus interlope, les façons de paraître les plus sottes et les plus abjectes. Ils sont l’humus dans lequel fermentent, poussent, s’épanouissent toutes les végétations vénéneuses du crime et de la prostitution, de la friponnerie et du cabotinage. Ils donnent sa justification, le rendant séduisant et admirable, à tout ce qui est socialement malsain, monstrueux, hors-nature et hors-civilisation véritable. C’est ainsi qu’on ne voit plus que des rois et des reines à tous les degrés de l’échelle, une haute et basse pègre qui a envahi toutes les formes d’une activité où chacun, for ver ! veut être le premier au-dessus des autres. Si les authentiques monarques, ceux qui « firent » leur pays ou continuent à le « faire » en attendant la culbute des premiers, sont réduits aux emplois ambulatoires de la noce aristocratique, on voit des légions de rois du cochon, du cirage, du bistouri, du roman, de la carambouille, des troupeaux de reines de toutes les nations et de toutes les villes, du nougat, de la margarine, de la bouillabaisse, du bigophone, de la dactylographie, du lavoir, de l’entôlage. Tous les milliardaires sont des Louis XIV, les ministres, des Colbert, les généraux, des Turenne, les catins, des Marie-Antoinette, les dames de lettres, des Ninon de Lenclos, les épiciers, des Mercure, les quincailliers, des Vulcains, les politiciens, des Mirabeau et des Saint-Just, les estampeurs, des philanthropes, les escrocs, des conseillers des familles, et les proxénètes, des défenseurs de la vertu. Tous les écrivains ont du génie avant d’avoir appris à écrire, tous les cabotins sont les premiers artistes du monde sans savoir chanter, danser et jouer, tous les serins sont des rossignols, tous les miellés sont des Adonis, toutes les femmes sont belles qui usent des takolonneries, tous les commerçants sont d’honnêtes gens quand ils sont faillis, toutes les matrones des maisons de tolérance sont de dignes rombières quand elles vont à la messe ; leurs barbeaux, assez riches pour être candidats et passer du vagabondage spécial à la députation, font l’ornement des comités électoraux, et le Bistrot, officiant inamovible de la démocratie, demeure derrière son comptoir « le rempart de la prospérité et de la dignité nationales » !… Les bienfaiteurs de l’humanité ne sont pas les Pasteur, les Edison, les Einstein ; ce sont les Knock et les Le Trouhadec. La capitale du monde n’est pas New York, Paris ou Pékin ; c’est Donogoo-Tonka où l’on a dressé le temple de l’Erreur Scientifique (Jules Romains). Bata, le roi de la chaussure dont le nom est inclus symboliquement dans battage, est le nouveau Messie ; Bataville est la Jérusalem nouvelle. L’écrivain Ilia Ehrenbourg, hérétique qui a refusé de s’agenouiller devant ce dieu de la godasse et devant ses cuirs, vient d’être condamné. La Cour des Miracles a escaladé le ciel. Qui donc prétendait qu’il n’y avait pas de rédemption pour le vieux monde terraqué ? Par le puffisme, il se divinise.
Nous avons dit plus haut qu’Ossip-Lourié nous paraissait avoir trop insisté sur la pathologie de l’arrivisme. Il n’est pas douteux que si le besoin de paraître et toutes les turpitudes qu’il engendre, sont le produit d’une maladie si profonde qu’elle élimine toute possibilité, pour la personnalité humaine, de redevenir saine et morale, l’humanité court à sa propre destruction. Souhaitons alors qu’elle soit très prochaine, pour notre goût d’équilibre et de raison. La nature purifiée de la vermine humaine aura tout loisir de recomposer une autre humanité qui n’aura pas de peine à être moins folle. — Edouard Rothen.