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Encyclopédie anarchiste/Tempérance - Temps

La bibliothèque libre.
Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Libraire internationale (p. 2738-2748).


TEMPÉRANCE n. f. (du radical latin temperare, tempérer). Les anciens indiquaient par ce terme l’état d’une âme capable de dominer ses passions et de rester ainsi dans un équilibre harmonieux. Chez les modernes, il est synonyme de mesure dans la satisfaction des besoins corporels en général et plus spécialement des besoins qui concernent la nourriture et la boisson. En nous apprenant à supprimer les désirs qui ne sont ni naturels, ni nécessaires, la tempérance assure notre bonheur, affirme Épicure.

« Il ne faut pas la rechercher pour elle-même, mais pour la sécurité qu’elle donne et le calme qu’elle apporte dans les esprits. » Les stoïciens lui assignaient un autre but : elle devait nous détacher des faux biens qui ne dépendent pas de nous.

Epictète écrit :

« C’est un signe de sottise, écrit Épictète, que de s’attarder aux soins du corps, comme de s’exercer longtemps, de manger et de boire longtemps, de donner beaucoup de temps aux autres nécessités corporelles.

« Toutes ces choses doivent se faire par accessoire ; que vers l’esprit soient tournés tous nos soins. » La maîtrise intérieure, tel était, aux yeux des stoïciens, le but qu’il convenait d’atteindre.

La plupart des religions témoignent d’une défiance profonde à l’égard des plaisirs sensuels. Certaines sociétés primitives imposent à leurs membres des privations ou des mutilations atroces ; et l’initiation des jeunes gens comporte fréquemment de véritables tortures. Brahmanisme et Bouddhisme ont prêché un ascétisme dont les rigueurs nous paraissent contre nature. Dans le christianisme, nombre de saints, persuadés qu’ils devaient « mourir à la vie du corps » pour être dignes du ciel, se livrèrent à des macérations effroyables. Stylites, flagellants, moines de divers ordres se sont parfois montrés à l’égard d’eux-mêmes d’une cruauté qui confinait à la folie.

A l’inverse, les hédonistes ont placé le souverain bien dans le plaisir corporel, source et condition de tous les autres. Chez les Grecs, Gorgias, Calliclès et surtout Aristippe de Cyrène développèrent cette thèse. Ces penseurs accordèrent, d’ailleurs, une large place aux joies du cœur et de l’esprit. Diverses sectes religieuses et philosophiques soutinrent des idées de même ordre, au moyen âge. Au XIXe siècle Fourier et les Saint-Simoniens prêchèrent la « réhabilitation de la chair » ; des romanciers et des poètes romantiques développèrent ce thème sous une forme moins dogmatique. « Vivre dangereusement », telle sera un peu plus tard la formule préconisée par Nietzsche. « Recommandons aux fort, écrira-t-il, ces trois choses les plus maudites et les plus calomniées jusqu’à présent : la volupté, le désir de domination, l’égoïsme. » Chasteté tempérance, humilité ne sont que des « vertus d’esclaves » ; loin de modérer nos désirs, il faut les laisser se développer sans entrave et largement. En proclamant que l’individu est un centre et qu’il porte en lui-même la mesure de tous les biens, Stirner prend également parti contre l’ascétisme des prêtres et des moralistes. « L’Homme n’est pas la mesure de tout ; mais je suis cette mesure. » Aussi n’ai-je pas à me préoccuper des règles ou préceptes que les autres veulent m’imposer.

Il est absurde, à notre avis, de considérer le corps comme une source de corruption et de jeter l’anathème sur les plaisirs sensuels. Une telle aberration découle de la croyance en une âme spirituelle et divine ; elle est à l’origine de cette haine contre la beauté corporelle, de cet amour des mortifications, de ce goût sadique pour la crasse et la souffrance que l’on rencontre aussi bien chez les saints catholiques que chez les ascètes d’Extrême-Orient. « Que des souffrances passagères façonnent les esprits, qu’une maladie puisse devenir féconde en conséquences heureuses, nous le savons ; les mères enfantent dans la douleur et rien de grand ne se fait sans fatigues. Mais ce serait folie d’exalter pour elle-même la peine des hommes ; simple rêve d’un philosophe en délire ou machiavélique invention d’un défenseur des aristocraties. Trop rares sont nos joies pour que nous les méprisions ; et l’ascétisme, qui tue le corps ou réduit ses forces, prend rang parmi les aberrations ; prodiguer sa vie pour l’élargir est bon parfois, l’amoindrir jamais. Par ses effets, quoique pour des raisons contraires, la débauche est parente de la privation : s’épuiser en noces crapuleuses, empâter son esprit par la bonne chère ou le bon vin restreignent aussi notre puissance humaine, Malade par excès, malade par défaut, qu’importe, si l’on songe que, pour le corps, la santé reste le premier des biens. Élégance, beauté, souplesse en sont d’autres, et désirables certes, l’art gymnique apparaît précieux, tant qu’il ne développe pas les muscles aux dépens du cerveau. En matière organique, hygiène et médecine, au demeurant, ont seules mission d’édicter des lois. » (À la recherche du Bonheur). Vivre une vie aussi féconde et aussi pleine que possible, en s’inspirant des conseils de la raison et des leçons de l’expérience, en veillant à l’harmonieux développement de notre corps et à son maintien en bon état, voilà ce qu’enseigne une sagesse exempte de préjugés.

La même sagesse nous conseille d’éviter certains plaisirs dont les conséquences sont désastreuses, soit pour nous-même, soit pour les autres. N’abrégeons pas, par imprudence, une vie qui pourrait être longue encore et riche en joies variées ; ne creusons pas notre tombe avec nos dents, pour nous servir d’une expression aimée des stoïciens. Une hygiène alimentaire bien comprise, un judicieux emploi des méthodes raisonnées de culture physique, une modération intentionnelle dans la recherche de jouissances capables d’épuiser l’organisme, peuvent largement contribuer à rendre heureuse l’existence de l’homme ordinaire. Nous ne condamnons d’ailleurs nullement celui qui sacrifie la longueur de l’existence à l’intensité des plaisirs éprouvés ; avant de se décider, nous lui demandons seulement de réfléchir et d’observer. Pour l’alcoolisme et les questions concernant, la nourriture ou la sexualité, nous renvoyons aux articles où ces sujets sont spécialement traités. – L. Barbedette.


TEMPS (MESURE DU). L’idée de temps et celle de sa mesure, sont intimement liées à celles d’espace et de mouvement. Il est impossible de les séparer les unes des autres. C’est, avec de l’espace que nous représentons le temps. Le mouvement (voir ce mot) y introduit l’idée de division, de distinction. C’est lui qui crée, pour notre esprit, la division de l’espace : la notion de plan, de surface ne naissant que si l’étendue est parcourue par un mouvement de la main et des yeux.

Notre existence est une série de contacts avec le monde ambiant. Chacun de ces contacts – perceptions sensorielles, événements auxquels nous sommes mêlés – s’enregistre dans notre mémoire. Les heures, les jours, les années peuvent être considérés comme autant de casiers où nous classons les sensations résultant de ces contacts successifs avec le monde ambiant. Quand, grâce à la mémoire, ces casiers sont remplis et que nous pouvons en parcourir toute la série sans rencontrer d’intervalles, ils forment le temps. Une suite de points de repère, de procédés abréviatifs nous permettent de localiser les événements dans le temps. Pour localiser dans le temps, nous fixons des points de repère à l’espace. Le moment présent étant le point de départ de toute représentation du temps, nous ne pouvons donc concevoir celui-ci que du point de vue actuel duquel nous nous représentons le passé en arrière et l’avenir en avant. Ce point de vue est toujours quelque événement dans l’espace, une scène se passant dans un milieu matériel et étendu. Notre représentation du temps a donc nécessairement une forme spatiale. En croyant juxtaposer des durées, nous juxtaposons en réalité des images spatiales. Le temps est donc comme une quatrième dimension des choses occupant l’étendue. Comme il y a des lignes, des surfaces que nous ne franchissons qu’avec du mouvement, de même il y a une distance particulière – celle par exemple séparant un objet désiré de ce même objet possédé – qui ne se franchit qu’avec un intermédiaire : celui du temps. Notre vie se trouve ainsi subdivisée en parties où nous intercalons les principales scènes de notre existence. Ce classement et la distribution régulière de nos sensations dans l’espace a créé cette apparence que nous appelons : temps.

Mais ce triage, ce classement, ne nous donne aucune idée, aucune perception nette de la durée. Nous apprécions difficilement d’une manière précise l’égalité entre deux durées. Pour nous fixer il nous faut des instruments de mesures. De quelle unité de mesure allons nous nous servir pour mesurer le temps ? Nous ne saurions la trouver en nous-mêmes car l’appréciation de la durée varie non seulement d’homme à homme, mais dépend de la nature des événements que nous subissons. La douleur, l’anxiété, l’attente, allongent cette appréciation. La joie, le plaisir, l’abrègent comme considérablement : les belles heures passent trop vite à notre gré. Le rêve, qui fait défiler eu quelques minutes une suite d’événements demandant des jours pour s’accomplir, la rend plus inexacte encore.

Il nous faut donc choisir, pour mesurer le temps, une grandeur qui soit en dehors de nous. Cette grandeur, à laquelle nous comparerons les grandeurs de même espèce, sera le résultat d’une mesure. Et, pour obtenir cette mesure, qui se traduira par un nombre, nous la baserons sur l’idée suivante, conséquence du principe de raison suffisante : si on répète, dans des conditions strictement semblable, des phénomènes analogues, leurs durées seront les mêmes. Il existe dans la nature maints phénomènes analogues qui se répètent dans des conditions strictement semblables, tel le passage d’un même astre dans le plan du méridien d’un même lieu qui se produit toujours après un temps identique. En divisant d’une manière régulière le temps qui s’est écoulé entre deux passages successifs du même astre au méridien d’un même endroit, nous obtiendrons une unité de mesure se prêtant au calcul. Chacune de ces divisions nous fournira une grandeur susceptible d’être comparée à des grandeurs de même espèce et nous donnera une unité de mesure pouvant s’appliquer à toute tentative ultérieure de mesure du temps. Nous allons voir que toujours l’on a procédé, plus ou moins empiriquement, de cette façon, au cours des âges.

Mesurer le temps c’était, jadis, dans les ténèbres d’un immense passé, un besoin primordial. Dans le courant d’une vie brutale, dominée par l’instinct de nutrition, par la lutte contre le climat, les animaux, les choses hostiles, les descendants de l’Homo-Sapiens tournèrent leurs regards vers l’immense voûte étoilée. L’observation du Soleil dans sa course diurne, de la Lune en sa course nocturne, du mouvement apparent des étoiles, autant de points de repère qui permirent aux anciens vivant dans les plaines lumineuses de l’Orient de jeter les bases d’un calendrier primordial.

La succession du jour et de la nuit a fourni la première mesure du temps et, très tôt, le temps compris entre deux levers consécutifs du Soleil, fut pris comme unité. Les 29 jours et demi d’une lunaison devinrent des mois, bientôt divisés en jours et durant une longue période le temps fut ainsi divisé par jours et par mois avant d’être divisé en années. Le jour fut divisé en deux parties, par le milieu du jour qui fut, plus tard, remplacée par le midi. Alors, naquirent les heures, filles de la durée. Le mot heure n’eut pas toujours le sens précis que nous lui attribuons ; il se rapporta primitivement à des phases successives de temps. On distingua d’abord l’aurore, le milieu du jour, le crépuscule. Puis vinrent cinq périodes : l’aurore du milieu de la nuit au lever du soleil ; le temps du sacrifice, jusque vers midi ; la pleine lumière, jusqu’au déclin du soleil ; le lever des astres, jusqu’à l’apparition des étoiles et la récitation des prières, jusqu’à minuit. Ailleurs, on connut six parties de jour valant à peu près deux de nos heures actuelles, et trois parties de nuit. Les Romains eurent des divisions très complexes. Au début de notre ère, ils comptaient 12 heures de jour avec 4 parties de 3 heures qui se retrouvent encore dans les calendriers ecclésiastiques. Ils avaient quatre veilles de nuit, de longueur variable avec les saisons et, correspondant au temps de garde des sentinelles. Les Indous divisèrent le jour en 60 parties. Aujourd’hui, les modernes ont divisé le jour en 24 heures, l’heure en 60 minutes valant chacune 60 secondes qui furent divisés en 60 tierces, lesquelles valent chacune 60 quartes.

Primitivement, les sonneries des cloches réglèrent les étapes du jour et de la nuit, elles annonçaient à la foule, du haut des monuments publics, les heures mesurées aux instruments rudimentaires : astrolabes ou autres tubes de visée. Bientôt, conserver l’heure devint un besoin ; les instruments apparaissent. Ce sont d’abord des vases percés de trous, s’emplissant avec lenteur de l’eau dans laquelle ils flottent, des cierges gradués, des sabliers, des gnomons et autres cadrans solaires, des disques, des anneaux astronomiques, etc., etc… Douze siècles avant notre ère, les Chinois avaient conçu la gnomonique. A Athènes, le premier cadran solaire fut placé vers l’an 434 avant. J.-C. ; à Rome, vers l’an 280 avant l’ère chrétienne. Entre temps, l’usage des clepsydres, originaires des plaines de Chaldée, s’implante ; elles apparaissent en Égypte, où Ctésibius en fait des horloges à eau à rouages capables de marcher un an. Platon les introduisit en Grèce et Scipion Nasica à Rome. Avec César, elles envahissent l’Occident. La plus ancienne horloge de la Gaule est celle de la cathédrale de Lyon, au Ve siècle. Le moyen âge les perfectionna avec art. Aux horloges à eau, succédèrent les horloges à poids, dont l’origine remonte au XIIe siècle.

Citons celles Westminster Hall, établie en 1288 ; de Bologne, en 1356 ; de Charles V, à Paris, en 1364 ; de Strasbourg, en 1368. Le mouvement de ces horloges n’était pas régulier ; il fallait, matin et soir, modifier la longueur du balancier pour arriver à fractionner le jour et la nuit en 12 parties égales. En 1612, Sanctorius imagina de faire compter les oscillations par le pendule lui-même en le fixant à un rouage. Galilée le perfectionna en 1644 et en 1658 Huygens restitua au pendule la force perdue, au moyen de l’échappement à roue verticale et l’on eut, depuis, de véritables horloges qui furent perfectionnées de plus en plus jusqu’à obtenir nos instruments si précis. Entre temps, Coudroy inventa la montre, en 1604, que Hookes perfectionna en 1674 par l’adjonction du ressort spiral et, en 1726, Harrisson construisit le premier chronomètre.

Le problème de la mesure du temps se présente à nous sous deux faces bien distinctes : la détermination de l’heure et celle de sa conservation. Nous avons expliqué (voir rotation) en quoi consistait le jour sidéral qui est l’intervalle de temps qui sépare deux passages successifs de la même étoile au même méridien. Pour mesurer le temps, les savants modernes se basent sur ce phénomène qui est la base fondamentale de la mesure du temps astronomique. Pour les besoins de la vie civile, c’est le Soleil qui règle l’emploi du temps et sa révolution diurne apparente sert de mesure. Nous appelons donc jour l’intervalle séparant deux midi consécutifs. Cette période a été partagée en 24 parties. Mais il y a lieu de distinguer entre le jour solaire vrai et le jour solaire moyen (jour solaire civil).

Le jour solaire vrai se compte sur le Soleil réel. Il commence pour un lieu déterminé à midi au moment où le Soleil passe au méridien (voir ce mot) du lieu d’observation. Et. il se compte d’un midi au midi suivant. Le Soleil se déplace au milieu des étoiles et sa marche est assez illégale ; deux circonstances : variabilité de sa vitesse apparente sur l’écliptique et obliquité de la route écliptique par rapport à l’axe de rotation de la sphère céleste font que le jour solaire est plus long que le jour sidéral. Le jour solaire vrai ne peut donc être choisi pour unité dans la mesure précise du temps : la qualité d’une unité étant précisément sa constance. Pour tourner la difficulté, on a imaginé un Soleil hypothétique appelé : Soleil moyen qui, participant à tous les mouvements diurnes apparents du ciel, marche sur l’Equateur d’un mouvement uniforme vers l’Est de 0 degré 59 minutes, 8 secondes 3 par jour (vitesse angulaire). Le midi de ce soleil ne diffère jamais beaucoup de celui donné par le Soleil vrai et le temps déterminé ainsi est dit temps moyen, c’est lui qui règle le temps civil. Les astronomes ont construit des tables permettant de calculer jour par jour l’écart de deux Soleils. Ces tables donnent les équations des temps, c’est-à-dire les temps à ajouter ou à retrancher des temps vrais pour avoir les temps moyens ou réciproquent. Sans donner plus de développement à ces questions théoriques nous dirons que l’on peut considérer trois espèces de temps et, par conséquent, trois espèces d’heures :

1o l’heure sidérale, régulière et donnée par la marche des étoiles ; 2o l’heure moyenne, également régulière et donnée par la marche hypothétique du soleil moyen et, enfin, 3o l’heure solaire vraie qui est un peu inégale et donnée par la marche du soleil réel.

Nous ne pouvons, sans dépasser les limites de cet article, nous attarder à expliquer la détermination exacte de l’heure (opération d’astronomie pure) ni expliquer tous les modes de transmission. Nous nous bornerons à dire que cette détermination se fait en notant l’heure marquée par une horloge perfectionnée au moment où se produit un phénomène astronomique déterminé dont l’heure exacte a été calculée d’avance avec une grande précision. Le mouvement diurne des étoiles est le phénomène généralement choisi pour cette détermination. Il nous donne l’heure sidérale qu’une relation très simple permet de convertir en heure civile sur laquelle nous nous basons pour les usages de la vie courante. Et il répond aux conditions demandées pour obtenir une unité précise de mesure, étant donné qu’il s’accomplit dans des conditions strictement semblables. L’exactitude à laquelle on est arrivé est telle qu’une horloge d’observation peut donner l’heure à 1/10e de seconde près, maintenu pendant plusieurs jours et donnant à peine un écart d’une seconde par mois. — Ch. Alexandre.

Bibliographie : A. Berget : Le ciel ; Dr Foerster : Cosmographie ; Dr Neuberger : Utilisation des forces naturelles ; Vau de Vyver : Mesure du temps ; Guyau : Genèse de l’idée du temps ; Goutres : L’heure de précision.


TEMPS MODERNES. On appelle ainsi les temps nouveaux qui ont succédé au moyen âge (voir ce mot), et se continuent aujourd’hui.

L’histoire fait commencer ces temps à la Renaissance et, pour donner une date à ce commencement, à la prise de Constantinople par les Turcs, en 1453. En fait, la Renaissance fut une longue époque amenée par une autre encore plus longue, celle de la pré-renaissance qui changea peu à peu le moyen âge dont elle fit partie. La prise de Constantinople fut l’épisode terminal de la débâcle féodale, dans l’entreprise des croisades commencées deux siècles et demi avant par l’Occident catholique romain contre l’Orient. Mais il n’y eut pas plus de solution de continuité entre le moyen âge et les temps modernes qu’il n’y en avait eu entre l’antiquité et le moyen âge. Il y eut une longue évolution qui changea le monde européen entre le XIe siècle et le XVe siècle.

La prise de Constantinople eut surtout un caractère symbolique, comme aboutissement de cette évolution et départ d’une nouvelle étape humaine. Elle marqua la fin de l’hégémonie spirituelle du catholicisme médiéval par le retour à l’esprit de tolérance perdu par le monde occidental depuis l’établissement du christianisme. Elle fut le « signe » de cet esprit qui annonçait « la réconciliation du genre humain, l’adoption même des proscrits, des maudits, des Turcs, des juifs, des tribus sauvages, etc., dans lesquels l’humanité européenne reconnaîtrait ses frères. » (Michelet). Grâce à cet esprit, la fermentation de pensée qui travaillait l’Occident comme en vase clos depuis plusieurs siècles, ferait éclater la voûte ténébreuse du fanatisme et de la terreur pour se répandre plus librement. On verrait alors, à défaut de la paix définitive et de la fraternité universelle, des rois et des peuples appelés « très chrétiens », avoir des rapports cordiaux avec les « infidèles » et même s’allier avec eux contre l’Église. On verrait, en même temps, l’imprimerie répandre à l’infini la science tenue jusque-là pour hérétique. Inventée, disait-on en Allemagne, par un enchanteur, le docteur Faust, l’imprimerie dresserait la science contre la foi, porterait dans les esprits la révolte pour l’obtention d’une félicité terrestre plus positive que les chimériques promesses du ciel. Vésale et Ambroise Paré feraient entrer, dans les Facultés, l’anatomie et la chirurgie. Zacharie Jansen inventerait le microscope révélateur du monde des infiniment petits, en attendant le télescope de Newton qui rapprocherait la terre des autres grands mondes. Le « langage du diable », le grec, serait enseigné au Collège de France, ainsi que l’hébreu, l’arabe, le syriaque, la philosophie, le droit, les mathématiques, la médecine. L’hérésie s’installerait dans les palais des monarques et les conseils des nations comme dans les chaires des Universités.

Un autre événement, encore plus important et non moins symbolique que l’arrivée des Turcs en Europe, fut le premier voyage de circumnavigation du monde de 1519 à 1522, voyage qu’Élisée Reclus a appelé « l’événement capital de l’ère nouvelle, la date par excellence qui sépara les temps anciens de la période moderne ». Il fut alors démontré que la terre n’était pas plate, qu’elle n’était pas un radeau flottant sur la mer, mais qu’elle était ronde et que, malgré les décrets du pape, elle tournait autour du soleil. L’homme allait acquérir la connaissance scientifique du monde et de l’univers, il deviendrait véritablement la conscience de la nature, il se dépouillerait de son ignorance générale et des superstitions maléfiquement employées contre lui, il redeviendrait créateur de l’humain comme il l’avait été dans l’antiquité. Il se remettrait, avec la Renaissance, à sculpter sa propre statue. Il ne connaîtrait plus cette humilité qu’une scolastique perfide avait fait peser sur lui. La « volupté mystique » de la soumission, de l’anéantissement de l’être sous une volonté supérieure, ne serait plus qu’un cas pathologique et une façon de snobisme. L’homme ne se soumettrait plus que la rage au cœur, en gardant l’espérance tenace d’une liberté trop longtemps ignorée ou repoussée comme coupable. Bravant le bûcher de son ami Dolet, Rabelais écrirait audacieusement : « les dieux ont peur ! » dans une œuvre débordante de toute la vie, de toute la joie, de toute la foi humaine étouffées par douze siècles d’envoûtement de douleur, de désespérance. Il inaugurerait cet esprit moderne qui croirait, contre le moyen âge et pour l’épanouissement d’un optimisme infini sans lequel la vie ne mériterait pas d’être vécue « que l’homme est bon, que loin de mutiler sa nature, il faut la développer tout entière, le cœur, l’esprit, le corps. » (Michelet). Enfin, un Ulrich von Hutten, malgré les persécutions et les misères qui s’abattraient sur lui, saluerait la nouvelle aurore par ce cri : « O siècle, ô belles lettres ! il plaît de vivre quoiqu’il ne plaise pas encore de se reposer ! »

Mais tout cela était trop beau. En même temps que la science et la tolérance se répandaient de l’Orient sur l’Europe, la Bête médiévale, prenant un nouvel aspect, se redressait à l’autre confins, en Espagne et en Portugal pour la suprême résistance d’une inquisition exaspérée, arrivée au délire. Par l’exagération de son infamie, elle provoqua d’abord contre elle une réaction. En chassant les Juifs d’Espagne et du Portugal dans des conditions d’inhumanité inouïe, elle les fit se répandre en Italie et, en particulier, dans le Nord de l’Europe où ils apportèrent la plus active contribution aux idées préparatrices de la Réforme. Mais son règne n’était pas fini, la Bête, changeant de peau, allait prendre d’autres formes pour dominer, celles de la politique qui passerait avant la religion.

Le passage du moyen âge aux temps modernes n’en marqua pas moins l’effondrement de l’absolutisme religieux pesant sur les âmes. Il fut aussi dans un autre effondrement plus important parce qu’il eut des raisons et des conséquences économiques et techniques, plus que politiques et morales. Ce fut celui de la société féodale et de sa chevalerie bardée de fer que culbutèrent l’argent et le canon. La mystique médiévale, celle des moines et des chevaliers, ne fut plus que sujet de littérature, occupation d’enlumineurs de manuscrits, devant les préoccupations que des besoins différents apportèrent dans les relations humaines. Une nouvelle mystique, plus positive, fut en formation, celle de l’argent. Elle se masquerait fallacieusement de droit, le droit des gens, le droit des peuples. Elle prendrait des airs démocratiques pour mieux servir la plus fausse des aristocraties. « Les trois grandes choses modernes apparaissaient : bureaucratie, diplomatie et banque – l’usurier, le commis, l’espion ». a dit Michelet. Mais, a-t-il ajouté, ce n’était pas « franc et net ». La « détestable hypocrisie moderne » se montrait dans « l’effort d’accorder l’ancien et le nouveau, de coudre et de saveter la rapacité financière de férocité fanatique ! » Ainsi se dissimuleraient, sous de nouvelles sophistications, les monstrueux appétits qui provoqueraient et conduiraient les guerres de religion, et, même après la Révolution française les brigandages coloniaux et les boucheries internationales qu’on appellerait « guerre du Droit et de la Civilisation ». Anatole France pourrait conclure : « On croit mourir pour la patrie, on meurt pour des industriels !… »

Une distinction formelle entre le moyen âge et les temps modernes serait d’autant plus arbitraire qu’elle ne vaudrait que pour l’Occident. Si sa soumission au catholicisme romain fit pour lui du moyen âge, une époque de ténèbres et, pire encore si l’on en croit l’historien Vico, un retour à la barbarie des temps les plus anciens, la résistance de l’Orient à cette soumission valut, au contraire, à celui-ci, une magnifique époque de lumière et de progrès dans toutes les sciences et dans tous les arts. L’Orient fut alors le foyer où s’entretint la culture grecque antique bannie par le catholicisme romain. C’est grâce à lui que l’Occident put la retrouver, quand les deux mondes se rapprochèrent à partir du VIIe siècle, grâce aux invasions arabes qui rétablirent la communication. Les relations devinrent plus nombreuses et plus régulières par suite des nécessités économiques. Il en sortit la pré-renaissance, qui fut la belle période du moyen âge occidental d’après l’an mil et prépara la Renaissance initiatrice des temps modernes.

Moyen âge : ignorance, fanatisme, servitude, douleur, mort.

Temps modernes : science, tolérance, liberté, joie, vie.

Le moyen âge avait courbé le front de l’homme sous la voûte romane. Les temps modernes lui apprirent à regarder le ciel en relevant la tête pour voir la flèche gothique.

Voila ce qui, schématiquement et symboliquement oppose les deux époques ; mais on comprend que dans les faits elles sont beaucoup moins tranchées. Ces faits sont bien plus complexes : ils semblent appliqués à déjouer les combinaisons de des faiseurs de systèmes, des constructeurs de « blocs », aussi dépourvus d’observation que de psychologie. C’est ainsi que le monde occidental n’a jamais connu un aussi beau temps de liberté, de prospérité et d’épanouissement populaire que dans les XII- siècle et XIIIe siècle ; or, ces deux siècles sont casés dans le « bloc » du moyen âge, tout comme les précédents qui furent le temps de la servitude, de la misère et de la douleur les plus sombres. D’autre part, les temps modernes, tout en produisant Luther, Voltaire, la Révolution française, la République, l’imprimerie, la vapeur, l’électricité, l’aviation, la télégraphie avec et sans fil, etc., n’ont pas cessé de brûler ou de massacrer, de condamner et de proscrire les hérétiques, ceux de la Raison d’État après ceux de la Déraison divine, d’exciter le fanatisme des partis politiques après celui des partis religieux, et d’entretenir l’esclavage des hommes « libres » après celui des hommes appelés « serfs ». Mais, il y a quelque chose de changé dans le principe. La Raison d’État, la guerre, l’exploitation de l’homme sont considérés depuis les temps modernes comme des crimes, comme des hontes dont l’humanité doit se défaire ; elles ne sont plus vues comme des choses justes et parfaites qui doivent demeurer. L’homme du moyen âge ne savait pas et était impuissant contre son destin ; l’homme moderne sait, et la science lui a donné les moyens de changer son destin. S’il ne le fait pas, c’est qu’il ne le veut pas, c’est que sa science est sans conscience, comme l’était son ignorance. Les temps modernes ont fait la révolution politique ; ils n’ont pas fait la révolution morale, celle qui supprimera l’exploitation de l’homme par l’homme et sans laquelle il ne peut être de véritable progrès humain. Ils ont décrété la Liberté, l’Égalité, la Fraternité ; ils n’en ont pas fait pénétrer la volonté dans les cerveaux et dans les cœurs.


Si le servage succéda à l’esclavage, si les serfs furent ensuite de plus en plus affranchis, si des chartes commencèrent à reconnaître le vilain « personne inviolable », et si l’Église voulut bien lui concéder une âme, ainsi qu’à la femme, c’est que la propriété foncière, base de l’économie féodale, fut de plus en plus menacée par la propriété mobilière et qu’il fut nécessaire, pour la soutenir, de retenir le vilain à la terre en lui faisant un sort meilleur ; ce ne fut nullement parce que l’Église et la royauté naissante furent plus humaines que les rudes barons féodaux. Elles opposèrent, elles aussi, une longue résistance, et elles ne cédèrent que parce que leur intérêt y fut directement engagé, la turbulence et le désordre féodaux devenant trop dangereux pour elles. De même la bourgeoisie, bien que sortant à peine du servage, ne favorisa l’émancipation du vilain que dans la mesure où elle l’aida à devenir une classe dominante, quand elle pourrait faire « sa » révolution.

C’est après l’an mil que les nécessités économiques devinrent irrésistibles au point de faire craquer l’armature féodale. Depuis toujours, l’homme attaché à la terre avait travaillé à sa conquête, à sa « colonisation » par le défrichement de la forêt de la lande, l’assèchement des marécages, la lutte contre les divagations fluviales, contre les animaux sauvages. Il l’avait poursuivie pendant des siècles, sourdement, péniblement, malgré l’opposition du maître, du seigneur. Elle porta ses fruits à partir du XIe siècle, dans le développement de l’agriculture et l’augmentation de la production naturelle. Les pâturages s’étendirent, les troupeaux se multiplièrent, l’élevage du gros bétail commença en grand. La charrue remplaça la houe et la bêche. On employa les engrais animaux. Les cultures se perfectionnèrent et de nouvelles furent adoptées. Les nécessités de l’industrie donnèrent plus d’importance aux cultures industrielles. L’Église et l’État furent les principaux bénéficiaires de ces améliorations dans leurs domaines de plus en plus considérables, mais elles favorisèrent aussi la propriété communale et la petite propriété privée qui se constitua en grignotant la propriété féodale. Les féodaux, poussés par des besoins d’argent, se mirent à émanciper leurs serfs contre finance, puis à vendre leurs terres qu’achetèrent le paysan libre et le bourgeois citadin. La propriété paysanne se forma et prospéra, donnant naissance à la bourgeoisie paysanne. Celle-ci devint puissante, surtout en Angleterre, faisant dire à Shakespeare : « l’orteil du paysan touche de si près le talon du gentilhomme qu’il l’écorche. » Mais, bien avant Shakespeare, le paysan avait participé énergiquement aux événements d’où sortit la Grande Charte de 1215 qui porta en germe la Révolution anglaise et fit de l’Angleterre le premier pays constitutionnel, la préservant de cette royauté despotique qui sévit en France et dans presque toute l’Europe.

En France, il se forma des communautés paysannes dans le Nord, les Alpes, les Pyrénées. Dans plusieurs pays, ces communautés furent assez fortes pour prendre le pouvoir et le conserver durant de longues périodes. Partout elles entretinrent une agitation révolutionnaire qui aboutirait, un jour ou l’autre, à la libération paysanne. La Confédération Helvétique naquit du groupement de trois communautés paysannes. Les transformations de la propriété et du travail ruraux eurent ainsi, à côté de l’œuvre des communes urbaines, une grande part dans l’amélioration des conditions humaines et la prospérité qui en résulta du XII- siècle au XIVe siècle ; jusqu’à la Guerre de Cent ans.

Les communes urbaines, où se concentrèrent les initiatives et les forces populaires pour créer la plus intense et la plus remarquable vie collective, ont été le creuset où a été fondu le monde moderne. Elles donnèrent naissance à la bourgeoisie, elles grandirent et prospérèrent avec elle tant qu’elle demeura unie aux éléments populaires dans une communauté d’intérêts et de défense à laquelle tous apportaient leur effort. Les communes, expression essentielle de la vie collective, populaire et libre, déclinèrent et succombèrent quand la bourgeoisie se forma en caste privilégiée, quand l’esprit individualiste croupissant dans l’impuissance de l’aboulie médiévale et du parasitisme féodal, se communiqua à elle. Dans l’ivresse malsaine de son élévation sociale, elle s’y adapta pour sa dégradation morale. Digne et grande tant qu’elle fut peuple, elle fut ridicule et malfaisante quand elle voulut être gentilhomme. Devenue parasitaire et oppressive, elle détruisit elle-même l’œuvre que, productrice et libérale, elle avait édifiée.

Le commerce, plus que l’industrie, fit la prospérité des communes. Relations, même intérieures, et progrès industriel avaient été arrêtés pour plusieurs siècles par les invasions et le régime féodal. Les besoins du domaine seigneurial s’étaient limités aux ressources qu’il tirait de lui-même. L’extension de la vie hors de ce domaine créa des besoins nouveaux ; les échanges agricoles et industriels s’établirent. Les trafiquants, les marchands reparurent et, avec eux, revint la nécessité de l’argent qu’avaient supprimée les échanges en nature. L’époque carolingienne avait vu le rétablissement des relations commerciales avec l’Orient. Des marchands étrangers apportaient dans les foires et les lieux de pèlerinages des étoffes riches et des objets de luxe. La monnaie fut de plus en plus nécessaire pour les acheter. Le monde féodal avait commencé par la mépriser. Pour lui, le marchand était un voleur et la richesse mobilière était le produit de la rapine. Il oubliait l’origine de sa fortune terrienne. Lorsqu’il s’aperçut qu’il ne pourrait plus se passer de l’argent pour continuer à vivre en parasite social, il devint le plus avide et le plus cynique des voleurs et des usuriers. Il avait accablé les juifs, commerçants en métaux précieux et prêteurs d’argent ; il continua à les accabler hypocritement en devenant plus voleur et plus usurier qu’eux. De l’aveu de Gerson lui-même, les revenus de beaucoup d’églises furent les produits de l’usure.

La rareté de l’argent fit naître l’industrie financière et l’organisation du crédit. Les commerçants formèrent une classe de plus en plus forte appuyée sur les banquiers. Les besoins du commerce obligèrent l’industrie à sortir de l’atelier féodal, à améliorer sa technique, à produire davantage. De tout cela, les communes se fortifièrent. L’atelier seigneurial fut transporté dans les villes y attirant la main-d’œuvre rurale. L’artisanat s’organisa dans l’atelier familial. Bientôt, la multiplication des ateliers pour des métiers de plus en plus variés et distincts amènerait la création des corporations. Le grand commerce prit une vaste extension. Certaines communes, en Italie particulièrement furent des républiques de marchands. Dès le XIIIe siècle, des sociétés commerciales, nationales et internationales, se formèrent. Les chrétiens prirent place à côté des juifs dans ces grandes entreprises. Le numéraire étant toujours insuffisant, malgré l’exploitation intensive des gisements de métaux et l’augmentation des espèces métalliques, ils admirent alors la rémunération des capitaux, base de la future hégémonie capitaliste. On fit une législation qui la légitima, protégeant les prêts à intérêts. Ceux-ci varièrent à des taux de 4 à 175 %, suivant les besoins du commerce et des particuliers. Les contrats et toutes les formes d’association financière et de crédit se pratiquèrent. L’industrie bancaire acquit ainsi ses lettres de noblesse. C’est qu’on n’était pas loin du temps où les grands financiers tiendraient sous leur coupe non seulement les petits féodaux, mais aussi les papes et les rois.

L’Italie était, au XIIIe siècle, maîtresse du grand commerce. En 1292, elle avait seize établissements à Paris. Pendant deux cents ans, les Lombards domineraient le marché international. Florence comptait quatre-vingts grandes banques. Les banquiers italiens, les Ricciardi, Bardi, Perrazzi, Scali, étaient créanciers des papes. Des sociétés commerciales s’étaient fondées aussi dans le Nord de la France, la Flandre, la Rhénanie, l’Angleterre. Des ghildes et hanses s’étaient créées. Elles prospéraient par la multiplication des moyens de communication : routes, ponts, navigation fluviale avec ses ports, messageries, etc… La poste fonctionna en Italie dès le XIIe siècle, et au XIII- siècle en Allemagne.

Les banquiers détinrent bientôt tous les pouvoirs du monde, payant toutes les complicités, achetant toutes les protections. Un Philippe le Bel pouvait faire gifler et emprisonner un pape, mais il devait s’entendre avec les banquiers pour falsifier les monnaies. En 1340, un roi d’Angleterre leur devait 60 millions ; sa faillite dépendait de leur bon plaisir. Un Jacques-Cœur serait le grand argentier de Charles VII et lui permettrait de raffermir sa royauté qu’il serait incapable de défendre par lui-même contre la coalition féodale. Au XVIe siècle, la banque allemande supplanterait la banque italienne. Les Fugger d’Augsbourg feraient l’élection de Charles-Quint et seraient les receveurs du pape dans la friponnerie des indulgences. Ils mèneraient toute la politique du siècle. La défaite de François Ier, vaincu par la défection des banquiers italiens, ferait écrouler tous les grands espoirs apportés par la Renaissance et la Réforme. Ainsi s’imposa la nouvelle puissance de l’argent, intelligente, active, productrice de travail et de bien-être collectifs, véritable force démocratique tant qu’elle ne devint pas l’instrument de la plus détestable des féodalités. Mais elle ne tarda pas, pour le malheur des peuples, à donner naissance à ce patriarcat des bonhommes, des prudhommes, des honorés, des seigneurs de la ville, en attendant de se joindre aux nobles pour faire les honnêtes gens. Elle établit, à côté du parasitisme héréditaire des familles féodales, celui des familles bourgeoises dans les conseils des gouvernements, les charges municipales, la magistrature, etc… Elle érigea une caste aussi insolente et aussi tyrannique que la caste nobiliaire.

La navigation, abandonnée depuis les Romains, qui avaient renoncé aux explorations dans l’Atlantique et cessé les rapports entretenus avec l’Asie par l’Égypte antique, n’avait repris dans la Méditerranée qu’à partir du VIIIe siècle. Elle se développa à l’occasion des croisades. De grands navires furent construits. En 1292, Gênes, à elle seule, en avait deux cents, avec vingt cinq mille, marins, autant que tous les ports français réunis. Une législation maritime fut élaborée et l’on signa les premiers traités de commerce. La boussole, apportée par les Arabes, permit la navigation de haute mer aux « traverseurs des voies périlleuses » (Rabelais). Les marins méditerranéens se lancèrent dans l’Atlantique. Les Vénitiens allèrent jusqu’à Léchese, le port de Bruges. Venise, à qui les voyages de Marco Polo avaient fait retrouver les voies terrestres de l’Extrême Orient, fut la reine de la Méditerranée durant le moyen âge. L’affaiblissement de cette cité livrerait cette mer aux pirates barbaresques, pendant que les chrétiens iraient porter la piraterie dans les océans. Ils commencèrent par la côte africaine où les îles Madères, Açores, Canaries furent découvertes au XIVe siècle. Un siècle suffit pour qu’une « évangélisation bien conduite » fît disparaître totalement les indigènes Guanches des îles Canaries. Au XVe siècle, l’exploration de plus en plus avancée vers le sud faisait découvrir la route de l’Inde. En 1445, Diaz atteignait le Cap Vert. Un autre Diaz allait jusqu’à Santa Elena puis, dépassant l’extrême pointe africaine, jusqu’à Algoa, en 1487. Vasco de Gama doublait le Cap de Bonne Espérance en 1497 et atteignait Zanzibar. Guidé par des pilotes arabes, il abordait ensuite sur la côte de Malabar où il rencontrait des marchands vénitiens venus par les terres et par la mer Arabique. On se lançait à travers l’Atlantique vers une nouvelle découverte des Indes Occidentales dont la route, trouvée cinq cents ans avant par les Normands, avait été perdue. Christophe Colomb atteignait les îles Bahamas en 1492. Pendant dix ans il parcourait les Antilles et les côtes de l’Amérique Centrale, préoccupé surtout de rapporter ces richesses qui feraient l’émerveillement de l’Espagne et exciteraient les convoitises de tant d’aventuriers. En 1497, les Gabotto, dits Cabot, suivant la voie des anciens chasseurs de baleine et pêcheurs de morue, découvraient dans le Nord la terre ferme de l’Amérique, puis Terre-Neuve, la Nouvelle Écosse, la Caroline du Nord. Les années suivantes, ils descendaient jusqu’aux Florides où étaient déjà les Espagnols. L’Amérique du Sud commençait à être visitée en 1499–1500, et les Portugais, établis au Brésil, se partageaient avec les Espagnols la possession des Amériques. Les découvertes d’Americo Vespuce, qui était un véritable explorateur et non un trafiquant, faisaient l’objet de communications écrites traduites dans toutes les langues d’Europe. En 1513, Nunez de Balboa allait jusqu’au Pacifique à travers les terres de Panama. On commençait alors l’exploration des côtes occidentales américaines, au nord, vers le Mexique, au sud vers le Pérou. Sébastien Cabot cherchait au nord du Labrador, la route de l’Asie. Enfin, en 1519, une flottille conduite par Magellan partait d’Espagne pour l’Atlantique sud ; elle passait dans le Pacifique et atteignait les îles Philippines. Magellan périt dans ce voyage. Son aventure et celle de ses compagnons, dont 13 seulement sur 235 revinrent au bout de trois ans, fut une extraordinaire odyssée que Pigafetta raconta en français.

Le développement du commerce rendait indispensable celui de l’industrie. Il fallait surtout des métaux. Dès le XIe siècle des sociétés minières furent fondées. L’industrie métallurgique, quoiqu’encore primitive et réduite au travail à la main, accrut considérablement sa production. Les petites forges s’établirent en grand nombre. Dans les industries de transformation, la meunerie bénéficia de la généralisation du moulin hydraulique. Les moulins à vent tournèrent à partir du XIIe siècle. Les industries et commerces de l’alimentation s’installèrent. Des centres de fabrication textile, d’ameublement, de décoration, se formèrent et s’étendirent sans cesse. Milan avait 60.000 tisseurs au XIIe siècle. Florence produisait, en 1336, pour soixante millions de francs de tissus de laine. On fabriquait des draperies dans les Pays-Bas, des toiles fines en France, des cotonnades un peu partout. Les Arabes avaient apporté en Europe les industries orientales : tapisserie, teinturerie, broderie, cuiraterie, verrerie, miroiterie, orfèvrerie, céramique, mosaïque, émaillerie, parcheminerie, etc. Des entreprises commerciales créèrent, au XIIIe siècle, la première grande industrie. Ce ne fut pas encore l’organisation de la manufacture. Les marchands faisaient travailler les artisans, leur fournissant la matière première et payant leur travail. Jusqu’au XVe siècle, les petits métiers libres prédominèrent et, avec eux, une entente cordiale entre le capital et le travail. Les fortunes industrielles étaient modestes, pas encore anonymes ; patrons et ouvriers se connaissaient, travaillaient ensemble et se confondaient dans les corporations.

On ne saurait trop insister sur la remarquable expansion communale du temps qui s’écoula entre la pré-Renaissance, aube des temps modernes, et la Renaissance, crépuscule du moyen âge, dans le chevauchement des deux époques. Prospérité économique et grandeur artistique, activité sociale, débordement de vie et d’enthousiasme : c’est de tout cela et de la tradition humaniste transmise par Dante et Pétrarque, de la renaissance arabe, de l’épanouissement gothique, que sortit la Renaissance occidentale révélatrice de l’individu, excitatrice de son effort personnel et de son sens critique, libératrice de son esprit et de sa conscience. Un Jean de Meung, au XIIIe siècle, ouvrait la voie à Rabelais, à La Boétie, à Montaigne, et ceux-ci, au XVIe siècle, l’ouvraient aux Encyclopédistes et à la Révolution de 1789. Jean de Flore sortant de l’église avec les fidèles pour achever sa messe sous les rayons du soleil, ramenait au culte de la libre nature l’homme écrasé sous les pierres et sous les dogmes. L’Église elle-même se ferait savante et artiste avec ses papes et ses évêques qui nieraient Dieu pour affirmer la Beauté. Comme l’a constaté H. Heine, le protestantisme s’est produit dans l’art comme dans la religion : « Léon X, ce somptueux Médicis, était un protestant aussi zélé que Luther ; de même qu’à Wittenberg on protestait en prose latine, à. Rome on protestait en pierre, en couleurs et en octaves rimées. Les images de Michel-Ange, les figures de nymphes de Giulio Romano, la joie de vivre qui règne dans les vers de l’Arioste, n’est-ce pas là une opposition protestante au vieux, sombre et morose catholicisme ? La polémique que soutinrent les peintres de l’Italie contre le sacerdotisme exerça peut-être plus d’influence que celle des théologiens saxons. »

Dans le domaine politique, l’action des communes eut parfois des conséquences considérables. Ainsi, l’opposition des cités libres allemandes à l’influence de Rome permit aux empereurs de rompre leur vassalité à l’égard du pape. Francfort devint, à partir de 1356, la ville électorale des empereurs qui n’allèrent plus se faire couronner à Rome. Ce fut le grand événement politique qui précéda la Réforme. D’autre part, en 1302, la bourgeoisie avait remporté sur la féodalité, à Courtrai, sa première victoire par les armes, en battant l’armée du roi Philippe le Bel. La leçon servit à ce dernier qui sut habilement associer la fortune de sa monarchie à celle de la bourgeoisie. L’esprit de liberté inspiré des communes fut si fort dans tous les Pays-Bas que malgré les luttes épuisantes qu’ils eurent à soutenir pendant plus de trois siècles contre les royautés espagnoles et françaises soudoyées par l’Inquisition, ces pays demeurèrent la citadelle imprenable de la liberté de conscience en Europe. Louis XIV lui-même dut s’avouer vaincu par la Hollande.

Des millions d’hommes furent émancipés de l’esclavage et du servage par la révolution économique, intellectuelle et morale apportée par le mouvement communal. Les communes étaient les lieux de refuge de tous ceux qui leur offraient leurs bras en échange de la liberté. Un dixième de la population rurale augmenta ainsi celle des villes. Palerme eut 500.000 habitants au XIIe siècle. Florence et Venise en eurent déjà plus de 100.000. Paris en avait 100.000 au XIIe siècle et 240.000 à la fin du XIIIe siècle. Dès 976, Venise fut une république libre. Milan fit quatre révolutions contre son archevêque de 987 à 1067. Une foule de cités s’émancipèrent du joug des hauts seigneurs. Marseille conquit en 1214 cette autonomie municipale qu’elle conserverait, sous l’administration de ses consuls, durant quatre siècles. Les riches cités du Languedoc excitèrent la convoitise des pillards féodaux et ecclésiastiques du Nord qui firent l’ignoble croisade des Albigeois. Pendant trois siècles, les communes, grandissant en puissance et en liberté, bouleversèrent l’étroite et mesquine économie féodale, préparant celle des temps modernes. Pendant ces trois siècles, avant que l’économie nouvelle eût imposé des servitudes et des abus aussi révoltants que ceux de l’ancienne, on vit le plus magnifique épanouissement de travail, de pensée et d’art qu’eût jamais produit la libre initiative populaire.

Les famines avaient régné à l’état endémique sur toute l’Europe, durant le moyen âge. En France, de 970 à 1100, elles avaient sévi pendant soixante ans. Au XIIIe siècle, la proportion se trouva réduite à 10%. La situation matérielle de la campagne fut alors aussi favorable qu’elle le serait au milieu du XIXe siècle. Les villages et les bourgs se multiplièrent. Il y en eut plus qu’aujourd’hui. Ils diminuèrent en nombre quand le pouvoir royal fit du paysan un nouveau paria qui dut venir à la ville ou se faire soldat pour pouvoir vivre. Le paysan et l’ouvrier connurent alors une liberté et un bien-être que des millions d’entre eux ne possèdent pas aujourd’hui. Les salaires ouvriers étaient, proportionnellement au coût de la vie, bien supérieurs. Un maçon, un charpentier, gagnant alors 2 fr. à 2 fr. 60 par jour, vivait dans une aisance matérielle que même des salaires de 30 à 40 francs ne procurent pas de nos jours. On payait alors un mouton 6 francs, un poulet 6 sous, un douzaine d’œufs 12 centimes, un kilo de beurre 45 centimes, un hectolitre de vin 5 francs ! Il est vrai que l’on n’avait pas le cinéma !… Mais l’on avait, pendant le tiers de l’année qui était des jours de fêtes, les réjouissances populaires auxquelles toute la population prenait part, et notamment les spectacles des mystères qui duraient plusieurs jours consécutifs. Alors, les gens se lavaient. Il y avait de nombreux établissements de bains publics, appelés étuves, et les maisons privées avaient leurs cuves à baigner, ce que l’on ne vit plus à partir du temps d’Henri IV où les honnêtes gens, les gens riches et de cour, donnèrent l’exemple de la saleté de corps la plus puante. Au XIIIe siècle, le paysan, et aussi l’ouvrier, pouvaient mettre la « poule au pot ». On disait alors qu’il mourait plus de gens de trop manger et boire que des maux de la faim. Aussi l’activité et l’initiative ouvrière étaient-elles stimulées. C’est à elles, uniquement, à l’invention de simples artisans, que furent dues une foule de transformations techniques dont les bénéfices seraient accaparés par les privilégiés industriels aux dépens du prolétariat. Dans plusieurs villes, la démocratie ouvrière partageait le pouvoir avec les nobles et les bourgeois. Les cités étaient des foyers de culture scientifique et littéraire autant que de production industrielle. Chaque ville avait ses artistes qui donnaient à ses monuments, à ses œuvres d’art, un caractère original propre à la cité. Sa substance intellectuelle n’était pas pompée, comme aujourd’hui, par des capitales tentaculaires où se fabriquent dans des Académies une pensée, une science, un art interchangeables qu’elles répandent ensuite dans les provinces bêtifiées par une centralisation idiote et criminelle ayant pour but d’unifier les cerveaux comme les monnaies et les poids et mesures !… Un véritable esprit de solidarité sociale se manifestait dans le goût du travail, le besoin de s’instruire, de défense collective contre les dangers, notamment contre les maladies contagieuses par l’installation d’hôpitaux, de léproseries, de lazarets. On recherchait un plus grand bien-être pour tous dans une communauté d’effort et de sentiment qui faisait de la cité une grande famille. Cette situation fut générale. Elle s’étendit dans l’Europe Centrale et dans celle du Nord jusqu’en Russie. Le monde occidental connut ainsi, dans des étapes diversement distribuées, plusieurs siècles de vraie prospérité et de douceur de vivre.

Cela cessa à partir du XIVe siècle pour les pays les plus avancés comme l’Italie et la France, du XVI- siècle pour l’Espagne, quand elle eut chassé les Maures et les Juifs, du XVII- siècle pour l’Allemagne, avec la guerre de Trente Ans. En Italie, les villes n’ayant pas assez d’être attaquées par des envahisseurs étrangers, se firent aussi la guerre entre elles. Dès le commencement du XIIIe siècle, elles se divisèrent en Guelfes impériaux et en Gibelins papistes. A partir du XVe siècle, les invasions espagnoles et françaises précipitèrent la décadence de ce pays. En Espagne, le pays vidé des éléments étrangers actifs et productifs devint la terre de la fainéantise opulente des « hidalgos » et de celle crasseuse des moines et des « mendigos ». En France, au XIVe siècle, la guerre appelée de Cent Ans amena le déclin. La guerre anglaise durait depuis déjà deux siècles avec des intermittences, sans que la prospérité communale en fût atteinte. Mais à partir de 1337, elle se fit plus désastreuse. Elle continua jusqu’en 1453, et les trêves qui se produisirent n’en furent pas pour le peuple livré à toutes les exactions de la soldatesque tant française qu’anglaise. Les grandes compagnies, formées de pillards, parcouraient le pays, rançonnant, tuant et incendiant. Les villages et les bourgs en souffrirent particulièrement. Le paysan devint de plus en plus incapable de se défendre. La ruine était dans les campagnes. Les famines se reproduisirent. Celle de 1418 fit périr, rien qu’à Paris, plus de 100.000 personnes. Les loups vinrent dévorer jusqu’en pleine ville les cadavres qu’on n’enterrait plus. Les cités étaient livrées à la guerre civile et à tous les abus des factions qui y dominaient tour à tour.

Au milieu de tant de calamités, le peuple aspirait au repos et à l’ordre. Il crut les trouver en se tournant vers la royauté dont l’unité de gouvernement lui semblait devoir amener la paix. Il ne fit que choisir parmi les loups féodaux celui qui aurait les plus longues dents et lui apporterait l’unification de la servitude. Contre le libre fédéralisme producteur de richesse et de bien-être pour tous, la royauté établirait la puissance de l’État, pieuvre de plus en plus monstrueuse et avide dont les tentacules s’étendraient pour tout broyer, tout dissoudre dans son uniformisation, même après que la royauté serait renversée. Elle rendrait invincibles « le coffre, la caisse et le comptoir où s’assoierait l’éternel croupion qu’on appelle Bureaucratie » (Michelet), et qui l’écraserait elle-même pour dire ensuite : « Le Roi, c’est moi ! »

Ces rois, « qui en mille ans ont fait la France », comme disent les bourreurs de crânes royalistes, n’étaient encore, à la fin de la guerre de Cent Ans, que les seigneurs du duché de France à côté d’autres plus puissants et n’occupaient que « la place qu’on voulait bien leur laisser » (Larousse). Jusque là, même dans leur duché, ces seigneurs avaient dû partager le pouvoir avec des évêques qui étaient ducs et comtes comme eux. Pendant tout le moyen âge leur souveraineté avait été à la merci des guerres féodales. Ces guerres n’avaient eu d’ailleurs pas d’autres causes que des rivalités particulières, des querelles de familles auxquelles toutes questions nationales et françaises, au sens où l’on entend aujourd’hui ces mots, étaient complètement étrangères. C’est ainsi que l’origine de la guerre de Cent Ans fut, bien avant 1337, dans les compétitions nées du divorce de Louis VII de France dont la femme, Éléonore d’Aquitaine, se remaria, en 1157 avec le duc d’Anjou, Henri Plantagenet, devenu peu après roi d’Angleterre, et qui voulut, ainsi que ses successeurs, être roi de France. Voilà à quoi tinrent trois cents ans de guerres qui aboutirent à l’établissement de la monarchie absolue et à la fin de la grandeur communale. Dans ces guerres, les Anglais eurent pour alliés la plupart des féodaux de France et, plusieurs fois, les ducs de France furent battus, mis en fuite ou faits prisonniers et menacés de perdre leur domaine. Les Bourguignons furent les arbitres de la situation dans la dernière période et, avec leur aide, les Anglais furent chassés de France. Mais ce résultat fut dû surtout à l’esprit national qui se manifesta dans le peuple et dont Jeanne d’Arc fut la personnification. Sans cet esprit qui produisit une levée des masses populaires contre la barbarie féodale de plus en plus périmée, la France serait très probablement devenue anglaise et les ducs de France, s’ils n’avaient pas disparu, auraient été des vassaux du roi d’Angleterre.

C’est l’esprit national, soulevé dans le peuple contre les abus féodaux que les ducs de France n’étaient pas les derniers à commettre, qui a fait « l’unité française » et non, comme on le raconte encore trop complaisamment, une royauté inspirée de Dieu qui lui communiquait les lumières de son Saint-Esprit par la cérémonie du sacre, effectuée depuis Clovis avec l’huile de la sainte ampoule apportée du ciel par un ange !… C’est avec de pareilles sornettes qu’on a imposé aux foules la crainte et le respect d’un pouvoir monarchique qui n’eut jamais d’autre souci, dans la sainteté de sa mission, que d’exploiter leur ignorance et leur stupidité. L’unité française n’a même pas été le produit d’un état de conscience du peuple ; elle a été uniquement formée au développement de ce phénomène de biologie sociale qui fait les groupements naturels d’affinités et les étend peu à peu de la tribu à la province et à la nation. Elle n’a nullement été la création, suivant un plan supérieurement conçu et admirablement conduit qu’on veut attribuer au pouvoir royal, alors que ce pouvoir ne pouvait, par son principe féodal, que lui être hostile et ne cesserait pas de l’être. Mais on a confondu machiavéliquement l’unité française avec l’unité monarchique. Celle-ci a montré ce qu’elle était, anti-française lorsque c’était son intérêt, notamment pendant et après la Révolution, en entretenant la guerre civile dans le pays avec le concours de l’étranger et en reconstituant la royauté grâce à l’invasion de 1815 et contre les vœux de la nation.

Le phénomène biologique qui a produit l’unité française et s’est développé uniquement dans les masses populaires, avait commencé par la séparation, la clarification, si l’on peut dire, ethnique et linguistique des éléments gallo-francs et germaniques arbitrairement réunis dans l’empire de Charlemagne. Cette séparation se fit en 843, par le traité de Verdun qui partagea l’empire. L’opposition féodale fut alors constituée contre l’unité française par les seigneurs de Lorraine, d’Alsace, de Bourgogne, de Provence qui, pendant longtemps, ne voulurent reconnaître d’autre suzerain que l’empereur d’Allemagne. Le mouvement des communes fut l’aspect le plus caractéristique de l’évolution biologique en incessante réalisation. C’est lui, en réalité, qui produisit la royauté, lorsque les communes cherchèrent l’appui dont elles avaient besoin pour assurer leur sécurité et la continuité de leur développement. C’est lui qui fut trahi par la royauté quand elle se fut agrégé la bourgeoisie contre le peuple. Au commencement du XIIe siècle, un Louis VI dit le Gros sut s’allier les communes dans sa longue lutte contre ses adversaires féodaux. Les ducs de France qui commencèrent à faire figure de rois dans l’histoire, les Philippe Auguste, Louis IX, Philippe le Bel, ne tirèrent l’illustration de ce qu’on a appelé leurs « règnes » que de la même alliance, à la belle époque de prospérité et de liberté communales des XII12 siècle et XIIIe siècle. La victoire de Philippe Auguste à Bouvines, en 1214, victoire qu’il ne dut qu’au concours des milices communales et dont on a dit, pour exalter la royauté, qu’elle a fait l’unité française, n’a pas empêché que cette unité s’est trouvée aussi inexistante après qu’avant et, jusqu’à la fin de la guerre de Cent Ans, c’est-à-dire deux siècles et demi après. Le rédacteur du Nouveau Larousse Illustré, a cru rendre hommage à Louis IX, dit Saint-Louis, en écrivant qu’il « égala en majesté les empereurs de Rome, en sainteté le pape, les évêques et les ascètes. » Ce sont là trop d’honneur et, surtout, trop d’indignité pour un roi, pauvre cagot fanatisé et exploité par l’Église. Philippe le Bel aurait certainement succombé dans sa lutte contre la papauté s’il n’avait eu l’appui de la bourgeoisie. Il fit appel pour la guerre aux milices communales ; des marchands, des financiers furent ses ministres, ses officiers, ses magistrats. Ce fut le temps où la bourgeoisie forma le Tiers-État et prit place aux États généraux, ceux de 1302. C’est là une autre date caractéristique de la formation des temps modernes. Quoiqu’à un rang inférieur, et à genoux, la bourgeoisie participait aux assemblées de la noblesse et du clergé, consommant officiellement sa séparation d’avec le peuple des vilains.

Il est non moins caractéristique de souligner que la théorie du pouvoir monarchiste absolu fut d’origine bourgeoise. Ce sont les légistes de Philippe le Bel qui ont eu l’idée de voir dans la royauté la « loi vivante » par opposition à la loi féodale, et dans le roi l’incarnation de l’État centralisateur contre les divisions de la féodalité. Ils ont ajouté ainsi une consécration civile à celle religieuse du sacre royal. Ils y mirent plus de zèle et de complaisance que la noblesse féodale, car celle-ci poursuivit encore pendant trois cents ans la lutte la plus ardente contre la royauté. Elle ne s’apaisa qu’en se laissant domestiquer. Jusque là, après Philippe le Bel, la théorie de la monarchie absolue subit une longue éclipse, durant la guerre de Cent Ans, puis pendant les guerres de religion. Elle fut si peu celle des factions politiques et religieuses que le régicide fut ouvertement prêché et pratiqué en France et dans toute l’Europe.

On peut dire qu’il n’y eut de véritable unité française qu’à partir du règne de Louis XI, lorsqu’il eut vaincu Charles le Téméraire, duc de Bourgogne. Le domaine royal se composa alors des deux tiers de la France actuelle ; il avait encore à se compléter, soit par adhésion volontaire, soit par conquête, des provinces de Flandre, Artois, Bretagne, Orléanais, Bourbonnais, Lorraine, Alsace, Franche-Comté, Roussillon. Le pouvoir royal absolu, s’établit à partir d’Henri IV, tout au moins sur la nation sinon sur les partis politiques. Louis XIII et Richelieu réduisirent ces partis et, après la Fronde, dernière convulsion de la féodalité, tous furent entièrement soumis à Louis XIV, qui put dire : « L’État, c’est moi ! » Toute autonomie municipale disparut, les seigneurs devinrent les courtisans de Versailles ou se firent oublier dans leurs gentilhommières. Il n’y eut plus d’États Généraux contrôleurs du roi, les Parlements furent les exécuteurs de ses volontés, il fut le maître des biens, des personnes, des consciences. La royauté divinisée trouva dans la noblesse les cadres de son armée et de ses domestiques de cour, jusqu’à ses porte-coton, dans la bourgeoisie ceux de son administration civile, dans le clergé ceux de sa gendarmerie spirituelle. La monarchie française avait fait un Concordat avec l’Église en 1516 ; celle-ci signa, en 1682, la déclaration gallicane de soumission à cette monarchie.

L’Église avait fort évolué depuis qu’elle avait dû renoncer à ses rêves d’hégémonie temporelle. La Réforme, en l’atteignant dans son hégémonie spirituelle l’obligea à modifier ses méthodes. Elle avait été la rivale de la royauté ; elle devint son alliée et le pouvoir absolu fut son œuvre. Ce sont les Jésuites qui l’ont faite, on petit dire le fer en main. Leur théorie faisait du christianisme la religion du pouvoir absolu qu’ils plaçaient au-dessus de la religion elle-même, et encore plus des hommes, même des rois dont ils feraient leurs instruments (De monarchia visibili Ecclesiœ. - 1571). Dès Henri III, les rois eurent des confesseurs jésuites ; quand les Jésuites trouvèrent qu’Henri IV n’était pas assez docile à leur volonté, ils le firent assassiner. Dès 1522, avec leurs Exercitia, ils avaient commencé à forger les esprits. Ils surent s’adapter au monde ; avec eux l’Église brutale et rigide se fît insinuante et accommodante. Au protestantisme rigoriste, ils opposèrent un catholicisme libertin, permettant toutes les polissonneries pourvu qu’elles fussent accompagnées de restriction mentale, entretenant agréablement le péché par la pénitence. Les abbés de cour furent les pires corrupteurs de la société ; que risquait-on de pécher en compagnie de ces saints personnages, et d’être un coquin à l’exemple d’un Mazarin, d’un Alberoni, d’un Dubois ? Trente ans après la fondation de leur Ordre, les Jésuites s’étaient répandus sur tout le globe. Ils étaient les maîtres de l’Espagne dont ils menaient la politique partout où elle régnait. Ils sont ainsi responsables du massacre des 2.000 moines portugais qui s’opposèrent à Philippe II, de la Saint-Barthélemy et de la révocation de l’Édit de Nantes. Partout ils apportaient la trahison, la corruption, le crime et tuaient la liberté. Dès 1539, Charles Quint n’était plus qu’un être passif, perinde ac cadaver, entre leurs mains, et, un an après, le pape était contraint d’approuver leur institution. Ce sont eux qui fondèrent en France avec leurs complices, Diane de Poitiers, les Médicis et les Guise, le parti des honnêtes gens, gens de goût, gens distingués, gens bien pensants qui n’ont pas cessé depuis, de faire de l’hypocrisie une règle sociale et une vertu supérieurs. Ce fut le parti de Tartufe et de Bazile, le parti de toutes les réactions et de tous les coups d’État, le parti de tous les aventuriers par qui :

« Le crime heureux fut juste et cessa d’être crime. »

Par les Jésuites, l’Église fut maîtresse absolue de l’enseignement à tous les degrés, jusqu’à la Révolution Française. Après, ils ont su revenir et s’imposer de nouveau jusqu’aux lois laïques de la IIIe République. Avant de faire le Deux Décembre, l’ancien carbonaro Louis-Napoléon eut bien soin de faire voter la loi Falloux. Tous les « honnêtes gens », tous les « amis de l’ordre » furent avec le « tas d’hommes perdus de dettes et de crimes » qui firent l’Empire. Et, aujourd’hui, on peut dire que les Jésuites sont toujours les maîtres du haut enseignement et de l’académisme, comme ils sont toujours les inspirateurs des réactionnaires et des prétoriens qui ont trouvé, depuis cent cinquante ans, chez tant de prétendus démocrates, républicains et révolutionnaires, de si malpropres et cyniques complicités. Si notre époque est toujours incapable de faire la véritable et intégrale révolution qui doit changer la face du monde, c’est parce qu’elle charrie encore dans son sang le virus que l’Église et les Jésuites en particulier lui ont inoculé, celui du respect de l’autorité, du culte de la force, de l’obéissance à tous les credos malfaisants : patrie, religion, propriété, argent, qui dressent l’homme contre sa liberté. On trouve toujours l’Église et les Jésuites derrière toutes les turpitudes sociales.

Voilà ce que la royauté absolue a apporté dans les temps modernes : la servitude économique, la trahison intellectuelle, la déchéance morale. Elle a aussi apporté autre chose, corollaire de tout cela : l’impérialisme des mégalomanes ivres de puissance et des peuples « stupidifiés » de sottise. L’impérialisme n’est pas une création moderne. Il fut romain dans l’antiquité. Mais les temps modernes, en le ressuscitant, ont répandu sur la terre entière cette lèpre que les Romains s’étaient bornés à faire régner en Europe et dans le bassin méditerranéen. Ce sont les Romains, dont la seule industrie fut de « faire la guerre et de spolier le vaincu » (E. F. Gautier), qui établirent dans le monde cet impérialisme que M. Carpocino a défini : « la manière de penser et d’agir d’un peuple qui prétend se subordonner les autres. » La guerre et le pillage devaient suffire à tous les besoins de l’Empire. Ce peuple, chez qui il n’y eut de bonne heure, comme travailleurs, que des esclaves étrangers, ne voulait plus payer d’impôts, escomptait les produits du pillage pour suffire aux nécessités publiques. Ces produits, fruits du travail des vaincus durant plusieurs siècles, furent vite dissipés, et Rome en fut réduite à retourner à l’économie primitive des échanges en nature qui serait celle du moyen âge. C’est le même esprit impérialiste féroce et aveugle, car il est incapable de voir et de réfléchir, qui a fait dire dans un monde de « vainqueurs » imbéciles conduit par des banqueroutiers : « l’Allemagne paiera ! », mais où ces « vainqueurs » ont payé et paieront encore plus eux-mêmes les turpitudes des malfaiteurs qui ont exploité leur sottise. Le bouleversement de l’Europe durant les invasions, le mélange des « barbares » et des « civilisés » dans les premiers temps de l’ère chrétienne, étouffèrent chez les peuples, sinon chez les individus, l’esprit impérialiste.

Pendant le moyen âge, on n’en vit la manifestation que chez les empereurs et dans leur entourage féodal dont la chevalerie ne trouvait à s’employer qu’à la guerre et au pillage. Un Charlemagne fut hanté par cet impérialisme quand il fonda le Saint Empire romain, devenu ensuite germanique, pour exercer au temps de Charles Quint une hégémonie universelle. Le soleil ne se couchait pas sur cet empire. Plus moderne mais plus néfaste fut l’impérialisme à partir du XVIIe siècle ; il emporta tous les rêves humanistes pour recommencer à infecter les peuples, après qu’un Louis XIV, le Roi-Soleil, le Jupiter chanté et peint par les flagorneurs du « Grand Siècle », eut donné l’exemple et répandu en Europe les effets d’une mégalomanie désordonnée. « L’orgueil national » commença à prendre chez les peuples, malgré les misères dont ils étaient accablés, les formes agressives, haineuses, d’une xénophobie étroite, boutiquière, bourgeoise, que les gouvernements s’appliqueraient à entretenir. La Révolution française, avec ses promesses de liberté et de fraternité universelles, ne parvint pas à enrayer cette mentalité. Au contraire. A la mégalomanie des rois elle substitua celle de la nation que Bonaparte sut si bien exploiter. Après avoir défendu la patrie au nom de la liberté, elle voulut conquérir celle des autres au nom de la même liberté. Elle sombra dans l’Empire qui lui enleva sa liberté et tua l’esprit révolutionnaire semé en Europe. La faillite démocratique générale de 1848 fut la conséquence des traités de 1815 ; elle ouvrit la porte à toutes les aventures de l’impérialisme contemporain : entreprises colonialistes, guerre de 1914, fascisme, hitlérisme, par lesquelles le banditisme capitaliste, arrivé à l’apogée de sa puissance et de son insanité, ne peut plus que se détruire lui-même dans la destruction de l’humanité.

A tous les parasites de haut rang, aristocrates, ecclésiastiques, bourgeois, qui vivaient de la misère du peuple, s’ajoutait la vermine des intendants royaux, des chats-fourrés, des percepteurs d’impôts, des gabelous, des routiers soldats affamés et pillards, de tous les hume-veines qui lui suçaient le sang et épuisaient la substance qui lui restait. Pressuré, volé, battu, il devait par surcroît être content, ce « au nom du roi ! ». Depuis l’établissement du pouvoir royal au XVe siècle, le peuple ne retrouva à aucune époque l’heureux temps du XII- siècle au XIV- siècle. Plus la royauté grandit en puissance et en possibilités de faire le bien public, plus le pays fut dépouillé, appauvri par son insatiable parasitisme, et plus le peuple redevint malheureux, réduit au désespoir au point de tomber dans les campagnes à l’état de ces « animaux farouches » dépeints par La Bruyère, et dont le spectacle décontenançait les étrangers, frappés par son contraste avec la magnificence de Versailles. A côté de la situation des paysans, celle des ouvriers n’était pas plus brillante. La grande industrie avait commencé à s’établir, grâce aux améliorations techniques du travail ; les premières machines furent employées, les premières manufactures s’ouvrirent, mais tout cela pour aggraver la condition ouvrière au lieu de la faire meilleure. Les premières manifestations patronales furent une déclaration de guerre à l’ouvrier, l’affirmation d’une volonté d’exploitation impitoyable qui ne se démentirait à aucun moment, même pendant la Révolution, et aboutirait à la situation actuelle. Dès le temps d’Henri IV, les principes de la « loi d’airain », qui vole à l’ouvrier la plus value de son travail, et ne lui paie qu’un salaire le mettant dans l’impossibilité d’échapper un jour à l’esclavage prolétarien, furent formulés cyniquement par le patronat, sanctionnés par le pouvoir royal comme ils le seraient par la Révolution Française elle-même, et par tous les régimes qui lui succéderaient, même et surtout l’actuel qui menace les prolétaires de les mobiliser pour le travail comme pour l’abattoir patriotique !…

Avec la monarchie absolue commença, pour le peuple, ce qu’un annaliste du XVIe siècle appela « le temps de pleurs et de douleurs ». Dès le milieu de ce siècle, l’Europe fut un immense charnier. « Les résidus de ces boucheries européennes, boiteux, manchots, paralytiques, misérables culs-de-jatte, couvrent toute la France au temps d’Henri IV. Que dire de la fin de Louis XIV ?… » (Michelet). La pompe calamiteuse de Louis XIV élèverait pour ces « résidus » un temple avec un dôme d’or, afin que le fétichisme patriotique des foules imbéciles pût s’exalter en vue des futures boucheries. Dès 1550, toutes les royautés étaient financièrement ruinées. En France, en Espagne, en Allemagne, les peuples étaient épuisés. Les dettes d’État augmentèrent sans cesse. Pendant deux cent cinquante ans, toute la politique économique des rois fut, non pas de faire le bien-être des peuples, mais uniquement de rechercher des expédients pour éviter la banqueroute royale en les pressurant. Avec Louis XV, la royauté s’écroula dans « l’égoïsme répugnant de la basse crapule » (E. Reclus). Les illusions du peuple dans le « roi bien-aimé », le « bon tyran », tombèrent rapidement. Entre autres images satiriques de l’époque, l’enseigne des Cinq Tout de Dulaure dépeignait ainsi la situation :

« Le roi : je mange tout ;
Le noble : je pille tout ;
Le soldat : je défends tout ;
Le prêtre : j’absous tout ;
L’homme en blouse : je paie tout ! »

Tout cela amena la Révolution de 1789.

Nous nous arrêterons ici dans notre étude des temps modernes. Les cent cinquante années qui se sont écoulées depuis la Révolution jusqu’à nos jours ont été abondamment étudiées, sous tous leurs aspects, dans cet ouvrage. Nous renvoyons, pour notre contribution personnelle, aux mots : Élite, Liberté individuelle, Mufflisme, Opportunisme, Ouvriérisme, Papauté, Peuple, Politique, Presse, Propriété, Révoltes, Servage, etc…

Nous concluons. Le moyen âge fut le temps où l’homme meurtri par des conditions d’existence trop primitives et réduit à l’impuissance, s’abandonna au désespoir et à la mort. Les temps modernes sont les temps où l’homme découvrant le monde et ses possibilités d’une existence meilleure, a retrouvé l’espérance et la volonté de la vie. Au moyen âge, l’homme mourait de faim parce qu’il n’y avait pas assez de pain, il était ignorant parce qu’il n’y avait pas assez de science, il était malheureux parce qu’il n’avait pas les moyens de faire son bonheur. Aujourd’hui, il meurt encore de faim bien qu’il y ait trop de pain, il demeure ignorant bien que tous les champs de la science lui soient ouverts, il reste malheureux bien que tous les moyens de bonheur s’offrent à lui. L’homme n’a su devenir qu’un conducteur de machines compliquées, une machine lui-même ; il a su s’éclairer à l’électricité mais toujours dans un taudis ; il a trouvé la pâture intellectuelle et morale qui lui manquait, mais dans le journal abrutisseur et au cinéma. Il a une vie aussi misérable, une âme aussi désemparée que son ancêtre, qui taillait sa hache de silex, dont la caverne s’éclairait d’une torche résineuse, qui n’avait d’autres concerts que ceux des bêtes sauvages. Les temps modernes ont fait faillite à leurs promesses parce que leur magnifique idéologie n’est pas passée dans la pratique, que leur prodigieux progrès scientifique ne s’est pas accompagné d’un progrès moral parallèle. Science est restée sans conscience, comme au temps de Rabelais ; elle est restée sans justice, a constaté Langevin. L’homme est devenu une parfaite mécanique, il lui reste à trouver une parfaite conscience et la volonté de justice qui lui feront établir les temps nouveaux, où il y aura le pain, la science, la bonté et la beauté pour tous. — Edouard Rothen.