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Encyclopédie anarchiste/Sexuelle - Sionisme

La bibliothèque libre.
Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Libraire internationale (p. 2575-2586).


SEXUELLE (Morale). On ne parle point, ou si peu, ou si mal, à mots couverts, et avec toutes sortes de précautions, dans l’enseignement de la morale, qu’il s’agisse pour les pédagogues de préparer les fils et les filles de la bourgeoisie aux examens qui, selon la formule consacrée, ouvrent toutes les carrières, ou d’initier, non plus des écoliers, mais des adultes à des questions qu’ils ne soupçonnent même pas, — on ne parle point de la question sexuelle, alors qu’elle devrait accompagner toute éducation, et la parfaire pour ainsi dire. Les philosophes s’en désintéressent, laissant ce soin aux médicastres. On se heurte ici à la mauvaise volonté des moralistes d’Institut, des sénateurs et des pères de famille qui n’admettent pas qu’on mette leur nez dans leurs attributions… dont ils s’acquittent si mal. Une bonne éducation comporte des leçons de danse et de maintien, de boxe, d’escrime, de violon, etc., elle ne saurait envisager à un point de vue élevé, philosophique et pratique en même temps la question des rapports physiques et moraux de l’homme et de la femme.

Pour tout ce qui a trait aux rapports sexuels des individus, la morale ne plaisante pas : ici, l’incohérence est à son comble, la bêtise est souveraine. Le point de départ, comme le point d’arrivée de la morale, a nom hypocrisie. L’hypocrisie joue un rôle en matière sexuelle, plus que partout ailleurs. La pudeur des bourgeois s’effarouche à la vue de la nudité (elle préfère l’habillé, tolère le déshabillé, c’est plus excitant). C’est cette pudeur sournoise — commencement de toutes les impudeurs — qui a créé l’outrage public à la pudeur et l’attentat aux mœurs et qui multiplie les affaires dites de mœurs, affaires qui permettent aux agents des mœurs de toucher une prime pour arrestations arbitraires, et aux politiciens de se venger de leurs ennemis.

L’acte sexuel est considéré par les religions et les morales comme quelque chose de honteux. Il faut qu’il s’accomplisse dans certaines conditions pour qu’on le tolère. Tout ce qui intéresse ce côté de l’individu doit être passé sous silence. On n’en parle qu’à mots couverts. Que de mystères ne fait-on pas à propos de l’acte de la génération ! C’est le secret de polichinelle, mais il est de bon ton de n’y point faire allusion. Chacun sait de quoi il retourne ; cependant, sur ce chapitre spécial, le bon sens le plus élémentaire fait défaut et, bien que les individus soient renseignés, ils sont d’une ignorance crasse en fait d’éducation sexuelle. L’éducation sexuelle est la plus négligée des éducations. Il paraît qu’il est indélicat d’apprendre à la jeunesse ce qu’elle est censée ignorer. Ce n’est pas seulement l’éducation des nouveaux venus qui doit être faite sur ce point, mais celle des anciens qui n’ont rien appris, et pour lesquels l’acte sexuel, pratiqué bestialement, constitue toute la morale. Quand on a parlé d’instituer dans les écoles des cours d’enseignement sexuel, ça a été une levée de boucliers dans le camp de la bourgeoisie honnête et bien pensante. On apprend tout aux gens, à faire la cuisine, à dessiner, à coudre, à lire et à écrire, mais de l’amour il n’est pas question. C’est trop délicat…..

Parlant de l’éducation sexuelle, Renée Dunan écrit (l’en dehors, 31 mai 1924) : « Qu’il y ait des gens de bonne foi pour s’inscrire contre une telle idée apparaît d’un comique fastueux. » En cette matière, décidément, les gens ne veulent pas s’instruire. Certes, la jeunesse se charge bien de s’instruire elle-même, n’en doutons pas, mais la véritable éducation sexuelle, de celle-ci nul ne veut entendre parler. Les gens s’instruisent à rebours. L’auto-éducation sexuelle est pleine d’embûches et réserve aux individus de cruels lendemains. Cette absence d’éducation est déplorable. De là vient que les mariages bourgeois sont des viols, de véritables meurtres ; que les maladies vénériennes, dites honteuses, font les pires ravages ; que les crimes passionnels se multiplient… L’ignorance de la femme en fait d’éducation sexuelle provient de l’égoïsme de l’homme qui profite et abuse de cette ignorance. Il ne saurait être question d’éducation sexuelle dans une société où le mensonge est dieu. Nos vertueux moralistes admettent tout, excepté ça (comme les demi-vierges de Marcel Prévost). L’éducation sexuelle est leur cauchemar. Ils ne veulent à aucun prix en entendre parler. C’est pour eux pire que le bolchevisme. S’il est une chose cependant sur laquelle on doive attirer l’attention, c’est bien l’éducation sexuelle — sous tous ses aspects — la plus négligée de toutes, ou plutôt qui n’a pu être négligée, n’existant même pas. On tolère les pires saletés dans le monde bourgeois, mais on ne tolère pas l’éducation sexuelle. Pour les garçons, ils la font tout seuls, et comment ! Pour les filles, elles sont ignares, ce qui ne veut pas dire qu’elles soient vertueuses. Leur perversité n’a d’égale que leur ignorance de l’amour, qu’elles prodiguent sans en comprendre la beauté. Que de coïts ignobles provoquent cette méconnaissance des lois de l’amour. Il y a là une profanation du geste sacré qui équivaut à un assassinat. Combien d’imbéciles font l’amour sans savoir ce qu’ils font. Jeune fille ou mariée, la femme ignore tout du mécanisme sexuel. Mais la morale est sauvée. Idiots ! — S’il y a dans la vie une chose importante, c’est bien celle de l’amour physique. Celui-ci n’est que le reflet de l’amour moral. Au moral comme au physique, c’est l’absence d’amour qui domine. L’intérêt prime l’amour. Le mensonge s’installe dans l’amour pour le transformer en prostitution. Quant à l’hygiène sexuelle elle est inexistante : il est défendu de procéder à des ablutions intimes, c’est un péché. Les « parties honteuses » doivent être malpropres si l’on veut rester en odeur de sainteté. Les injections sont interdites comme contraires à la morale. Dans les ménages bien pensants, on utilise pour la procréation des chemises spéciales, évitant tout contact entre les épidermes, qui ont pour tout ornement un trou dans le milieu. Introduire du mystère autour de l’acte sexuel, c’est le rendre plus attrayant. En fait de cochonneries les bourgeois s’y connaissent. Celui qui a inventé la « feuille de vigne » était un fameux lapin. — Voilà à quoi aboutit cette morale « immorale » que nous vantent sur tous les tons les gens bien élevés, qui ne plaisantent pas avec les mœurs. Faire un cours de « sexologie » à ces enkylosés, ce serait perdre son temps, et, comme disaient les anciens, ce serait jeter des perles devant des pourceaux : margaritas ante porcos.

La question de l’amour est vite résolue par les souteneurs de la morale laïque ou religieuse. Elle est résolue dans le sens de l’esclavage pour les deux sexes. Ils ont fait de l’amour une prostitution masculine et féminine, où l’intérêt et l’argent interviennent seuls, d’où le sentiment et la sincérité sont absents. L’amour tel que le conçoivent les bourgeois est une anomalie et une monstruosité. C’est ce qu’il y a de plus immoral. Les bourgeois n’admettent pas qu’à leur conception de l’amour-esclave on oppose la conception de l’amour-libre. Si on essaie d’aborder ce sujet vous les voyez pâlir. Ne leur parlez ni de l’union libre, ni des enfants naturels, ni de la fille-mère, ni de toutes les questions qui gravitent autour de la question sexuelle. Ils n’ont pas l’esprit assez large — eux qui, cependant, font chaque jour de nombreux accrocs à leur morale — pour vous suivre sur ce terrain. En parler, c’est trop dangereux. Dire la vérité là-dessus, ce serait ébranler la société sur ses bases : toucher à la famille, au mariage, etc., ce serait la fin de tout. Continuons à rabâcher les mêmes âneries et à faire les mêmes gestes. La société ne s’en portera que mieux.


C’est dans le domaine sexuel que la morale est le plus immorale. C’est là surtout qu’elle manifeste sa mauvaise humeur, car ayant la vie en horreur la source de la vie lui est insupportable. Elle décrète impérativement que ce qui est naturel est immoral. Aussi aboutit-elle à des incohérences sans nombre. Elle est obligée de découvrir des faux-fuyants, des détours, des compromis, pour paraître logique. Elle ne fait que démontrer par là son illogisme.

En fait de « morale sexuelle », l’humanité retarde. Elle ne sait ce qu’elle veut. Elle se débat dans un tissu de contradictions. Elle se renie sans cesse. Elle ne paraît pas soupçonner qu’il existe une question sexuelle, plus importante que toutes les questions qui l’accaparent. De cette question, en effet, dépend le bonheur des individus. Sous aucun prétexte, elle ne veut en entendre parler : ce serait la fin de tout. À plus forte raison d’une esthétique sexuelle, considérant l’œuvre de chair comme une œuvre d’art. O bêtise éternelle, tu règnes dans ce domaine souverainement !

Jamais certains esprits ne se décidèrent à regarder la vérité en face. L’humanité ne diffère pas de l’animalité : elle a, comme elle, un sexe. Elle est soumise aux mêmes lois. L’homme n’est pas une entité : il possède un corps. C’est de l’hypocrisie que de ne pas en convenir. Il faut donc se résoudre à admettre certaines fonctions, certains gestes, n’en déplaise aux esprits bien pensants. Esprits pauvres, et pauvres esprits, qui ne parlent qu’à mots couverts des organes sexuels, comme d’une chose innommable, ils ne sont pas mûrs pour le « sexualisme révolutionnaire », qui est la révolte de la chair contre toutes les contraintes. Une éthique sexuelle, ayant pour corollaire une esthétique sexuelle, n’est guère possible dans une société qui ne s’intéresse qu’à des combats de boxe ou des prouesses d’aviateur.


Que de crimes provoque cette morale immorale dans les questions de sentiment : jeunes gens se donnant la mort, parce que leur « famille » s’oppose à leur mariage ; mari trompé abattant d’un coup de revolver sa femme et son complice ; épouse trahie usant du vitriol, etc., etc. Chaque jour, on lit dans les feuilles journalistiques le récit de drames « passionnels » du même genre. C’est lamentable ! La jalousie et le propriétarisme en amour empoisonnent l’existence des individus.

Cette morale a donné naissance aux pires calamités ; on lui doit la prostitution et les maladies vénériennes. La femme est ici sacrifiée : l’homme a tous les droits, la femme n’en a aucun. L’égoïsme du mâle se permet toutes les fantaisies mais n’admet pas la réciprocité de la part de sa compagne.

Que de préjugés dans ce domaine de l’amour aussi nuancé que l’arc-en-ciel. De tous les préjugés qui enlaidissent les hommes, ce sont les plus stupides. En fait de « sexologie », les bourgeois ne voient pas plus loin que le bout de leur nez. Ils sont affreusement myopes. Ne leur parlez pas d’éducation sexuelle. Elle leur fait l’effet d’un épouvantail. L’effleurer seulement, c’est se placer en dehors de toutes les normes. Ils sont grotesques, avec leurs scrupules (ils n’en ont guère en d’autres cas). Leur pudeur s’effarouche dès qu’on aborde la question sexuelle. Cette question ne sera pas posée. Et pourtant, chaque jour, de vertueux sénateurs et d’honnêtes pères de famille se font prendre en flagrant délit d’attentat aux mœurs. Ils ne sont pas précisément fidèles à leurs épouses. L’adultère est dans leurs habitudes. Ils cherchent des « excitations », se font pendre ou fouetter, pour tirer de leur sexe un peu de jouissance.

Leur progéniture a de quoi tenir. Leurs filles ont un « flirt ». Leurs fils ont des maîtresses, qu’ils lâchent, ou qui les lâchent à la première occasion. En attendant, ils ont des habitudes qu’il leur est difficile de surmonter. Quelle conception peut avoir de l’amour un jeune homme abruti par la masturbation ? Celle-ci est le fruit d’une éducation à rebours, qui vise à refouler ce qui est naturel dans l’individu et à le remplacer par quelque chose d’artificiel.

Cette morale, les bourgeois savent s’en passer quand elle contrarie leurs intérêts. Ils ferment alors les yeux sur les pires saletés. Ils tolèrent de graves manquements au dogmatisme sexuel. Du moment que ça leur rapporte, il n’y a plus de pudeur.

Le mariage est une « affaire » entre gens « comme il faut ». Autant dire une prostitution, légale et déguisée. C’est un trompe-l’œil et une façade. Le mariage est la base de la société, disent les moralistes. C’est une base peu intéressante. Pour « arriver », des gens se marient. Ils arrivent… à se séparer. Se marier est bien vu. Il faut se marier, coûte que coûte, pour obtenir un brevet d’honnêteté. Alors, on peut tout se permettre. Honte à celui qui n’est pas marié. C’est le bouc émissaire ! Il a tous les vices. C’est ce qui faisait dire à Ibsen que « le mariage dans notre société est une cause de dégradation et de démoralisation ». « Au nom de la loi, je vous unis », l’individu muni d’une sous-ventrière qui prononce cette formule est aussi grotesque que les conjoints qui viennent lui demander la permission de coucher ensemble.

L’amour intervient rarement dans le mariage. C’est un détail. Ce qui intervient, ce sont toutes sortes de considérations accessoires. La mère, qui cherche à « caser sa fille » (sic), la met en contact avec n’importe quel individu, qui l’épousera si elle possède une jolie dot. Dans le cas contraire, il n’en veut pas. La mère, qui cherche à « caser sa fille » ne se préoccupe guère de savoir si son futur gendre a la syphilis ou toute autre tare. L’essentiel, c’est qu’il ait de l’argent. Cela seul compte. Le reste ne compte pas. Initier sa fille à la vie sexuelle, à ce qui l’attend pendant le mariage, ce ne serait pas convenable. L’initiation sera faite par le mari, à la va-comme-je-te-pousse. « Ne commencez jamais le mariage par un viol », disait Balzac, qui connaissait le cœur humain. Or la plupart des « maris » commencent le mariage par un viol. Vendre la chair de sa chair au plus offrant, telle est l’unique préoccupation de beaucoup de mères de famille. Livrer sa fille au premier venu, contre bonnes espèces sonnantes, c’est faire preuve d’une sollicitude toute maternelle. Rien ne distingue, sur ce point, les civilisés des « sauvages ». On peut même dire que ces derniers agissent plus proprement, quand ils vendent leurs filles ou qu’ils achètent celles des autres.

L’intérêt, la vanité, les relations, « le rang », interviennent dans la question sacro-sainte du mariage. L’union des sexes n’est pas une petite affaire. Il y a là des questions de race, de nationalité, de religion, qui dressent les familles les unes contre les autres. Elles redoutent des « mésalliances ». À côté de cela, on voit des princesses épouser leur chauffeur. Revanche de la chair contre toutes les étiquettes.

On assiste à des unions grotesques, dans lesquelles l’harmonie est loin de régner. Elle n’est qu’apparente, pour la galerie. Quant aux fruits nés de ces unions, ce sont des fruits véreux. Les enfants valent les parents. Tristes familles que ces familles de bourgeois, respectueux de toutes les traditions, et cependant pourris de vices. La famille bourgeoise est au-dessous de tout. Elle se croit pourtant au-dessus de tout. Jean Rostand a forgé une épithète pour désigner les père, mère et fils de famille mégalomanes : il les appelle des familiotes. Le mot est bien trouvé. Leur familiotisme vaut leur patriotisme.

Les bourgeois ignorent l’eugénisme. Qu’est-ce que c’est que ça ? Ils substituent à la procréation consciente la procréation inconsciente. Ils font des enfants malingres et idiots. Ils sont pour cela dispensés d’une partie de l’impôt et d’une foule de corvées. C’est le célibataire qui prend tout et paie pour les enfants des autres. C’est logique, dans une société illogique.

Il y a, dans le domaine sexuel, qui joue un si grand rôle dans la vie humaine, plus d’une réforme à accomplir. Pourquoi les moralistes veulent-ils imposer à tous les hommes une manière de voir uniforme ? Ils se trompent grossièrement et sont en désaccord avec les lois de la vie. Comment se plier aux commandements de la morale lorsqu’elle-même n’est pas stable ? Chez tel peuple règne la monogamie ; chez tel autre la polygamie, considérée comme un crime chez le premier. Tantôt le nu est proscrit, tantôt il est toléré. Ce qui est pudeur ici est impudeur plus loin. La morale sexuelle change avec le milieu.

« Il est bien vrai que la morale est une affaire de goût », affirme le sceptique Anatole France, voulant dire par là que la morale n’est ni stable ni universelle. L’homme moral, partout le même, sous toutes les latitudes, possédant mêmes besoins et mêmes goûts, quels besoins et quels goûts ! est une anomalie et une monstruosité. Le comte de Gobineau, précurseur de Nietzsche, voyait juste quand il écrivait, dans l’Introduction de ses Nouvelles Asiatiques : « Au rebours de ce que nous enseignent les moralistes, les hommes ne sont nulle part les mêmes. »

La question sexuelle est une question personnelle. La liberté, dans ce domaine, est absolue ; chaque être use de son corps comme il l’entend ; chacun a le droit d’agir à sa guise. Il n’y a pas de morale sexuelle universelle. La morale sexuelle est individuelle. Il est ridicule de chercher à imposer aux sujets les plus différents un monisme amoureux. De même que nous ne pensons pas tous la même chose, nous aimons diversement. Si l’individu est la mesure de toute chose, comme le croyaient les sages antiques, n’est-ce pas surtout en amour ?

Au sujet de cette question sexuelle, comme au sujet de tant d’autres questions, renonçons à penser comme tout le monde. Ne craignons pas d’aller de l’avant. Notre morale sexuelle n’est pas celle de quantité d’individus pourris de préjugés. Si elle n’est pas conforme à la tradition, elle correspond à la réalité.

On en veut beaucoup à Freud d’avoir dévoilé que toute notre vie, intellectuelle et morale, prend sa source dans la sexualité. C’est une constatation que les moralistes ne lui pardonnent pas. Havelock Ellis est encore de ces sexologues dangereux, à ne pas lire. Ses révélations pourraient troubler l’âme innocente des petites oies blanches qui fréquentent les salons mondains.

Concluons, avec ce dernier, que « toute personne qui soutient que l’impulsion sexuelle est mauvaise, ou même basse et vulgaire, est une absurdité et une anomalie dans l’univers. » — Gérard de Lacaze-Duthiers.

SILLON — SILLONISME n. m. En 1885, un journal, dont la vie fut extrêmement éphémère, se fondait, rue de Rennes, à Paris, sous le titre « Dieu et Patrie », dont les directeurs : Marc Sangnier et Paul Renaudin, devaient être plus tard les fondateurs du Sillon. Autour d’eux se formèrent des amitiés et, en 1894, alors que Marc Sangnier terminait, au Collège Stanislas, les études qui devaient le conduire à Polytechnique, la doctrine ( ?) du Sillon — le Sillonisme — était définitivement élaborée. Dans les quelques années qui suivirent, deux organes : la revue « Le Sillon » et le journal « L’Éveil Démocratique » étaient créés aux fins de diffusion des théories sillonistes dans le grand public.

Le programme du Sillon ? Le voici tel qu’il ressort des multiples déclarations, infiniment plus pompeuses que sincères, de ses chefs et théoriciens : émancipation politique, économique, intellectuelle du peuple, pour arriver à l’égalité qui est la vraie justice humaine. La démocratie étant l’organisation politique et sociale fondée sur l’égalité et la liberté des individus, en même temps que la participation de chacun au gouvernement de la chose publique dans le triple domaine moral, politique et économique, le Sillon entend réaliser, en faisant appel aux forces morales du Christianisme, l’éducation démocratique du peuple, c’est-à-dire porter à son maximum la conscience et la responsabilité civiques de chacun, d’où découleront la démocratie économique et politique et le règne de la justice, de la liberté, de l’égalité et de la fraternité…

A la question qui était posée au silloniste Cousin, l’un des plus ardents apologistes de la Doctrine, auteur d’un livre où le mouvement silloniste est exposé en détail et avec éloge : « Vie et Doctrine du Sillon », à la question : « Dites-nous une bonne fois si le Catholicisme est pour vous une fin ou un moyen, car vous le rabaissez en prétendant vous en servir pour réaliser la démocratie », l’apologiste répondait : « Il n’y a qu’une seule fin, c’est Dieu ; tout doit nous servir de moyen pour atteindre cette fin, et, parmi les moyens d’aller à Dieu, c’est-à-dire de réaliser sa volonté ici-bas, la religion est le premier de tous. La religion est donc pour nous le moyen de remplir les devoirs du culte divin, comme aussi de faire une démocratie conforme aux desseins de Dieu sur l’homme et la société. Elle est pour nous le moyen de remplir notre devoir social ; seule, elle peut nous le faire accomplir d’une façon qui nous mène vers Dieu comme tout ce que nous faisons doit nous y mener. »

Dieu, démocratie, deux termes absolument inconciliables dira un peu plus tard Pie X, lorsque, se voyant contraint de prononcer la condamnation du Sillon, mais fidèle, sur ce point, à l’opinion invariable et nullement ambiguë formulée plus particulièrement depuis la Révolution française par tous les pontifes de Rome, il rappelle les sillonistes « ses ouailles égarées » à l’observance des principes sacrés et immuables de l’Église catholique.

Dans sa lettre, en date du 25 août 1910, à l’Épiscopat français, Pie X déclare que le Sillon bâtit sa Cité sur une théorie contraire à la vérité catholique. « Le Sillon, dit-il, place l’autorité publique dans le peuple, de qui elle dérive ensuite aux gouvernants. Or Léon XIII a formellement condamné cette doctrine. Sans doute le Sillon fait descendre de Dieu le principe d’autorité qu’il place d’abord dans le peuple mais de telle sorte qu’elle remonte d’en bas pour aller en haut, tandis que, dans l’organisation de l’Église, le pouvoir descend d’en haut pour aller en bas. D’autre part, le Sillon se fait une fausse idée de la dignité humaine. D’après lui, l’homme ne serait vraiment digne de ce nom que du jour où il aura acquis une conscience éclairée, forte et indépendante, ne s’obéissant qu’à elle-même. Or, à moins de changer la nature humaine, ce grand jour ne viendra jamais ! Et les humbles de la terre qui ne peuvent monter si haut, quoique remplissant énergiquement leurs devoirs dans l’humilité, l’obéissance et la résignation chrétienne, ne seraient donc pas dignes du nom d’hommes ! »

Il nous a paru du plus haut intérêt d’opposer les déclamations des fondateurs du Sillon aux affirmations péremptoires du chef le plus autorisé du catholicisme. Car il y a surtout lieu de considérer que le Sillon était une organisation composée exclusivement de catholiques. Dans la secrète pensée de Marc Sangnier, de même que dans celle de ses collaborateurs et disciples, l’Église dont ils n’ignoraient certes pas l’histoire ni la politique constante suivie rigoureusement à travers les âges, l’Église qu’ils n’avaient sûrement pas l’intention de combattre mais dont ils entendaient, au contraire, servir les ambitions, l’Église, misant habilement sur les deux tableaux, ne pouvait pas ne pas favoriser la diversion et la manœuvre tentée par ceux de ses fils qui, tout en restant fidèlement soumis à son autorité, estimaient pouvoir, en même temps, se parer du titre séduisant mais faux de démocrate, voire de socialiste !

Connaissant la crédulité, la naïveté d’un trop grand nombre de militants d’avant-garde, toujours enclins à se laisser piper par les déclamations d’insidieux bateleurs ; sachant aussi l’empressement que met le peuple à suivre ceux qui lui promettent l’impossible, nos Sillonistes jouaient le double jeu d’être tout à la fois les défenseurs d’une Église conservatrice et monarchiste et partisans de l’avènement d’une société égalitaire !

Oh ! ils n’en faisaient point ouvertement l’aveu ; mais, néanmoins, on se rendait suffisamment compte de leur dessein de situer leur Église sur le terrain social, dans l’unique but de lui faire conquérir, sur ce terrain, l’influence dominatrice dont elle avait si longtemps joui sur le terrain religieux.


La grande majorité des anarchistes et syndicalistes de l’époque finirent par saisir tout ce qu’il y avait de captieux et de contradictoire dans une aussi étrange attitude. Ce bloc enfariné ne nous dit rien qui vaille pensaient-ils.

Les Sillonistes, en effet, se flattaient de résoudre la question sociale à l’aide de la foi et de la morale catholiques. Or, durant cinq siècles au moins, en France, en Italie, en Espagne, le catholicisme tout-puissant n’avait rien tenté, rien fait dans ce sens. Il avait été, au contraire, le plus ferme soutien de tous les abus, de toutes les iniquités. S’il n’avait rien fait quand il pouvait tout, quelle serait son action maintenant qu’il avait perdu sa toute-puissance ?… Les Sillonistes prétendaient être en mesure, par la religion — et quelle religion ! — de fonder une société meilleure en amenant les individus à une vie morale plus haute et plus digne. Or cette prétention de la morale chrétienne se trouvait réduite à néant par dix-neuf siècles d’expérience. N’était-il point sage d’y renoncer et n’eût-il pas été insensé d’y persister ?

Au fait, qu’était-ce que cette parodie de démocratie dont l’instauration devenait subitement le rêve des réactionnaires catholiques constituant le Sillon ? Pour tous les rationalistes et libertaires, pour tous les êtres de bon sens et de jugement sain, la démocratie n’a véritablement de sens que si elle se propose avant tout l’émancipation économique, matérielle des hommes. La satisfaction des besoins physiques d’abord, le droit absolu à la vie. « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », c’est-à-dire que, désormais, ce ne sera plus Dieu — ce Dieu qui est la consécration suprême de toutes les inégalités ! — qui dirigera les affaires des humains. L’idéal des grands révolutionnaires du XVIIIe siècle ne pouvait être que la Nation évoluant rationnellement sans maîtres célestes ou terrestres. C’est bien ainsi qu’ils conçurent la démocratie française. Or, si la tactique de l’Église changeait, s’efforçant de s’adapter aux circonstances du moment, ses dogmes, son but ne pouvaient varier. « Anathème à qui dira que l’Église peut se réconcilier avec la civilisation moderne, avec la science moderne ! Et, surtout, anathème à quiconque osera dire que l’Église peut évoluer ! »… Oui, l’Église est immuable ! Tous les successeurs de saint Pierre, depuis Pie VI jusqu’au Pontife actuel, tous ont condamné sans appel la Société moderne, tous ont déclaré, en de multiples encycliques, qu’il ne saurait y avoir entente ou simplement rapprochement entre l’Église et une Société à tendances égalitaires.

L’hypocrisie, l’imposture des Sangnier et autres démocrates-chrétiens était donc flagrante ! On ne tarda point à s’en apercevoir. Si certains membres un peu naïfs de la Confédération Générale du Travail poussaient la candeur jusqu’à fraterniser avec Marc Sangnier dans les meetings, en revanche il suffisait de parcourir, de temps en temps, l’ « Éveil démocratique », l’organe officiel du parti, pour savoir ce que pensait, des militants syndicalistes les plus en vue, le chef du Sillon. On s’aperçut du « truc » dont usait et abusait le révolutionnaire papelard. Perfidie et duplicité de langage, toute l’habileté du leader silloniste était là. Il s’agissait, on le conçoit, de brouiller les cartes, de se muer en chauve-souris :

« Je suis oiseau : voyez mes ailes.
« Je suis souris ; vivent les rats ! »

Effectivement, suivant les lieux et les auditoires ce champion de la « Grande Doctrine Sociale » — doctrine que, d’ailleurs, il se garda toujours — et pour cause — de définir exactement — variait son programme et ses déclarations. Pardi ! il le fallait bien puisqu’on s’était donné pour tâche de concilier les inconciliables ! Malheureusement, le « truc » finit par s’user et… le tricheur apparut tel qu’il était vraiment : un jésuite accompli !…


Désireux à tout prix de s’attirer la sympathie des auditoires ouvriers, il lui fallait évidemment faire des concessions, concessions parfois compromettantes et même dangereuses. Il lui arrivait de « parler rouge », de feindre la rupture avec certaines disciplines imposées par l’Église, de dénoncer avec quelque imprudence, comme étant incompatibles, les théories subversives qu’il déclarait professer et la politique inflexible d’une Église dont il ne cessait pourtant de s’affirmer le fils très respectueusement soumis ! Cette comédie ne pouvait s’éterniser.

Se rendant tout à coup compte que le prestidigitateur social sur lequel, sans aucun doute, elle avait tout d’abord fondé certaines espérances, était brûlé bel et bien et que le petit jeu, assez ingénieux, auquel il s’était jusqu’alors livré pourrait dorénavant devenir un danger pour elle, l’Église jugea de bonne politique de condamner une Doctrine qui avait certainement fait du bruit un peu partout, un peu de mal aussi dans les milieux avancés, mais qui, par contre, avait aidé à démontrer, une fois de plus, et de la façon la plus éclatante, toute la duplicité, tout le machiavélisme de l’Église et des catholiques prétendument « libéraux » ou « sociaux », en même temps qu’elle donnait la preuve la meilleure de leur radicale impuissance à résoudre, sur le plan humain, le grand problème social ! Est-il besoin d’ajouter qu’en bon et loyal fils, très humblement soumis, de l’Église catholique, le farouche démocrate Marc Sangnier, imité de tous ses disciples, s’inclina, avec empressement et une touchante sollicitude, devant la décision de son chef bien-aimé ? Le Sillon était mort !… — A. Blicq.


SIMONIE — Le mot ne date que du christianisme, mais la chose est plus ancienne. Dès qu’il y eut des religions, des hommes, soi-disant choisis par leurs dieux, s’en servirent pour exploiter les masses ignorantes et craintives. Tous les clergés, dans tous les temps, vécurent du commerce du divin. Dans l’ancienne Grèce, les orphéotélesques, parmi tant d’autres, vendaient le moyen de se soustraire aux peines infernales. Leur dieu, Orphée, n’était-il pas revenu des enfers ? Les prêtres persans firent du Zend Avesta un manuel de simonie pour justifier leur despotisme. De même, les Védas des Hindous et la Bible des Hébreux servirent surtout à faire des prêtres une caste privilégiée.

L’origine du mot simonie est dans le nom de Simon, dit le magicien, qui, d’après ce que racontent les Actes des Apôtres (VIII, 18–23), « voyant que l’imposition des mains des apôtres conférait l’Esprit, leur offrit de l’argent en disant : « Donnez-moi ce pouvoir, à moi aussi, afin que ceux à qui j’imposerai les mains reçoivent l’Esprit saint. » Mais Pierre lui répondit : « Périsse ton argent avec toi, puisque tu as cru que le don de Dieu s’achète ! » et il ajouta : « Tu es tout rempli de venin, tu es esclave de l’iniquité. »

On a dit, en faisant un jeu de mots, que Pierre avait été la pierre sur laquelle l’Église avait été bâtie, et on en a fait le premier pape. Il serait plus exact de dire que cette pierre et ce premier pape furent Simon, car l’Église fut comme lui, et elle est toujours remplie de venin et esclave de l’iniquité depuis qu’elle tient elle-même boutique de ce don de Dieu qu’il avait vainement tenté d’acheter aux apôtres. Mais cette Église, qui devint pratiquement simoniaque pour assurer sa durée et sa puissance temporelle, ne pouvait, moralement, désavouer son apôtre fondateur, et c’est ainsi que, repoussant l’argent de la main qu’elle élevait vers l’Esprit, et le recevant de l’autre main abaissée vers la Matière, elle a défini la simonie et a tiré sur elle ses canons de la façon suivante.

La simonie est « la volonté déterminée, valunta studiosa, le désir, d’acheter ou de vendre des choses spirituelles, comme les sacrements, ou des choses tenant aux spirituelles, comme les bénéfices et les vases sacrés. » La Grande Encyclopédie, qui reproduit cette définition, dit aussi : « La plupart des anciens canonistes constate que dès que l’Église eut des revenus, la simonie s’y introduisit, d’abord par l’ordination, parce que, étant faite uniquement en vue d’un office déterminé, elle procurait alors les biens et les hommes qui furent attachés plus tard aux bénéfices ; ensuite par la collation des bénéfices. » Le pape Grégoire Ier, dit le Grand, qui régna au VIe siècle et qui fut surtout un grand simoniaque, distingua trois formes principales de la simonie : celle munus a manu, remise ou promesse expresse ou tacite d’argent ou de tout autre objet faisant partie du domaine et du commerce des hommes ; celle munus ab obsequio, récompense ou attente d’un service ; celle munus a lingua, qui fait conférer un bénéfice non à cause du mérite du sujet, mais par la recommandation d’un tiers. Le crime de simonie est si grave aux yeux de l’Église, que tous ceux qui le commettent, quel que soit leur rang dans la hiérarchie ecclésiastique ou laïque, sont excommuniés ipso-facto, c’est-à-dire retranchés, chassés de l’Église par l’excommunication latæ sententiæ qui est portée d’avance, sans jugement ni sentence, et ils ne peuvent plus avoir de rapports avec les chrétiens quand ils ont été dénoncés. Personne ne doit alors prier pour eux, ils ne peuvent recevoir les sacrements ni être enterrés en terre bénite. Leurs élections ou provisions sont nulles ; ils perdent tous leurs titres et fonctions ; les bénéfices qu’ils en tiraient deviennent vacants et peuvent être accordés à d’autres.

Ces précisions ne sont pas inutiles pour bien montrer toute la gravité de la simonie, au point de vue de l’Église, et pour permettre à des mécréants comme nous de constater et de s’étonner que cette Église, après une condamnation aussi formelle et aussi farouche, se soit accommodée et s’accommode toujours de ce crime au point d’en avoir fait la base de sa constitution matérielle. Car on peut dire que sans la simonie l’Église n’aurait jamais existé comme puissance temporelle. Toute son activité sociale en est le produit. Comme disait Catherine de Sienne, elle a résumé les dix commandements en un seul : Da pecuniam, donne de l’argent !

L’Église est comme les gouvernements qui condamnent ce « crime », la guerre, et le mettent « hors la loi », mais qui ne se sont jamais occupés que de faire la guerre et de préparer, par les fourberies les plus odieuses, la prochaine « dernière » après la précédente. L’Église n’existe que par et pour la pratique de ce « crime » la simonie. Il n’est pas une grâce que ses ouailles puissent demander au ciel sans qu’elles aient à payer tribut. Jésus disait à ceux qui l’écoutaient de s’adresser directement à Dieu, en priant dans leur chambre. Les premiers chrétiens se réunissaient simplement chez l’un d’eux pour commenter la parole de Dieu et prier en commun. Mais comment se serait constitué le parasitisme de la grasse vermine des prébendiers du divin, des postulatori di santi, si ces pratiques évangéliques avaient continué ? La simonie fit leur fortune. Le chroniqueur Commynes gémissait sur les générosités de Louis XI pour l’Église, « prenant ainsi aux pauvres pour donner à ceux qui n’en avaient nul besoin ». Rabelais s’indignait en voyant combien Rome savait subtilement tirer l’or de France par la vertu des décrétales, et comment les « papimanes » savaient s’engraisser de la sottise universelle. « Pagare ! pagare ! — Payez ! payez ! chantent les cloches. » disait P. L. Courier. C’est ce que ne cessent pas de chanter les cloches de l’Ile Sonnante (Rome) et du monde entier.

L’Église, pour qui la simonie est un crime absolu et sans rémission, a su se tirer cyniquement de la contradiction où elle se mettait en la pratiquant. Il n’est pas un de ses conciles, pas un de ses papes, pas un de ses bedeaux qui ne l’ait condamnée… chez les autres, chez celui qu’on ne frappera jamais, ou qui, si on le frappe parce qu’il faut de temps en temps un bouc émissaire, sera un pauvre diable sans importance et trop niais pour savoir s’élever à ces hauteurs où la simonie devient une vertu. C’est ainsi que l’Église a fait des saints de tant de personnages qui étaient, de par ses canons, excommuniés ipso facto.

Il n’y a pas plus lieu de s’étonner de l’attitude de l’Église quant à la simonie qu’à propos de ses autres turpitudes, et pas davantage de voir tant de pauvres d’esprit acheter aux mercantis du divin leurs prières, leurs miracles, leur eau bénite, leurs places dans le chemin de fer ou l’avion du paradis, leurs grigris, leurs fromages, leurs liqueurs, leurs orviétans contre les douleurs, la teigne, la colique, les chancres, les petits vers intestinaux, le pipi au lit et cent autres agréments dont Dieu, « qui aime tant les hommes », les a comblés pour leur prouver sa bonté infinie. Mais ce qui doit nous étonner, c’est que tant de gens qui ne sont pas des imbéciles ou des coquins, qui composent même une élite intellectuelle possédant personnellement une foi véritable et une conscience insoupçonnable, puissent toujours considérer l’Église comme une force spirituelle et une autorité morale inattaquables. Ce qui doit nous étonner, c’est que ces gens puissent se taire, ne pas crier de honte et de dégoût, et se faire ainsi les complices passifs de la corruption de cette Église appelée « infaillible », sans doute parce qu’elle a depuis longtemps consommé toutes les faillites.

Ils sont tout de même nombreux ceux qui ont crié leur honte et leur dégoût, depuis l’apôtre Barnabé dont une lettre, que l’Église tient bien inutilement pour apocryphe, dénonça prophétiquement, dès le Ier siècle, les turpitudes dont elle se souillerait. Sont-ils apocryphes aussi les écrits des premiers Pères, particulièrement de Jérôme, reprochant aux gens d’église leurs façons de s’enrichir par leurs manœuvres auprès des riches veuves ou héritières dont ils recueillaient donations et héritages ? Jérôme appelait Rome « Babylone, courtisane empourprée », et son clergé « le Sénat des pharisiens ». Grégoire de Tours a écrit que le roi Chilpéric tenta de s’opposer à ces pratiques. Ce fut en vain. Elles se développèrent tellement que le clergé eut bientôt l’audace d’exiger des moribonds que la part de l’Église, appelée « part des pauvres », fût faite dans les testaments. Pour cela les testaments ne purent être écrits qu’en présence d’un prêtre, sous peine pour le mourant d’être traité comme coupable de suicide et d’être privé de la sépulture en terre bénite. On vit même s’établir une taxe fixe, un véritable impôt sur les successions que l’Église exigea avec l’approbation de plusieurs conciles. Non seulement les prêtres s’emparaient des biens des morts, mais ils jugeaient inutile de payer les dettes que ces morts avaient laissées !… La question de ce qu’on a appelé « les testaments des âmes » serait grosse de discussions et de compétitions dans tous les siècles à venir, car le débat dure encore, le clergé n’ayant jamais cessé de circonvenir les esprits faibles que lui livre l’approche de la mort. Les tribunaux ont toujours à s’en occuper.

L’ambition, la cupidité et la paresse avaient vite rattaché aux biens de la terre les prétendus représentants d’un Dieu qui n’avait pas une pierre pour reposer sa tête, et dont l’organisation en une caste élue par ce Dieu était la première des simonies. Dès le IVe siècle, pour commencer, le concubinage des prêtres rapportait de gros revenus aux évêques qui le frappaient d’impôts. D’après Corneille Agrippa, un de ces évêques déclarait que 11.000 prêtres lui payaient chacun un écu d’or par an. De même, les religieuses étaient déliées du vœu de chasteté moyennant impôt payé au pape.

La simonie la plus criminelle, parce qu’il en sortit, pour tous les peuples, des atrocités sans nom, fut dans les collusions entre les papes et les princes. Elles commencèrent officiellement lorsque l’Église accepta de donner à l’empereur romain Constantin une absolution que les prêtres païens lui refusaient ; l’Église, de plus, fit un saint de cet indigne personnage. Depuis, les rapports simoniaques entre princes et papes furent d’un profit extraordinaire pour l’Église qui, de plus en plus comblée, ne chercha plus qu’à s’imposer comme première puissance temporelle au-dessus de tous les princes du monde.

Au Ve siècle, Clovis, premier roi de France, acheta l’amitié et l’appui d’Anastase par de riches présents. L’Église le soutint dans ses guerres et, malgré les crimes de sa femme, Clotilde, elle en fit une sainte.

Au VIe siècle, le fameux Grégoire Ier pratiqua toutes les simonies dont il avait donné les définitions. Ricarède, roi des Goths, qui maintenait des lois cruelles contre les Juifs, lui ayant envoyé des présents, il le remercia en l’approuvant par la déclaration suivante, combien chrétienne !… « Quand la raison est maîtresse des actions d’un roi, elle sait faire passer pour justice la cruauté la plus implacable, pour louables les actions les plus coupables, et elle maintient les peuples dans l’asservissement » !… Le même Grégoire combla de louanges emphatiques, et des plus odieux encouragements à la crauté, la sanglante reine Brunehaut qui trouva toutes les complicités ecclésiastiques qu’elle désira grâce à ses largesses à l’Église. C’est encore ce Grégoire qui, pour se faire un allié contre l’Église d’Orient, félicita Phocas de son avènement au trône de Byzance dont il s’était emparé en faisant assassiner l’empereur Maurice et ses enfants. Ce pape, n’était-il pas bien digne d’être appelé « le Grand » et de faire un saint ?…

Au VIIe siècle, Léon II}} légitima, contre argent, le crime d’Eviga qui avait assassiné son père Wamba, roi des Wisigoths, pour prendre sa place.

Au VIIIe siècle, Jean VI approuva, contre argent, l’usurpation du trône de France par Pépin le Bref. Le même siècle vit les rapports les plus cordialement simoniaques de Charlemagne et de la papauté. Il en résulta les guerres contre les Lombards, les Arabes d’Espagne et les Saxons, dont 30.000 furent massacrés pour leur apprendre les douceurs du christianisme.

De plus en plus l’Église absolvait de leurs crimes ceux qui payaient pour cela et, en 1027, le synode de Limoges protesta inutilement contre la cour de Rome qui vendait l’absolution à des excommuniés à l’insu des évêques. C’est ainsi que, grandissant de plus en plus comme puissance temporelle, par ses tractations infâmes avec les monarques, l’Église se vit bientôt assez forte pour leur tenir tête et chercher à prendre la première place. La question de la nomination aux offices ecclésiastiques et des investitures, qui soulevait des convoitises de plus en plus ardentes et des appétits de plus en plus féroces, fut la torche qui mit le feu aux poudres. Dans l’église même, ce furent les violences, les fraudes, les crimes les plus inouïs, commis pour les élections des papes. Entre l’Église et les princes ce furent, pendant des siècles, des rivalités et des guerres qui mirent l’Europe à feu et à sang. De ce qu’on a appelé la Querelle des investitures sortit la longue guerre entre la papauté et l’empire d’Allemagne. « Cette guerre, dans laquelle la papauté et ses champions, incitant la félonie des sujets et l’ingratitude des enfants, montrèrent, plus encore que les empereurs, un audacieux mépris de toutes les lois qui sont la sauvegarde des sociétés humaines, eut pour cause réelle la prétention de Grégoire VII et de ses successeurs de soumettre toutes les Églises et tous les États de l’Occident à la domination absolue du pape, tant au temporel qu’au spirituel » (E. H. Vollet : La Grande Encyclopédie.) Quand les princes ne donnaient pas bénévolement des territoires et des richesses à l’Église, celle-ci les leur réclamait insolemment en criant qu’elle avait été dépossédée. Les moines du Mont-Cassin, célèbres par leur vandalisme et leurs tripatouillages, fabriquaient à cet usage de faux actes pour s’attribuer des domaines et des villes. Ils sortirent entre-autres une lettre apocryphe du pape Vitalien pour légitimer leurs possessions de Sicile. Tous les crimes de l’histoire ont à leur base les collusions simoniaques de l’Église et des princes : massacres d’hérétiques, Croisades, Guerre des Albigeois, Guerres de religion, révocation de l’Édit de Nantes, Guerre d’Espagne en 1822, expédition de Rome en 1849, pour nous en tenir à la France.

C’est là l’histoire sanglante, le drame de la simonie de l’Église. Ils mettent en cause les grands protagonistes, ces papes que leur insolence mégalomane poussait à se considérer comme supérieurs aux princes et égaux à Dieu. A côté, il y a ce qu’on peut appeler l’histoire comique et grotesque, la farce, la pitrerie à laquelle participa toute la hiérarchie ecclésiastique, mais surtout la vermine moinillante et séminariste, les marmitons, les laveurs de vaisselle, les videurs de bouteilles des cuisines épiscopales, qui font les queues-rouges, les paillasses et dépouillent les populations abruties avec une invention et une verve impayables, pour le compte du grand Papegaut et de toute sa volière d’oiseaux sacrés. Car l’ingéniosité des fripons d’Église n’a d’égale que la sottise de leurs victimes.

Ce fut d’abord le culte des reliques, invention mirifique qui prit les aspects les plus ahurissants et, peut-être à cause de sa grossièreté répugnante, rapporta les profits les plus inimaginables aux charlatans sans vergogne qui l’exploitèrent. Ce fut une exploitation cynique, sans discrétion et sans pudeur, du respect des foules pour les morts et, particulièrement, de leur vénération pour ceux que l’Église présentait comme des saints. Le concile de Trente, recommandant ce respect et cette vénération, ajouta insidieusement à son texte que « Dieu même faisait aux hommes beaucoup de bien par le moyen des corps des saints », et que « ce ne serait pas en vain que les fidèles fréquenteraient les lieux consacrés à leur mémoire ». C’était inviter les fidèles à rechercher les faveurs célestes par le moyen des reliques, et à pratiquer leur culte en allant en pélerinage aux lieux où elles étaient déposées. De cette institution sont sorties des pratiques du fétichisme le plus déconcertant, et parfois le plus dégoûtant. Les truquages les plus éhontés ont multiplié dans le monde ces corps vénérés et leurs débris au point que, s’ils ressuscitaient, certains se retrouveraient avec des centaines de crânes, de bras, de jambes, de prépuces, tous de l’authenticité la plus indiscutable, certifiée par les plus graves et les plus éminentissimes docteurs, et qui arriveraient des quatre points cardinaux où ils achalandent les boutiques simoniaques. Et l’on prétend que l’Église ne fait pas de miracles !… Si elle n’a jamais été capable de faire celui de la multiplication des pains et des poissons pour donner à manger à tous ceux qui ont faim, elle multiplie tous les jours les corpi santi et leurs attributs pour satisfaire son insatiable simonie.

Il y a plusieurs catégories de reliques. Comme dans tous les commerces bien organisés, il en faut pour toutes les bourses. Il y a les reliques insignes qui comportent le corps ou un membre entier du saint. Les notables sont une partie moindre du corps. Les minimes ne sont que de petits fragments qui peuvent être contenus dans des reliquaires, des médaillons, des agnus-dei, que les personnes favorisées de leur propriété peuvent porter sur elles comme les nègres portent leurs gris-gris. Les reliques sont aussi des objets ayant appartenu à de saints personnages. On a ainsi, à côté de débris macabres, tout un bric à brac aussi hétéroclite qu’imprévu. Les premiers fournissent, indépendamment des ossements, des prépuces, des cordons ombilicaux, du sang, des larmes, du poil, des rognures d’ongles ! On a toutes ces choses de Jésus Christ en même temps que sa braguette d’enfant, de la paille de la crèche, sa robe, ses chaussures et tous les attributs de la Passion : morceaux de la croix (la vraie, bien entendu), épines de la couronne, lance, marteau, clous, inscription de la croix, et jusqu’à l’éponge qui demeure éternellement trempée de vinaigre et de fiel ! De la Vierge on ne possède pas moins d’objets multipliés et l’on a jusqu’à des gouttes de son lait et de ses menstrues !… De Marie Madeleine, ce sont des objets semblables et de ses parfums pas du tout éventés !… On a aussi les reliques les plus bizarres de plusieurs milliers de saints, et elles remontent même au temps du déluge car on possède des poils de la barbe de Noé !… Des prêtres français, jaloux de la concurrence italienne, trouvèrent le moyen de mettre en flacon un éternuement de Jésus, de la sueur de saint Michel et, en boîtes, du souffle de Jésus et les cornes invisibles de Moïse !… C’est de plus fort en plus fort, « unique, vraiment unique ! » comme disent eux-mêmes les charlatans sacrés dans leurs prospectus. Au XIXe siècle, on vit se répandre des lettres autographes, écrites en français par Jésus, et sa photographie authentique !… Attendons-nous à entendre prochainement sa voix non moins authentique sortant d’un disque de gramophone et disant : « Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font ! »

Citons encore les trois têtes de Jean-Baptiste dont l’authenticité ne fait aucun doute pour les vrais fidèles, et qui nous font penser à l’histoire comique des Trois Bossus d’Arras. La légende n’a pas encore dit que Salomé avait eu trois têtes du Baptiste à faire couper… Il y aurait, à Cologne, les reliques non moins certaines des rois Mages. Mais la plus productive pour les charlatans sacrés est certainement la Casa Santa (la maison de la Vierge) que des anges auraient transportée de Palestine en Italie, en 1291. Objet de convoitise et de brigandage en raison de l’argent qu’elle rapportait par les pélerinages, elle changea plusieurs fois de propriétaire et de lieu. L’infaillibilité papale affirme que, depuis le XVe siècle, elle est sur son emplacement actuel, à Loreto, enfermée dans un somptueux recouvrement de marbre. Paul III constitua pour sa garde, et celle des trésors qu’elle rapportait au pape, la chevalerie de Notre Dame de Lorette qui fut supprimée au XVIIIe siècle. Des centaines de mille pèlerins affluent toujours chaque année à Loreto qui est le centre de fabrication le plus important de la bondieuserie catholique.

Toutes ces choses se vendaient très cher aux princes et aux riches particuliers qui en faisaient l’acquisition pour les églises de leur pays, et elles faisaient se déverser un véritable pactole dans les caisses simoniaques. Un vaste commerce de reliques s’organisa. Les papes Eugène, Sergius, Jean VI, firent transporter d’Italie des ossements qu’ils vendirent en France et en Angleterre. Ce trafic prit tout son développement avec Pascal Ier qui avait des reliques pour toutes les bourses, et l’hagiographie s’enrichit de milliers de saints locaux dont le populaire put acheter les reliques pour quelques sous. Les cheveux et les poils de Jean Baptiste, de la Vierge, de Joseph qui se vendirent alors auraient fait une crinière à toute la chaîne des Alpes. L’exemple de ce fétichisme venait de haut. Tous les rois le favorisaient. Après Louis IX qui acheta la couronne d’épines pour laquelle il fit construire la Sainte Chapelle, son frère le duc d’Anjou se rendit acquéreur du prépuce de Jésus que les foules vinrent adorer. Un morceau de la Croix fut vendu au roi d’Angleterre, Alfred le Grand, par le pape Martin II. Depuis, cette industrie de charognards n’a pas cessé malgré les protestations de nombreux personnages autorisés, tels Guibert de Nogent au XIIIe siècle, Mariana et Mabillon au XVIII- siècle, de Buck au XIX- siècle. Peut-on s’étonner de cette persistance quand on voit tant d’imbéciles attendre leur fortune d’un morceau de corde de pendu !… Que ne doit-on pas espérer d’un osselet de saint Labre ou de sa crasse mise en pilules ?… Ce ne fut que vers 1860 que le vicariat de Rome cessa de vendre des corpi santi provenant des catacombes ; mais après 1870, le trafic recommença. Depuis que Thérèse de Lisieux, la nouvelle idole, a été érigée à la sainteté, on a commencé à débiter sa dépouille. Le pape Pie XI y préside en personne. Il a fait cadeau à l’ex-roi d’Espagne, Alphonse XIII, sans doute pour l’aider à recouvrer son royaume, d’une touffe de cheveux, d’un fragment d’os et d’un morceau de la robe de cette sainte. Le pape a aussi envoyé au Mexique un « fragment du corps » de Thérèse, on n’a pas dit lequel, pour être l’objet de pélerinages perpétuels. On vient de canoniser Bernadette de Lourdes. Attendons-nous au débitage prochain de ses hauts et bas morceaux.

Au commerce des reliques se rattache celui non moins simoniaque des images, eaux miraculeuses, chapelets, scapulaires, médailles, plâtreries et ferblanteries de toutes sortes, tous objets bénis, dont le bazar est installé autour des églises et sur les lieux de pélerinage. Les plus spéciaux de ces objets sont les agnus-dei, « sortes de fétiches faits en principe avec de la cire bénite du cierge pascal mélangée au saint-chrême et consacrés par le pape ». L’agnus-dei fut de tout temps un objet de la boutique particulière des papes ; il est fabriqué par les Cisterciens de Sainte-Croix de Jérusalem. Ces conditions supérieures de fabrication et de vente lui confèrent des vertus aussi nombreuses que spéciales. C’est le « porte-bonheur » type contre les démons, la tentation, l’enfer, la mort subite, les terreurs. Il protège contre l’adversité, le malheur. Il donne la victoire et la prospérité. Il est un préservatif contre le poison, l’épilepsie, la peste et autres maladies contagieuses — les rois de France qui pincèrent la vérole ignorèrent sans doute ses vertus —. Il apaise les tempêtes, sauve des naufrages, éteint les incendies, arrête les inondations et, enfin, mène à bon terme les grossesses en calmant les douleurs de l’enfantement. On a tout cela pour vingt cinq francs. C’est plus cher que de la corde de pendu, il n’est pas sûr que ce soit plus efficace.

Mais le vaste commerce des reliques et des gris-gris n’est rien auprès de celui des indulgences, simonie majeure dans laquelle le représentant de Dieu, se substituant à lui, tient boutique de sa volonté, de sa justice, et nous allons voir pour quels usages !

L’indulgence est la « rémission totale ou partielle de la peine temporelle due aux péchés pardonnés, que l’Église accorde en vertu des mérites surabondants de Jésus et des saints ». Il faut que ces mérites soient réellement surabondants pour qu’il en reste encore après avoir servi à couvrir tant d’infamie simoniaque. Qu’on en juge.

Dès le VIe siècle, le pape Vigile recommandait à l’évêque Césaire, d’Arles, d’accorder l’indulgence au pénitent « selon sa componction et la somme qu’il paiera à l’Église » !

Raymond VIII acheta au pape Grégoire IX la rémission de ses péchés moyennant 13.000 marcs d’argent payés au légat et à des abbayes.

Clément V vendit des indulgences aux croisés contre le droit de délivrer des âmes du Purgatoire. Il ne s’agissait plus seulement de peines temporelles ; on disposait de celles de l’au-delà et on empiétait effrontément sur le domaine réservé à Dieu.

Jean XXII amassa 25 millions de florins produits par la vente des indulgences et le vol des bénéfices d’église. Il envoya au bûcher de prétendus hérétiques pour s’emparer de leurs biens, et il vendit publiquement l’absolution du parricide, du meurtre, du vol, de l’inceste, de l’adultère, de la sodomie, de la bestialité. Il établit lui-même la taxe de la chancellerie apostolique qui encaissa le prix de ces absolutions. Moyennant 17 livres 15 sous, on pouvait tuer son père, sa mère, son frère, sa sœur, sans perdre ses droits au paradis. Naturellement, il en coûtait plus cher — 131 livres, 14 sous et 6 deniers — pour tuer un évêque ou un prélat supérieur. Ces messieurs savaient apprécier leur « guenille » terrestre qu’ils prétendent tant mépriser ; ils n’étaient pas pressés de la laisser disperser en reliques. Pour 131 livres 15 sous, on pouvait manquer à son serment, être garanti de toute poursuite et de toute infamie… et même faire un saint ! La merveille, dans tout cela, n’était pas de payer l’absolution du crime, mais de pouvoir acheter le droit d’être criminel !

La « taxe des crimes » fut confirmée au XVIe siècle par Léon X qui la fit publier dans toute l’Europe. Des commissaires pontificaux présidèrent à l’administration simoniaque. Les bandits pouvaient s’entendre avec eux pour jouir en paix des fruits de leurs rapines. Olivier Maillard disait alors de ces commissaires pontificaux : « Ces hâbleurs, ces courtiers d’absolutions, de reliques et de rogations ; ces cafards, qui exploitent les visages des saints et les images de l’Agneau ; ces fripons qui flattent les dupes pour voler les bourses et qui dépouillent les simples jusqu’à la chemise, je les ai entendus se vanter d’avoir tiré des plus mauvais bourgs jusqu’à mille écus pour les indulgences, sans compter cent écus de pot-de-vin qu’ils avaient payés au curé. » Frère Thomas, autre prédicateur, ajoutait : « Regardez ces voleurs envoyés par le pape, voyez comme ils pipent le pauvre peuple ; ils vont par monts et par vaux dépouillant les simples de leur dernière obole, et afin de les écorcher à leur aise, ils pactisent avec les prêtres… Et ces prêtres infâmes, ces curés concubinaires, ivrognes et mercenaires, pour mieux remplir leur ventre et pour nourrir leurs ribaudes, s’entendent avec ces porteurs de bulles, extorquent, pillent et volent les idiots qui ouvrent leurs bourses pour les âmes du purgatoire. »

Ces bandits avaient d’ailleurs la haute protection de l’Inquisition. Au moyen des bulles papales, ils pouvaient se permettre de piller même les biens d’Église, ceux du pape exceptés ! Une de ces bulles, celle de la composition, permettait de garder le bien d’autrui, moyennant le paiement d’un pourcentage aux moines. Un des moines qui prêchaient cette bulle, le père Labat, disait à ses auditeurs : « N’est-il pas bien gracieux d’en être quitte à un prix si raisonnable, sauf à en voler davantage quand on aura besoin d’une plus grosse somme !… »

Le 4 septembre 1691, le Conseil du roi de France fixait le tarif qu’on paierait dans le royaume, à la cour de Rome, pour les bulles, dispenses, absolutions, etc. Sous Benoit XIV, en 1744, parut à Rome une nouvelle édition des « taxes de la chancellerie romaine » pour l’absolution des crimes et délits divers. Le premier article faisait observer que « ces sortes de grâces et de dispenses ne s’accordaient point aux pauvres qui, ne pouvant payer, ne pouvaient y participer !… » L’intention simoniaque ne pouvait être plus cyniquement affirmée ; il n’y avait pas de faveurs divines pour ceux qui n’étaient pas en état de les payer.

Alexandre VII fut, au XVIIe siècle, le plus complet des simoniaques, ce qui n’empêcha pas, au contraire, le jésuite Oliva de prêcher que toutes ses actions étaient saintes et méritoires et n’empêche pas le Nouveau Larousse de nous dire qu’il fut un pape vertueux ! Alexandre aimait le faste. Oliva disait que s’il se résignait à être riche, c’était pour que l’Église eût « deux mamelles rebondies pour que les princes et les évêques pussent téter un lait abondant » !… Une image satirique représenta Alexandre VII avec ses maîtresses, ses mignons, ses cardinaux, aux pieds d’un Christ qui, au lieu de sang laissait échapper de son sein des pièces d’or et d’argent que le pape recevait dans sa tiare en disant : « Il a été crucifié seulement pour nous !… »

On doit à Boniface VIII l’idée géniale des jubilés, pour exciter davantage le zèle des fidèles et donner encore plus d’ampleur aux opérations simoniaques. Le premier eut lieu en 1300. À cette occasion, indulgence plénière fut accordée à tous ceux qui visitèrent à Rome les églises saint Pierre et saint Paul au cours de l’année. De toute la chrétienté accoururent les fidèles ; ce fut une affluence et une recette comme jamais l’Église n’en avait encore vues. Aussi, le jubilé qui ne devait se faire que tous les cent ans, fut-il renouvelé dès 1349 par Clément VI. Ce pape, qui siégeait à Avignon, vendit aussi l’indulgence plénière à ceux qui ne purent pas se rendre à Rome. 600.000 pélerins allèrent dans cette ville. Le légat du pape ramena à Avignon cinquante charriots chargés d’or et d’argent. Boniface IX fit alors un troisième jubilé, dès 1389, puis Paul II décida qu’il y en aurait quatre par siècle. Ensuite, on en fit à toutes les occasions favorables. L’Église ne pouvait manquer d’exploiter le plus possible ce moyen de traire la vache à lait cagote et de manœuvrer la pompe à « phynance ». Les jubilés devinrent les grandes foires pontificales, les expositions universelles du catholicisme.

Les indulgences accordées aux jubilés sont particulièrement larges puisqu’elles font remise de « toutes sortes de péchés, même les plus énormes, réservés ou non réservés ». Il s’agit d’y mettre le prix. Les charlatans du divin ne sont plus des intercesseurs comme les saints, la Vierge et Jésus lui-même ; ils sont plus qu’eux, ils sont Dieu et ils escamotent son jugement dernier puisqu’ils disposent du paradis ! Sous les formes plus académiques, plus onctueuses des Jésuites qui apprenaient les belles manières aux « honnêtes gens » et faisaient dire à Helvétius : « Le clergé est une compagnie qui a le privilège exclusif de voler par séduction », c’était le même puffisme que traduisait le langage rude et grossier du moine Jean Tetzel disant, au XVIe siècle, aux rustres paysans : « Oui mes frères, Sa Sainteté m’a conféré un pouvoir si grand que les portes du ciel s’ouvriraient à ma voix, même devant un pécheur qui aurait violé la sainte Vierge et l’aurait rendue mère !… »

Les théologiens, et en particulier Thomas d’Aquin et Alexandre de Hales, ont dénié aux indulgences le pouvoir de remettre les péchés. Les papes, prétendus « infaillibles », n’osèrent pas les traiter en hérétiques, mais ils passèrent outre, secondés par la cupidité du clergé et la stupidité des fidèles. Il n’y eut de véritable conflit entre théologiens et papes que lorsque Luther osa tenir tête à Léon X. Il en sortit la Réforme.

Les annates semblent avoir été la première forme du négoce des emplois de l’Église. Elles consistaient en une redevance que payaient à leur nomination ceux qui étaient pourvus d’un bénéfice. Elles rapportaient de gros revenus à la papauté. Boniface IX fut particulièrement expert à les faire produire. Il alla jusqu’à les tripler, favorisant ainsi, dans l’obtention des bénéfices, des aventuriers qui s’étaient enrichis sans scrupules, aux dépens des clercs pauvres et scrupuleux. Il alla même jusqu’à supprimer le noviciat d’épreuve pour pouvoir nommer évêques et abbés des gens qu’il allait chercher dans les cabarets et les lupanars. Les annates, plusieurs fois supprimées par les rois sur les plaintes du clergé, furent toujours rétablies sur l’intervention des papes. Elles demeurèrent en France jusqu’à la Révolution. L’Assemblée Constituante les abolit les 2 et 4 novembre 1789.

Au IXe siècle, le pape Sergius II, surnommé Groin de cochon, inaugura la vente publique des sacrements et des charges de l’Église, bénéfices, évêchés, abbayes, monastères. Baronius, malgré tout son zèle ecclésiastique, a écrit ce tableau de la cour de Rome au IXe siècle : « Des monstres s’installèrent sur le trône du Christ, par la simonie et par le meurtre. L’Église romaine était transformée en courtisane éhontée, couverte de soie et de pierreries, qui se prostituait publiquement pour de l’or. Le palais de Latran était devenu une ignoble taverne où les ecclésiastiques de toutes les nations allaient disputer aux filles d’amour le prix de la débauche. Jamais les prêtres, et surtout les papes, ne commirent tant d’adultères, de viols, d’incestes, de vols et de meurtres ; jamais l’ignorance du clergé ne fut aussi grande que pendant cette déplorable époque. »

Par la suite, si le clergé ne fut plus ignorant et compta de véritables savants durant la Renaissance qui le décroûta de la crasse médiévale, il n’eut pas de plus belles mœurs. Le crime et la débauche, moins grossièrement perpétrés, prirent des formes artistes. Elles n’en furent pas moins accablantes pour ceux qui étaient réduits à téter les mamelles plates et arides de la misère, pendant que les gens d’église se « résignaient » à boire à celles rebondies de la fortune. Innocent VIII mit toutes les charges de l’Église à l’encan. Alexandre VI, le fameux Borgia, les reprenait après les avoir vendues pour les vendre une seconde fois. Il tirait le plus d’argent possible des promotions des cardinaux puis, il faisait disparaître ceux-ci pour hériter de leurs biens !…

En 1049, un concile s’était réuni à Rome pour annuler les ordinations simoniaques. Elles étaient si nombreuses qu’on dut y renoncer pour ne pas empêcher l’exercice religieux dans les églises. De même, Nicolas II dut absoudre les simoniaques ; il y en avait tant que « presque toutes les églises seraient restées sans prêtres » !

Guifroy de Cerdagne acheta l’évêché de Narbonne et le siège d’Urgel pour son frère Guillaume. Il paya le siège d’Urgel en vendant aux Juifs les objets du culte. Le pape Étienne X acheta l’abbaye du Mont Cassin et la revendit. Un concile de Reims excommunia Henri IV d’Allemagne parce qu’il voulait enlever au pape le droit de vendre des évêchés et des abbayes. Clément V, au XIVe siècle, acquit des biens immenses par le trafic des dignités ecclésiastiques. Il s’entendit avec Philippe le Bel pour faire le procès des Templiers et s’emparer de leurs biens. Paul II ne fut élu qu’après avoir prêté serment aux cardinaux de continuer l’exploitation des décimes et d’en partager le montant avec eux. Sixte IV et Innocent VIII pratiquèrent largement toutes les formes de la simonie pour enrichir leurs bâtards. Innocent VIII en avait seize quand il devint pape. Clément VI vendit 100.000 florins d’or l’investiture de Bologne à Jean Visconti. Louis XIV paya à la papauté la canonisation de François de Sales. Léopold II d’Autriche envoya des sommes considérables à titre d’honoraires pour des dispenses.

On emplirait des volumes de l’énumération de toutes les simonies dont les représentants de l’Église l’ont souillée dans tous les siècles. On en emplirait aussi avec toutes les protestations, les satires, les pamphlets qui ont dénoncé et flétri de tout temps les hontes de l’Église, particulièrement sa simonie. Les conciles eux-mêmes s’en mêlèrent ; aussi, après celui de Trente qu’au XVIe siècle la papauté eut l’habileté de faire durer dix-huit ans pour qu’il n’aboutît à rien, cette papauté les supprima comme les rois supprimèrent les États Généraux.

Guyot de Provins, au XIIe siècle, attaqua violemment les simoniaques. L’abbé Guibert de Nogent dénonça les truquages littéraires des Vies des Saints et autres romans pieux composés pour encourager le culte des reliques et favoriser la simonie qu’il entretenait. Le troubadour Peire Cardinal écrivit une satire véhémente et indignée contre les clercs qui organisèrent la Croisade des Albigeois. Il disait : « Ils se vêtent en bergers, mais ce sont des loups qui tuent et dévorent les brebis… Ni milan, ni vautour ne sentent de plus loin la chair pourrie qu’eux ne sentent la richesse. Aussi, sont-ils plus volontiers au chevet des riches moribonds que dans la cabane des pauvres. » Jean de Meung, auteur du Roman de la Rose, avait une haine particulière des deux ordres mendiants, dominicains et franciscains, qui s’attribuaient les richesses de ceux qu’ils faisaient tester en leur faveur. Il disait : « leur doctrine est la plus haute de toutes les doctrines, car ils ont su transformer en vœu d’opulence leur vœu de pauvreté. » Ce poète dénonça longuement l’hypocrite cupidité des gens d’église, leur fainéantise et leurs vices sous les traits allégoriques de Faux Semblant :

« On me voit prêcher, conseiller,
Sans jamais des mains travailler…
De l’Antechrist valet parjure,
C’est de moi que dit l’Écriture :
Il a l’habit de sainteté
Mais ne vit que d’iniquité. »

Rutebeuf fit aussi ce dernier reproche aux prêtres qui « faisaient Dieu de leur panse » pendant que le pauvre mourait de faim. Ulrich de Hutten composa tout un volume d’épigrammes contre Rome, la ville « où l’on fait commerce de Dieu, où Simon le magicien donne la chasse à l’apôtre Pierre, où les Caton, les Curius, ont pour successeurs des Romaines ; je ne dis pas des Romains. » Calvin lança un pamphlet contre les reliques et ceux qui en vivent : « porteurs de rogatons qui exercent foire vilaine et déshonnête. » Luther et une foule d’autres ne furent pas moins ardents dans leurs protestations. La Réforme fut celle des consciences contre la simonie de Rome plus que la conséquence de désaccords dogmatiques. Le trafic des indulgences fut la grande affaire des élections impériales au XVIe siècle. Les Fugger, banquiers de Charles Quint et du pape Léon X, furent les intermédiaires de ce dernier pour leur vente en Allemagne.

La satire populaire ne fut pas moins vive que celle des écrivains. Le conte du curé Amis, exhibant le crâne de Saint Brandan et quêtant pour construire une église à ce saint, est particulièrement amusant. Le malin curé, pour mieux exciter la générosité de ceux qui l’écoutaient, disait qu’il refusait l’argent de tous ceux ayant péché en secret contre les lois de la sainteté et de la vertu ! Tous les imbéciles lui apportaient leur tribu, ne voulant pas avoir péché.

Une histoire non moins amusante est celle du curé de Gonfaron, dans le Var. Il vendait des places pour le paradis. Pour cinq cents francs on avait un fauteuil, pour cent francs une stalle, pour vingt francs un strapontin. A chaque place vendue, il faisait s’envoler un âne qui allait au ciel retenir la place du client. C’est ainsi qu’au pays de Gonfaron on fait voler les ânes !…

Flaubert a décrit le saint Sépulcre « agglomération de toutes les malédictions possibles. Dans un si petit espace il y a une église arménienne, une grecque, une latine, une copte. Tout cela s’injuriant, se maudissant du fond de l’âme et empiétant sur le voisin à propos de chandeliers, de tapis et de tableaux !… On a fait tout ce qu’on a pu pour rendre les saints lieux ridicules. C’est putain en diable : l’hypocrisie, la cupidité, la falsification et l’impudence, oui, mais de sainteté aucune trace. J’en veux à ces drôles de n’avoir pas été émus… »

Louis Bouilhet, comme Victor Hugo dans les Châtiments, a montré l’indignité des marchands du temple :

Ces marchands accroupis sur les pieds du Calvaire
Qui vont tirant au sort et lambeau par lambeau
Se partagent, Seigneur, ta robe et ton manteau ;
Charlatans du saint lieu, qui vendent, ô merveille,
Ton cœur en amulette et ton sang en bouteille !

Relevons parmi les formes innombrables de la simonie que l’ingéniosité ecclésiastique ne cesse pas d’inventer et qui sont de véritables escroqueries protégées par la loi et les tribunaux, les obligations hypothécaires émises par l’École apostolique de Bethléem qui sont « payables ici-bas au comptant et remboursables au ciel, à la caisse de Saint Antoine » !… Pour permettre aux clients d’aller se faire rembourser, d’autres filous pieux leur vendent des billets de chemin de fer pour le paradis. L’aviation leur permettra bientôt d’arriver plus vite aux guichets de saint Antoine. Le développement de l’automobile a produit d’autre part une magnifique floraison de saints protecteurs contre les accidents. Saint Christophe en est le plus bel ornement. Avec lui, il n’est plus nécessaire de s’assurer et sa médaille fait « boire l’obstacle » plus sûrement que les meilleurs pneumatiques.

Enfin, avant d’en terminer avec les formes de la simonie, n’oublions pas le commerce des messes qui se fait sur une échelle inimaginable. Les messes sont les rogatons dont se nourrit le prolétariat ecclésiastique qui n’a pas le privilège, comme les princes et les évêques, de téter les « mamelles rebondies » de l’Église. Aussi, la concurrence est-elle acharnée. Chamfort a raconté l’histoire d’un abbé Raynal, jeune et pauvre, qui accepta de dire une messe tous les jours pour vingt sous. Devenu riche, il la céda à l’abbé de la Porte pour douze sous, en en gardant huit pour lui. L’abbé de la Porte la passa ensuite à quatre sous à un abbé Dénouart. C’est ainsi qu’une messe de vingt sous put nourrir trois parasites. Toutes les Croix, tous les Pèlerins, toutes les Semaines religieuses contiennent les annonces les plus alléchantes. On ne sait jusqu’où ira l’avilissement du prix des messes lorsqu’on lit ce boniment du Bulletin Salésien:

« Unique ! Vraiment unique !

Six messes célébrées chaque jour à la Basilique du Sacré-Cœur à Rome.

Six messes quotidiennes assurées à tous ceux qui, moyennant une humble obole, un franc par tête, s’aggrègeront à l’Œuvre Pie du Sacré-Cœur, destinée à la diffusion de la Foi en pays infidèles et à l’éducation de la jeunesse pauvre. »


Dieu doit être médiocrement flatté de se voir sacrifié six fois par jour pour un franc-quat’sous !… Les messes sont ainsi une sorte de prime que les boutiques de « bonnes œuvres » offrent pour entraîner la clientèle hésitante. Celle des cordicoles de Brugelette, qui s’occupe de l’adoption des « pauvres noirs », inonde le monde de ses prospectus offrant des messes à perpétuité pour ses bienfaiteurs, ses zélateurs et « leurs chers défunts ».

Il est inimaginable qu’à notre époque où l’observation et les progrès scientifiques ont apporté tant de lumières dans les connaissances humaines, la superstition religieuse puisse entretenir encore tant de turpitudes. Certes, il ne faut pas s’exagérer l’étendue de cette superstition, mais elle permet d’autant mieux à l’Église de se maintenir dans sa puissance que d’autre part le calcul et la lâcheté de ceux qui savent mais se taisent, par intérêt ou par peur, lui assurent la plus redoutable impunité. Ne voit-on pas les prétendues démocraties favoriser par tous les moyens les entreprises cléricales contre la laïcité, et les politiciens « mangeurs de curé » ne sont-ils pas aussi fourbes et menteurs que les autres quand ils vont à la messe ? L’Église demeure ainsi un des rouages de l’oppression, répandant son venin et faisant des esclaves de l’iniquité; elle ne représente plus depuis longtemps aucune spiritualité et aucune moralité. Mais tout se tient dans le système d’exploitation de l’homme par l’homme : clergé, armée, magistrature, police, patronat, s’épaulent mutuellement pour soutenir la bâtisse d’infamie sociale. Les hommes doivent la mettre à bas s’ils veulent devenir libres et heureux. En attendant, dans l’état de crise qui menace le Catoplébas capitaliste enfoncé dans son ordure, seuls prospèrent ses deux plus maléfiques soutiens : la religion et la guerre. Les boutiques simoniaques sont aussi brillamment achalandées que celles des marchands de canons ; le doux cœur de Jésus préside à la fabrication des bombes et des gaz asphyxiants de la prochaine « dernière », et ses évêques sonnent le ralliement patriotique au nom de l’Église universelle comme les politiciens au nom du socialisme international !…

La peste simoniaque se multiplie dans un monde de plus en plus composé d’illettrés, de mégalomanes, de brutes et de cagots. Les foules se ruent sur les lieux des miracles et il n’y en a pas assez. Après La Salette et Lourdes, on a vu Lisieux. Aujourd’hui c’est Beauraing. Les porte-crosses mis en rut par les perspectives simoniaques défendent chacun sa boutique avec la fureur la plus véhémente, s’accusant et s’injuriant entre-eux. Les procédés publicitaires les plus ingénieux et les plus grossiers mêlent la charlatanerie sacrée aux plus douteux négoces. Le pape lui-même « tourne » au cinéma comme un vulgaire cabotin. Ce n’est que contre les idées sociales, les idées de progrès et de libération humains que l’Église est antimoderniste. Elle devance toutes les initiatives quand il s’agit d’abrutir l’humanité.

C’est aux travailleurs, à tous ceux qui conservent un esprit sain — et non saint — à balayer cette peste. Elle sera vite emportée le jour où ils diront à tous les simoniaques ce que ceux-ci leur disent ironiquement au nom de leur Dieu : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front !… » — Edouard Rothen.


SINCÈRE adj. (du latin sincerus, qui se disait au propre, du miel « sans cire » ). Qui s’exprime sans intention de déguiser sa pensée : « Tous les hommes naissent sincères et meurent trompeurs. » (Vauvenargue). Qui est éprouvé, dit ou fait d’une manière franche.

La définition du mot sincère est bien celle que donne Vauvenargue. C’est en naissant que les hommes sont sincères. L’enfant est sincère autant que son éducation lui permet de le rester car, dans la vie, de son début à sa fin, l’homme est victime de ce qui l’entoure. Et tout y est fausseté, tromperie, mensonge. Dès sa naissance, la mère, par ignorance, par amour, ne sait que mentir à son petit. A la maladroite éducation de la famille succède celle de l’école ; c’est alors l’enseignement néfaste, l’éducation novice qui forment l’intelligence, le caractère de l’enfant et c’est vraiment miracle qu’il y ait quand même des êtres sincères parmi les hommes après une telle éducation. La famille, l’instituteur, le prêtre, à l’unisson, chantent faux aux oreilles de l’enfant qui, par lui-même, se rend compte qu’il n’y a rien de sincère autour de lui. Alors, selon le caractère, selon le tempérament que lui ont donné les auteurs de ses jours, il deviendra fourbe ou sincère comme eux.

Puis, pour arracher à l’adolescent tout ce que la nature a pu quand même lui incruster de sincérité, c’est la caserne qui parachèvera l’œuvre infâme pour faire de cet enfant, de ce jeune homme un soldat… Un soldat !… La sincérité, alors, n’a plus de moyen d’existence ; car pour rester un homme, il ne faut pas être un soldat. Aussi, ce qui se passe est affreux, car la sincérité serait la désobéissance, l’insoumission dont la conséquence serait l’emprisonnement, la souffrance, le martyre, la mort !

Et pourtant, malgré tout, il y a des hommes sincères ! N’est-ce pas une raison de ne jamais désespérer de l’humanité ? Et n’est-ce pas la preuve que nous aurions tort de nous décourager dans notre propagande toute de sincérité, de fraternité, de raison envers nos semblables, pour leur bonheur et pour le nôtre, pour le bien-être et pour la liberté de tous par l’entente sincère et la solidarité cordiale et franche entre nous tous.

Mais la sincérité n’est pas forcément la brutalité dans l’expression de nos meilleurs sentiments, en opposition aux mauvais sentiments des autres. Il y a, aussi, dans la sincérité la manière fraternelle de la faire comprendre à nos compagnons de misère. Elle s’allie là au sentiment de solidarité. Il est beau d’être sincère avec soi-même et avec les autres, mais il est bon de l’être, selon les milieux et les circonstances, avec tact, intelligence et camaraderie. Pour cela, il suffit d’être naturel en tout et partout, sans forcer son talent, sans gonfler sa vertu, c’est-à-dire modestement. Il suffit d’être sincère sincèrement, si je puis m’exprimer ainsi.


Être sincère, c’est pouvoir dire en face, à quiconque, ce qu’on pense… À condition de ne pas être soi-même ce que l’on reproche à autrui. Être sincère, c’est oser dire, à qui le mérite, ce que la plupart pensent sans le dire… À condition de ne pas ajouter en soi-même : « À sa place, je ferais comme lui. » Enfin, être sincère, c’est savoir en toutes occasions opposer la vérité au mensonge ; la franchise à l’hypocrisie ; la dignité à la bassesse ; la fierté à la platitude et vivre assez bien pour ne craindre ni critique ni calomnie des cuistres et des tartufes dont le monde est si abondamment fourni.

Une sincérité consciente et sûre permet de passer partout la tête haute et de ne jamais baisser les yeux devant qui que ce soit. C’est une telle sincérité qui fait la force de l’apôtre, du militant, qui fait honte aux timides, aux fourbes, aux valets et qui fait peur aux chiens de garde de l’Ordre, de la Propriété, de la Morale. — G. Yvetot.


SIONISME n. m. Le rêve millénaire des Israélites de reconstituer leur patrie ne cessa jamais d’être. Cependant, la Palestine ne comptait, au XIXe siècle encore, qu’un nombre restreint de Juifs, occupée qu’elle était par les Arabes. En 1825, il n’y résidait que dix mille descendants d’Abraham. Aujourd’hui, il se trouve en Palestine une foison de colonies représentant toutes sortes de tendances : de l’individualisme au communisme en passant par la coopération.

En 1882, fut fondée la première colonie agricole, nullement communiste, située près du port de Jaffa. Elle fut tirée de la détresse par le baron Edmond de Rotschild qui, intéressé par cette tentative, créa d’autres colonies pour permettre à ses coreligionnaires de s’installer dans leur pays d’origine. Son programme, qui n’avait rien de communiste, consistait à acheter un terrain, et à y faire venir des Juifs qui s’adaptaient au métier d’agriculteur ; puis, ceux-ci étant devenus expérimentés, il partageait entre eux la terre. Chacun devenait propriétaire et indépendant. Il s’était ainsi formé une trentaine de colonies, toutes prospères, mais guère intéressantes au point de vue social. On y employait la main-d’œuvre salariée, de préférence aux Juifs, les Arabes.

Par suite de la grande guerre, il se produisit un changement considérable dans l’histoire des colonies sionistes. Les armées anglaises entraient à Jérusalem, sous la conduite du général Allenby, le 9 décembre 1917. Le 2 novembre de la même année, Lord Balfour, alors ministre britannique, dans une lettre au baron de Rotschild, avait déclaré officiellement que l’Angleterre « envisageait avec bienveillance l’établissement en Palestine du Foyer national juif et ferait tous ses efforts pour le faciliter. » Cette déclaration causa aux Juifs, toujours dans l’attente de la restauration de Sion, une vive exaltation, et donna une plus forte impulsion au mouvement sioniste. Des Juifs arrivèrent de tous pays et ce fut la naissance de colonies, selon le type des communautés agraires.

Il fut créé deux fonds nationaux, l’un pour la colonisation générale, le Keren Hayesod, l’autre de l’achat des terres, le Keren Kayemeth. Le Keren Kayemeth acheta des terres, mais contrairement à ce qui s’était passé dans les colonies du baron de Rotschild, ces domaines ne furent jamais aliénés. Les colons ne purent devenir que concessionnaires, et non pas propriétaires. Et cela pour diverses raisons : raison d’ordre religieux. Selon la Bible, « les terres ne se vendront pas à perpétuité, car la terre est à moi, dit l’Éternel », la terre doit rester commune « à tous les enfants de Dieu », elle ne peut être ni objet de vente ni objet d’achat. Elle devait donc rester entre les mains d’une même famille. Les récoltes seules pouvaient être vendues et seulement dans la période s’écoulant entre deux jubilés, c’est-à-dire tous les quarante-huit ans, époque à laquelle les terres devaient revenir à leur propriétaire. L’idée de la terre inaliénable est commune à toutes les civilisations primitives. Elle se retrouvait encore dans le système du mir russe. Mais si toutes les terres sont constituées en propriété nationale, c’est dans le but que toute la Palestine revienne un jour aux Israélites et que soit reconstitué le Royaume d’Israël.

Il y a encore une raison d’ordre économique. Le fond national juif bénéficiera de la plus-value de la terre qui est générale dans tous les pays où s’accroît la population (et non les propriétaires). Son revenu augmentera à chaque révision des baux et ce sera un budget suffisant pour l’État. Par ce système, le Keren Kayemeth conserve un droit de contrôle perpétuel sur la colonie pour les questions de salubrité et d’aménagement. Enfin cela évite au colon, pauvre à son arrivée, de débourser la somme nécessaire à l’achat d’une terre. Il n’a qu’un fermage peu élevé à payer. Le lieu d’élection des colonies juives est la vallée qui s’étend du lac de Tibériade au golfe de Haïffa (Jaffa), la plaine de Jézrael. Il s’en trouve également dans la plaine de Saron.

Le fonds national groupe les colons de façon qu’ils puissent exploiter un domaine assez vaste. Chaque famille cultive son lot sans employer de main-d’œuvre salariée. Au moment de presse, les colons se prêtent mutuellement leur concours. La liberté d’organisation est absolue. Aussi trouve-t-on des colonies de type individualiste (celles fondées par Rotschild), des colonies de type communiste, et celles de type coopératif.

Comme colonie coopérative, citons Nahalal : elle est disposée de telle façon que les familles ont recours à des services collectifs, entre autres pour se procurer l’eau nécessaire. Il y a des associations pour la vente du tabac qui est un des grands produits de la Palestine, pour l’exécution de nombreux travaux : travaux de plantation, de drainage, d’irrigation, de construction de routes, etc.

Comme colonie où l’on pratique le communisme, la plus connue est Nuris. Tout s’y trouve en commun : travail des hommes et des femmes, habitation, table, enfants qui sont élevés par les soins de la colonie. La colonie pourvoit à tous les besoins. Sa production suffit presque à sa consommation et elle consomme tout ce qu’elle produit ; elle représente le type de la colonie à économie fermée qui se suffit à elle-même. Quand elle a besoin de l’extérieur, un de ses délégués se rend dans une succursale de la grande société coopérative de consommation de Palestine : « Hamashbir », y porte le produit de sa récolte, qu’on lui inscrit au crédit de la colonie, et on marque à son débit le montant des achats. A la fin de l’année, on envoie à la colonie un relevé de son compte-courant. Il existe une colonie où les vêtements même sont en commun. Les enfants y sont absolument en commun et n’appartiennent, en aucune façon, à leurs parents.

La colonisation juive présente des exemples d’énergie qui méritent d’attirer l’attention. On peut citer, entre autres, le défrichement de la vallée de Jezraë, lieu si malsain que toutes les tentatives de défrichement avaient échoué, et qu’il n’offrait, en 1920, qu’une perspective de tombes. De 1922 à 1923, de hardis pionniers accomplirent cette œuvre considérable d’assèchement des marais au prix de travaux pénibles.

Autre exemple d’énergie et de réalisation : l’édification de Tel Aviv — sur une plage aride — aujourd’hui, ville florissante, détenant quelques industries, une plage qui possède un sérieux avenir.

Contrairement à l’antique usage israélite qui maintient la femme dans une condition dépendante, les Sionistes ont voulu associer la femme à leurs travaux, lui assigner un rôle égal à celui de l’homme, dans l’œuvre de la reconstruction de la patrie. Pour rendre la femme, jusqu’alors maintenue dans l’ignorance, apte à ces fonctions nouvelles pour elle, il s’est créé une association universelle des femmes sionistes : Women’s International Zionist Organization, connue sous le nom de Wiso. Son but a été de former la femme juive à devenir une compagne, une mère, une valeur sociale.

On a créé à Nahalal, en 1926, une école d’agriculture pour jeunes filles, qui est en plein développement. D’autres écoles ont été fondées, parmi lesquelles des écoles d’art ménager.

Si le mouvement sioniste représente un élan enthousiaste pour la résurrection d’une nation détruite depuis des milliers d’années, au point de vue économique, il s’élève bien des obstacles à sa réussite. Les Juifs eux-mêmes, craignant qu’on ne les rejette des autres pays, s’il y a une terre proprement juive, opposent des résistances. Les Arabes ne sont pas disposés à céder leur place, d’où des heurts, qui peuvent dégénérer parfois en massacre entre Juifs et arabes (et même chrétiens indigènes). D’autre part, la superficie restreinte de la Palestine empêche l’expansion des colonies. Enfin, les colons ne se soutiennent que grâce aux subsides que leur fournissent les Juifs du monde entier. Ils manquent, par suite, d’indépendance.

On a trouvé récemment le moyen d’ouvrir de nouveaux débouchés aux colonies sionistes par l’exploitation des produits chimiques de la Mer Morte, et l’utilisation du Jourdain comme force motrice. Aussi, en examinant le pour et le contre, ne peut-on en rien se prononcer quant à l’avenir du Sionisme qui vient d’entrer dans une phase nouvelle par suite des persécutions moyenâgeuses dont les Israélites sont l’objet, actuellement, en Allemagne (1933). — E. A.