Encyclopédie anarchiste/Positivisme - Précurseurs
POSITIVISME n. m. Le terme « positivisme » désigne deux choses bien différentes. Il s’applique au système particulier d’Auguste Comte, mais il convient également à une disposition d’esprit, à une méthode de recherche bien antérieures au comtisme. En ce dernier sens, le positivisme se confond avec l’esprit scientifique ; il implique le rejet des creuses spéculations, qui ne s’appuient point sur l’expérience, et un goût prononcé pour les faits observables. Ainsi compris, il s’inspire d’une tradition scientifique déjà longue, sans qu’aucun philosophe puisse se targuer d’en être l’inventeur. Nous lui devons les merveilleuses découvertes qui ont transformé le monde contemporain. Rénovateur de la mentalité humaine, trop longtemps prisonnière des [mythes religieux, ce positivisme là mérite qu’on le développe et qu’on l’encourage. Lui seul permettra à. la morale et à la métaphysique de quitter l’ornière traditionnelle, où elles pataugent, pour réaliser des progrès sérieux. Depuis des années, je le répète, sans avoir pu convaincre les pontifes officiels, cela va sans dire. Le positivisme que ces derniers acceptent, c’est celui d’Auguste Comte voulant instaurer une morale et une religion qui n’ont rien de positif, quoique l’auteur assure le contraire. Ils trouvent également fort commode la distinction établie par le philosophe et ses disciples entre les réalités connaissables et celles qui ne le sont pas : l’inconnaissable servant de refuge aux plus sottes croyances de nos pères. Ce positivisme n’est pas le nôtre ; néanmoins nous saurons reconnaître ses mérites, car il marque une étape, sans doute indispensable, vers une philosophie devenue scientifique, non plus dans sa terminologie seulement, mais pour de bon.
Dans la loi des trois états, Auguste Comte a indiqué, de façon heureuse, la marche générale de l’esprit. humain. L’homme primitif et l’enfant expliquent les phénomènes naturels par des volontés analogues à la nôtre. Ils peuplent le monde de divinités capricieuses, dont l’action engendre et les événements qui nous favorisent et ceux qui nous affligent. C’est l’époque théologique, où triomphent l’animisme et l’anthropomorphisme. Aux divinités l’on substitue plus tard des entités occultes, des forces cachées qui résident dans les choses elles-mêmes et provoquent des effets que l’on peut prévoir d’avance. La physique du moyen âge fournit un bon exemple de ce genre d’explication. C’est à sa vertu calorifique que le feu doit de l’échauffer, à sa vertu dormitive que l’opium doit de faire dormir ; et si l’eau monte dans un corps de pompe, c’est que la nature a horreur du vide. Dans cette période métaphysique, l’action des forces occultes est du moins conçue comme uniforme ; l’univers paraît soumis à des lois fixes. Enfin la cause d’un phénomène n’est plus, pour le savant, ni une volonté divine, ni une vertu cachée, mais un autre fait : elle consiste dans l’antécédent nécessaire et suffisant de ce phénomène. La loi naturelle, dont le degré de précision varie d’ailleurs singulièrement, sera l’expression du rapport qui relie la cause à l’effet. C’est la période positive, celle où sont parvenues nos sciences les plus avancées. Jusque là, Comte peut nous servir de guidé ; l’éloignement pour les entités métaphysiques, l’attrait pour les faits et les lois expérimentalement vérifiés caractérisent, de façon indubitable, la science contemporaine. Mais à cette conception de l’esprit positif, le philosophe en substitua une autre qui ne concorde plus avec les données de la tradition scientifique. Proscrivant toute recherche, même basée sur l’observation, qui n’apparaissait pas susceptible d’application pratique, il considéra comme positives les seules connaissances utiles. Par contre, il admit des fictions, des utopies, invérifiables expérimentalement, mais qui contribuaient à soutenir les sentiments nécessaires à la vie sociale. Dans son Système de Politique, l’esprit scientifique disparaît pour faire place aux préoccupations utilitaires. Arrivé là, il n’hésite plus à déclarer positives toute méthode, toute idée qui lui plaisent, faisant ainsi de sa fantaisie le suprême critérium du savoir légitime. Le Cours de Philosophie Positive qui dans la pensée de Comte, n’était qu’une introduction à son œuvre politique et morale, reste heureusement plus fidèle, dans l’ensemble, au véritable esprit scientifique. Il a valu à son auteur une gloire justifiée. Groupant les sciences d’après leur ordre de complexité croissante et de généralité décroissante, le philosophe en distingue six que l’on peut qualifier de fondamentales : la mathématique, l’astronomie, la physique, la chimie, la biologie, la sociologie. L’ordre où il les énumère est celui de leur dépendance et de leur développement historique ; c’est aussi l’ordre qu’il conviendrait d’observer du point de vue pédagogique. Parce qu’elle est. la plus simple et la plus générale, la mathématique s’est développée la première, parce qu’elle est la plus complexe et qu’elle dépend de toutes les autres, la sociologie s’est constituée en dernier lieu. Les faits mentaux relèvent soit de la physiologie cérébrale, soit de la sociologie ; il n’y a pas place pour une psychologie séparée. À cette classification des sciences on a fait des reproches : elle comporte de regrettables omissions ; elle a tort de ranger l’astronomie parmi les sciences fondamentales et de séparer la physique de la chimie. Pourtant c’est d’elle que s’inspirent les classifications adoptées aujourd’hui ; son principe est encore le meilleur de ceux qu’on a proposés. Nous repoussons toutefois les conséquences pédagogiques que Comte en a tirées. Sur chacune des six sciences fondamentales, il s’étendra longuement ; mais sur la science en général il sera fort succinct. Œuvre de l’esprit positif, la science exclut la recherche des causes transcendantales et ne s’attache qu’à l’étude des faits et de leurs rapports constants. Très éloignée de l’empirisme, c’est-à-dire de la simple compilation des faits, elle vise à rendre possible la prévision rationnelle qui découle de la connaissance des lois reliant les phénomènes. Elle s’efforce aussi de hiérarchiser les lois particulières et d’en réduire le nombre, en les ramenant à des lois plus générales. Il faut tendre « à agrandir autant que possible le domaine rationnel aux dépens du domaine expérimental, en substituant de plus en plus la prévision des phénomènes à leur exploration immédiate : le progrès scientifique consiste principalement à diminuer graduellement le nombre des lois distinctes et indépendantes, en étendant sans cesse leurs « liaison. » Aussi le rôle de l’observation diminue-t-il, dans la science, au profit du rôle de la déduction. Observation et induction permettent d’énoncer les premières lois ; grâce à la déduction, l’esprit en développe les conséquences et peut indéfiniment descendre du général au particulier. Mais les sciences particulières ont l’inconvénient de morceler le réel et de n’offrir que des fragments de vérité. Notre esprit désire plus d’unité : il veut connaître les liens qui les rattachent entre elles, avoir une vue d’ensemble sur leurs suprêmes conclusions. Ainsi se crée une science des sciences qui constitue la philosophie. Le besoin s’en faisait sentir depuis que les chercheurs, renonçant à une culture encyclopédique, se sont spécialisés dans une branche particulière du savoir. Systématiser les apparences pour les ramener à l’unité d’un seul principe, tel sera, selon une formule donnée plus tard par Spencer, l’objet propre de la philosophie positive. Il est vrai que Comte conteste la possibilité d’une synthèse objective. Nos connaissances sont fragmentaires et les diverses catégories de phénomènes sont irréductibles ; ne demandons pas à la chimie d’expliquer la vie, ni à la pesanteur de rendre compte des propriétés chimiques des corps. Néanmoins, on trouve chez lui un indéniable essai de systématisation philosophique. Nous ne pouvons tout connaître, une partie du réel nous échappe ; d’où la doctrine de l’inconnaissable qui, pour beaucoup, caractérise le positivisme. Délaissant le plan métaphysique, Comte ne veut pas que l’on donne une signification transcendante à la notion de causalité et que l’on ramène les unes aux autres toutes les catégories de phénomènes. Pourtant, dans ses derniers écrits surtout, il penche vers un spiritualisme et une finalité qui ont leur source dans la vie sociale. Sachons-lui gré d’avoir cherché à faire de la sociologie une science positive. Aux explications théologiques il substitua dans l’étude de l’évolution humaine, des vues, erronées parfois, mais qui du moins ne s’écartaient pas des données expérimentales. D’autres ont poussé plus loin depuis ; il a le mérite d’avoir ouvert la voie. Par contre, en étudiant son œuvre morale, religieuse, politique, on est pris de pitié, en voyant jusqu’où un grand esprit peut déchoir. C’est tardivement qu’Auguste Comte fit de la morale une science spéciale ; encore ses idées sur ce sujet restèrent-elles confuses et vagues. Sa manière de déterminer et de justifier les règles de la vie pratique ne saurait, en aucune façon, nous satisfaire. A l’en croire, l’homme, sans la société, ne serait qu’un animal ; à cette dernière il doit pensées, sentiments, vouloir, bien-être, en un mot tout ce qui fait de lui un homme. Seule existe l’Humanité « Le Grand Etre » ; l’homme pris isolément n’est qu’un mythe. En conséquence nous devons subordonner à la société tous nos sentiments et toutes nos pensées, nous sommes moralement contraints de lui consacrer toutes nos forces. Nous n’avons pas de droits, mais seulement des devoirs. N’étant pas libre, l’individu n’a pas à décider de l’emploi de sa vie d’après ses goûts personnels ; la société dispose souverainement de toutes ses facultés, de tout son être. On ne saurait imaginer tyrannie plus complète, bien que Comte répugne à l’emploi de la force. Si nous arrivons à posséder des droits, nous les tenons exclusivement de la fonction remplie par nous dans la société. Et Comte ose confondre cet esclavage honteux avec le véritable amour d’autrui, avec le dévouement à l’humanité ! Il ramène l’altruisme au respect de l’ordre établi, à l’obéissance aux chefs ! On ne saurait pousser plus loin l’inconscience ou le cynisme. L’admiration, professée par le créateur du positivisme à l’égard du catholicisme, du moyen âge, des jésuites, n’a rien qui puisse surprendre. Poussant plus loin, il voulut instaurer une religion avec un clergé, des temples et un culte qui n’est pas sans analogie avec celui que pratiquent les partisans de Rome. L’Humanité y remplace Dieu. Elle n’est pas conçue comme la cause efficiente du monde, mais comme la souveraine puissance dont nous dépendons, comme la Providence qui, par ses bienfaisantes inventions, nous protège contre l’action brutale des forces naturelles. Ce nouveau Dieu a quelque chose de la grandeur et de la bonté du Dieu des théologiens ; il enveloppe tout ce que les ancêtres ont laissé de meilleur. L’esprit des morts nous hante ; c’est eux qui continuent de gouverner les vivants. Un triple culte, personnel, domestique, public, fut institué par Comte en l’honneur de l’Humanité. Le culte personnel comportait de nombreuses prières et s’adressait aux femmes, « nos anges gardiens », qui représentent pour nous la Providence. Destiné à sanctifier les événements essentiels de la vie, le culte domestique comportait neuf sacrements. Au culte public se rattachait l’institution d’un calendrier positiviste rappelant les principales époques de l’histoire et le souvenir des grands hommes. On prévoyait l’existence d’un sacerdoce hiérarchisé, de temples, de fêtes. Les idées sociales et politiques de Comte découlent du même besoin de systématiser à l’excès, d’établir un ordre rigide. Entre le capital et le travail ne doivent pas survenir de conflits d’intérêts. L’ouvrier est un fonctionnaire, au même titre que le capitaliste ; il a droit à une large indemnité pour son entretien. C’est aux hommes compétents qu’il appartient de prendre les mesures exigées par les circonstances. Mieux instruites, les masses renonceront à la souveraineté populaire qui n’est ni juste, ni efficace. Un double pouvoir, l’un temporel, l’autre spirituel, assurera la prospérité générale. Chaque république, d’étendue médiocre, aura pour chefs temporels des banquiers ; au-dessous d’eux viendront, par ordre d’aptitude à exercer l’autorité, les commerçants, les manufacturiers, les directeurs d’exploitations agricoles. Dans le domaine spirituel, c’est à des philosophes qu’appartiendra le souverain pontificat ; savants, artistes, poètes, prendront place dans la hiérarchie sacerdotale. Ce nouveau clergé, composé d’aspirants, de vicaires, de prêtres, de grands prêtres aura pour fonction d’enseigner, d’administrer les sacrements, de surveiller la moralité publique, d’admonester les coupables et même de les excommunier. Tous ces chefs, comme aussi les capitalistes seront désignés non par l’élection, ni héréditairement, mais par cooptation ; autant que possible chaque chef choisira son successeur. Comte, qui se réservait le souverain pontificat, se chargeait de désigner les premiers directeurs spirituels de la cité. Nous pourrions multiplier les détails grotesques ; ce qu’on vient de dire suffira pour édifier le lecteur. On ne s’étonnera pas qu’un grand nombre de positivistes, les plus sensés, les plus clairvoyants, aient repoussé cette organisation sociale et cette religion. L’Action Française, d’un côté, les socialistes, à l’opposé, ont invoqué Auguste Comte en faveur de leur doctrine ; on y trouve maintes affirmations contradictoires, en effet ; mais un partisan de la liberté sympathisera difficilement avec ce défenseur de l’État omnipotent. Quelques-uns de ses disciples se donnèrent le ridicule d’accepter l’œuvre du philosophe dans sa totalité et de pratiquer le culte positiviste. « Comme saint Paul, écrira le brésilien Miguel Lemos, nous préférons être tenus pour insensés, en suivant les leçons de notre Maitre, qu’être reconnus pour sages par la frivolité contemporaine ». Pendant plus de trente ans, Pierre Laffitte fut le chef des comtistes orthodoxes français ; en Angleterre, les grands pontifes furent successivement Richard Congreve et Fr. Harrison. La Suède, le Brésil, le Chili eurent des groupes remuants qui se bornaient à mettre servilement en pratique les préceptes du fondateur. Plus féconde fut l’action de disciples dissidents, Littré, Start Mill, Lewes, qui n’admettaient qu’une minime partie du comtisme et repoussaient absolument le Système de Politique positive. Quant à l’action diffuse de la nouvelle philosophie, on l’a exagérée singulièrement ; nous ne lui devons ni Spencer, ni Renan, comme on l’a prétendu : le premier s’est toujours défendu d’avoir subi l’influence de Comte, le second ne pouvait supporter la lecture du Cours de Philosophie Positive. Mais certains professeurs de Sorbonne estimèrent qu’elle leur serait d’un grand secours pour instaurer une religion nouvelle, celle de l’État ; par ailleurs des catholiques, comme Brunetière, André Godard, etc. la jugèrent capable de rajeunir l’apologétique chrétienne. Ce fut la vraie raison de son tardif succès. Durkheim doit beaucoup à Comte, et l’on sait qu’il exerça, de son vivant, une sorte de dictature philosophique dans l’Université. Faussement, on a confondu positivisme et comtisme ; les deux ne sauraient fusionner et le second reste un épisode d’importance secondaire dans l’histoire du progrès de l’esprit scientifique. Si Comte s’inspire de tendances positivistes dans ses premiers écrits, il retourne plus tard, inconsciemment ou non, aux vomissements de la théologie. — L. Barbedette.
POSSESSION n. f. Il est à remarquer que la possession n’est pas toujours synonyme d’appropriation. La possession représente l’occupation d’une richesse, le fait d’avoir présentement à sa disposition tel objet, produit, etc. C’est ainsi que, bien souvent, la possession représente la jouissance actuelle d’un bien non fondée sur un titre de propriété. Par ce fait, la possession nous apparaît comme n’impliquant pas forcément la propriété. Il est à remarquer cependant que la possession prolongée assez longtemps peut faire acquérir, à celui qui la détient, la propriété. Il y a prescription en faveur du détenteur.
Par ailleurs, il arrive que la propriété et l’usager sont confondus dans la possession. La possession légale et définitive constitue la propriété. Toute possession légale est un droit. La possession du sol par les individus est nécessaire tant que la société générale ignore la cause de la puissance économique de quelques-uns, mais cette propriété individuelle disparaîtra quand la société saura et voudra le bien public généralisé. L’ordre, vie des sociétés, l’exige et la nécessité sociale l’imposera. Au figuré, être en possession signifie avoir la liberté de dire, le droit de faire, etc… Au pluriel, possessions signifie des fonds de terre, de colonies possédés par les Etats, les collectivités et même par des particuliers. — E. S.
POTENTIEL (adjectif et nom). Au point de vue grammatical, l’adjectif potentiel désigne seulement la possibilité de l’action ; au point de vue philosophique, il convient à ce qui n’est qu’en puissance ; au point de vue médical, il s’applique à ce qui exige un certain temps avant de manifester son action. Mais c’est à sa signification physique que l’on s’arrête le plus souvent. Et d’abord, on oppose l’énergie potentielle à l’énergie cinétique ou actuelle. Cette énergie potentielle correspond au travail qu’accompliraient les forces intérieures d’un corps, si elles engendraient une action effectivement réalisée. Seules ses variations sont bien déterminées ; et, comme toutes les formes d’énergies, elle ne saurait augmenter spontanément, elle ne peut que diminuer. Si elle augmente, cet accroissement est compensé par la diminution d’une autre forme d’énergie. Le contrepoids d’une horloge possède, quand il est remonté, une énergie potentielle qu’il perdra pendant sa descente. Un ressort enroulé pourra de même produire un travail grâce à l’énergie que sa déformation lui confère. Un réservoir d’essence que l’on fera exploser avec de l’air, au moment voulu, constitue aussi une provision d’énergie potentielle. On pourrait multiplier les exemples. Mais c’est en matière d’électricité que le terme potentiel acquiert une importance particulièrement considérable : il cesse alors d’être employé comme adjectif pour devenir un nom. Si l’on compare un courant électrique à une chute d’eau, son intensité répondra au débit de la chute, son potentiel à la hauteur de cette même chute. D’une façon plus précise, on peut dire que la différence de potentiel entre deux conducteurs est l’équivalent de la différence de niveau entre deux réservoirs d’eau. Quand on met en rapport deux conducteurs chargés d’électricité de même nom, ils sont dits de potentiel semblable, lorsqu’aucune quantité d’électricité ne passe de l’un sur l’autre ; dans le cas contraire, ils sont dits de potentiel différent. C’est en volts que se comptent les différences de potentiel, et l’on appelle voltmètres les appareils qui permettent d’en effectuer la mesure. Mais ce qu’on mesure et calcule c’est seulement une différence de potentiel. Dans un conducteur traversé par un courant, le potentiel prend d’ailleurs une valeur invariable et diminue d’un point à un autre, dans le sens du courant, depuis la valeur la plus élevée qui règne à l’une des extrémités du conducteur jusqu’à la valeur la plus basse qui règne à l’autre. Conformément à la fameuse loi d’Ohm, la chute de potentiel le long d’un conducteur, dans lequel le courant ne produit pas autre chose qu’un dégagement de chaleur, est proportionnelle à l’intensité du courant et à la résistance ; l’unité de différence de potentiel ou volt est la différence de potentiel existant entre les extrémités d’un conducteur, dont la résistance est de un ohm, traversé par un courant invariable de un ampère. Par son aspect extérieur, le voltmètre rappelle l’ampèremètre, mais alors que le second est un galvanomètre de très faible résistance qui mesure l’intensité du courant passant dans un circuit, le premier est un galvanomètre de très grande résistance qui sert à la mesure des forces électromotrices. Remarquons que nos sens restent presque totalement insensibles et muets lorsqu’il s’agit d’électricité ou de magnétisme. Un courant électrique provoque des secousses parfois très douloureuses et même mortelles ; au moment des orages, nous éprouvons des malaises, par suite de la variation brusque de notre potentiel. D’une façon générale, nous ne ressentons que des impressions très vagues quand nous pénétrons dans un champ électrique ; nous n’en ressentons aucune s’il s’agit d’un champ magnétique. Sans doute tous les faits sont, en définitive, réductibles à des phénomènes électriques si la matière est composée d’électrons ; il reste que nos sens sont singulièrement inaptes à percevoir électricité et magnétisme dans leurs manifestations ordinaires. Aussi, la science de ces phénomènes fut-elle de longs siècles avant de faire de sérieux progrès. C’est par le raisonnement, la mesure de quelques faits soigneusement observés, le calcul mathématique, que les physiciens sont parvenus à découvrir les lois de l’électricité. Nous ignorons encore sa vraie nature. A quelles modifications de la substance du conducteur correspond le transport de l’énergie électrique, de quelles transformations intimes résulte l’aimantation du fer ? Nous n’en savons rien, pas plus que nous ne savons comment se propage la chaleur ou comment elle résulte de la disparition d’autres formes d’énergie. Pour imaginer, d’une façon concrète, les phénomènes électriques, il faut user de comparaisons, de métaphores, plus ou moins adéquates, qui risquent de donner des idées fausses si on les pousse trop loin. Il convient de les éviter dans la mesure du possible pour leur substituer des formules mathématiques ; ce qui est particulièrement facile en électricité, nos connaissances étant parvenues, dans ce domaine, à un haut degré de perfection. Ainsi, le potentiel peut se définir d’une façon rigoureuse ; et les formules qui le concernent rendent aisés tous les calculs. Il semble même que certaines branches de la science électrique ne soient plus capables de progrès essentiels mais seulement d’améliorations de détail. « Notre génération, écrit Leblanc, a vécu de l’induction et je crois que ce thème est usé. Nous avons passé notre temps à faire tourner des champs à gauche ou à droite et à combiner leurs mouvements avec ceux de collecteurs ou de balais. Ces questions ont été tellement travaillées de tout côté qu’on peut les considérer comme épuisées ; si l’on veut trouver quelque nouveauté il faut la chercher dans les tubes à vide. » Ondes hertziennes, rayons cathodiques, etc., ouvrent, aujourd’hui, de nouveaux champs d’étude à l’électricien émerveillé. Pour les générations qui montent, de vastes domaines restent à explorer, si, délaissant les préoccupations chauvines et les inventions d’ordre militaire, elles s’adonnent à des recherches vraiment utiles. — L. Barbedette.
POUVOIR n. m. Ensemble des personnes qui exercent l’autorité politique. Droit ou puissance de commander. Autorité d’une personne sur d’autres personnes.
Théoriquement, le Pouvoir procède d’un contrat passé entre les citoyens et les gouvernants, ceux-là ayant délégué à ceux-ci tout « pouvoir » d’agir en leur lieu et place, de légiférer et de faire exécuter les lois au profit de tous. Toutefois, ce « pouvoir » a eu, à son origine, une autre expression que la volonté de tous. Il fut d’abord : la raison du plus fort. Le guerrier le mieux armé, le plus fort et le plus heureux, soumit à sa volonté les autres membres de la tribu. Législateur et exécuteur de la loi, qui était sa loi, le prince était : le Pouvoir.
Ce pouvoir était nécessairement instable et passait souvent d’un chef à l’autre, car la force est incessante modification ; par accident ou vieillesse, le chef cesse d’être le plus fort, et doit passer le pouvoir. Or, le prince tient à conserver son autorité. Le sorcier, ou le prêtre devient son allié et, profitant de l’ignorance du peuple, il affirme l’existence d’un être supraterrestre, un surhomme, nécessairement invisible, de qui tout procède et qui dans un colloque a « révélé » au prêtre une règle des actions, une morale, dont naturellement, le premier enseignement est : « Toute autorité vient de Dieu, désobéir à l’autorité, c’est désobéir à Dieu. » La sanction de la Loi, est dans l’au-delà du tombeau le ciel ou l’enfer. Le prince règne au nom de Dieu : Pouvoir de Droit Divin.
Tant qu’il est possible de faire accepter par le peuple la réalité de la « Règle » et de sa sanction, le Pouvoir est indiscuté, absolu, réel. L’Église et l’État mettent en œuvre tous les moyens propres à empêcher l’examen de la règle : misère, inquisition, patries, ignorance, etc. Mais les développements économiques et intellectuels, les guerres, le commerce, la découverte de l’imprimerie, ne tardent pas à rendre cet examen de la règle incompressible. Le protestantisme religieux est inséparable du protestantisme politique. Petit à petit, l’esclave devenu serf et bourgeois a pris conscience de ses droits. Il se révolte contre le pouvoir du « Droit Divin » et lui substitue le pouvoir du plus grand nombre, ou « Démocratie ». Le serf est devenu : citoyen. En principe il se dirige lui-même, tire de lui-même sa foi, sa règle des actions. Il est libre. Mais ses aspirations ne sont pas assez précises, sa conscience assez profonde ; le peuple de citoyens croit qu’un Gouvernement est indispensable, composé de quelques hommes qui règleront la vie sociale au nom de tous. Chaque citoyen leur délègue « son pouvoir ». « La loi est l’expression de la volonté générale », formulée par voie de suffrage restreint ou universel. En apparence, la majorité des citoyens exprime cette « volonté générale » en faisant élire son « délégué », mais la réalité est tout autre. Grâce au suffrage universel (voir Parlement), une poignée de « politiciens » (voir ce mot) accapare le « Pouvoir » et impose sa volonté au peuple,
Le Pouvoir ou État (voir ce mot) est toujours l’instrument de domination d’une catégorie d’individus (voir classe) sur une autre. L’exercice du pouvoir est essentiellement corrupteur et ce sont nécessairement les êtres les plus féroces, orgueilleux et vils qui en sont les bénéficiaires. Mais même en supposant — ce qui est profondément absurde — que ce soient les plus doux, les plus humbles, les meilleurs, que le peuple choisisse pour exercer le Pouvoir à sa place, le pouvoir n’en serait pas moins l’oppression, le privilège, la servitude et le vol. Le « Pouvoir » n’est qu’une des formes de l’Autorité, il doit disparaître pour faire place à une humanité libre. Le Pouvoir d’un seul sur tous est révolu à jamais, le pouvoir des majorités sur les minorités est sérieusement battu en brèche ; encore un pas, ou un saut, et l’Evolution ou la Révolution amèneront le pouvoir de chacun sur soi, pour soi et que nul ne reçoit en délégation. — A. Lapeyre.
PRAGMATISME n. m. (du grec pragma, action, affaire). De prime abord, l’esprit humain est dogmatique : à ses idées, à ses perceptions il accorde une valeur absolue, persuadé qu’il parvient à saisir les choses telles qu’elles sont. Plus tard, contradictions et erreurs l’amènent à s’interroger sur les motifs de sa confiance. Un doute pénètre en lui qui n’est souvent que passager, qui parfois aboutit, dans l’ordre spéculatif, au scepticisme complet. Bien qu’ils estiment l’homme incapable de connaître la vérité et, s’il la connaissait, incapable d’en posséder la certitude, les sceptiques se rencontrent avec les partisans du dogmatisme pour définir la vérité : l’accord de la pensée avec son objet.
Cette définition, les pragmatistes la repoussent, au contraire. Comme le Faust de Gœthe, ils placent à l’origine des choses, non la pensée, mais l’action. Une idée est vraie dans la mesure où elle se traduit en conséquences pratiques heureuses ; l’utilité n’est pas fonction de la vérité, c’est la vérité qui devient fonction de l’utilité. Charles Pierce employa le premier, en 1878, le terme pragmatisme et lui donna son sens actuel. Pour lui, nos croyances ne sont que des règles d’action, et le contenu d’une idée se ramène à la conduite qu’elle est propre à susciter. Une pensée, même la plus élaborée, même la plus délicate, doit se juger d’après les impressions qu’elle provoque, les réactions qu’elle suscite, les conséquences qu’elle entraîne dans l’ordre pratique. La conception de Pierce passa inaperçue. Mais reprise vingt ans plus tard par William James, qui fut son principal défenseur, elle connut un éclatant succès. Ce philosophe nous demande de détourner nos regards de tout ce qui est réalité première, premier principe, pour les tourner vers les résultats, les faits, les conséquences. Au lieu d’être la réponse à une énigme et la cessation de toute recherche, une théorie n’est plus qu’un instrument de travail. Nos idées, qui ne seraient rien en dehors de l’expérience, deviennent vraies en proportion des services qu’elles nous rendent, en nous permettant de couper au plus court, au lieu de suivre l’interminable succession des phénomènes particuliers. « Dès lors, écrit William James, qu’une idée pourra, pour ainsi dire, nous servir de monture ; dès lors que, dans l’étendue de notre expérience, elle nous transportera de n’importe quel point à n’importe quel autre ; dès lors que, par elle, seront établies entre les choses des liaisons de nature à nous contenter ; dès lors, enfin, qu’elle fonctionnera de façon à nous donner une parfaite sécurité, tout en simplifiant notre travail, tout en économisant notre effort, cette idée sera vraie dans ces limites, et seulement dans ces limites-là ; vraie à ce point de vue, et non pas à un autre ; vraie d’une vérité « instrumentale », vraie à titre d’instrument et seulement à ce titre. Telle est la théorie de la vérité « instrumentale » ou de la vérité consistant, pour nos idées, dans leur aptitude à fournir un certain travail. » Nos sciences ne sont qu’un ensemble de conventions qui ont le mérite de réussir. En physique et en biologie, les lois sont de simples approximations ; elles se ramènent à un système de signes qui, en résumant les faits déjà connus, permettent d’en prévoir d’autres. En mathématiques, définitions, axiomes, postulats sont des créations de l’esprit fort commodes Sans doute, mais conventionnelles et arbitraires dans une large mesure. Aussi, la science et les lois qu’elle formule valent-elles seulement en raison de leur utilité. Comme il n’y a pas de principes a priori, de propositions nécessaires, elles pourraient être différentes et rester aussi vraies ; c’est-à-dire aussi fécondes en tant que moyens d’action. On les a comparées à des langues, « or, les langues, tout le monde le sait, admettent une grande liberté d’expression et comportent de nombreux dialectes ». D’ailleurs la vérité n’a rien de statique ; elle dépend des événements qui la vérifient et change comme eux. Une idée, utile à une époque, pourra cesser de l’être à l’époque suivante ; des croyances qui stimulent un individu paralyseront quelquefois son voisin. Tout change, tout devient, l’univers se résout en un flux de phénomènes, et nous déclarons vraie l’affirmation qui nous donne prise sur la réalité mouvante. Malgré les réserves de Bergson et de son disciple Leroy concernant le pragmatisme, ce dernier peut être cité avec fruit sur ce sujet. « Toute vérité, écrit-il, ressemble à ce qu’on appelle parfois la vérité morale, on la reconnaît à ses œuvres, à ses effets… La vérité n’a rien de statique. Ce n’est pas une chose, mais une vie. C’est moins le caractère de certains résultats que celui de certains progrès. C’est moins un terme qu’une croissance… la vérité, comme la vie est suite, évolution, continuité traditionnelle. » En conséquence, déclarent les pragmatistes, nous ne devons pas craindre de dépasser, par la croyance, les faits établis et les théories démontrées. La logique ne saurait avoir le dernier mot, puisque nous jugeons la vérité d’après l’expérience vivante, non d’après des concepts abstraits. Au cœur, aux sentiments, aux désirs, il faut faire la part très grande dans notre système de connaissance, et l’on peut tenir pour vraie toute idée qui console et fortifie. D’où la vérité des croyances religieuses et des doctrines métaphysiques qui entretiennent l’espoir en une justice posthume, en une bienheureuse survie. C’est pour aboutir là que William James avait rabaissé la pensée au profit de l’action, remplacé le vrai par l’utile, multiplié les sophismes. Mais, ce faisant, il assurait une large diffusion à ses livres et gagnait à sa cause la sotte multitude des croyants. Sous prétexte que nous baignons dans une atmosphère que traversent de grands courants spirituels, le philosophe américain affectait de prendre au sérieux les divagations mentales qui revêtent un aspect religieux. « James, écrit Bergson (cet israélite qui fait les délices du monde chrétien), se penchait sur l’âme mystique comme nous nous penchons dehors, un jour de printemps, pour sentir la caresse de la bise, ou comme, au bord de la mer, nous surveillons les allées et venues des barques et le gonflement de leurs voiles, pour savoir d’où souffle le vent. Les âmes que remplit l’enthousiasme religieux sont véritablement soulevées et transportées : comment ne nous feraient-elles pas prendre sur le vif, ainsi que dans une expérience scientifique, la force qui transporte et qui soulève ? Là est sans doute l’origine, là est l’idée inspiratrice du « pragmatisme » de William James. Celles des vérités qu’il nous importe le plus de connaître sont, pour lui, des vérités qui ont été senties et vécues avant d’être pensées. » Nous sommes, en définitive, les artisans de la vérité ; elle dépend de notre sentiment et de notre volonté, autant que de notre raison. D’accord avec Bergson et Leroy lorsqu’il s’agit de critiquer la science, les pragmatistes répugnent, par contre, à construire une métaphysique systématique. Ils n’invoquent pas l’intuition, mais à côté du plan de l’action technique, ils donnent place à d’autres plans qui comportent des expériences d’un autre ordre, non moins réelles bien qu’elles restent étrangères à l’intelligence. Chez l’anglais Schiller et l’américain Devey, deux partisans notoires du pragmatisme, on trouve des nuances très personnelles de pensée ; William James, chez qui les préoccupations religieuses deviendront prédominantes, ne saurait non plus se confondre avec aucun autre. Ce dernier déclare, il est vrai, que le pragmatisme est une méthode et qu’il n’exclut aucune doctrine. Il le compare au corridor d’un hôtel sur lequel donneraient d’innombrables chambres. « Dans l’une on peut trouver un homme travaillant à un traité en faveur de l’athéisme ; dans celle d’à côté, une personne priant à genoux pour obtenir la foi et le courage ; dans la troisième, un chimiste ; dans la suivante, un philosophe élaborant un système de métaphysique idéaliste ; tandis que, dans la cinquième, quelqu’un est en train de démontrer l’impossibilité de la métaphysique. Tous ces gens utilisent quand même le corridor : tous doivent le prendre pour rentrer chacun chez soi, puis pour sortir. » En fait, ce corridor n’a servi qu’aux défenseurs des préjugés sociaux et religieux. Au nom de l’intérêt collectif, on a légitimé les plus criantes injustices ; un Maurras, un Barrès, un Le Bon prêchèrent ouvertement le respect du mensonge utile. Nombreux sont les bourgeois incroyants qui jugent bon d’assister à la messe parce qu’ils voient dans l’Église le plus ferme soutien de l’ordre établi. Et parmi les journalistes ou les écrivains, thuriféraires attitrés de l’autel, les athées ne manquent pas. L’idée vraie étant « l’idée qui paie », ils jugent mauvaise toute cause dont les défenseurs ne sont pas rétribués grassement. Quant à William James, il édifia sa fortune philosophique en mettant le pragmatisme au service de la religion. Il semble même ne s’être intéressé à cette doctrine que dans l’unique dessein de restaurer les croyances traditionnelles. « La méthode pragmatique, a-t-il affirmé, est avant tout une méthode permettant de résoudre des controverses métaphysiques qui pourraient autrement rester interminables. Le monde est-il un ou multiple ? N’admet-il que la fatalité, ou admet-il la liberté ? Est-il matériel ou spirituel ? Voilà des conceptions dont il peut se trouver que l’une ou l’autre n’est pas vraie ; et là-dessus les débats restent toujours ouverts. En pareil cas, la méthode pragmatique consiste à entreprendre d’interpréter chaque conception d’après ses conséquences pratiques. » De cette interprétation il résulte, au dire de James, que l’ascétisme et la charité des âmes religieuses prouvent la réalité du surnaturel ; qu’il est bon d’avoir le sentiment de l’existence de Dieu, ce compagnon fidèle qui ne nous abandonne jamais ; que les extravagances des spirites et des mystiques sont elles-mêmes souverainement respectables. Toutes les âmes humaines plongeraient leurs racines, au delà du conscient, dans une réalité divine, pressentie plutôt que connue, d’où leur viendraient force et chaleur. On ne s’étonnera pas que les théologiens, aux abois devant les progrès destructeurs de la science, aient fait bon accueil à ce défenseur si pénétré de l’esprit pratique cher aux Américains. Mais le charme du pragmatisme est rompu, même dans son pays d’origine. Du moins près des chercheurs sérieux, car aux demi-savants et au peuple l’on continue de servir cette bien-pensante doctrine comme une curieuse nouveauté. Dans la connaissance scientifique, l’esprit se heurte à une réalité qui ne se plie nullement à ses désirs. Bien que reconstruites par l’entendement, les définitions mathématiques n’en sont pas moins, à l’origine, suggérées par l’expérience ; et les axiomes s’imposent à nous avec une autorité absolue. C’est de leur correspondance avec les lois essentielles de la pensée, non du hasard, que découle l’utilité des vérités mathématiques. Dans les sciences expérimentales, lois et faits ne sont pas d’arbitraires créations de notre pensée ; ils s’imposent à nous, au contraire. Si cette proposition : « La terre tourne autour du soleil », est commode, n’est-ce pas parce qu’elle est vraie ? Loin d’être vrai en raison de son utilité, le concept n’est habituellement utile qu’en raison de sa vérité. Mettre sentiment et intelligence sur le même plan, prétendre qu’une idée est aussi bien vérifiée si elle satisfait nos désirs et se révèle pratiquement utile, que si elle est susceptible d’être démontrée rationnellement, c’est ouvrir toute grande la porte à la fantaisie. « Qu’un désir, écrit Parodi, soit assez intense pour vaincre toutes les résistances et dominer l’âme entière et il sera par là même en état de faire une vérité de tout ce qui lui agrée ; de vaincre, dans les cas où ils lui sont contradictoires, les intérêts de la logique et de la cohérence rationnelle ; et pourquoi, par autorité, contagion ou suggestion, ne s’imposerait-il pas encore à tout un groupe, et ayant obtenu le consentement collectif, comment ne créerait-il pas à son gré la vérité et l’erreur ? » Il importe de distinguer nettement les vérités scientifiques, qui s’imposent à tous, des croyances d’ordre sentimental qui varient d’une conscience à l’autre. Ces dernières, incapables d’aboutir à l’accord unanime des esprits, gardent un caractère subjectif si personnel qui doit éveiller la défiance de l’homme réfléchi. Les défenseurs attitrés du catholicisme ont parfaitement compris les faiblesses irrémédiables du pragmatisme. D’où l’attitude équivoque qu’ils adoptent à son égard, comme à l’égard de la philosophie bergsonienne. Apte, croient-ils, « à débarrasser certaines âmes des chaînes du scientisme et à les rendre libres pour une nouvelle vie religieuse », ils lui adressent volontiers « les superstitieux de positivisme, les esprits qui croient que le dernier mot de la vie et de la vérité est dans le plateau d’une balance ». Mais ils le déconseillent aux bons chrétiens, déjà tombés sous leurs griffes. La constatation des méfaits et des crimes, actuellement imputables aux religions, suffirait, en effet, à détourner les consciences probes de toutes les églises et de tous les temples. Peut-être furent-elles utiles à une époque de l’évolution humaine ; depuis longtemps elles entravent les progrès de l’espèce et abêtissent les individus. Au nom même du pragmatisme, William James aurait dû condamner les décalogues et les credo qui se partagent l’empire des âmes. Mais sa voix n’eut alors trouvé qu’un faible écho ; sa philosophie serait demeurée obscure ; très peu l’auraient pris au sérieux. Lui-même a signalé l’influence tyrannique que les croyances traditionnelles exercent dans les groupements humains : « Le premier des principes est de leur rester fidèle ; et, dans la plupart des cas, c’est le seul principe qu’on observe. Comment s’y prend-on, en effet, presque toujours, avec les phénomènes tellement nouveaux qu’ils entraîneraient, pour nos croyances, toute une réorganisation ? On les tient pour non avenus, tout simplement, ou bien l’on insulte les gens qui témoignent en leur faveur !… Une opinion nouvelle entre en ligne de compte parmi les opinions « vraies » dans la mesure exactement où elle satisfait chez l’individu le besoin d’assimiler aux croyances dont il est comme approvisionné, ce que son expérience lui présente de nouveau. En même temps qu’elle s’empare d’un fait nouveau, la nouvelle opinion doit s’appuyer sur d’anciennes vérités. » En américain pratique, William James plaça donc le pragmatisme sous l’égide de la religion, associant ainsi les préjugés traditionnels à un mode de penser nouveau. Consciemment ou non, beaucoup l’ont imité depuis, dans les domaines les plus variés, préférant leur succès personnel à celui de la vérité. — L. Barbedette.
PRÉCURSEURS (les) de l’anarchie). Nous ne savons pas exactement quand commence l’autorité gouvernementale ou étatiste. On a donné de nombreuses raisons de l’établissement de l’autorité. Les hommes formant des groupements toujours plus nombreux, s’avéra-t-il nécessaire de confier la gestion des affaires et la solution des différends aux plus intelligents ou aux plus redoutés : les sorciers ou les prêtres ? Les groupements primitifs se montrant, en général, hostiles les uns aux autres, la nécessité s’imposa-t-elle de centraliser la défense du milieu aux mains de plusieurs ou d’un seul choisi parmi les guerriers (les guerrières) les plus courageux ou les plus vaillants ? Toujours est-il qu’il semble que l’autorité ait préexisté à la propriété individuelle. L’autorité évidemment a régné alors que les biens, les choses et dans certains cas, les enfants et les femmes étaient la propriété de l’organisation sociale. Le régime de la propriété individuelle, c’est-à-dire la possibilité pour un membre de la collectivité : 1° d’accaparer plus de sol qu’il ne lui en fallait pour subsister, lui et sa famille ; 2° de faire exploiter le surplus par autrui, n’a fait que raffiner, compliquer et rendre plus tyrannique l’autorité, qu’elle fût théocratique ou d’essence militaire.
Des primitifs se rebellèrent-ils contre l’autorité, même rudimentaire, qui sévissait dans les groupements primitifs ? Y eut-il des objecteurs, des désobéisseurs dans ces temps où les phénomènes météorologiques étaient attribués à des puissances supérieures, tantôt bonnes, tantôt défavorables, où l’on relativait à une entité surnaturelle la création de l’homme. Certains mythes montrent que l’homme n’a pas toujours accepté bénévolement d’être un jouet dans la main de la divinité et l’esclave de ses représentants, par exemple les mythes de Satan et de Prométhée, des anges rebelles et des titans. Plus tard même, lorsque l’autorité gouvernementale ou ecclésiastique fut bien assise, il y eut des manifestations qui, tout en restant dans un cadre pacifique, témoignaient cependant d’un esprit dé révolte. On peut classer sous ce chef les scènes et comédies satiriques, les saturnales romaines, le carnaval chrétien, etc. De nombreux contes circulaient parmi le peuple qui les entendait toujours avec une joie parfois puérile où le thème était le même : la victoire du faible, de l’opprimé, sur le tyran ou le riche.
L’antiquité grecque, produisit, avec Gorgias, niant tous les dogmatismes ; avec Protagoras, faisant de l’individu la mesure de toutes choses ; avec Aristippe, le fondateur de l’école hédoniste, pour lequel il n’est d’autre bien que le plaisir et le plaisir immédiat, actuel, le plaisir quel que soit son origine ; avec les cyniques (Antisthène, Diogène et Crates) ; avec les stoïques (Zénon, Chrysippe et leurs successeurs), l’antiquité grecque produisit des hommes critiquant, puis niant les valeurs reçues.
De la négation des valeurs de la culture hellénique, les cyniques en vinrent à la négation de ses institutions : mariage, patrie, propriété, Etat. Derrière le tonneau et la lanterne de Diogène, il y avait autre chose que de la raillerie et des mots d’esprit. Sans doute, Diogène transperçait de ses sarcasmes mordants les plus puissants et les plus redoutés parmi ceux qui s’arrachaient les dépouilles d’Athènes expirante. Sans doute Platon, que scandalisait la forme ultra-populaire de ses prédications, rappelait-il « un Socrate en délire » ; mais en faisant du travail manuel l’égal du travail intellectuel, en dénonçant les travaux inutiles, en se proclamant citoyens du monde, en considérant les généraux comme des « conducteurs d’ânes », en tournant en ridicule les superstitions populaires, et jusqu’au démon de Socrate, en réduisant l’objet de la vie à l’exercice et au développement de la personne morale, les cyniques pouvaient bien se prétendre comme leur maître, médecins de l’âme, hérauts de la liberté et de la vérité. Au point de vue social, les cyniques étaient communautaires et étendaient ce principe, non seulement aux choses, mais aux personnes, conception chère à maints philosophes de l’antiquité.
On a reproché aux cyniques et à Diogène en particulier, l’orgueil qu’ils tiraient de leur isolement et de se poser en modèles, leur exagération d’un genre de vie qui était comme la négation de toute société organisée. Diogène a répondu d’avance : « Je suis comme les maîtres de chœurs, qui forcent le ton pour y amener leurs élèves. »
Le premier enseignement de Zénon, celui de la Stoa, se rapprochait beaucoup de celui des Cyniques. Zénon, dans son Traité de la République, repoussait les mœurs, les lois, les sciences, les arts, tout en demandant comme Platon la communauté de biens. Le fond du système stoïque est que le bien de l’homme est la liberté et que la liberté ne se conquiert que par la liberté. Le sage est synonyme de l’homme libre : il ne doit son bien qu’à soi-même et ne relève que de soi. A l’abri des coups du sort, insensible à toutes choses, maître de soi, n’ayant besoin que de soi, il trouve en soi une sérénité, une liberté, une félicité sans limites. Ce n’est plus un homme. C’est un dieu et plus qu’un dieu, car le bonheur des dieux est le privilège de leur nature tandis que la félicité du sage est la conquête de sa liberté ! Zénon, logiquement, niait l’omnipotence, la tutelle, le contrôle de l’État : l’homme devait se servir de loi à soi-même et c’est de l’harmonie individuelle que devait sortir l’harmonie collective. L’hédonisme, le cynisme et le stoïcisme opposaient le droit naturel pour l’individu de disposer de soi au droit artificiel qui en fait un instrument dans les mains de l’État. Zénon se servait de cette théorie pour combattre, comme l’avaient déjà fait les cyniques, le nationalisme exagéré des Grecs et admettre un instinct de société, un instinct naturel poussant l’homme à s’associer à d’autres hommes. On peut considérer cyniques et stoïciens comme les premiers internationalistes.
Cette idée du droit naturel, de la loi de nature, de la religion naturelle, sera reprise par maints philosophes. D’ailleurs le triomphe du christianisme n’est pas aussi complet que l’affirment ses thuriféraires. De nombreux hérétiques s’élèvent alors et se couvrent même du masque de la religion par prudence et dissimulent leur propagande sous une écorce religieuse.
Voici, par exemple, le gnostique Carpocratès d’Alexandrie, fondateur de la secte des Carpocratiens, dont le fils Epiphanes a réuni toute la doctrine dans son ouvrage Péri Dikaios Inés (de la justice). La justice divine, pour lui, existe en la communauté dans l’égalité (Koinonia met Isotetos). De même que le soleil n’est mesuré à personne, il doit en être de même pour toutes les choses, toutes les jouissances. Si Dieu nous a donné le désir c’est pour que nous le satisfassions, non pour nous restreindre, de même que les autres êtres vivants ne mettent pas de frein à leur appétit.
Les Carpocratiens furent parmi les premiers qui reconnurent le droit de tous sur toutes choses, jusqu’en ses extrêmes conséquences, et cherchèrent à le mettre en pratique. Ils furent apparemment exterminés. Des inscriptions indiquent pourtant qu’au VIe siècle encore, les tendances carpocratiennes subsistaient en Cyrénaïque, dans l’Afrique du Nord.
Anéantis ou non, les Carpocratiens eurent des successeurs. Nous ignorons si les initiés des sectes épousant leurs conceptions ou des idées analogues avaient rejeté à l’intérieur de leurs groupes toute autorité, s’ils n’étaient pas organisés, comme on dit aujourd’hui. Toujours est-il que le système au pouvoir avait en eux d’irréconciliables adversaires. Il y eut des internationales de sociétés secrètes en relations entre elles et dont les membres, en voyage, étaient accueillis fraternellement, par les associations correspondantes. On enseignait clandestinement et les nombreux procès de ceux qui furent découverts et tombèrent victimes de leur propagande, nous le démontrent suffisamment. Le malheur est que trop souvent leurs véritables opinions nous sont inconnues. On ne nous parle que de leurs crimes ( ?) ou de leurs écarts ( ?).
Au synode d’Orléans (1022), onze cathares (Albigeois) sont brûlés parce qu’accusés de pratiquer l’amour libre. En 1030, à Montfort, près de Turin, des hérétiques sont accusés de s’être prononcés contre les cérémonies et les rites religieux, ainsi que contre le mariage, la mise à mort des animaux et en faveur de la communauté des biens. En 1052, à Goslar, un certain nombre d’hérétiques sont brûlés pour s’être prononcés contre la mise à mort de tout être vivant, c’est-à-dire contre la guerre, le meurtre, et la mise à mort des animaux. En 1213, des Vaudois sont brûlés à Strasbourg pour avoir prêché l’amour libre et la communauté des biens. Il ne s’agit pas là de « clercs », mais de pauvres artisans : tisserands, cordonniers, maçons, menuisiers, etc.
Se basant sur un passage de l’épître de Saint-Paul aux Galates : « Si vous êtes conduits par l’esprit, vous n’êtes plus sous la loi », nombreux furent les sectaires qui placèrent l’être humain, la personnalité au-dessus de la loi. Hommes et femmes partageaient un point de vue assez semblable à celui des Carpocratiens et aboutissaient, dans la pratique, à une sorte de communisme libertaire qu’ils vivaient comme ils le pouvaient, dans des espèces de colonies plus ou moins occultes et sous la menace d’une répression impitoyable. Amaury ou Amalric de Bène, près Chartres, professait ces idées en Sorbonne au xiie siècle. Il eut des disciples plus énergiques que lui, parmi lesquels Ortlieb de Strasbourg, qui firent connaître sa doctrine anarchico-panthéiste en Allemagne, où ils trouvèrent d’enthousiastes et convaincus partisans sous le nom de Brüder und Schwestern. des freien Geistes (Frères et Sœurs du libre esprit), que Max Beer, dans son Histoire du Socialisme, considère comme des anarchistes-individualistes, qui se situèrent en dehors de la société, de ses lois, de ses mœurs, de ses habitudes et qu’en revanche la société organisée combattait sans merci.
Pensez donc ! Pour Almaric de Bène et ses continuateurs, Dieu se trouvait en Jésus, comme dans les penseurs et les poètes païens ; il a parlé par la bouche d’Ovide comme par celle de Salut Augustin. De tels hommes n’étaient pas dignes de vivre !
Dans les hérésies, il faut distinguer entre le panthéisme anarchiste almaricien, dont les adhérents se considéraient comme des parcelles du Saint Esprit, rejetant tout ascétisme, toute contrainte morale, se situant pour ainsi dire au-delà du bien et du mal et les héritiers du gnosticisme manichéen, tels les Albigeois, ascètes dont l’aspiration vise à vaincre la matière. Encore n’est-il pas toujours facile de faire une démarcation exacte. L’historien catholique Doellinger, qui a étudié l’histoire de toutes ces sectes, n’a pas hésité à dire que si elles l’avaient emporté (et il s’agissait surtout des Vaudois et des Albigeois), « il en serait résulté un bouleversement général, un retour complet à la barbarie et à l’indiscipline païennes ».
Au premier groupe panthéiste-anarchiste, nous rattachons l’hérésie anversoise de Tanchelin, celle des Kloeffers de Flandre, des Hommes de l’Intelligence, des Turlupins, des Picards ou Adamites (rayonnant jusqu’en Bohême), des loïstes, également anversois ; partout s’élèvent des hommes ou des associations qui veulent réagir contre le système dominant, représenté surtout par le catholicisme, dont les hauts dignitaires menaient une existence scandaleuse, maintenaient la prostitution, tenaient des bordels et des maisons de jeux, portaient les armes et se battaient comme des guerriers de profession.
Je partage absolument l’avis de Max Nettlau, que, dans les dernières années du moyen âge, le Midi de la France, le pays des Albigeois, une partie de l’Allemagne s’étendant jusqu’à la Bohème, les contrées arrosées par le Rhin inférieur, jusqu’en Hollande et dans les Flandres, certaines portions de l’Angleterre, de l’Italie, la Catalogne enfin, constituaient un terrain d’élection pour les sectes qui attaquaient le mariage, la famille, la propriété et s’attiraient une répression impitoyable.
Ce n’était pas seulement en Europe que se développaient des mouvements anti-autoritaires. Dans l’histoire d’Arménie, de Tschamtschiang (Venise 1795), il est question d’un certain hérétique persan du nom de Mdusik qui niait « toute loi et toute autorité »… Le Supplément Littéraire des Temps Nouveaux (Paris, vol II, p. 556-57), contient un article intitulé « Un précurseur anarchiste », où le Dr. turc Abdullah Djevdet présente un poète syrien du xve siècle : Ebr-Ala-el Muarri.
Nous voici à la Renaissance, il n’y a pas à le nier, les catholiques, aidés par l’état séculier, ont anéanti et réduit à l’impuissance les hérétiques panthéistes-anarchistes. Les protestants ne se sont pas montrés tendres à l’égard des anabaptistes, sorte de communistes autoritaires se fondant sur l’ancien Testament ; le vieux monde dut courber la tête sous l’omnipotence de l’État, plus fortement servi et centralisé qu’il ne l’était au Moyen Age. La découverte de l’Amérique enflamma cependant l’esprit des penseurs et des originaux, dont la mentalité n’avait pas été écrasée sous le laminoir de l’organisation politique. On parla d’îles heureuses, d’Eldorados, d’Arcadies. Dans sa Kosmographey (1544), Sébastian Münster a décrit les habitants des îles nouvelles, « où l’on vit libre de toute autorité, où l’on ne connaît ni le juste, ni l’injuste, où l’on ne punit pas les malfaiteurs, où les parents ne dominent pas leurs enfants. Pas de loi, liberté des relations sexuelles. Aucune trace d’un Dieu, ni d’un baptême, ni d’un culte ». A ses aspirations vers la liberté, il faut relier sans doute l’apparition de la Franc-maçonnerie et des différents ordres d’illuminés. L’un des génies les plus brillants de la Renaissance, François Rabelais, peut également, par son abbaye de Thélème (Gargantua 1. 54–57), être considéré comme un des précurseurs de l’anarchisme. Elisée Reclus l’a proclamé notre grand ancêtre. Sans doute, dans la description de ce milieu de liberté, il a négligé le côté économique et il tenait davantage à son siècle qu’il ne l’imaginait lui-même. Sans doute, son manoir raffiné, il l’a dépeint dans le même esprit que Thomas More son Angleterre idéalisée et Campanella, dans sa Cité du Soleil, sa république italienne et théocratique. N’empêche qu’en l’abbaye de Thélème, Rabelais s’est plu à dépeindre une vie sans autorité. On se souvient que Gargantua ne voulut bâtir « murailles au circuit ». « Voyre et non sans cause, approuva le moine, où mûr y a et davant et derrière, y a force murmure, envie et conspiration muette »… Les deux sexes ne se regardaient pas en chiens de faïence… « telle sympathie était entre les hommes et les femmes que par chacun jour, ils étaient vêtus de semblable parure… »
« Toute leur vie était employée non par lois, statuts ou règles, mais selon leur vouloir ou franc arbitre ; se levaient du lit quand bon leur semblait ; buvaient, mangeaient, travaillaient, dormaient quand le désir leur venait. Nul ne les éveillait, nul ne les parforçait ni à boire, ni à manger, ni à faire chose autre quelconque. Ainsi l’avait établi Gargantua. Et leur règle n’était que cette clause, fais ce que tu voudras, parce-que gens libres, bien nés, bien instruits, conversant en compagnies honnêtes, ont par nature un instinct et un aiguillon qui toujours les pousse à faits vertueux et retire du vice, lequel ils nommaient honneur. Iceux, quand par vile sujétion et contrainte sont déprimés et asservis, détournent la noble affection par laquelle à vertus franchement tendaient à déposer et enfreindre ce joug de servitude : car nous entreprenons toujours choses défendues, et convoitons ce qui nous est dénié… Par cette liberté, entrèrent en louable émulation de faire tout ce que à un seul voyaient plaire. Si quelqu’une ou quelqu’un disait : « Buvons », tous buvaient. Si disait : « Jouons », tous jouaient. Si disait : « Allons à l’ébat ès champs », tous y allaient… »
Rabelais est plutôt un utopiste. Nous ne parlerons pas, ici, d’ailleurs, des Utopies et des Utopistes, que nous reverrons dans l’article consacré à ce sujet. Un autre précurseur de l’anarchie est sans contredit La Boétie, dans son Contr’un ou De la servitude volontaire (1577), dont l’idée maîtresse est le refus à opposer au service du tyran, dont la puissance a sa source dans la servitude volontaire des hommes. « Le feu d’une petite étincelle s’étend et toujours se renforce, brûlant du bois et d’autant plus qu’il en trouve ; sans qu’on y mette de l’eau pour l’éteindre, seulement en n’y mettant plus de bois, n’ayant plus rien à consumer, il se consume lui-même, devient sans forme et n’est plus feu. De même en est-il des tyrans : plus ils pillent, plus ils exigent, plus ils ruinent et détruisent, et plus on leur donne, plus on les sert. ; plus ils se fortifient, mieux ils sont en situation de tout détruire ou anéantir ; et si on ne leur donne rien, si on ne leur obéit point, sans combattre, sans frapper, ils demeurent nus et défaits et ne sont plus rien : ainsi, la racine qui n’ayant plus de sève ni d’aliments, devient une branche sèche et molle… Soyez résolus de ne servir plus et vous serez libres. »
La Boétie ne préconise pas une organisation sociale définie. Cependant il parle de la nature qui a fait tous les hommes de même forme et semble-t-il au même moule… « elle n’a pas envoyé les plus forts et les plus avisés comme des brigands… » pour maltraiter « les plus faibles ; plutôt faut-il croire que faisant aux uns les parts plus grandes et aux autres plus petites, elle voulait faire une place à l’affection fraternelle lui donnant occasion de s’employer, les uns ayant plus de puissance de donner aide et les autres besoin d’en recevoir… » « Si donc cette bonne mère nous a donné à tous figure de même pâte… ; si elle nous a accordé à tous, sans distinction, ce grand présent de la voix et de la parole pour nous mettre en rapport et fraterniser davantage, pour faire, par l’habitude et le mutuel échange de nos pensées, une communion de nos volontés ; si elle a tâché par tous les moyens de serrer, d’étreindre plus fort le nœud de notre alliance en société ; si elle a montré en toutes choses qu’elle voulait à la fois nous faire unis et tous uns ; s’il en est ainsi, il ne faut pas douter que nous soyons tous compagnons ; et il ne peut tomber dans l’entendement de personne que la nature en ait mis aucun en servitude, nous ayant tous mis en compagnie. » De cela on pourrait déduire tout un système social.
La monarchie devient de plus en plus absolue. Louis XIV réduit la moitié de l’intelligentsia à l’état de domestiques et force l’autre moitié à recourir aux presses hollandaises. Dans Les soupirs de la France esclave qui aspire à la liberté (1689-1690) et d’autres ouvrages du même genre parus à Amsterdam, on ne trouve guère d’anarchisme. Il faut aller jusqu’à Diderot pour entendre énoncer cette phrase qui contient, en elle seule, tout l’anarchisme : « Je ne veux donner ni recevoir de lois. » Dans son entretien d’un père avec ses enfants (Œuvres complètes, vol. V, p. 301), il avait donné l’antériorité à l’homme de la nature sur l’homme de la loi, à la raison humaine sur celle du législateur. Tout le monde se souvient de la phrase de la Maréchale, dans l’Entretien d’un Philosophe avec la Maréchale : « Le mal, ce sera ce qui a plus d’inconvénients que d’avantages ; et le bien, au contraire, ce qui a plus d’avantages que d’inconvénients. » Et de celle des adieux du vieillard dans le Supplément du voyage de Bougainville : « Vous êtes deux enfants de la nature : quel droit as-tu sur lui qu’il n’ait pas sur toi ? » Stirner, plus tard, ne dira pas mieux.
Dans la Revue Socialiste de septembre 1888, Benoît Malon consacre une dizaine de pages à Don Deschamps, bénédictin du xviiie siècle, précurseur de l’Hégélianisme, du Transformisme et du Communisme anarchiste.
Voici, enfin, Sylvain Maréchal, poète, écrivain, bibliothécaire (1750-1803) qui, le premier, proclama joyeusement des idées anarchistes, entachées cependant d’arcadisme. Sylvain Maréchal est un polygraphe qui a touché à toutes sortes de sujets : il débute par des Bergeries (1770) et des Chansons anacréontiques, en 1779 ; il trouve à faire paraître ses fragments d’un Poème moral sur Dieu, le Pibrac moderne, en 1781 ; en 1782, L’âge d’or, recueil de contes pastoraux ; en 1784 son Livre échappé au déluge ou Psaumes nouvellement découverts. En 1788, sous-bibliothécaire à la bibliothèque Mazarine, il public son Almanach des honnêtes gens, où il substituait aux noms des saints ceux des hommes et des femmes célèbres : il y plaçait Jésus-Christ entre Épicure et Ninon de Lenclos. Aussi cet almanach fut-il condamné à être brûlé de la main du bourreau, et son auteur envoyé à Saint-Lazare, où il demeura quatre mois. En 1788, ses Apologues modernes à l’usage du dauphin. C’est là que se trouve l’histoire du roi qui, à la suite d’un cataclysme, renvoie chacun de ses sujets chez lui, en prescrivant que, désormais, chaque père de famille sera roi dans son foyer. C’est là que se trouve énoncé le principe de la Grève générale, comme moyen d’instaurer une société où la Terre est propriété commune de tous ses habitants, où règnent « la liberté et l’égalité, la paix et l’innocence ». Dans le Tyran triomphateur, il imagine un peuple abandonnant les villes à la soldatesque et se réfugiant dans les montagnes, où, partagé en famines, il vivra sans autre maître que la nature, sans autre roi que leurs patriarches, abandonnant pour toujours le séjour dans les cités, bâties par eux à grands frais, dont chaque pierre a été arrosée par leurs larmes, teinte de leur sang. Les soldats envoyés pour ramener ces hommes dans leurs agglomérations se convertissent à la liberté, demeurant avec ceux qu’ils devaient ramener en servitude, renvoient leurs uniformes au tyran, qui meurt de rage et de faim en se dévorant lui-même. C’est sans contredit une réminiscence de la Servitude volontaire.
En 1790, il édite l’Almanach des honnêtes femmes, orné d’une gravure satyrique sur la duchesse de Polignac. Renchérissant sur l’Almanach des honnêtes gens, chaque saint est remplacé par une femme connue. Ces femmes célèbres sont divisées en 12 classes, selon leur « genre » (1 classe par mois) : Janvier, Fricatrices ; Février, Tractatrices, etc. Nous avons ainsi à la suite les Fellatrices, les Lesbiennes, les Corinthiennes, les Samiennes, les Phœniciennes, les Siphnassiennes, les Phicidisseuses, les Chaldisseuses, les Tribades et les Hircinnes. Très rare, cette brochure ne se trouve plus guère qu’à l’enfer de la Bibliothèque Nationale.
Sylvain Maréchal n’accepta qu’avec réserve la révolution de 1789. Le premier journal anarchiste français, L’Humanitaire, (1841) affirme qu’il disait qu’aussi longtemps qu’il y aurait des maîtres et des esclaves, des pauvres et des riches, il n’y aurait ni liberté, ni égalité.
Sylvain Maréchal continue ses publications : en 1791, Dame Nature à la barre de l’Assemblée Nationale ; en l’an II, le jugement dernier des rois ; en 1794, la fête de la raison. Il collabore aux Révolutions de Paris, à l’Ami de la Révolution, au Bulletin des Amis de la Vérité. L’hébertiste Chaumette, son ami, tombe victime de la Terreur, mais Sylvain Maréchal échappe à Robespierre comme il échappera à la réaction thermidorienne et aux persécutions du Directoire, bien qu’il eût collaboré à la rédaction du Manifeste des Égaux, du moins on l’assure.
La tourmente passée, Maréchal reprend la plume. En 1798, paraît son Culte et lois d’une société d’hommes sans Dieu. En 1799, Les voyages de Pythagore, en 6 volumes. En 1800, son grand ouvrage, Dictionnaire des athées anciens et modernes, dont l’astronome Jérôme Lalande écrivit le supplément. En 1807, enfin, De la Vertu…, ouvrage posthume, qui fut peut-être imprimé, mais qui ne parut pas, et dont Lalande se servit pour son second supplément au « Dictionnaire des Athées ». Napoléon interdit d’ailleurs à l’illustre astronome de continuer plus longtemps à écrire sur l’athéisme.
En Angleterre, on peut considérer jusqu’à un certain point Winstanley et ses niveleurs comme des précurseurs de l’anarchisme, comme on a pu le voir par l’article que nous leur avons consacré. John Lilburne, un autre niveleur, dénonçait l’autorité « sous toutes ses formes et ses aspects » ; ses condamnations à l’amende, ses années de prison, ne se comptaient plus. On l’exila en Hollande. A trois reprises différentes, le jury l’acquitta la dernière fois en 1613 (il avait enfreint son arrêté d’expulsion), Cromwell le maintint en captivité « pour le bien du pays » ; en 1656, devenu quaker, on le libéra, ce qui ne l’empêchait pas, en 1657, à 39 ans, de mourir de phtisie galopante.
Vers 1650, il est question de Roger Williams, qui débuta comme gouverneur du territoire qui forma plus tard l’État de Rhode Island (aux États-Unis) et surtout d’un de ses partisans, William Hurris, qui tonnait contre l’immoralité de tous les pouvoirs terrestres et le crime de tous les châtiments, S’agit-il d’un visionnaire mystique ou d’un anarchiste isolé ? Les premiers quakers sont également des antiétatistes décidés.
Le Hollandais Peter Cornelius Hockboy (1658), l’Anglais John Bellers (1685), l’Écossais Robert Wallace (1761) se prononcent pour un socialisme volontaire et coopérateur. Dans ses Prospects, Robert Wallace concevait une humanité composée de nombreux districts autonomes. La protestation contre les abus gouvernementaux, contre les excès de l’autorité se fait jour dans des pamphlets, des satires de toute nature, écrits avec une virulence et une franchise dont il n’y a guère d’exemple aujourd’hui. Citer les noms de Thomas Hobbes, John Toland, John Wilkes, Swift, De Foe, suffira.
Nous arrivons à l’Irlandais Edmond Burke et à sa Vindication of Natural Society (1756) — justification de la société naturelle — dont l’idée fondamentale est celle-ci : quelle que soit la forme de gouvernement, il n’en est aucun qui soit meilleur qu’un autre : « Les différentes espèces de gouvernement rivalisent mutuellement concernant l’absurdité de leurs constitutions et l’oppression qu’ils font endurer à leurs sujets… Même les gouvernements libres, relativement à l’étendue de leur territoire et à leur durée, ont connu plus de confusion et commis plus d’actes flagrants de tyrannie que les gouvernements les plus despotiques de l’histoire. » Edmond Burke revint sur ses dires. Dans ses Reflexions, il s’éleva contre la Révolution française. Un Américain, Paine, député à la Convention, lui répondit par The Fights of Man (1791-92) — les droits de l’homme. S’étant opposé à l’exécution de Louis XVI, il fut jeté en prison. Il échappa de peu à la guillotine. Il profita de son emprisonnement pour écrire l’Age de Raison — The Age of Reason — (1795). « A tous ses degrés, la société est un bienfait, mais, même sous son aspect le meilleur, le gouvernement n’est qu’un mal nécessaire ; sous son pire aspect, c’est un mal intolérable… Le métier de gouverner a toujours été monopolisé par les individus les plus ignorants et les plus fripons que compte l’humanité. » En 1796, paraît une brochure à Oxford, intitulée : « The inherent Evils of all State Government demonstrated » — « Démonstration des maux inhérents à tout gouvernement étatiste », — attribuée à A.-C. Cuddon, fortement teintée d’anarchisme individualiste, et que Benj. R. Tucker a rééditée en 1885, à Boston.
Sous l’influence de la Révolution, il s’était créé à Londres un groupe appelé Pantisocracy, sous l’impulsion du jeune poète Southey, qui devait, plus tard, à l’exemple de Burke, renier ses rêves de jeunesse. D’après Sylvain Maréchal — confirmé en partie par Lord Byron — ce groupe épicurien voulait réaliser l’abbaye de Thélème, et entendait rendre toutes choses communes entre ses membres, les jouissances sexuelles y comprises. Toujours d’après Maréchal, les plus grands artistes, les plus grands savants, les hommes les plus célèbres de l’Angleterre auraient fait partie de ce milieu qui finit par être dissous par un Bill du Parlement ( « Dict. des Athées », au mot : Thélème).
Dans ses Figures d’Angleterre, Manuel Devaldès, présente La Pantisocratie comme un projet de colonie à établir en Amérique parmi les Illinois, colonie basée sur l’égalité économique. Deux heures de travail quotidien devaient suffire à la nourriture et à l’entretien des colons. A la suite de la défection de Southey et de la mort de deux des principaux initiateurs, la Pantisocratie serait morte sans avoir vu le jour.
En Allemagne, Schiller écrivait les Brigands, dont le principal personnage, Karl Moor, s’élevait contre les conventions, la loi, qui n’a jamais créé un grand homme alors que la liberté a engendré des colosses et des horsmesure. Fichte disait que, si l’humanité était moralement accomplie, elle n’aurait pas besoin d’État ; Wilhelm de Humboldt, en 1792, défendait la thèse de la réduction de l’Etat à sa fonction minimum ; Alfieri, en Italie, écrivait De la Tyrannie.
De tous côtés, l’autorité, sous une forme ou sous une autre était battue en brèche. Spinoza, Comenius, Vico, Voltaire, Lessing, Herder, Condorcet ont été des libertaires par certains points, certaines formes de leur activité littéraire. En luttant contre les supplices infligés aux sorciers, contre la sévérité des châtiments des délits, contre l’esclavage — pour la libération de la femme — pour une autre éducation de l’enfant — contre la superstition religieuse et pour le matérialisme : Spee, Thomasius, Beccaria, Sonnenfelds, John Howard, Clarkson, Mary Wollstonecraft, Rousseau, Pestalozzi, La Mettrie, d’Holbach, ont sapé les piliers de l’autorité. Il faudrait un volume pour rappeler les noms de ceux qui ont, à un point de vue ou à un autre, contribué à ébranler la foi en l’État et en l’Église.
Aussi nous arrêterons-nous à William Godwin, dont nous considérons l’Enquête sur la justice politique et son influence sur la vertu et le bonheur en général (1793) comme le premier doctrinaire de l’anarchisme digne de ce nom. Il est bien vrai que Godwin est un communiste-anarchiste, mais sa négation de la loi et de l’État convient à toutes les nuances de l’anarchisme. — E. Armand.