Encyclopédie anarchiste/Préhistoire - Préjugé
PRÉHISTOIRE (du latin prœ, avant et histoire). Définition. — La préhistoire suppose une définition de l’histoire. Elle est elle-même une histoire, — l’histoire de l’humanité en l’absence de l’écriture. L’histoire serait le récit des faits et gestes de l’humanité transmis par l’écriture. Peyrony donne de la préhistoire cette définition : « La préhistoire est la science qui, se basant sur des faits positifs, recherche ce qui s’est passé avant que les hommes aient relaté par écrit les faits dont ils étaient témoins. » Capitan définit ainsi la science préhistorique : « La préhistoire cherche à reconstituer la vie des premiers hommes, alors que, sauvages tout à fait primitifs, ils vivaient comme ceux-ci, n’ayant qu’une seule préoccupation : lutter contre la mort qui de toutes parts les menaçait et parvenir à continuer de vivre. » Nous croyons inutile de reproduire ici les nombreuses définitions qui ont été données de la Préhistoire par les savants. Toutes se ramènent à la précédente. Est-il juste cependant de définir la préhistoire comme étant l’histoire de l’humanité en l’absence de l’écriture ? L’écriture ne suffit pas à établir une démarcation entre la préhistoire et l’histoire. En effet, l’écriture ne date pas des temps historiques : nos ancêtres des cavernes avaient découvert des signes linéaires susceptibles de fixer leurs pensées sur une matière dure bien avant les phéniciens, auxquels on attribue l’invention de l’alphabet. Ne disons pas que la préhistoire est l’histoire de l’humanité en l’absence de l’écriture, mais l’histoire de l’humanité alors qu’existait une écriture dont nous ne connaissons pas la clé. Une écriture a bien existé pendant la préhistoire, mais nous ne l’avons pas encore déchiffrée. On interprète certains signes comme étant des marques de chasse ou de propriété. Il en est qui sont de véritables lettres, parmi lesquelles on en retrouve quelques-unes dont nous nous servons pour écrire ces lignes. Si nous ne sommes pas parvenus à déchiffrer l’écriture linéaire préhistorique, dont on constate l’existence 25.000 ans environ avant notre ère, pendant l’époque dite de la Madeleine, nous avons à notre disposition, pour reconstituer la vie de nos lointains ancêtres, une écriture particulière, qui est celle de l’art. Cette écriture peut être comprise de tous. Certes, on peut encore l’interpréter. Cependant le langage de l’art finit par livrer tous ses secrets à celui qui fait un effort pour les découvrir.
Plutôt que l’écriture, ce sont des conditions morales qui séparent la préhistoire de l’histoire. On peut dire qu’avec l’histoire commence une ère d’esclavage et de bluff, et que l’homme a cessé de vivre librement pour s’assujettir à des gouvernements et à des lois. Les monuments de l’histoire prouvent surabondamment cet état d’esprit que les monuments de la préhistoire sont loin de nous révéler. Déjà l’époque néolithique, avec les menhirs et les dolmens, nous fait pressentir ce que sera un monde en proie à l’autoritarisme, ayant succédé à l’anarchie, — ici le mot anarchie n’est point synonyme de désordre, mais d’harmonie —, à l’anarchie qui fut le premier état social de l’humanité.
Méthode. — Pour reconstituer l’homme primitif, la science préhistorique a recours à toutes les sciences. Elle s’appuie sur toutes les connaissances humaines. Elle n’a que l’embarras du choix. Elle utilise toutes les méthodes. Ces méthodes, maniées avec prudence, nous permettent d’approcher d’une vérité approximative, relative, qui peut nous suffire. On combinera la méthode objective avec la méthode subjective. L’imagination et l’observation se prêteront main forte. Comment se passerait-on de l’observation en préhistoire ? D’autre part, l’observation toute seule ne suffit pas. Parfois, l’imagination nous met sur son chemin, ce qui nous entraîne à dire que le préhistorien idéal doit être doué d’autant de sensibilité que d’intelligence, et être savant et artiste à la fois.
En préhistoire, il faut commencer par le commencement. On partira donc du système solaire. La méthode astronomique précédera toutes les autres. Ensuite la géologie nous livrera la clé de bien des énigmes. La méthode géologique, qui en englobe elle-même d’autres, nous permettra de pousser plus avant nos investigations. Méthode astronomique, méthode géologique, ce sera là notre point de départ. La méthode stratigraphique permettra d’étudier couche par couche les débris abandonnés par les différents peuples qui se sont succédé. Le préhistorien sera tour à tour anthropologiste, archéologue, ethnographe, botaniste, zoologiste, minéralogiste, etc. L’archéologie combinée avec la paléontologie animale et la paléontologie humaine associées à la méthode esthétique et à la science de l’art permettront au préhistorien de « ressusciter » la vie des générations disparues. Nous pensons que l’étude de l’art préhistorique peut achever de recréer l’état d’âme et la mentalité des primitifs préhistoriques. On se gardera bien d’assimiler ceux-ci à des enfants, où même à des sauvages (la méthode ethnographique a du bon, à condition de ne pas en abuser).
Nous n’avons indiqué ici que très succinctement la méthode suivie par la science préhistorique. Répétons que toutes les sciences sont pour elle de précieux auxiliaires. D’autre part, le préhistorien doit être un esprit libéré de tous les préjugés, un ennemi des coteries et des formules toutes faites, et ne pas s’enfermer dans une théorie et s’y complaire, lorsque de nouvelles découvertes viennent les infirmer. C’est dire que la passion du vrai passera chez lui avant la passion tout court. Les préhistoriens n’ont pas toujours donné l’exemple de la sagesse : on assiste à de véritables pugilats oratoires qui ne nous les montrent guère sous un jour favorable. L’envie, la jalousie, l’incompréhension en font des êtres aussi laids que les moralistes et les politiciens. Le préhistorien devra donc s’affranchir des petitesses et des égoïsmes engendrés par la déformation professionnelle, l’esprit de corps, etc. Qu’il médite ces paroles d’un des siens : « Notre préhistoire est aujourd’hui si compliquée, elle nous révèle, à chaque instant, des particularités si singulières de l’ethnographie de nos ancêtres, qu’il ne faut jamais rien nier a priori. » Qui dit cela ? Le docteur Capitan, qui n’a pas toujours lui-même donné l’exemple du tact et de la sagesse. Et il ajoute : « Rien n’est plus déplorable qu’une critique théorique… et à distance. » Il condamne ainsi les procédés de ses amis. Il ne faut pas qu’une affaire comme celle de Glozel se renouvelle, dans laquelle on a vu les « officiels » essayer d’établir une sorte de trust de la préhistoire et la confisquer à leur profit. Ils refusent de voir ce qui n’entre pas dans leurs classifications, et ils en arrivent à nuire à la science qu’ils prétendent représenter.
Histoire de la Préhistoire. — La préhistoire a son histoire. C’est une science jeune, née d’hier, et qui possède déjà ses lettres de noblesse. Science neuve, révolutionnaire pourrait-on dire, elle a subi dès sa naissance de rudes assauts. Ne venait-elle pas démontrer que l’homme avait d’humbles origines, qu’il n’était pas sorti parfait des mains du créateur, et qu’il ne datait pas de 4.000 ans avant notre ère, comme le prétendaient les partisans du créationnisme, fanatiques de la genèse biblique, en tête desquels Bossuet qui résumait l’opinion des savants et des historiens sous le règne de Louis Le Grand ? Les hommes ne se sont aperçus que très tard qu’ils n’étaient pas nés ex nihilo, et qu’ils avaient pour ancêtres tous les animaux qui vivaient à la surface de la terre, bien avant l’apparition de la bête verticale.
Laissons de côté les cosmogonies, les théogonies les plus anciennes qui ont pressenti la vérité. Disons que Lucrèce peut-être considéré comme le précurseur des savants modernes, car le disciple d’Épicure, ennemi comme lui de tous les dieux, voyait dans l’espèce humaine une espèce qui n’échappait pas aux lois qui régissent tous les êtres. Dans son admirable poème : De la Nature, il a montré l’homme luttant pour vivre, grattant la terre avec ses ongles, se nourrissant de racines, tableau bien différent de celui qui représente le premier homme jouissant de tous les privilèges, au sein du paradis terrestre, avant la faute d’Adam.
On a cru longtemps que les instruments de silex étaient tombés du ciel, les pierres de foudre étaient considérées pour cette raison comme des talismans. Bernard Palissy, Mercati, Léonard de Vinci, ont d’abord fait justice de ces superstitions. Peu à peu la vérité s’est fait jour, avec De Jussieu, Mahudel, Goguet, Eckard, etc. Beaucoup d’autres savants, de philosophes, mériteraient d’être cités ici. Bornons-nous à rappeler que Jacques-François de Borda, né à Dax (1718-1803), naturaliste, dont personne n’a parlé, s’était intéressé particulièrement, pendant le xviiie siècle, aux silex taillés, que certains considéraient encore comme tombés du ciel, alors qu’ils étaient l’œuvre d’une main humaine. Dans ses Mémoires pour servir à l’histoire du règne animal des environs de Dax, en Gascogne, De Borda écrit : « Les anciens habitants du pays, et vraisemblablement ceux qui les premiers y fixèrent leurs demeures, ont employé le silex pour en faire divers instruments… On trouve quelquefois dans les Landes des pointes de flèches faites de silex, mais grossièrement travaillées ; il paraît qu’on leur donnait la forme triangulaire en frappant la pierre. »
Le véritable fondateur de la préhistoire, le premier préhistorien, fut Boucher de Perthes (1788-1868), qui démontra que les silex taillés étaient l’œuvre de l’homme préhistorique. Naturellement on le traita de fou. Il lutta pendant un demi-siècle pour ses idées (nous avons conté, année par année, son long martyrologe, dans notre Philosophie de la Préhistoire (tome premier). Boucher de Perthes avait contre lui les savants officiels et les réactionnaires de tous clans. Depuis ses découvertes, la préhistoire a fait du chemin : on pourrait citer une centaine de préhistoriens qui ont marché sur ses traces. Lartet, Piette, Capitan, Breuil, combien d’autres ont contribué à enrichir la science préhistorique. Il y eut malheureusement des « officiels », parmi les continuateurs de Boucher de Perthes, qui n’eurent ni sa sincérité ni son indépendance. Une équipe de chercheurs exempts de préjugés scientifiques ou autres a heureusement continué l’œuvre de l’homme libre —sous tous les rapports — qu’était le fondateur de la préhistoire (tous ses écrits, science, essais, philosophie, littérature, etc., sont ceux d’un anarchiste). On peut dire qu’entre leurs mains la science préhistorique s’est ressaisie : on attend de ces « amateurs » un renouvellement de ses méthodes et de son esprit qui permettra de résoudre le problème des origines humaines.
L’anté-préhistoire, les ères gèologiques. — Pour comprendre la préhistoire et saisir le problème des origines humaines, il importe, avons-nous dit, d’interroger la géologie. Celle-ci en est la meilleure introduction.
La Terre n’a pas toujours existé. Elle est relativement jeune, par rapport aux astres qui peuplent l’immensité. Un jour, dans cette immensité, un grain de poussière apparut. Ce grain de poussière a vu naître l’espèce humaine. Peut-être, dans d’autres mondes, existe-t-il d’autres espèces, plus ou moins voisines de la nôtre. Rien ne s’oppose à cette hypothèse. La terre a son histoire, comme tous les êtres qui ont vécu et vivent à sa surface. Elle n’est qu’un point dans l’infini, et n’échappe pas aux lois qui régissent l’univers. Elle a eu son enfance et son adolescence. Elle entre à peine dans son âge mûr. Elle connaîtra la décrépitude. Un temps viendra où elle ne sera plus qu’un astre mort, errant à travers l’espace.
Détachée de la nébuleuse solaire, la terre est devenue, en se refroidissant, une sphère liquide, à la surface de laquelle s’est condensée la croûte terrestre. Globe de feu, puis atome de boue, ainsi débuta la planète qui devait donner naissance au genre humain.
La Terre a d’abord connu une ère primitive. Pendant cette ère, elle est restée stérile. Cependant, s’élaborait lentement dans ses flancs le monde futur. Quand les conditions atmosphériques le permirent, la vie se manifesta, sous les formes les plus humbles. Puis elle se modifia, au cours de périodes d’une durée fort longue. La voir grandir et se développer, c’est assister au plus émouvant des spectacles, c’est suivre les péripéties du plus tragique des romans.
Dans les couches terrestres étudiées par les géologues, on peut suivre aussi facilement qu’en tournant les feuillets d’un livre, cette longue ascension de plantes et d’animaux vers des formes de plus en plus perfectionnées. On n’a trouvé aucune trace d’êtres vivants dans les roches cristallines fondues sous l’action de la chaleur et devenues solides par suite du refroidissement. Au contraire, dans les rochers sédimentaires, formées par la dissociation des précédentes, sous l’influence de différents agents, ces traces sont visibles : on peut les suivre sans interruption des infusoires jusqu’à l’homme.
On a donné le nom de fossiles aux restes d’espèces disparues trouvés dans les entrailles de la terre. On peut considérer les fossiles comme de véritables médailles de la création. Quelquefois des empreintes les remplacent, moules indélébiles qui ont conservé la forme des espèces.
L’histoire de la Terre a été divisée en plusieurs périodes plus ou moins longues. C’est ainsi qu’on distingue une ère archéenne (de arkhé, commencement). Pendant cette ère, le globe terrestre est vierge de toute trace d’être vivant, le milieu n’étant guère favorable à l’éclosion de la vie, ou les organismes qui ont vécu à cette époque ayant été détruits. Cette période, la plus longue des ères géologiques, a duré des millions d’années. L’océan recouvrait alors tout le globe.
Aux temps archéens succéda l’ère primaire. En cet âge primordial, vierge de tout visage humain, la plante et l’animal se confondaient. D’une cellule, formée d’éléments inorganiques, étaient sortis tous les êtres. La vie avait d’abord pris l’apparence de corpuscules gélatineux ou protoplasma. Dans cet immense laboratoire qu’était la nature, s’ébauchait un monde nouveau, dont elle n’avait pas conscience.
Au fond des mers tièdes, à des profondeurs insoupçonnées, les premiers êtres vivants, moitié plantes, moitié bêtes, en grande partie minéraux, soumis aux mêmes lois physico-chimiques, solidaires les uns des autres, inauguraient cette longue histoire qui devait aboutir à l’homme.
Tels furent les premiers habitants du globe. Ces êtres étaient muets et sans sexe. Ils se reproduisaient par fractionnement ou fissiparité. Autant de morceaux, autant d’individus différents.
L’ère primaire, d’une durée immense, comprend plusieurs terrains, auxquels on a donné les noms des localités où ils ont été étudiés, mais qui se rencontrent aussi en d’autres contrées. C’est ainsi que les géologues ont distingué le précambrien, dans lequel on trouve des traces de restes organiques, précédant, comme son nom l’indique, le cambrien ou silurien inférieur (silurien vient de Silures, anciens habitants du Pays de Galles). On trouve dans le silurien des crustacés aux formes bizarres, tels que les trilobites. Dans le dévonien (comté de Devon, Angleterre), on trouve comme fossiles des spirifers (sortes de brachiopodes) et des poissons cuirassés. Dans le terrain suivant (houiller ou carbonifère), apparaissent les insectes et les plantes cryptogames. Le Permien (de Perm, Russie), qui vient ensuite, contient des batraciens et les premiers reptiles.
Il y avait, à cette époque, des animaux intermédiaires entre les reptiles et les batraciens. C’étaient d’énormes crapauds appelés labyrinthodontes, recouverts de plaques osseuses, dont on a retrouvé les traces sur les rivages qu’ils ont parcourus.
Parmi le monde végétal dominaient les lycopodes, les prèles, les fougères, les uns et les autres de taille géante. Lépidodendrons, sigillaires, calamites, se développaient sous un climat chaud et humide, analogue à celui des tropiques. Il n’y avait à cette époque ni été ni hiver, mais une température uniforme.
L’ère primaire fut très mouvementée. Il y eut d’importantes éruptions volcaniques. Les plissements de l’écorce terrestre formèrent trois grandes chaînes de montagnes (huronienne, calédonienne et hercynienne, aujourd’hui disparues. Il y avait alors trois continents (le continent nord atlantique, le continent sino-sibérien et la terre de Gondwana (comprenant le Brésil, l’Afrique et l’Australie).
Pendant l’ère secondaire, la vie progresse et continue. L’atmosphère se nettoie, les espèces animales et végétales se multiplient La terre entre dans son adolescence…
Le monde animal, sorti des eaux, avait pris possession du globe. La vie avait fat un nouveau pas en avant, et allait s’enrichir, sans cesse.
L’ère secondaire comprend le triasique (trois formations distinctes), dans lequel on rencontre des encrines, des cérulites, et aussi des labyrinthodontes ; le jurassique, inférieur, moyen et supérieur, qui renferme des ammonites, des bélemnites, des reptiles nageurs et volants, et les premiers oiseaux ; le crétacé (craie), pendant lequel les ammonites se déroulent, les oiseaux à dents se multiplient, et les reptiles terrestres ou dinosauriens (du grec deinos, terrible, et sauros, lézard), sont les trois de la création.
Ces derniers étaient les bêtes les plus étranges que la nature ait enfantées. Ils tenaient de tous les animaux à la fois. C’étaient de véritables monstres, de dimensions colossales, de 15 à 60 mètres de long, herbivores ou carnivores, marchant les uns à quatre pattes, les autres sur leurs pattes de derrière comme des bipèdes. Ils se distinguaient par un corps énorme, surmonté d’une petite tète. Ils incarnaient la force et la stupidité. Parmi les représentants de cette faune géante, bornons-nous à citer l’atlantosaure, le gigantosaure, le brontosaure, le mégalosaure, le stégosaure, le cératosaure, l’allosaure, l’apatosaure, le titanosaure, l’hadrosaure, le mosasaure et cent autres, sans oublier le diplodocus, le zanglodon, le triceratops, l’agathomas, l’iguanodon, le trachodon, le brontozoum, le dimétrodon, auquel il convient d’ajouter cœlurus, lœlaps, thespesius, cheirotheriums et compsognathes. Ces êtres paradoxaux étaient dignes de leurs émules, les reptiles nageurs (ichtyosaures, plésiosaures, téléosaures, mosasaures, hyléosaures, etc.) ou des reptiles volants, tels que le ptérodactyle qui partageaient le royaume des airs avec l’archéoptéryx, le premier oiseau (ce dernier était de petite taille).
L’ère secondaire vit apparaître, vers sa fin, des animaux de la taille d’un rat, le corps couvert de poils et allaitant leurs petits au moyen de mamelles : c’étaient les mammifères, qui allaient remplacer, pendant l’ère tertiaire, les grands sauriens de l’âge précédent.
La flore était représentée par des cycadées, des conifères et des palmiers auxquels étaient venus se joindre de rares hêtres et des chênes.
La température, qui avait été chaude dès le début, s’abaissa vers la fin. Les saisons firent alors leur apparition, comme en témoignent les cercles concentriques dans le bois, et la présence d’arbres à feuilles caduques. Cette ère fut relativement calme. Aucune montagne ne se forma et il n’y eut point d’éruptions volcaniques.
Comme les ères précédentes, l’ère tertiaire a été divisée par les géologues en plusieurs périodes, caractérisées par la nature des différents terrains contenant des fossiles. En commençant par les plus anciens, nous trouvons d’abord l’éocène (de eos, aurore, et kainos, récent), l’oligocène (de oligos, peu récent), le miocène (de méion, moins récent), et le pliocène (plelon, plus récent).
Avec l’ère tertiaire, nous nous rapprochons des temps actuels. Le développement pris par les mammifères parmi les vertébrés a transformé l’aspect de la planète.
L’ère tertiaire marque une nouvelle étape dans l’évolution de la vie. Les invertébrés sont représentés par les nummulites, semblables à des pièces de monnaie, et les cérithes, sortes de gastéropodes en forme de cônes. Parmi les vertébrés, ce sont les mammifères qui l’emportent : leur règne commence. Depuis la fin de l’ère secondaire, ils ont fait du chemin ; ils sont devenus les rois de la création. Depuis longtemps les grands reptiles secondaires sont ensevelis dans la boue des marécages, leur organisme ayant atteint un degré de perfectionnement qui ne pouvait être dépassé.
Au tertiaire moyen, apparut un pré-éléphant, le mastodonte, possédant quatre incisives, presque droites, et des molaires énormes, faisant l’office de broyeurs. Au tertiaire supérieur, les précurseurs de l’homme, et l’homme lui-même connurent l’éléphas méridionalis, de 4 mètres 22 de hauteur, de 5 mètres 36 de longueur, et le dinothérium, qui avait deux défenses inférieures recourbées vers le bas, et qui était le plus grand des mammifères terrestres : il avait 6 mètres 50 de long et 5 mètres de haut.
On a trouvé dans les terrains tertiaires les précurseurs du cheval, parmi lesquels le phénacodus, de la taille d’un loup, possesseur de cinq doigts.
Les ruminants comprenaient l’antilope, le bœuf, le mouton, le chevreuil, la girafe et le chameau.
Le xiphodon, aux dents en forme d’épée, se rapprochait de la gazelle. D’autres mammifères à sabots possédaient un nombre pair de doigts, l’anthracotherium, rappelant le sanglier, l’anaplotherium, de la grosseur d’un âne, dont a trouvé le squelette dans le gypse de Montmartre.
Les carnassiers et les singes apparurent vers la fin du tertiaire. Parmi les premiers figuraient le terrible machairodus, fauve redoutable aux dents tranchantes en forme de poignards, plus redoutable encore que les chiens, les chats, les loups, les ours, les tigres et les lions parmi lesquels il vivait.
Les animaux de l’ère tertiaire ont, avec les nôtres, de grandes ressemblances. Poissons, reptiles, batraciens et oiseaux se rapprochent de plus en plus de ces derniers. Les oiseaux sont dépourvus de dents, alors que ceux des temps secondaires en avaient. Tortues, lézards, crocodiles, serpents, ont pris la place des grands sauriens. De vrais singes succèdent aux lémuriens du début de l’ère tertiaire. Bientôt surgira un être que la nature est en train de tisser dans ses flancs : l’homme.
La flore des temps tertiaires ressemblait beaucoup à celle d’aujourd’hui. Ce furent d’abord des plantes tropicales, telles que palmiers, lauriers, bananiers, camphriers, mais la température s’abaissant apparurent des arbres à feuilles caduques, tels que les chênes et les érables. Les plantes à fleurs se sont développées. Les graminées nourrissent de nombreux troupeaux d’herbivores. Les saisons commencent à se dessiner, le froid s’accroît, la glace recouvre les pôles et le sommet des hautes montagnes.
L’ère tertiaire a duré trois millions d’années. Elle a vu la naissance des grandes montagnes actuelles. À cette époque se sont formés les plissements alpins qui ont produit les Alpes, le Jura et les Pyrénées. L’Atlantique, la Méditerranée et la Manche se sont ouverts, tandis que s’effondraient d’immenses continents tels que l’Atlantide.
Voici maintenant l’époque quaternaire, qui est celle dans laquelle nous vivons. Elle a été divisée en pléistocène (pleistos, beaucoup plus récent) et en holocène (olos, tout à fait récent, temps actuels). Quels progrès réalisés depuis les temps primitifs ! Quel plus beau roman que celui des espèces se succédant en se perfectionnant, pour aboutir à la forme humaine.
Le quaternaire a donné naissance à plusieurs sortes d’animaux contemporains de l’homme et de son précurseur. Parmi ces animaux, il en est dont les espèces sont éteintes : le mammouth, l’ours des cavernes, le rhinocéros à narines cloisonnées qui appartenaient à la faune froide. Le glyptodon était un tatou gigantesque, sorte d’édenté mesurant trois mètres de long. Sa carapace a pu servir d’abri aux premiers hommes. Des oiseaux géants, tels que le Dinornis ou Moa, de trois mètres de haut, et l’Aepyornis, de la même taille, qui pondait des œufs d’une capacité de dix litres, ont également disparu. D’autres animaux de la faune chaude émigrèrent vers d’autres cieux : l’hippopotame, la panthère, l’éléphant et, plus tard, le renne et l’élan. Enfin, d’autres animaux de l’époque quaternaire vivent encore dans nos pays : le cheval, le bœuf, le cerf, le sanglier, le chien et le loup. La flore était celle d’aujourd’hui.
Le climat consistait en périodes froides séparées par des périodes chaudes, ces périodes coïncidant avec l’avance et le recul des glaciers. Inutile d’ajouter que la géographie pléistocène correspondait, dans ses grandes lignes, à celle d’aujourd’hui.
Avec le quaternaire, nous entrons dans la Préhistoire. Fin du tertiaire ou commencement du quaternaire, offrant les mêmes caractères, ont assisté à la naissance de l’homme. Celui-ci ne date pas de 4.000 ans, comme le prétendait Bossuet, prenant à la lettre les Saintes Écritures. S’il est, d’après ce qui précède, le benjamin de la nature, ce benjamin date de plusieurs milliers d’années. Il a pu apparaître au pliocène, et même au miocène. La nature, d’où il est issu, a sans doute recommencé plus d’une fois son œuvre. Il y a eu des ébauches d’êtres humains. Combien d’humanités ont disparu, avant qu’une humanité plus perfectionnée ait supplanté les autres ! Et peut-être l’être humain actuel n’est-il, au point de vue physique, et ajoutons moral, qu’une caricature qui disparaîtra, remplacée par un être plus parfait à tous les points de vue. Mais cela, c’est le secret de l’avenir, de ce que nous appellerons la Post-histoire.
C’est à la fin du tertiaire ou au début du quaternaire, — ce qui est au fond la même chose, — qu’on rencontre des êtres intermédiaires entre les espèces de singes aujourd’hui éteintes, et l’homme actuel.
Le Pithécanthrope (de pithécos, singe, et anthropos, homme), découvert à Java en 1911, que Marcellin Boule croit être un gibbon géant plutôt qu’un hominien, tient des singes anthropomorphes par la forme de son crâne et ses arcades sourcilières proéminentes, mais par la capacité de sa boite crânienne et son attitude verticale, prouvée par la forme de son fémur, il tient de l’homme.
Dans la région de Pékin, ont été récemment mis au jour les restes d’un être intermédiaire entre le Pithécanthrope de l’Île de Java et l’homme de la race de Néanderthal (voir plus loin). On lui a donné le nom de Sinanthropus pékinensis, découvert en Chine en 1829, dans les montagnes du Hopéi occidental, dans une fente fossilifère de Tchéou-kéou-tien. La visière sourcilière de cet être est très développée.
Cet hominien connaissait le feu et vivait dans les cavernes. Il a laissé des outils de pierre et d’os. Ces objets, dont les retouches sont certaines, ressemblent aux objets pré-chelléens et chelléens (voir plus loin), sauf qu’au lieu d’être en silex, ils étaient de quartz et de quartzite. L’homme de Pékin est sûrement de l’âge du pithécanthrope ou de l’éoanthrope (eos, aurore, et anthropos, homme). Il était doué d’intelligence, c’était ce qu’on appelle un homo sapiens (l’homo sapiens a été reculé à tort, selon nous, à une époque ultérieure).
Notre ancêtre est une forme éteinte de singes anthropoïdes fossiles, et non d’un singe anthropoïde de races existant encore : chimpanzé, gorille ou gibbon. Les primates comprenaient les anthropoïdes, divisés en Platyrrhinés et Catarrhinés (de ces derniers font partie les Cynomorphes, Anthropomorphes et Hommes). Vers quelle époque se produisit la séparation des hominidés d’avec les primates ? Sans doute au tertiaire le plus ancien, ou pendant le miocène moyen. Dans l’Asie Centrale, les hominidés, croit-on, auraient évolué de l’état de quadrupèdes anthropomorphes aux formes bipèdes.
Nous pouvons maintenant aborder la Préhistoire proprement dite, caractérisée par la présence de l’homme au milieu des autres espèces animales.
Divisions de la Préhistoire. — La Préhistoire comprend plusieurs époques, chacune étant superposée sur une époque antérieure, et recouverte elle-même par une époque postérieure. Chaque époque comprend des industries caractéristiques, une faune et une flore associées à ces industries, ainsi qu’aux ossements des différentes races humaines. Au début, ce fut l’époque éolithique (eos, aurore, et lithos, pierre, en grec), ou le début de l’industrie de la pierre (celle-ci simplement utilisée, puis retouchée). Viennent ensuite les deux grandes divisions dues à Gabriel de Mortillet : le paléolithique (époque de la pierre taillée, du grec palaios, ancien, et lithos, pierre), et le néolithique (époque de la pierre polie, du grec néos, nouveau, et lithos, pierre), entre lesquels on a intercalé depuis le mésolithique, ou moyenne industrie de la pierre (du grec mésos, moyen, et lithos, pierre).
Nous ne croyons pas devoir faire entrer dans la préhistoire l’époque des métaux qui rentre plutôt dans la protohistoire (du grec protos, premier). Le paléolithique, correspondant au pléistocène (du grec pleistos, beaucoup plus, et kainos, récent) ou quaternaire ancien, a été divisé en paléolithique inférieur, moyen et supérieur. Font partie du paléolithique inférieur et moyen le pré-chelléen, le chelléen (industrie de Chelles, Seine-et-Marne), l’acheuléen (industrie de Saint-Acheul, Somme), le Moustérien (industrie du Moustier, Dordogne). Le paléolithique supérieur débute avec l’aurignacien (industrie d’Aurignac, Haute-Garonne), se continue par le solutréen (industrie de Solutré, Saône-et-Loire}, et s’achève par le Magdalénien (industrie de la Madeleine, Dordogne).
Chacune de ces époques a été d’une durée plus ou moins longue et a eu une ère d’extension plus ou moins considérable. On peut faire remonter le chelléen à 125.000 ans environ avant notre ère, mais il est certain que l’apparition de l’homme date d’au moins 500.000 ans (certains préhistoriens disent même d’un million d’années). Ces dates sont approximatives : en préhistoire, 100.000 ans de plus ou de moins, c’est peu de chose.
Le glozélien, industrie de Glozel, près de Vichy, (Allier), de 5.000 à 10.000 ans environ avant notre ère, constitue le magdalénien terminal ou néolithique.
Les principales industries mésolithiques sont l’azilien (Mas d’Azil, Ariège), le tardenoisien (La Fère-enTardenois, Aisne), et le campignien (Campigny, Seine-Inférieure). Le néolithique prend le nom de Robenhausien (Robenhausen, Suisse). Entre le chelléen et l’acheuléen on a intercalé récemment le clactonien (industrie de Clacton-en-Sea, Angleterre), et, entre l’acheuléen et le moustérien, le levalloisien (industrie de Levallois, Seine), et le micoquien (La Micoque, Les Eyzies, Dordogne). Ajoutons que les hommes auxquels nous devons les industries du paléolithique étaient dolichocéphales (du grec dolikhos, long, et kephalé, tête), et les autres, brachycéphales (du grec brakhus, court, et kephalé, tête) et mésaticéphales (de mesos, milieu), mélange des deux races.
On a nié l’existence de l’homme à l’époque tertiaire pour la raison qu’on n’a point trouvé d’ossements humains à cette époque, et que les outils de silex découverts dans les terrains tertiaires pourraient bien n’avoir été que des « jeux de la nature ». Ce qui est absurde, car l’humanité n’a pu en un seul jour découvrir le feu, inventer le langage et tailler le silex (on admet tout de même que le silex d’Ipswich (Angleterre) décèle un travail intentionnel). Ils sont sans doute l’œuvre d’un pithécanthrope.
On doit à l’homme qui vécut pendant l’époque chelléenne, et dont l’existence est attestée par la mâchoire trouvée à Mauer, village de Rhénanie, par le crâne de Piltdown (Angleterre), les restes de la Denise et la calotte crânienne, plus trois molaires et le fémur gauche du pithécanthrope de Trinil (Java), l’instrument dénommé « coup de poing » par G. de Mortillet, instrument amygdaloïde (en forme d’amande), à bords peu tranchants, et à talon épais, permettant qu’on le tienne bien en mains. Cet instrument serait à plusieurs fins : percuteurs, racloirs, grattoirs, perçoirs suffisaient grandement aux besoins de l’homme chelléen. Avec l’acheuléen (mâchoire de Weimar), le coup de poing s’affine ; il est plus mince et plus allongé ; taillé plus soigneusement sur les deux faces. Avec l’industrie moustérienne (l’homme de Néanderthal et de Spy), le coup de poing se raréfie et devient de petite dimension. Pointes, couteaux, racloirs, scies, bolas, complètent l’outillage. Avec l’aurignacien (race de Grimaldi), le coup de poing a disparu. De nouveaux instruments apparaissent, pics, rabots, grattoirs, palette de schiste pour la peinture, burins pour la gravure. Le travail de l’os en est à ses débuts (aiguilles sans chas, épingles, hameçons, etc). Avec le Solutréen (race de Cro-Magnon), l’industrie lithique atteint son apogée : les solutréens furent d’admirables ciseleurs de pierre (pointes à feuille de laurier, pointes à cran, véritables bijoux). L’industrie de l’os s’enrichit des aiguilles à chas. Avec le magdalénien (race de Chancelade), c’est l’apogée de l’industrie de l’os : le harpon simple ou à barbelure domine. Propulseurs, sagaies, hameçons, bâtons de commandement, poignards, etc. sont les instruments les plus fréquents. L’industrie de la pierre est en régression, et cependant il y a toute une industrie microlithique nécessitée par les arts plastiques, qui ont atteint à cette époque leur plus grand développement.
Au magdalénien terminal correspond le glozélien (néolithique I). Le glozélien est comme un pont jeté entre l’âge de la pierre taillée et l’âge de la pierre polie. Il est situé à la fois sur le versant paléolithique et sur le versant néolithique. Les autochtones de Glozel, descendant des magdaléniens, nous ont prouvé, par leurs industries et leurs arts, qu’entre les deux âges de la pierre n’existait point d’hiatus, comme l’avaient prétendu jusque-là les préhistoriens officiels. D’après ces préhistoriens, la renne aurait fui vers le Nord à la fin de l’époque magdalénienne et l’art aurait complètement disparu. Erreur que les découvertes qui ont été faites dans le cimetière néolithique par le Docteur Morlet ont réduite à néant. Glozel peut être appelé l’âge de l’argile : cette matière, en effet, a été utilisée par les tribus glozéliennes pour graver sur des tablettes des signes alphabétiformes et fabriquer des figurines phalliques. À cette époque, la sculpture et la gravure produisent des chefs-d’œuvre, dignes de ceux des cavernes périgourdines.
L’azilien, qui inaugure les industries mésolithiques, dérive également du magdalénien. L’outillage lithique est minuscule. Cette époque a laissé des galets coloriés sur lesquels figuraient des signes (on ne croit pas qu’ils soient alphabétiformes). L’azilien a sans doute commencé après et fini avant le glozélien qui a inauguré le polissage de la pierre (les troglodytes de la Madeleine l’avaient seulement appliqué à l’os et à l’ivoire).
Autre industrie de transition : le tardenoisien, qui comprend des outils affectant des formes géométriques. Le campignien constitue la dernière des industries mésolithiques. Cette industrie comprend des pics, des tranchets en silex et des objets en os et en bois de cerf. Avec le néolithique, la pierre polie se substitue à la pierre taillée. On rencontre, à côté de l’ancien outillage lithique, de nombreuses haches polies.
Nous avons à peine effleuré les industries des deux âges de la pierre. Le néolithique inaugurait une ère nouvelle. On trouve alors toutes sortes d’instruments. L’art du blé, l’art du tissu, l’art de la navigation, et malheureusement aussi l’art de la guerre se développent d’une façon surprenante. L’habitation se transforme : à côté de l’architecture dolménique (constructions à demi-enfoncées dans le sol) s’édifient des cités lacustres (palafittes). L’âge des métaux qui, selon nous, appartient à l’histoire, comprend l’industrie du cuivre, suivie de celle du bronze, à laquelle succéda celle du fer (ces époques ont été elles-mêmes subdivisées). Notons qu’avec les néolithiques les races brachycéphales (têtes rondes) prennent de plus en plus le dessus.
Parallèlement aux industries avaient évolué l’art, la morale, et ce qu’on peut appeler la religion des hommes préhistoriques. En même temps que le climat (humide et chaud pendant l’époque chelléenne, froid pendant l’époque moustérienne, plus froid encore pendant l’époque magdalénienne, pour devenir tempéré pendant le néolithique, comme il l’est de nos jours), la faune s’était modifiée : le mastodonte, l’éléphant méridional, le rhinocéros, l’hippopotame préchelléens et chelléens avaient été remplacés à l’époque acheuléenne par le mammouth à narines cloisonnées, et les premiers rennes avaient pris possession du moustérien. On a pu grouper sous le nom d’âge du renne les civilisations du paléolithique supérieur, cet animal étant alors le plus répandu (il y avait aussi des cerfs, bouquetins, antilopes saïgas, etc.). Les animaux des époques suivantes sont les animaux actuels.
L’alimentation s’était modifiée. Frugivore pendant le chelléen l’homme était devenu carnivore avec le moustérien. Il avait abandonné sa demeure aérienne pour s’abriter au pied des falaises et loger dans des cavernes. D’arboricole, il était devenu terrestre.
Les premiers hommes inventèrent le langage et découvrirent le feu. La position verticale avait libéré la main en même temps que le cerveau. La mâchoire avait cessé de fonctionner comme instrument de préhension. La place laissée à la langue avait permis à l’homme de substituer, au langage inarticulé, un langage vraiment humain.
À quelle époque remonte la découverte du feu ? Peut-être au préchelléen, mais sûrement au chelléen. L’homme connut le feu par les volcans, et aussi par la foudre : il s’ingénia à le conserver. Puis il le produisit lui-même, sans doute en frottant l’un contre l’autre des bâtons (Lucrèce pense que l’exemple lui en fut donné par les branches des arbres se frottant entre elles sous la poussée du vent), ou en choquant un silex — la pierre providentielle et salvatrice — contre un autre silex. L’homme préhistorique a inventé le briquet. Pendant longtemps il n’eut pas besoin de feu pour se chauffer ni cuire ses aliments (il pratiquait alors le nudisme et le crudivorisme), le froid l’obligea à allumer du feu aux abords de ses cavernes, ce qui éloigna les bêtes féroces. Pour s’éclairer dans les cavernes, il inventa la lampe !
L’invention de l’écriture remonte à l’époque magdalénienne. Sur maints objets de cette époque on rencontre des signes alphabétiformes ; on y trouve de véritables lettres, des A, des E, des I, et différents signes linéaires ou idéographiques. Les glozéliens ont ajouté une centaine de signes alphabétiformes à l’écriture magdalénienne.
La religion des premiers hommes fut seulement une sorte d’entraide qui leur permit de faire face aux difficultés de l’existence. Ils vénéraient les forces naturelles et adoraient leur phallus. Les chelléens abandonnaient leurs morts sur les arbres les plus hauts. Les moustériens les inhumaient. On a trouvé, dans les époques qui ont suivi, des fosses dans lesquelles les cadavres reposaient selon certaine orientation. Nos ancêtres croyaient-ils à l’au-delà ? Nous pensons qu’entourés de mystères ils ne se laissèrent pas pour cela gagner par la superstition. Ce n’est qu’avec l’histoire que la religion devint « une affaire ».
Art préhistorique. — C’est à l’art qu’il faut demander ce que pensèrent les hommes préhistoriques, et comment ils vécurent. L’art complète sur ce point les renseignements fournis par l’archéologie et l’anthropologie. L’art est né avec l’humanité même. Du jour où la bête verticale s’est sentie saisie d’admiration devant un beau paysage, elle est devenue artiste. Quand elle a pris un silex, l’a taillé, même grossièrement, inventant ainsi les techniques, elle eut droit au titre d’être humain. La première œuvre d’art a été le premier silex taillé. C’est par la sculpture que les arts plastiques ont débuté. L’homme chelléen a trouvé dans ses courses vagabondes des silex anthropomorphes et zoomorphes. Il en a accentué la forme et en a fait des pierres-figures. Longtemps on a cru que l’art datait de l’époque magdalénienne. D’importantes découvertes, d’abord contestées, ont prouvé qu’il existait dès l’aurignacien. Les préhistoriens officiels ne remontent pas plus haut : ils nient obstinément l’existence de pierres-figures dès l’époque chelléenne (il nous a été donné d’en examiner un certain nombre dans la collection de M. Dharvent, à Béthune. Elles ont été découvertes dans les alluvions caillouteuses du quaternaire ancien. Naturellement les « officiels » ont nié leur authenticité, mais M. Dharvent, savant indépendant, ne s’est pas laissé intimider par leurs aboiements. Sa collection est unique, et constitue un des documents les plus précieux sur les débuts de l’art préhistorique). La sculpture s’est manifestée d’abord sous la forme de la ronde bosse, puis la gravure et la peinture se développèrent à l’époque aurignacienne (grossiers dessins schématiques d’hommes et d’animaux, puis œuvres plus parfaites : Vénus de Laussel et autres). La technique s’enrichit par la suite. On a nié l’existence de l’art pendant le solutréen : or, les frises du Roc, pour ne citer que cette sculpture, ont contredit cette assertion fausse. Le magdalénien marque l’apogée de l’art quaternaire. Les troglodytes des cavernes périgourdines ont laissé des chefs-d’œuvre inimitables : ce furent d’incomparables animaliers, non surpassés depuis. Médiocres dans les figurations humaines, et cela pour des raisons qu’il ne nous appartient pas d’approfondir ici, ils sont inégalables quand ils gravent ou sculptent des rennes, des bisons, des mammouths, etc., qu’ils voient vivre sous leurs yeux. Les Combarelles, Font de Gaume, Altamira, etc., sont de véritables musées d’art préhistoriques. Art mobilier ou rupestre, les documents abondent, nous prouvant qu’à cette époque l’art et la vie se confondaient. On a essayé d’expliquer l’origine de l’art par la magie ou pouvoir que possède l’homme d’agir sur les choses d’une façon surnaturelle. Les chasseurs de rennes se seraient proposés, en dessinant des animaux, un but utilitaire, alimentaire et prophylactique : multiplication des animaux comestibles, éloignement des animaux nuisibles. On a tenté d’expliquer par la magie le réalisme de la technique quaternaire, Les cavernes seraient les sanctuaires dans lesquels opéraient les sorciers préhistoriques, sanctuaires au fond desquels peintures et dessins avaient été placés. Or, il n’est pas vrai que les figurations animales soient toujours placées au fond des cavernes. Il en est qui se trouvent à l’entrée. N’est-il pas plus raisonnable de penser qu’à côté d’œuvres pouvant avoir eu pour point de départ la magie, l’artiste préhistorique a simplement voulu occuper ses loisirs et exécuter pour son seul plaisir des œuvres d’art pariétales et mobilières destinées à orner sa demeure et les objets dont il se servait. L’homme primitif a connu la parure et les bijoux. Il a aimé s’entourer d’harmonie et de beauté. Cette tradition se retrouve chez l’homo glozeliensis, sculpteur et graveur dont les créations égalent les meilleurs dessins magdaléniens. Alors, la poterie naquit, puis les arts mineurs prirent un nouvel aspect avec les robenhausiens. La stylisation et le schématisme l’ont ensuite emporté sur l’inspiration et le lyrisme.
La découverte des œuvres d’art préhistoriques, trop nombreuses pour être énumérées ici, constitue un des chapitres récents, et des plus importants, de l’archéologie préhistorique. Ce chapitre a apporté à la science de l’esthétique un fondement réel et solide.
Philosophie de la Préhistoire. — Lamarck a dit fort justement : « Toute science doit avoir sa philosophie : ce n’est que par cette voie qu’elle fait des progrès réels. » Pour que la préhistoire joue un rôle dans l’évolution des idées, il faut qu’elle soit autre chose qu’un ensemble de faits sans liens entre eux, ou qu’une collection de vieilles pierres sans intérêt, d’où ne se dégage aucune vue d’ensemble.
« La Préhistoire est le véritable humanisme moderne », a écrit le préhistorien allemand Frobenius. Parole juste et profonde ! C’est, en effet, pour nos contemporains, une école de sagesse et d’humanité. Nous avons essayé de dégager de l’étude de l’anthropologie et de l’archéologie préhistoriques une philosophie : c’est ce que nous avons appelé la « philosophie de la préhistoire ». Cette philosophie est pleine d’enseignements, Elle nous rappelle nos humbles origines et nous montre l’évolution en marche vers le mieux. Elle exige que chacun de nous se dépouille de ses préjugés et de ses erreurs pour vivre une vie saine et naturelle, dégagée de tout l’artificiel qu’une pseudo-civilisation y a mêlé. Le retour à l’âge des cavernes ne serait point, comme on ne cesse de le répéter, un retour à la sauvagerie ancestrale, à la barbarie. L’âge des cavernes, si on entend par là un âge de crime et d’esclavage, serait plutôt le nôtre, véritable âge de fer en comparaison de l’âge d’or que vécurent les premiers hommes, malgré la lutte qu’ils durent livrer à la nature entière pour en devenir les maîtres. Les premiers hommes furent vraiment des créateurs, c’est-à-dire qu’ils découvrirent ce que personne n’avait découvert avant eux. Certes, ils se sont inspirés, dans leurs découvertes, de leurs frères inférieurs les animaux, mais en les dépassant. Ce furent des hommes de génie. Volonté, intelligence, sensibilité se développèrent en même temps chez ces hommes. Les savants officiels prétendent que l’homme n’a mérité le titre d’homo sapiens (homme pensant et raisonnable) qu’à partir d’une certaine période de la Préhistoire. Les hommes du paléolithique supérieur, seuls, mériteraient ce titre, ceux du paléolithique inférieur n’étant que des sous-hommes. C’est encore un préjugé, qu’il s’agit de dissiper. Dès que l’homme a inventé la technique, il n’a pas été qu’un homme faber, il a été également un homo sapiens. Cette épithète convient à l’homme de Chelles aussi bien qu’à celui de la Madeleine. Dès qu’il a tiré de la nature l’industrie et l’art, l’homme a mérité le titre d’homo sapiens. L’être qui était le plus faible de tous les êtres est devenu le plus fort et le plus habile. Il a ajouté à ses bras des outils qui ont suppléé à sa faiblesse. Il a inventé le feu et découvert le langage. Avant lui, nul être n’avait taillé le silex. Les grands anthropoïdes avaient pu ramasser des pierres et se servir de bâtons, former des familles, mais l’être vertical, lui, avait fait davantage. Mains et cerveau avaient travaillé ensemble à la même œuvre. Le redressement de la colonne vertébrale avait libéré la mâchoire qui, en cessant de fonctionner comme instrument de préhension, avait permis au cerveau de mieux penser et à la main de mieux agir. Le passage de l’animal à l’homme s’opéra par le redressement de la colonne vertébrale, allégeant l’être tout entier, et aérant son cerveau. Détaché du tronc commun des primates, qui avait donné naissance aux grands anthropoïdes, d’une part, dont l’espèce est aujourd’hui éteinte, et à l’homme, d’autre part, ce dernier évolua vers une forme toujours plus parfaite, ainsi que le prouvent les intermédiaires qui ont été découverts (pithécanthrope, sinanthrope, etc.), entre l’humanité actuelle et le précurseur hominien.
Quelles perspectives ouvre à la pensée la philosophie de la préhistoire qui nous oblige à méditer sur les origines, et à nous demander ce que nous avons fait, hommes de l’histoire, de la civilisation qui nous a été léguée par les hommes préhistoriques. L’art, les industries, les métiers, ils nous ont tout transmis. C’est pourquoi, en nous rapprochant de leur existence saine et harmonieuse, parfaitement équilibrée, pour retrouver la santé et la force dont nous avons tant besoin, nous ne devons pas rejeter tout ce que la science et l’art nous offrent d’avantages et de bien-être (seuls une fausse science et un faux art, science de mort et art de mensonge, doivent être rejetés). Limitons nos besoins, et nous cesserons d’être des sous-hommes, c’est-à-dire des dégénérés. Renonçons à l’agitation qui caractérise notre ère d’affairisme et trépidation. Telle est la leçon — il y en aurait encore bien d’autres à tirer — qui se dégage d’une philosophie de la Préhistoire. On peut dire que nos ancêtres des forêts vierges ou des cavernes, troglodytes ou non, nomades ou sédentaires, ont été les premiers penseurs, les premiers artistes, les premiers philosophes de l’humanité. Ici les mots « philosophie de la Préhistoire » revêtent un second sens, qui complète le premier. Ils signifient qu’avant la philosophie des Grecs, la seule enseignée par les historiens officiels, il y a eu une pré-philosophie : il y a eu des écoles, des systèmes philosophiques pendant les temps préhistoriques, et cela aussi bien en ce qui concerne l’esthétique que la sociologie, la morale, etc. Il y a eu, dans les forêts vierges du tertiaire ou les cavernes quaternaires, des philosophes aussi grands, plus grands même que ceux de l’histoire.
Nous avons dressé un tableau des philosophies de la Préhistoire aux différentes époques de la pierre. Ces philosophies ou pensée de l’homme sur la vie (l’action et la pensée se confondaient alors), nous sont connues par les œuvres d’art et les industries des hommes préhistoriques, associés à leurs restes. On peut reconstituer leurs philosophies mieux peut-être qu’on ne reconstitue les philosophies de l’histoire, qui nous arrivent le plus souvent à travers des documents falsifiés. Les quelques documents que nous possédons en préhistoire, sérieusement contrôlés, sont plus sûrs que tout ce fatras qui encombre l’histoire. La pénurie même de ces documents constitue un gage de leur authenticité. Il ne reste que des faits sélectionnés, ce qui écarte toute chance d’erreurs.
Nous reproduisons ici, sommairement, notre tableau des philosophies préhistoriques, dont les divisions correspondent aux arts et aux industries des différentes époques de l’âge de la pierre. Arts et industries nous révèlent la « philosophie », c’est-à-dire la vie même de nos ancêtres. Nous avons divisé les philosophies préhistoriques en trois grandes sections : la philosophie éolithique ou encore préchelléenne, datant de la fin du tertiaire, attestée par l’existence d’éolithes dus à l’homme ou à son précurseur (utilisation de la pierre, brute d’abord, ensuite avec des retouches intentionnelles). La philosophie quaternaire ou paléolithique comprend elle-même deux grandes sections : les philosophies du paléolithique inférieur ou philosophie chelléo moustérienne subdivisée en philosophies chelléenne, acheuléenne et moustérienne (ou néanderthalienne), et les philosophies du paléolithique supérieur (aurignacienne, solutréenne, magdalénienne et glozélienne). Viennent ensuite les philosophies mésolithiques, comprenant les philosophies azilienne, tardenoisienne et campignienne. La philosophie néolithique ou robenhausienne qui leur succède comprend la philosophie lacustre ou palafittique, et la philosophie dolménique ou mégalithique. Si nous faisions entrer l’âge des métaux dans la préhistoire, nous aurions une philosophie du bronze, du fer et du cuivre. Tel est le tableau, extrêmement sommaire, réduit à sa plus simple expression, des différentes philosophies de la préhistoire correspondant aux différentes « écoles » d’art et aux industries des âges de la pierre. L’homme du Moustier, de même que celui de la race de Chancelade ou de tout autre, ont eu des philosophies différentes ; malgré des points de contact qu’on ne peut nier. On suit d’époque en époque la marche du progrès. Certes, il ne s’agit pas de philosophie au sens habituel. Les documents dont nous nous inspirons pour retracer ce tableau de l’évolution des idées, sont les différents types d’industries, ainsi que les œuvres d’art mobilières ou pariétates. Une même idée directrice inspire toutes les philosophies du paléolithique : l’homme vit au grand air, au sein de la nature, parmi les forces naturelles qu’il maîtrise ; sa religion, sa morale, son esthétique, toute sa vie enfin ne peuvent ressembler à la religion, à la morale, à l’esthétique, en un mot à la conception de la vie des peuples néolithiques. Avec ces derniers, une nouvelle philosophie s’élabore, l’autorité exerce ses méfaits, la religion devient une religion d’État (ce dernier étant représenté par une théocratie toute puissante). Les monuments mégalithiques n’ont pu, en effet, s’élever tout seuls. Nous supposons qu’un peuple d’esclaves, sous le commandement de maîtres dont le pouvoir était illimité, a semé un peu partout les menhirs et les dolmens. Nous sommes toujours des néolithiques, nous éloignant de la nature et vivant une existence absurde, à la merci des dirigeants. Aussi la conclusion d’une philosophie de la Préhistoire ne peut être que celle-ci : le retour aux origines, à la nature, à la vie vivante, et cela sans abandonner les conquêtes de la science. Savoir nous en servir pour notre bonheur, au sein d’un milieu renouvelé, tout est là. Dans un ouvrage récent : L’Homme, Races et Coutumes, du Dr Verneau, nous lisons : « Un jour viendra où nos successeurs considéreront avec une sorte de pitié la civilisation d’aujourd’hui, dont nous sommes si orgueilleux. »
Cette réflexion, sous la plume d’un savant officiel, n’est pas pour nous déplaire. N’est-ce pas là ce que nous ne cessons de dire et redire depuis des années ? C’est pourquoi nous ne voyons pas d’autre remède pour conjurer le suicide de l’humanité (qui, d’ailleurs, est si peu intéressante, qu’elle mériterait d’être abandonnée à son sort), qu’un retour intelligent à la nature, nous voulons dire à la vie libre et vivante que vécurent nos ancêtres, retour entendu, répétons-le, non à la façon dont le comprenait Rousseau, en renonçant aux sciences et aux arts, mais en les utilisant pour notre perfectionnement intellectuel et moral : emprunter à l’histoire ce qu’elle a conservé des civilisations préhistoriques, ce qu’elle n’a pu anéantir de celles-ci, et sur ce legs du passé, construire la cité de l’avenir au sein même de la cité présente, par notre effort à devenir meilleurs, la réaliser dès aujourd’hui en agissant sur notre moi, sur celui des autres ensuite, par la persuasion, l’éducation et l’exemple, afin de hâter le retour de l’âge d’or sur la terre. — Gérard de Lacaze-Duthiers.
Bibliographie sommaire (ouvrages récents portant sur des généralités). — S. Blanc, Initiation à la Préhistoire. — Marcellin Boule, Les Hommes fossiles (2e édition). — Dr Capitan, La Préhistoire, édition revue et augmentée par Michel Faguet. — F. Déchelette, Manuel d’Archéologie préhistorique. — Furon, La Préhistoire. — René Gérin, Les hommes avant l’histoire. — Goury, Origine et évolution de l’homme. — Gérard de Lacaze-Duthiers, Philosophie de la Préhistoire (tome I). — G.-H. Luquet, L’art et la religion des hommes fossiles. — Léon Mand, La Préhistoire. — F. de Morgan, L’humanité préhistorique. — Peyrony, Eléments de Préhistoire. — E. Pittard, Les races et l’histoire. — G. Renard, Le travail dans la Préhistoire. — A. Rio, La Préhistoire (Encyclopédie par l’image). — J. H. Rosny aîné, Les origines, Les conquérants du feu. — Dr Verneau, Les Origines de l’humanité.
PRÉJUGÉ n. m. La définition du préjugé paraît assez aisée lorsqu’on l’applique aux menues opinions erronées que partagent les gens simples et peu doués d’esprit critique ; mais en examinant soigneusement toutes les connaissances de l’esprit humain, on s’aperçoit que les préjugés s’étendent beaucoup plus loin que chez les gens ignorants et qu’on les rencontre également chez des êtres très cultivés et dans tous les domaines du savoir. Le préjugé n’est plus alors une simple opinion personnelle admise sans examen, c’est une manière de penser collective, imposée par la tradition et que les casuistes essaient de justifier par de mauvais raisonnements.
C’est ainsi que les croyances sont toutes des préjugés, puisque toute croyance a précisément pour but de détruire l’esprit critique et de s’établir sur des actes de foi, ôtant ainsi au croyant toute possibilité de juger sainement. Toute opinion basée sur la foi est donc un préjugé. Pour en saisir plus nettement le côté absurde et imaginatif, étudions quelque peu le mécanisme d’un jugement et l’origine des préjugés.
Tout jugement est une utilisation présente d’une série d’expériences antérieures établissant une certaine identité entre une série de faits actuels et une série de faits passés. Les travaux du grand physiologiste russe Pavlov ont permis de comprendre que toute connaissance est le résultat d’une réaction du système nerveux à une influence du milieu, ou à un fonctionnement organique inné, déterminant un certain nombre de réflexes, s’enchevêtrant les uns dans les autres, selon des lois biologiques qui commencent à être mieux observées et mieux classées qu’autrefois. Les jugements s’effectuent donc à l’aide de réflexes. Les réflexes conditionnels, étudiés par Pavlov, sont des réflexes associés à d’autres réflexes primitifs, et se substituant à eux, pour déterminer les mêmes actes, alors que, normalement, ces réflexes secondaires ne pourraient y parvenir seuls. Si, par exemple, on gratte un chien, et qu’on lui donne ensuite à manger, le seul fait de le gratter le prédisposera, ultérieurement, à manger. Mais, ce fait ne met en action qu’un réflexe conditionnel, qui ne saurait, en aucun cas, s’il n’est suivi d’alimentation, le prédisposer à un quelconque repas. Il y a pourtant, ici, jugement puisque, habituellement, le grattage est suivi du repas. Il y a donc une association légitime de sensations, succession de faits sensoriels, apparence de causalité ; mais c’est un rapport faux, puisque, en réalité, ces deux faits : le grattage et l’alimentation, ne sont point liés par un phénomène de causalité naturelle, mais rapprochés, au contraire, par l’imagination de l’expérimentateur. Jugement ne signifie donc aucunement vérité, mais fonctionnement de réflexes compliqués, déterminant une adaptation de l’organisme aux circonstances.
Le commencement de la pensée est donc, invariablement, une réaction nerveuse déterminant un mouvement musculaire ou une fonction organique interne. Il n’y a pas de pensée sans dépense d’énergie, sans travail intérieur. Il est donc probable que les premières pensées, ou plutôt les premiers éléments de la pensée (sensation, puis perception) sont des vérités premières, subies par le jeune humain dès ses premiers contacts avec le milieu. L’abstraction, l’idée générale, est l’invariant des sensations répétées, créé aux carrefours des influx nerveux, empiétant les uns sur les autres, sous l’abondance des impressions sensorielles. Le jugement, qui n’est qu’un acte secondaire, n’est que l’utilisation de réflexes antérieurs, la mise en jeu d’un complexe de réflexes, sous l’influence d’une action du milieu, ou d’un fonctionnement organique. Le jugement n’est donc jamais un acte indépendant. Il dépend de deux facteurs : tout d’abord de la faculté innée de grouper des réflexes en de nombreux complexes de réflexes (diffusion de l’influx nerveux à travers les cellules cérébrales), faculté dépendant inévitablement du tempérament personnel qui atténue ou augmente, déforme ou rectifie les complexes de réflexes sensoriels et les réflexes conditionnels dans leurs rapports entre eux ; ensuite de la nature et de l’abondance des documents sensoriels accumulés depuis la naissance (éducation, tradition, circonstance).
L’esprit critique est formé de la double faculté d’accumuler et de conserver les documents sensoriels ; et de les grouper et les coordonner, ensuite, logiquement. Tout être humain, même héréditairement doué d’un esprit critique et d’un tempérament équilibré, se trouve, dans la vie sociale, devant ces deux sortes de faits : les faits traditionnels ; les faits circonstanciels. Les faits traditionnels sont constitués par l’ensemble de toutes les connaissances transmises d’une génération à l’autre ; connaissances formées de savoir véritable et de nombreuses erreurs plus ou moins dangereuses. Les faits circonstanciels sont déterminés par la lutte de l’homme contre le milieu naturel, ou contre le milieu social, en fonction des connaissances : traditionnelles ou acquises personnellement.
Or, nous avons vu que la connaissance réelle n’est qu’un réflexe, une réponse exacte du système nerveux à une excitation, externe ou interne, se traduisant par une adaptation avantageuse de l’organisme entier aux circonstances nouvelles. Il peut se faire que la tradition enseigne une réponse utile ; il peut également se faire qu’elle l’ignore, ou qu’elle en donne une erronée et nuisible. Ce renseignement erroné : c’est le préjugé.
La tradition est donc à la fois la source du vrai et du faux. Parmi ces renseignements il en est de vérifiables et d’expérimentaux, découverts par l’esprit d’observation de l’homme : c’est la connaissance objective, origine des jugements corrects et du bon sens. Il en est d’absurdes et d’incontrôlables, basés uniquement sur la terreur, la foi, l’ignorance, la stupidité et qu’imposent la partie la plus rétrograde de l’humanité, les exploiteurs laïques et religieux : ce sont les préjugés.
Le préjugé n’est donc pas une pensée primitive, un réflexe direct ; ni un complexe de réflexes sensoriels se contrôlant les uns les autres. C’est un complexe de réflexes conditionnels erronés, aussi peu utiles au bon fonctionnement de l’homme, que n’est utile à l’appétit du chien le grattage de son épiderme.
Nous avons donc une démarcation précise entre une opinion exacte et un préjugé ; la première relève de l’expérience (réflexe conditionnel contrôlé) ; le second de l’imagination (réflexe conditionnel invérifiable). Et comme conséquence l’absence de préjugé est essentiellement le fait d’un esprit indépendant, adaptant ses faits et gestes au mieux de ses intérêts vitaux, selon un critère éthique et synthétique purement objectif.
Nous pouvons maintenant passer brièvement en revue quelques-uns des plus malfaisants préjugés.
Religion. — Toutes les religions, toutes les croyances mystiques sont des préjugés, puisque leur admission ne peut s’effectuer que par la destruction de l’esprit critique et du bon sens. Ce sont des préjugés collectifs, admis sans examen. La foi ne raisonne pas. Imposés aux jeunes êtres, ces réflexes conditionnels invérifiables et désastreux prennent, chez certains humains, une telle importance qu’ils en restent irrémédiablement déformés. Les associations de réflexes ne s’effectuent plus désormais selon un ordre logique, et selon le processus des causalités sensorielles, mais selon un processus entièrement subjectif, embrouillant certains réflexes normaux et faussant, inévitablement, tous les jugements ultérieurs. Les conséquences malfaisantes de ces préjugés se traduisent par des haines farouches, une intolérance et un sectarisme abrutissant, un fanatisme criminel semant la discorde, la guerre et la mort.
Patriotisme. — Même remarque pour la religion patriotique que pour la religion déiste. Basée sur l’ignorance des ascendances et la haine des clans voisins, elle engendre cette chose cocasse : des hommes, fils de toutes les races mêlées, se réclament d’une race pure, autochtone, inexistante, et d’un patrimoine géographique ancestral, encore plus inexistant. Tout territoire fut habité et peuplé tour à tour, au cours des siècles, par de si nombreuses populations, fondues les unes dans les autres, qu’il est grotesque de vouloir lui trouver un premier occupant. Nul ne se trouve sur sa terre ancestrale ; nul ne peut se réclamer d’une race pure, car rien de cela n’existe et n’a existé. Ce préjugé entretenu et développé par les exploiteurs est un des meilleurs moyens pour diviser les peuples, créer des haines féroces, aboutissant à des massacres monstrueux, justifiant le rôle soi-disant défensif des dirigeants.
Autorité. — Le principe d’autorité, c’est-à-dire l’imposition d’un fait par la force est un des préjugés les plus répandus. Il commence dans la famille, se continue à l’école et s’épanouit dans la vie sociale, en passant par la caserne, sa plus belle manifestation. Nulle part le culte de la raison, du bon sens, de la recherche expérimentale, de la persuasion, n’est développé pour résoudre les difficultés sociales. La force, c’est-à-dire, presque toujours la violence inique, impose à l’homme la volonté d’un autre homme. Or l’homme est un imitateur et tout geste qui, imité, nuit à l’homme, est nuisible à tous les hommes. D’où la malfaisance de l’esprit d’autorité plus ou moins répandu chez les humains et leur nuisant par réciproque usage. Ce préjugé, qui ne repose que sur le romantisme des traditions, s’oppose à l’épanouissement de l’intelligence, appauvrit et avilit l’humanité et en retarde indéfiniment son harmonieuse évolution. L’autorité est l’antinomie de la raison et rien ne démontre, objectivement, qu’elle est nécessaire au bon fonctionnement social. Développer l’autorité ; éduquer, enseigner, coordonner autoritairement, c’est retourner à la brute, c’est reculer indéfiniment l’avènement de l’Age de la Raison.
Justice et criminalité. — Parce que les nécessités de coordination des humains les ont déterminé, selon leurs connaissances traditionnelles, à formuler des bases d’entente à formes autoritaires appelées lois, la tradition a déformé le sens provisoire, incertain et faillible de ces lois, pour en faire une sorte de chose inviolable et sacrée ; préjugé issu de l’origine soi-disant divine et magique des dites lois, car le chef et surtout le sorcier, puis le prêtre ou magicien, furent certainement les premiers législateurs des hommes terrorisés et ignorants. Ce pouvoir surnaturel, attribué à la loi, fausse actuellement le sens des réalités sociales chez de nombreux individus, qui ne qualifient de bien ou de mal que ce qui est en accord avec la loi, sans songer que celle-ci n’est qu’une invention humaine, par conséquent susceptible d’être juste ou criminelle, absurde ou sensée. La justice, d’après cette loi hasardeuse, est la personnification même du bien luttant contre le mal. Pourtant l’étude de toutes les sociétés, passées et présentes, nous montre que toujours la misère et la souffrance furent le sort du plus grand nombre des hommes et que la justice n’a jamais supprimé le mal social, précisément parce que ce mal est l’effet du même état d’esprit qui invente l’abstraction justice, sorte de puissance indépendante de l’homme, confusément divinisée par lui.
De là ce respect absurde, sacré de tout l’appareil de justice, investi par les préjugés ancestraux de l’infaillibilité des concepts absolus.
Ce préjugé déforme le jugement envers ce que l’on dénomme le criminel, c’est-à-dire celui qui désobéit aux lois, celles-ci fussent-elles criminelles ou stupides. Le criminel n’est pourtant jamais responsable puisque : criminel par manque de sensibilité, ou insuffisance de maîtrise de ses réflexes, il est tel que l’ont fait ses progéniteurs et la tradition ; il n’est qu’un effet et non cause initiale du mal ; et, s’il est criminel lucidement, il ne l’est que par la faute du milieu criminel qui l’y oblige, par nécessité défensive et vitale. Le préjugé de la responsabilité se renforce et s’aggrave ici de la férocité de l’esprit de vengeance, qui rend le mal pour le mal. Ce qui démontre bien le caractère primitif et sauvage de toute justice humaine.
Le bon sens indique que le meilleur moyen de réparer et de prévenir un mal, c’est de détruire les causes qui le créent, et non de punir ceux qui n’en sont que l’instrument.
Sexualité. — Tout est préjugé en matière de sexualité, et cela se comprend puisque le sens de la vie est faussé par les sorciers modernes, alliés aux exploiteurs internationaux. Aussi, dès le jeune âge on développe dans la mentalité des jeunes humains ces quelques absurdités : il y a quelque chose de criminel à pratiquer l’union charnelle en dehors des formes légales des sorciers laïques et religieux ; dès que les rites magiques sont prononcés par les sorciers, l’homme et la femme mariés n’ont plus ni sentiments, ni affections, ni désirs pour d’autres qu’eux deux ; en échange de quoi ils cessent d’être propriétaires de leur propre personne pour devenir la propriété de leur conjoint, sur lequel ils ont, néanmoins, droit de vie et de mort ; il y a des choses honnêtes en amour et des choses honteuses, tout comme il y a des organes honteux ; les procréations nombreuses sont sources de joies et de prospérité ; enfin, la femme n’étant point propriétaire de son corps ne peut se refuser à la maternité, ni la prévenir ou l’arrêter à son gré.
Il est flagrant que tout cela est absurde, nuisible et contraire à la beauté de la vie. Tout ce qui donne de la joie, sans amoindrir notre vitalité, notre intégrité individuelle, est sain, bon, désirable et utile. Et chacun est seul juge de ce qui embellit sa vie.
Tous ces préjugés, que partagent stupidement les gens ignorants, ne sont nullement répandus chez les exploiteurs, qui ont peu d’enfants et se livrent à tous les jeux de l’amour, au mépris des rites de leurs sorciers.
C’est donc une morale pour le peuple, destinée à perpétuer sa misère, à le priver de joie, à le maintenir abruti dans le cercle familial, rétrécissant son point de vue, limitant son action à son foyer, détruisant sa solidarité avec le reste de l’humanité. Les préjugés sexuels sont donc de merveilleux auxiliaires de l’universelle exploitation.
Éducation. — Il est difficile de ne point reconnaître l’influence considérable des préjugés dans l’éducation. Les enfants sont tout d’abord séparés par sexes, comme si la peste jaillissait de leurs contacts. Ensuite la matière éducative tend à développer chez eux la même mentalité que celle de leurs progéniteurs ; c’est-à-dire tous les défauts caractérisant la présente société. Tout ce que l’enfant perçoit autour de lui concourt à détruire sa personnalité, son esprit critique, sa spontanéité, sa solidarité, ses affections, ses sympathies, son esprit inventif et créateur, pour le figer dans une attitude hypocrite, respectueuse et soumise vis-à-vis de la force, des puissants et des maîtres ; garantie certaine d’une perpétuation de tous les maux sociaux, déterminés par la bêtise et la brutalité.
L’éducation ne peut avoir qu’un seul but : créer des intelligences lucides, dans des corps sains, en dehors de toutes idées personnelles de classes, de sexes, de croyances, etc. L’éducation doit être strictement objective, développer le sens des rapports exacts et l’harmonie des sensibilités.
Un autre préjugé consiste à croire que l’enfant appartient à ses parents, et que ceux-ci sont ses meilleurs éducateurs naturels. Il n’y a aucun rapport entre le fait d’engendrer un enfant et le fait d’être doué de toutes les rares qualités que doivent posséder les vrais éducateurs. Ensuite l’enfant s’appartient à lui-même, puisqu’il n’est ni un objet inerte, ni un animal. D’autre part, la famille est le plus mauvais lieu pour l’éducation des enfants, car l’exemple pernicieux des parents et l’insuffisance des moyens éducatifs nuisent au développement rationnel de l’enfant. Tous ces préjugés sont donc à combattre énergiquement pour l’amélioration des méthodes éducatives.
Hygiène. — Ici encore les préjugés règlent les coutumes, les modes, la forme des vêtements selon les sexes, les professions, les hiérarchies sociales, etc. Les femmes vont demi-nues, même en hiver ; les hommes s’entortillent dans d’épais et sombres vêtements, même en été ; tandis que la nudité totale paraît un attentat aux mœurs. Cela permet aux humains de baigner dans leur sueur, plus ou moins parfumée, de ne point observer l’hygiène conservatrice des formes et d’ignorer la belle santé qui ne doit rien aux recettes des apothicaires.
Il y a également beaucoup de préjugés à l’égard de l’alimentation. Nombreux sont ceux qui s’imaginent que la viande, le vin et autres boissons alcooliques, sont nécessaires à la santé et que seule la nourriture imposée par la tradition familiale est la meilleure. La diversité de ces traditions, à la surface de la terre, prouve l’incohérence de leur exclusivité. Ici, comme ailleurs, l’expérience est seule concluante et nul ne s’en soucie pour établir, objectivement, des bases certaines et générales.
Enfin l’hygiène des habitations est chose nulle dans une grande partie de la population. La peur des courants d’air, et de l’air pur, tient les gens enfermés et entassés étroitement dans une atmosphère puante, privés de soleil et de ses rayons bienfaisants, tandis que leur peau ignore les bienfaits de la lumière et des douches stimulantes.
Économie. — Rien ne démontre le réalisme de la société capitaliste. Contrairement à l’opinion courante, elle n’est qu’une mystique, imposée par la tradition comme une réalité objective. Or toutes les formes de sociétés sont possibles en dehors d’elle, et la disparition totale d’anciennes sociétés, fortement constituées, entraînant en même temps la ruine de leurs traditions, et par conséquent toute cause subjective de durée, prouve la fragilité de toute société.
La mystique capitaliste n’est rien en dehors de sa tradition et ne repose sur aucune base biologique naturelle et indestructible. C’est donc un grossier préjugé de croire que les groupements humains ne peuvent se coordonner que selon un type unique et définitif.
Conclusion. — Il est impossible d’examiner tous les préjugés car ce serait faire tout le procès de la société. Le respect et le culte grotesque des morts ; le respect des dettes de jeu, dites dettes d’honneur ; l’approbation des gains aux jeux de hasard, courses de chevaux, loteries, etc., justifiant le mysticisme de la chance et le légitimant ; le culte de la supériorité économique, artistique ou scientifique, basée sur une hiérarchie arbitraire et mystique ; la peur du changement, des transformations sociales ; les cristallisations autour des formes archaïques du passé ; en résumé tout ce qui n’est pas le fruit d’une série d’expériences biologiques, d’une synthèse de faits étudiés en dehors des formules cristallisantes de la tradition ; tout ce qui est imposé comme ne se discutant pas, est préjugé.
La disparition des préjugés se réalisera par une meilleure éducation, et par la connaissance de notre propre fonctionnement cérébral, démontrant l’origine de la connaissance réelle et celle des préjugés, ou réflexes conditionnels séparés du contrôle sensoriel et objectif. — Ixigrec.
PRÉJUGÉ. En termes de jurisprudence, se dit de tout document, ou observation, qui précède le jugement et permet de l’établir. Le plus souvent le mot préjugé sert à désigner une opinion acceptée sans contrôle ou, tout au moins, sans examen suffisant. C’est à tort que l’on emploie parfois ce mot comme synonyme d’erreur. En effet, on peut adopter sans examen des idées exprimées par autrui, et qui sont parfaitement justes. Par contre, si nous ne faisons pas état, dans notre jugement, de toutes les données du problème, ou si notre raisonnement est défectueux, il pourra nous advenir, même après mûre réflexion, de faire nôtres certaines idées fausses. Réfléchir est une bonne précaution contre l’erreur, mais ne donne pas la certitude que l’on ne se trompera jamais.
Cette encyclopédie est, en très grande partie, consacrée à la lutte contre quantité de superstitions qui, dans les domaines de l’amour et de la sexualité, des croyances religieuses et de la morale, du nationalisme et de l’économie politique, demeurent dans la mentalité populaire. Il n’est donc aucune nécessité de revenir sur maints sujets ayant donné lieu, par ailleurs, à d’abondantes démonstrations. Par contre, il ne sera pas sans utilité de soumettre à la méditation du lecteur, certains préjugés qui ont cours dans les milieux révolutionnaires, et sont, le plus souvent, les vestiges de formules ou de doctrines anciennes, qui n’ont pas été confirmées par l’expérience, ou qui, justifiées à une certaine époque, ne le sont plus aujourd’hui, les circonstances de la vie sociale étant sensiblement différente de celles de naguère.
Par exemple, pour ce qui concerne l’organisation d’un mouvement insurrectionnel, maint révolutionnaire s’exprime encore comme si, au lieu d’être au siècle des avions, des tanks, de l’artillerie lourde, et de la guerre des gaz, nous vivions encore au temps où un paysan, avec sa faux, ou son vieux fusil à pierre, pouvait tenir tête à un fantassin régulier. De nos jours, dans une guerre civile, les armes à la portée du peuple : fusils de chasse, couteaux, revolvers et bâtons, seraient de pauvres choses. Seule, la révolte de l’armée, passant au peuple, est susceptible de lui donner la victoire et de le préserver du massacre.
Préjugé encore que l’étrange association, dans les mêmes milieux, de thèses insurrectionnelles très violentes, avec, d’autre part, les déclarations d’un pacifisme sentimental allant jusqu’à proclamer l’horreur des armes, et condamner tout entraînement physique ayant un caractère militariste. Pour ne pas être, d’ordinaire, dictée par les mêmes motifs que les hostilités internationales, la guerre civile n’en est pas moins une guerre. Elle aussi fait pleurer des mères, et couler le sang des hommes. Comme les autres, elle exige une préparation, des connaissances techniques, l’usage d’engins meurtriers. Durant la Commune de Paris, les bataillons fédérés luttaient pour un noble idéal qui n’avait rien de commun avec les objectifs contre-révolutionnaires de l’armée de Versailles. Cependant, de part et d’autre, on utilisait, pour se battre, les moyens militaires de l’époque, et l’on n’aurait pu faire autrement. Tout en étant partisan de la paix entre les peuples, un révolutionnaire, qui admet le recours à l’insurrection armée, ne peut donc, sans inconséquence, répudier le militarisme sous toutes ses formes, ni se déclarer, sans aucune réserve, pacifiste. Seuls ont qualité pour se réclamer du pacifisme intégral, et condamner l’usage des armes, ceux qui, à l’exemple des Doukhobors et des disciples de Tolstoï, ou de Gandhi, sont partisans de la résistance passive et se refusent à employer, à l’égard d’autrui, la violence, en quelque circonstance et sous quelque prétexte que ce soit.
Sont encore de graves préjugés : la conception de la Nature considérée à l’égal d’une divinité tutélaire, infiniment bonne, aimable, et prévoyante envers les êtres ; la croyance en la vie édénique des peuplades primitives ; la foi en la vertu suprême de certaines collectivités d’hommes, jugées incapables absolument — parce qu’elles sont composées de travailleurs manuels, par exemple — de se comporter comme le reste de l’humanité, en des circonstances identiques.
Il en est d’autres, qui mériteraient examen. Je crois m’être assez étendu pour disposer les hommes de bonne volonté à ne jamais s’endormir sur le mol oreiller des opinions définitives, mais à passer honnêtement en revue, de temps à autre, celles qu’ils ont choisies comme étant l’expression de la vérité sans défaut. — Jean Marestan.
PRÉJUGÉ. Le préjugé est une opinion préconçue, adoptée sans examen et sans recherche de sa valeur propre. L’analogie prédispose au préjugé.
Le préjugé représente une opinion contestable, mais qu’on ne conteste pas. Avec la multitude de préjugés qui ont acquis droit de cité, on peut se demander s’il faut travailler à détruire les préjugés, comme on peut se poser la question de savoir si on leur doit le respect qui aide à les conserver.
Cette double question trouve sa solution pratique selon les cas et les époques. Aussi longtemps que la Société exerce, sans obstacle, le monopole du développement de l’intelligence, il faut, socialement parlant, ne pas chercher à ébranler les préjugés utiles au maintien de l’ordre établi.
Il n’en est pas de même, quand les moyens de comprimer l’activité des intelligences ont échappé à la société. Alors, la guerre ouverte aux préjugés est un devoir, et il s’agit de faire tous les efforts possibles pour y substituer la vérité.
À ceux qui prétendent qu’on doit dissiper peu à peu les ténèbres qui obscurcissent la raison et n’élaguer que branche à branche l’arbre des préjugés, Colins répond : « On ne réforme pas le fanatisme, on le remplace par le réel ou on reste dans la fantasmagorie. » Que l’on admette que, pour le passé, la foi permettait de prendre le préjugé pour la vérité et se trouvait en harmonie avec l’ordre de l’époque, rien à redire, puisque l’état général d’ignorance ne permettait pas mieux. Du reste, pour toute époque possible, tout est bien, puisque l’humanité obéit à l’ordre de nécessité.
Quand la discussion est libre, les épais nuages dont l’esprit était enveloppé sont facilement percés à jour, et alors ce n’est pas peu à peu qu’il faut répandre la lumière, mais d’un seul jet, d’une seule poussée.
Il ne faut pas qu’il existe d’erreur grave ou légère, car le préjugé — erreur — tant qu’il subsiste, empêche la vérité de se faire jour. Sous cet aspect, le préjugé est toujours dangereux.
Du reste, dit L. de Potier, il est d’essence de la vérité de ne pouvoir être saisie que tout entière ou pas du tout.
Les préjugés peuvent être classés en préjugés d’éducation et en préjugés d’instruction. L’un comme l’autre n’ont pas donné lieu à la connaissance, mais à la croyance. De la participation de l’instruction à l’œuvre d’éducation naît un renforcement du préjugé, de l’erreur.
L’ignorance, mère du préjugé, peut et doit être détruite ; mais, pour cette fin, il faut connaître la vérité et l’enseigner en substituant le savoir à la foi. À notre époque encore, l’erreur, revêtue des dehors de la science, reste tenace et les préjugés persistent. L’œuvre de régénération sociale est retardée d’autant. Avant de pouvoir remplacer le préjugé par la vérité, il faut déblayer le terrain des obstacles dont le faux l’avait embarrassé, N’oublions pas que le préjugé religieux est celui qui possède, au plus haut point, la ténacité qu’aucun autre ne partage avec lui au même degré.
La politique des catholiques est, indubitablement, le moyen le plus efficace pour maintenir, pour ainsi dire indéfiniment, le préjugé religieux qu’il exprime. Pour l’abattre, la lutte ne peut s’entreprendre que sous le sceptre de la vérité. — Elie Soubeyran.