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Encyclopédie anarchiste/Théisme - Transitoire

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Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Libraire internationale (p. 2769-2784).


THÉISME n. m. (du grec theos, dieu). On appelle « théisme » la doctrine qui affirme l’existence personnelle d’un dieu et son action providentielle dans le monde.

Cette croyance à l’existence et à l’intervention continuelle dans le monde d’une divinité a été l’objet, dans tous les temps, de critiques serrées qui en ont démontré l’inanité. De plus, les multiples découvertes des sciences s’opposent non seulement à cette intervention providentielle mais conduisent à nier purement et simplement l’existence d’un démiurge quelconque.

Nous allons, en indiquant l’origine de cette croyance, démontrer qu’elle a la même origine que toutes les autres croyances religieuses et qu’elle ne possède rien de surnaturel comme certains veulent le croire.

Auparavant, il convient de constater que l’idée de dieu est loin d’être commune à tous les hommes. Bon nombre de peuples n’en ont jamais eu la moindre notion. Des écoles philosophiques importantes ont nié, d’une part la personnalité de dieu en identifiant celui-ci avec l’univers (panthéisme) ; d’autre part, les « déistes » ont nié son action dans le monde et ont fait de la divinité une espèce de « vertébré gazeux » vivant totalement en dehors de l’univers.

L’animisme a été la première forme du sentiment religieux. C’est la croyance qui suppose, dans tous les objets existants, une vie, des passions, des sentiments semblables ou analogues à ceux de l’homme. À cette période du développement du sentiment religieux, le monde apparaît aux hommes, peuplé de formes dissemblables animées d’âmes identiques. Les minéraux, les végétaux, les animaux, les humains étaient, à leurs yeux, des êtres plus ou moins semblables par le dedans, quoique différents par l’aspect extérieur. Cette similitude et cette différence s’étendaient à tout : aux bêtes, aux choses, comme aux astres, au soleil, à la lune, aux phénomènes de l’atmosphère. L’animisme disséminait toutes les formes de l’univers en une multitude infinie de fétiches indépendants les uns des autres. Il suppose que tout ce qui existe, chose, ou être, possède une âme comme l’homme lui-même et, par conséquent, des besoins, des désirs, des passions, des pouvoirs plus ou moins limités. Parmi ces puissances, le sauvage ou le primitif se choisit un ou plusieurs protecteurs dont il invoque le secours dans toutes les circonstances où il croit devoir le faire et, en revanche, il lui offre des liqueurs, de l’huile, des viandes, des fruits. De l’animisme procède alors le fétichisme, encore en honneur parmi la grande majorité des peuplades sauvages. Sous sa première forme, le fétichisme est individuel. Chaque homme a son ou ses fétiches qui lui appartiennent et ne protègent que lui. Mais le fétichisme ne reste pas immobile. Il participe nécessairement au développement des intelligences dont il constitue la religion. Le fétichisme primitif confond absolument l’objet et l’âme qu’il lui suppose. Bientôt lui succède un fétichisme plus raffiné qui distingue l’âme des choses qu’elles animent. Toutes ces âmes sont des dieux et tous les objets sont habités par des dieux. Cette distinction a pour corollaire la foi à l’existence individuelle de chacun de ces esprits, même en dehors de l’objet ou de l’être qu’ils habitent. À cette catégorie appartiennent les âmes des ancêtres, les fétiches supérieurs imposés par les sorciers, les totems, les grands fétiches de l’atmosphère et du ciel, que personne ne peut s’approprier pour son usage personnel. Si l’animisme peuplait le monde d’une multitude de fétiches indépendants les uns des autres, rebelles à toute discipline, à toute classification, le fétichisme, en parvenant, par transformation successive à la conception de puissances distinctes des choses et supérieures aux phénomènes naturels, permit de classer les objets et les faits par catégories en subordonnant chacune d’elles à des intelligences directrices.

Arrivé à ce point, naît le théisme. Les dieux sont nés de la conception de puissances essentiellement distinctes des phénomènes qui seront désormais considérés comme le résultat de leur volonté. Nous trouverons la transition historique par laquelle le fétichisme a pu se transformer en théisme, dans le fait de la substitution des grands fétiches génériques, collectifs ou nationaux tels que la terre, le soleil, les astres, le vent, le feu, les ancêtres, etc., aux humbles fétiches individuels. Une fois établi chez des races capables de généralisation, leur puissance a rapidement absorbé celle de leurs adorateurs et la multiplicité de leur action a vite amené leurs adorateurs à remarquer la diversité des effets de leur puissance. C’est ainsi que se sont formés et partagés, en catégories bien distinctes, les groupes de phénomènes appartenant à chacune de ces puissances.

Cette multiplicité même interdisait de confondre la cause avec l’effet et l’on s’habitua progressivement à les distinguer l’une de l’autre comme l’homme se distingue de ses actes.

Cette multiplicité et cette diversité des phénomènes, en imposant l’obligation de les distribuer en catégories précises, eurent pour conséquence logique de forcer les esprits à concevoir des causes également séparées : c’est pourquoi la première forme du théisme primitif fut presque nécessairement le polythéisme. Ce polythéisme a eu pour résultat de classer les phénomènes, naturels par catégorie et d’instituer, dans la fonction des dieux, des divisions correspondantes à ces catégories. Plus tard, par la comparaison de ces phénomènes et de ces fonctions, on établira, entre les dieux, des degrés d’importance qui auront pour résultat d’établir entre les divinités qui y président une hiérarchie correspondante. Les panthéons auront des dieux suzerains et des dieux vassaux ; des dieux supérieurs et des dieux inférieurs (voir Mythologie). Ce régime féodal aboutira, au ciel comme sur terre, à la monarchie. À mesure que l’esprit humain parviendra à une généralisation plus compréhensive, toutes les diversités s’absorberont dans le monothéisme ou le panthéisme, jusqu’au jour où la science, de progrès en progrès, viendra détruire les idoles inutiles et muettes. Tels sont les trois étapes qui marquent l’histoire du développement des idées religieuses de l’humanité : animisme, fétichisme, théisme. D’abord l’animisme grossier peuplant le monde d’une foultitude d’âmes liées aux choses qu’elles animent. Ensuite, les âmes, d’abord intimement liées aux choses elles-mêmes s’en détachent pour vivre une vie indépendante. Puis une nouvelle transformation se produit : les objets, les phénomènes et les êtres se classent par espèces, par catégories et les esprits suivent le même mouvement. Ensuite, les divinités grandies par généralisation se partagent les fonctions de l’univers et une hiérarchie s’établit entre elles. La généralisation qui donne naissance à ces divinités supérieures les distingue des phénomènes auxquelles elles président et cette supériorité suffit pour qu’on leur attribue, en même temps que les passions et l’intelligence humaines, la forme que l’homme considère comme nécessairement liée à ces passions et à cette intelligence (anthropomorphisme). Il est inutile de faire remarquer que la progression que nous indiquons ici est loin de s’être produite dans les faits avec toute la rigueur que lui attribue la nécessité logique d’une exposition de cette nature. Les éléments mystiques n’ont pas tenu partout la même place à la fois. Mille causes physiques, intellectuelles ou morales ont précipité, attardé ou faussé ce développement. La théologie des sauvages contient parfois, en germe, un polythéisme partiel qui s’accorde plus ou moins avec le fétichisme le plus grossier, comme les grandes religions monothéistes actuelles s’accommodent très bien de pratiques superstitieuses, résidus du fétichisme le plus arriéré.

Quoi qu’il en soit, le théisme, comme toute autre conception religieuse, dérive avant tout de la conception anthropo-animique des choses et des êtres. Il n’est, si intellectualisé qu’il puisse être, que l’écho puissant, quoique dissimulé, de cette horrible panique qui assaillait nos aïeux des temps antéhistoriques devant les phénomènes et les dangers d’une nature hostile. Si le concept divin persiste et se maintient dans nos sociétés civilisées, C’est parce qu’il fournit aux humains l’apparence d’une explication des choses. Son domaine est l’inconnu. A mesure que l’inconnu diminue, le dieu subit les mêmes réductions jusqu’au jour où la série logique de l’évolution intellectuelle de l’humanité aboutira à sa conclusion la plus nécessaire : l’élimination totale du surnaturel et la substitution des solutions certaines de la science aux applications fantaisistes de l’ignorance. — Ch. Alexandre.

(Cette étude est extraite de l’ « Homme et ses dieux », étude parue en édition à l’ « Emancipateur », Flémalle-Grande, Belgique).


THÉODICÉE n. f. (du grec theos, dieu et dike, justice). La théodicée occupe une place d’honneur dans la philosophie cléricale — deux mots qui jurent d’être accouplés — car elle vise à démontrer l’existence de Dieu au moyen de preuves aussi invraisemblables les unes que les autres, On doit avoir ici la foi du charbonnier. L’une de ces preuves est celle dite preuve de Saint-Anselme, du nom de son fondateur, qui vivait au XIe siècle, reprise au XVIIe siècle par Descartes, et qui consiste en ce raisonnement : « L’existence est une perfection, Dieu est 1’être parfait par excellence. Donc, Dieu existe. » Ce n’est pas plus difficile que cela. Seulement, il fallait le trouver. L’idée de Dieu suffit à prouver l’existence de Dieu ! Dieu se démontre géométriquement. La preuve de Saint-Anselme est l’une des preuves « métaphysiques » de l’inexistence de Dieu. Mais laissons le soin aux libres-penseurs (qui ne valent guère mieux que les cléricaux) de nier l’existence de Dieu, avec des arguments dont tous les Homais du monde, respectueux de tous les préjugés, sauf du préjugé religieux, croient accabler leurs adversaires. Ces messieurs sont patriotes, capitalistes, amis du sabre et de l’autorité, vénèrent tous les dieux, en somme, sauf Dieu, ce qui est illogique car tous les dieux se ressemblent. Ils saluent le drapeau et bafouent le goupillon. Ils s’effacent devant l’officier, mais bousculent le prêtre. Ils se contentent d’être anticléricaux. C’est tout ce qu’ils peuvent être. L’anticléricalisme est un cléricalisme à rebours. Pour tout le reste, sauf le fait d’aller à l’église, ils ressemblent à tout le monde. Ce sont de vulgaires bourgeois, esprits obtus, désirs bornés. Ils ne valent pas mieux que leurs ennemis. Ce sont des mercantis comme eux à genoux devant le veau d’or et serviles devant la force. Répugnants personnages, non-évolués, testés à mi-chemin de la civilisation. On se demande comment la guerre peut exister entre certains individus qui ont la même conception de la vie. Cléricaux et libres-penseurs s’embrassent quand la patrie les appelle à mourir pour elle.

C’est le sort le plus beau…

Ils portent le même uniforme, ils marchent dans les mêmes rangs. Ils attendent la paix pour recommencer à se chamailler. C’est un mystère !, comme on dit dans le catéchisme. Il y a beaucoup trop de libres-penseurs, et pas assez de penseurs libres.

La théodicée, mot forgé par Leibniz, qui veut dire justice de Dieu, diffère de la théologie en ce que celle-ci consiste dans l’interprétation des textes sacrés, tandis que la théodicée est l’étude philosophique de la divinité. — Gérard de Lacaze-Duthiers.


THÉOLOGIE n. f. du grec theos, dieu, logos, discours). Fausse science qui prétend nous renseigner sur Dieu et sur l’au-delà, grâce à l’étude des traditions sacrées et des fables de la révélation. Dédaigneuse de l’expérience et de la raison, elle s’appuie de préférence sur les textes des livres saints, sur les décisions des autorités ecclésiastiques, sur les divagations des mystiques ou les frivoles croyances des écrivains pieux. Alchimistes et astrologues avaient du moins le mérite de procéder à des observations minutieuses et précises ; malgré des erreurs de tous genres, ils furent les précurseurs de la science contemporaine. Parce qu’elle s’oppose sottement au savoir positif et à la philosophie, la théologie n’est plus, depuis plusieurs siècles déjà, qu’un ramassis de sottises, où les chercheurs sérieux ne trouvent rien à glaner. Et son goût pour les raisonnements abstraits, pour les disputes quintessenciées, la dépouille du charme poétique, de la naïve beauté qui plaisent dans les vieux récits mythologiques et dans les légendes dont s’entoure la naissance des principaux mouvements religieux. Comment des hommes sensés peuvent-ils prendre au sérieux les stupides élucubrations qui remplissent les ouvrages des théologiens ? On se l’expliquerait mal, si l’on ne tenait compte des intérêts secrets qui guident les individus, si l’on ne remarquait combien la véritable intelligence est rare, même dans le monde des diplômés et des érudits. Toutes les théologies du monde ne valent pas dix minutes de sérieuse attention : leur ensemble constitue un immense sottisier qui parviendra peut-être à faire rire ceux qui nous succéderont. Pourtant de prétendues sommités intellectuelles, des professeurs de Facultés, des membres de l’Institut font l’apologie de ces insanes élucubrations ; et leurs vaines recherches sont portées aux nues par les autorités académiques, par les critiques en vogue, par les journaux et les revues qui, à volonté, font et défont la réputation d’un écrivain.

Alors que les Grecs donnaient le nom de théologiens aux poètes qui, comme Hésiode, racontaient l’histoire des dieux ou aux penseurs qui tiraient des Leçons de sagesse des récits mythologiques, les modernes ont réservé ce titre à des ergoteurs, chargés de fondre en un tout cohérent les données parfois contradictoires, d’une foi habituellement absurde. Toutes les religions, grandes ou petites, ont leurs théologiens qui se chicanent et s’injurient avec ardeur. Brahmanistes, bouddhistes, juifs, protestants, catholiques, musulmans, théosophes, etc., se traitent mutuellement de scélérats et d’imposteurs ; ils ne tombent d’accord que pour maudire le penseur indépendant qui répudie tous les cultes et ne porte d’offrande à aucun temple. Volontiers, nous reconnaissons néanmoins que la sottise et la mauvaise foi théologiques présentent des degrés ; dans l’ensemble, les pasteurs protestants sont moins déraisonnables que les prêtres catholiques, et certains théosophes sont assez voisins des incroyants. Mais aucune religion, qui se prétend d’origine surnaturelle, ne peut se dispenser d’organiser ses postulats fondamentaux, de les fondre en un système harmonieux et logique, d’en poursuivre l’application dans le domaine pratique, moral, spéculatif. Et parce qu’elle repose en définitive sur des données irrationnelles, de confuses intuitions mystiques, des erreurs et des préjugés qui ne cessent point d’être tels parce qu’ils sont millénaires, toute théologie est une construction dépourvue de solidité ; ses déductions les plus rigides s’avèrent fausses, car elles partent de principes erronés ; ses formules les plus séduisantes n’éliminent jamais complètement l’absurdité des dogmes quelles traduisent ou des croyances qu’elles exposent. Ajoutons que c’est une prétention singulière de la part d’un homme de vouloir parler des choses divines avec plus de clarté et de logique que dieu, les prophètes ou les auteurs inspirés. Or telle est la prétention du théologien qui interprète les textes sacrés, les adapte et les corrige de façon à leur donner un sens conforme à l’intérêt de sa secte ou de son Église, mais souvent tout à fait contraire à sa primitive signification.

Alors que les théologies musulmane et juive sont assez simples, les théologies brahmaniste et bouddhiste sont d’une complexité extraordinaire. Les premières répondent à la mentalité de peuples essentiellement pratiques, les secondes au goût pour les subtilités métaphysiques et les abstractions échevelées qui caractérise certaines races d’Extrême-Orient. Si le catholicisme possède une dogmatique touffue et quintessenciée, il le doit d’abord aux Grecs chrétiens des premiers siècles : passionnés pour les querelles idéologiques, ces derniers apportèrent à l’étude des choses saintes un amour des chicanes et des disputes transcendantes bien caractéristique de leur tempérament particulier. Les Romains, plus positifs, comprenaient mal ces discussions à perte de vue sur des questions futiles ; c’est l’aspect juridique et moral du christianisme qui retint de préférence leur attention. Pour le théologien catholique, d’innombrables difficultés résultèrent, en outre, du fait que les décisions des conciles œcuméniques et des papes sont considérées comme infaillibles, au même titre que les Saintes Écritures. Moins gênés par un dogmatisme étroit et des formules vieillottes, les plus évolués des protestants rajeunissent, de temps en temps, leurs concepts théologiques, et les adaptent au goût de l’heure. Malgré son caractère mesquin et sa faible valeur philosophique, la théologie catholique s’impose d’ailleurs tyranniquement chez les nations occidentales ; pendant toute la durée du moyen âge, art, science, philosophie devinrent ses esclaves ; elle régna en maîtresse absolue dans les Universités et les écoles ; ses décisions s’imposèrent même aux souverains ; et le bûcher purificateur expédia dans l’autre monde les téméraires assez audacieux pour braver ses décrets. Aux héros du paganisme, enflammés de désirs indomptables, furent substitués des saints d’une apathique indolence ; des anges privés de sexe remplacèrent les dieux sensuels et belliqueux du panthéon grec ou romain ; l’antique Zeus, épris des jouissances terrestres, fut détrôné par un dieu ami de la souffrance et qui n’hésitait point à faire mourir son fils dans des supplices ignominieux. La nature et la raison, corrompues par le péché originel, parurent des ennemies qu’il fallait couvrir de chaînes pour les atteler au char de la révélation. D’où l’inhumaine civilisation du moyen âge, son mépris sadique de la douleur et de la vie du pauvre, l’ascétisme fou dont ses saints donnèrent l’exemple, sa haine de la pensée indépendante et du progrès.

Au XVIe siècle, la Réforme porta un coup terrible au prestige de la théologie catholique, en rejetant l’autorité du pape et des conciles. Culte et dogmes furent simplifiés ; mais la Bible, devenue la suprême règle de la foi, fut le mauvais génie des protestants. C’est la Renaissance qui, repoussant avec vigueur la tradition chrétienne, réhabilita la nature et la raison. La diffusion de l’esprit critique, les progrès de la science, les recherches de l’exégèse biblique indépendante ont rendu de plus en plus difficile la position des théologiens. Avant 1914, beaucoup de rationalistes s’imaginaient naïvement qu’il convenait de respecter la religion, comme on respecte ces vieilles choses, autrefois redoutables, qui n’offrent plus qu’un intérêt de curiosité. Il était de bon ton, même dans les milieux de gauche, de ne parler des croyances ancestrales qu’avec une sympathie non déguisée. Pour bien montrer qu’ils n’étaient point sectaires, les pontifes radicaux et socialistes, les dirigeants de l’Université et des grandes administrations, les francs-maçons libres penseurs prenaient, ouvertement, sous leur protection les pieux catholiques que de saintes femmes, des écrivains renommés ou des financiers opulents recommandaient à leur bienveillance. Aujourd’hui, la désillusion de quelques-uns doit être grande. Ils sont bafoués par les enfants de Marie qu’ils ont si tendrement réchauffés dans leur sein. Ne les plaignons pas ; plusieurs se firent sciemment les complices des chefs d’État qui prévoyaient la guerre et des patrons qui craignaient pour leurs coffres-forts. Malgré l’adresse indéniable des théologiens, la religion disparaîtra du globe ; mais c’est une erreur de croire qu’elle n’est plus dangereuse, qu’elle a épuisé tout son venin. — L. Barbedette.


THÉOSOPHIE n. f. du grec theos, dieu et sophia, sagesse. Le nom de théosophes fut d’abord réservé à des philosophes qui croyaient posséder des lumières spéciales, souvent de nature intuitive, sur les secrets arcanes du monde occulte et divin. Mysticisme et raison, science et tradition, érudition et foi se mêlaient chez eux d’une manière souvent fantasque. Au dire de certains, Paracelse, Cornelius Agrippa, Valentin Weigel, Van Helmont, Jacob Bœhme, Saint-Martin, etc., seraient des théosophes. Mais nous devons remarquer que chacun de ces penseurs a son système personnel, et que les ressemblances constatées entre eux résident moins dans le fond que dans la forme. Aussi, les historiens actuels de la philosophie ont-ils cessé de réunir dans une même école des alchimistes, des astrologues, des médecins, des mystiques qui furent, certes, des précurseurs de l’occultisme contemporain, mais professèrent des doctrines bien différentes du syncrétisme théologico-métaphysique qui porte, de nos jours, le nom de théosophie. Ce dernier fut propagé par Hélène Pétrovna Blavatsky et le colonel Henry Steel Olcott qui, en 1875, fondèrent à New-York, la Société théosophique.

Née à Ekaterinoslaw, le 31 juillet 1831, d’une ancienne famille du Mecklembourg, fixée en Russie, Hélène von Hahn perdit sa mère à onze ans et fut mariée à seize au général Blavatsky qui avait près de soixante-dix ans. Elle le quitta bientôt et mena une vie d’aventures en Asie Centrale, dans l’Inde, dans l’Amérique du Sud, en Afrique, en Europe Orientale. Elle rentra en Russie en 1858 ; en 1871, nous la trouvons au Caire. Après un court séjour à Paris, en 1873, elle se rendra à New-York où elle fera la connaissance du colonel Olcott. Tous deux quittèrent l’Amérique pour l’Inde ; ils s’installèrent à Bombay au début de 1879, et en 1882 à Adyar, qui est resté depuis cette époque le siège de la Société Théosophique. Hélène Blavatsky revint en Europe, très sérieusement malade, en 1884 ; elle changea souvent de résidence, fit même un nouveau voyage dans l’Inde et finalement mourut à Londres en 1891. Ce fut un curieux type d’aventurière. Malgré des allures brusques, elle avait bon cœur ; mais elle était peu scrupuleuse dans le choix des moyens capables d’assurer le succès de ses entreprises. Sachant les hommes épris de merveilleux, elle leur servit des miracles dont les trucs et les ficelles furent aisément mis en lumière par des savants moins naïfs que les imbéciles qui l’applaudissaient. Pour composer ses ouvrages, elle a plagié sans vergogne des auteurs qu’elle évite soigneusement de citer. Moins turbulent que son amie, Henry Olcott joua néanmoins un rôle de premier plan dans la création de la Société Théosophique. Né à Orange (New-Jersey), le 2 août 1832, il avait obtenu le grade de colonel pendant la guerre de Sécession. Son calme, son aménité inspiraient confiance à ceux que la pétulance d’Hélène Blavatsky pouvait indisposer. En réunissant leurs efforts, ces joyeux lurons firent preuve d’un remarquable savoir-faire. Comme son associée, il fabriqua des miracles qui auraient fait sourire en Europe, mais qu’on prit au sérieux dans l’Inde, terre de prédilection des charlatans. Au moins, il resta humoriste et plaisant jusqu’aux approches de sa mort, survenue à Adyar, en 1907.

Olcott fut remplacé à la tête de la société théosophique par Annie Besant. Cette dernière vit le jour à Londres, en 1847. À vingt ans, elle épousa le révérend Besant, dont elle se sépara en 1871, après une vie conjugale orageuse. Elle fait alors du journalisme et de la politique ; ses idées la portent à défendre les classes populaires. C’est en 1889 qu’elle se lie d’amitié avec Hélène Blavatsky. Propagandiste éloquente et enthousiaste, elle parcourt l’Angleterre, l’Europe et l’Amérique, elle se rend dans l’Inde pour y répandre la pensée théosophique. C’est en 1913 que commence son action politique dans l’Inde. Malgré son internement par les autorités anglaises en 1917, internement qui lui valut un accroissement de popularité, elle joua un rôle qui me semble équivoque. Consciemment ou non, elle fut un instrument de division aux mains du gouvernement britannique. Aussi son influence fut-elle considérable à Londres ; et les journaux du continent, qui passent périodiquement aux guichets des ambassades anglaises, la couvrirent d’éloges. Elle vient de mourir récemment. Ses dernières années furent assombries par les déboires que lui a donnés Krisnamurti, en qui elle avait découvert une nouvelle incarnation du Christ. Fatale imprudence qui a produit des résultats que ni les autorités britanniques, ni elle-même n’attendaient.

Parmi les théosophes connus, mentionnons encore C.-W. Leadbeater qui devait atteindre une très haute vieillesse. Né le 17 février 1847, en Angleterre, il se fit clergyman. Converti à la théosophie, il partit pour Adyar et c’est là qu’il écrivit la plupart de ses nombreux ouvrages. Il s’est installé depuis en Australie, et, comme il a fondé une Église nouvelle, on l’a nanti du titre de Monseigneur. Sa conduite privée donna lieu à des rumeurs qui eurent un épilogue fâcheux devant les tribunaux ; mais c’est un des plus grands voyants de notre époque, assure-t-on, et les autorités anglaises ont oublié le passé de l’évêque Leadbeater. Nous parlerons plus loin de J. Krishnamurti, dont l’indépendance de caractère porta un si rude coup à la Société Théosophique.

Au point de vue doctrinal, la théosophie manque complètement d’originalité. Elle admet un dieu, mais donne à ce mot un sens plus imprécis que les chrétiens. Bon dieu, principe dispensateur de la vie, ne juge ni ne châtie. En tant que guide et directeur de notre univers, il devient le Logos doué de sagesse, d’amour et d’omniscience qui commande le plan divin d’où dépendent les habitants de notre terre. Il n’y a ni ciel, ni enfer. Pourtant l’âme ne meurt pas, elle se réincarne autant de fois que l’exigent ses fautes et ses imperfections, avant d’aboutir à la souveraine béatitude, à la réabsorption au sein de la divinité. Ces réincarnations successives sont commandées par la loi du Karma. Tout acte porte en soi ses résultats mauvais ou bons ; chaque faute dans la vie présente, appelle une inévitable sanction dans l’existence qui suivra. De même qu’on distingue trois parties dans l’homme : le corps, le périsprit, l’âme, de même l’on distingue trois plans dans l’univers : le plan physique, le plan astral, le plan mental. Sortie du Logos, au cours de l’involution, l’âme s’entoure du perisprit et descend dans la matière ; par une marche évolutive contraire, elle doit remonter vers le principe qui lui donna naissance. Si la théosophie admet la réalité des faits spirites, elle insiste sur les dangers qui menacent les médiums, sur l’inutilité ou la malfaisance habituelle de l’évocation des morts. D’ailleurs, sur de nombreux points, ses écrivains sont loin d’être d’accord ; comme les autres, cette religion nouvelle a vu éclore des écoles rivales qui se disputent sans aménité. Un syncrétisme assez naïf de doctrines empruntées au bouddhisme, au christianisme et au brahmanisme, voilà ce qu’est la théosophie.

Son succès était grand dans nos contrées occidentales, et beaucoup voyaient déjà en elle la religion de l’avenir. Une fausse manœuvre d’Annie Besant a tout compromis. Depuis longtemps elle prétendait qu’un Grand Initiateur renaissait d’âge en âge pour instruire les hommes et les éclairer. 0r, voici quelques années, la présidente de la Société Théosophique se flatta d’avoir découvert le messie des temps modernes ; et la presse d’Europe et d’Amérique, complaisante pour les radotages de la vieille anglaise, annonça au monde étonné que le Christ était revenu parmi nous. Ce nouvel instructeur, déjà connu dans le monde théosophique, était J. Krisnamurti, né à Manadapalle de parents brahmanes, le 11 mai 1895. Confié à Annie Besant en 1909, il fut élevé à Adyar et reçut les leçons de sa mère adoptive, ainsi que de C.-W. Leadbeater. Il compléta son éducation en Angleterre, et, pendant un séjour de quelques mois en France, il suivit même des cours en Sorbonne. Dès l’âge de quatorze ans, il avait écrit un ouvrage, Aux Pieds du Maître, qui faisait présager un talent exceptionnel. De plus, son élégance et sa grâce charmaient tous les cœurs féminins. Lorsqu’on fit de lui une nouvelle incarnation du Christ, le jeune hindou ne protesta point, et les autorités britanniques se réjouirent d’avoir à leur disposition un messie qui pourrait seconder leurs desseins. Mais J. Krisnamurti s’émancipa rapidement de la tutelle d’Annie Besant et de C.-W. Leadbeater. Il prêcha bientôt une doctrine qui ne répondait point à ce que l’on attendait de lui. Refusant d’avoir des sectateurs, de décréter de nouveaux dogmes et d’établir un nouveau culte, il énonça, dans un langage très poétique, des maximes qui s’inspiraient manifestement de la conception anarchiste : « Vous ne pouvez, écrivait-il, trouver le bonheur et la libération si vous vous contentez de suivre une autorité, si vous ne faites qu’écouter et obéir. L’autorité des livres ou des individus ne peut épanouir l’esprit et le cœur ; au contraire, elle ne peut que les étouffer. Aussi, la grande presse ne fait-elle plus l’éloge du prophète dont les débuts lui semblaient si prometteurs. Plusieurs estimèrent, par contre, qu’il rendrait peut-être des services à la cause libertaire. Pour cela, il faudrait qu’il répudie les préjugés religieux qui continuent d’imprégner sa pensée, qu’il se déclare anarchiste dans l’ordre social comme dans le domaine de l’intelligence, qu’il cesse de préférer les riches et belles pécores du grand monde aux laborieux qui gagnent péniblement leur pain. Le mieux d’ailleurs pour lui, serait de se taire, s’il reconnaît avec franchise qu’il n’est pas le Christ, ainsi qu’il le laissa croire un moment. Sans le vouloir, Annie Besant aura contribué à jeter un discrédit durable sur la Société Théosophique ; cette pensée empoisonna sans aucun doute les derniers jours de son existence. Le ridicule est néfaste aux religions ; et c’est à des scènes de haute comédie, elle s’en rendait compte, que la sienne avait abouti. — L. Barbedette.


THÈSE n. f. (du radical grec tilhèmi : je pose). Au sens originel, une thèse c’est une proposition qui doit faire l’objet d’une discussion ; au sens large, c’est toute conception accompagnée de preuves, toute doctrine dont l’argumentation, si développée soit-elle, aboutit à une idée centrale. Le mot thèse sert enfin à désigner des feuilles imprimées ou des livres concernant des discussions d’école.

Souvent l’on parle d’un roman ou d’une pièce à thèse pour indiquer que l’auteur a soutenu dans son œuvre une conception ou un système bien déterminé. Bazin, Barrès, Bordeaux, Bourget par exemple se sont faits les champions du militarisme, du cléricalisme et des autres sornettes réactionnaires dans leurs divers romans. Un trop grand nombre d’historiens se bornent aussi à choisir entre les faits ceux qui s’accordent avec leurs idées préconçues. C’est le cas d’Hanotaux, de Bainville, de presque tous les historiens catholiques et patriotes. Orateurs et journalistes se tiennent, ordinairement, encore plus loin de la vérité ; à tout prix, ils veulent démontrer les thèses chères à ceux qui les emploient et qui les payent. La littérature contemporaine n’est d’ailleurs, dans son ensemble, qu’un immense bourrage de crâne, en faveur d’une oligarchie financière chez nous, d’une hiérarchie de fonctionnaires marxistes chez les Russes, d’un chef encadré de partisans organisés dans les pays fascistes. Karl Marx n’avait pas prévu que le capitalisme trouverait dans le journal un auxiliaire capable, chez bien des peuples, de faire contrepoids aux justes réclamations des ouvriers. Ici encore son matérialisme historique est gravement pris en défaut. Les événements survenus à Paris, le 6 février 1934, ont montré aux plus aveugles qu’en dehors de considérations spécifiquement économiques, la presse est capable d’engendrer des émeutes et de renverser un gouvernement. Mais très peu, hélas, parmi les partisans de l’intégrale libération humaine se rendent encore exactement compte du rôle formidable joué à notre époque par les journaux. Les ennemis du peuple ont, au contraire, organisé d’une façon méthodique l’empoisonnement des intelligences ; leurs thèses sont défendues dans les publications les plus humbles, comme dans les périodiques les plus luxueux.

Dans les écoles, on continue d’appeler thèses des propositions que l’on discute publiquement. Ce genre d’exercice fut particulièrement en honneur durant tout le moyen âge. Dès le premier jour de son entrée à l’université, l’étudiant apprenait à discuter d’une manière conforme aux règles de la logique aristotélicienne ; il devait continuer jusqu’à sa sortie. Ces joutes de paroles habituaient le jeune homme à masquer le vide de sa pensée sous un ensemble impressionnant de mots et de raisonnements captieux. D’où l’art de parler à l’infini, sans se soucier des faits qu’une observation patiente et méthodique parvient seule à découvrir. La soutenance des propositions choisies par le candidat ou données par les professeurs constituait la partie essentielle des grands examens universitaires. De nos jours, la soutenance de thèses subsiste dans l’enseignement supérieur, en particulier lorsqu’il s’agit d’obtenir le doctorat. Les sujets traités sont moins burlesques qu’autrefois, car l’esprit scientifique a lentement pénétré dans tous les domaines. Néanmoins, dans leur immense majorité, ils sont dépourvus d’utilité réelle et ne contribuent nullement au progrès intellectuel. À quoi servent par exemple les études interminables de nos latinistes sur la versification chez Horace ou Virgile ? Pourquoi d’énormes ouvrages pour commenter quelques vers obscurs d’Homère ou d’Hésiode ? En droit et en médecine, les candidats se bornent, en règle générale, à ressasser une idée chère aux professeurs ; aussi leurs thèses sont-elles universellement considérées comme dépourvues de toute valeur sérieuse. En science et en lettres, elles jouissent d’une réputation meilleure. Le public ne sait pas, en effet, que la flagornerie à l’égard des examinateurs, une docilité complète à l’égard de leurs plus sottes fantaisies constituent, dans ce domaine comme dans les autres, le facteur essentiel du succès. Situation sociale, parenté, relations jouent aussi un rôle de premier ordre. On n’a pas oublié la mésaventure survenue à Palante, quand il présenta sa thèse de doctorat. Pour ma part, j’ai conservé un souvenir nauséabond des pontifes de la Sorbonne, comme aussi des professeurs d’Universités étrangères avec qui j’ai dû entretenir des rapports. Avec l’âge, mon mépris pour eux n’a pas cessé de croître, car j’ai parfaitement connu les raisons secrètes qui dictèrent leur façon d’agir. Comble de l’hypocrisie, des Sorbonnards m’ont écrit pour me féliciter des études que je faisais paraître dans une revue savante. Mais ils apprirent qu’il s’agissait d’extraits d’une thèse qui, autrefois, ne leur convenait point ; et dès lors ils s’empressèrent d’intervenir pour que la revue en arrête la publication. Beaucoup d’autres ont souffert de procédés semblables. Pour ma part, je ne regrette point ces déboires passés ; et les pontifes, à qui j’inspirais déjà de la crainte, n’avaient pas tort de penser que mes dispositions étaient peu rassurantes pour les défenseurs de l’ordre établi.

Dès qu’il s’agit d’une thèse quelconque, scolaire ou non, le danger qui guette l’auteur, même bien intentionné, c’est de faire œuvre partiale, c’est de négliger les observations contraires à ce qu’il suppose, pour ne retenir que des éléments choisis d’une façon arbitraire. Ainsi, d’avance, le catholique pose comme une vérité certaine que la Bible et les Évangiles sont des livres inspirés ; et cette persuasion l’empêche de voir les erreurs, les méprises grossières, les monstruosités morales qui fourmillent dans ces œuvre sacrées. Parce qu’il a voulu plier les faits historiques à ses idées préconçues sur la race, le milieu, le moment, Taine a écrit des ouvrages dépourvus de valeur objective. Si la lecture des œuvres communistes est peu intéressante, d’ordinaire, pour l’individu intelligent et renseigné, c’est que la réalité y subit une déformation systématique, conforme aux thèses marxistes ou aux intérêts du parti. La majorité des études faites par les politiciens, de n’importe quelle nuance, mérite des reproches semblables. Pour être bien vus des nazis, maints professeurs allemands émettent, touchant la race aryenne, des hypothèses absolument contraires à la vérité. Et, comme Mathiez me l’a répété bien souvent, il faut beaucoup d’ignorance ou de mauvaise foi pour continuer à dire que la Révolution de 1789 fut l’œuvre de la franc-maçonnerie. Reconnaître avec simplicité les erreurs qu’on a pu commettre, rester toujours sincère avec soi-même, se défier des hommes ou dès institutions qui se disent infaillibles, voilà une attitude qui déplaît aux fabricants de mythes, mais qui nous charme particulièrement. Pour agir de façon efficace, le savant s’appuie sur la simple réalité, non sur de consolantes suppositions. — L. Barbedette.


TOLÉRANCE n. f. Lorsque les individualistes anti-autoritaires, les individualistes anarchistes — c’est-à-dire les individualistes intégraux — réclament, revendiquent la possibilité de coexistence et de fonctionnement parallèle et simultané d’associations de toute espèce et de toute intention ; lorsqu’ils revendiquent pour l’unité humaine — pour l’isolé comme pour l’associé, pour le solitaire comme pour le sociable — la possibilité de « vivre sa vie » sans avoir à redouter qu’autrui (son semblable, l’État, le Gouvernement, l’ambiance sociale ou morale) intervienne dans ses faits et gestes, empiète sur sa liberté d’être et d’avoir, les individualistes n’attendent pas la réalisation de leurs aspirations d’une mentalité faisant de la tolérance la base des relations entre les humains.

On a vu précédemment que c’est sur la réciprocité que les individualistes à notre façon voudraient voir se fonder les rapports entre les hommes. Et la réciprocité n’a rien à démêler avec la tolérance, régime de pur arbitraire et de bon plaisir. Il n’y a aucune fierté, aucune dignité à être toléré par ses adversaires. Qu’ils soient mus par la crainte ou par la pitié, par la politique ou la nécessité, il ne s’agit, en réalité, dans tous les cas, que d’une charte aléatoire dont les articles seront abolis dès que ceux qui l’auront octroyée se sentiront plus forts ou n’auront plus besoin de leurs antagonistes.

La tolérance est un autre mot pour humiliation. On vous tolère, c’est-à-dire on vous permet de vous manifester, d’exister, plutôt de végéter ; on vous accorde tout ou partie de l’exercice de votre activité mentale ou physique, quitte à retirer licence ou autorisation dès que la bienveillance ou la patience des privilégiés, des dirigeants ou des multitudes — selon le cas —se seront lassées ou épuisées. Ou encore dès que la Raison d’État ou la Souveraineté Populaire prescrira de mettre un terme à cette tolérance, tout simplement parce que sa pratique devient dangereuse pour le Pouvoir établi ou le conservatisme du Milieu social.

La Tolérance nous apparaît donc comme un régime tout au plus bon pour les esclaves auxquels l’absence de chaînes fait imaginer qu’ils sont libres.

Ce n’est pas la tolérance qu’exigent, que revendiquent les individualistes à notre manière. Ils réclament, ils veulent la possibilité entière, inaliénable, de vivre leur vie, à leur goût, à leur gré, peu importe que cela scandalise ou épouvante ceux dont la conception de vie diffère de la leur. Ils veulent vivre leur vie à leur façon, sans se mêler de la façon de vivre des autres. Ils ne tolèrent pas autrui : ils laissent autrui poursuivre en toute tranquillité son évolution ; ils se contentent de demander de lui qu’il agisse de même à leur égard. Ils peuvent s’associer pour éprouver, essayer, réaliser telle théorie, tel projet, tel dessein, mais c’est encore à leurs risques et périls, et en se défendant bien d’intervenir dans les buts, les objets, le fonctionnement des autres associations. Les individualistes ne veulent pas plus être des gêneurs que des gênés. C’est sous le régime de la « liberté égale » qu’ils veulent vivre et non sous celui de l’abaissante « tolérance ». — E. Armand.


TOLSTOÏSME Le Tolstoïsme (doctrine enseignée, propagée et vécue par L. Tolstoï) a des adeptes un peu partout. Le comte Léon Tolstoï, romancier, sociologue, philosophe et moraliste, a laissé une œuvre littéraire considérable. Longtemps il fut — et par beaucoup il est encore — considéré comme fortement anarchisant et même anarchiste. À ce titre, l’Encyclopédie Anarchiste se devait d’exposer le Tolstoïsme, ne fût-ce que pour ne pas passer sous silence un des aspects de la pensée libertaire.


Négateur de l’autorité, volontaire de la révolte, l’anarchiste est l’homme doué d’intelligence logique, animé de la haine du mensonge, astreint à la plus grande sincérité, possédé par l’amour du peuple, voué à la bonté. Tolstoï fut-il cet homme-là ?

Nul pamphlétaire n’asséna sur les diverses formes de gouvernement et leurs titulaires respectifs d’aussi terribles coups et aussi efficaces. S’il est possible de discuter l’originalité des idées, car « tout est dit, et l’on vient trop tard depuis plus de sept mille ans qu’il y a des hommes et qui pensent », en retour, il faut s’incliner devant la clarté, la force, la beauté de l’expression. Pareille ampleur dans l’élaboration équivaut à un renouvellement de la matière. Et souvenons— nous que le premier ouvrage de pure critique sociale « Que devons-nous faire ? » parut en 1884. Beaucoup des conceptions de l’auteur, devenues banales aujourd’hui, paraissaient neuves à ce moment. Combien de théoriciens et propagandistes ultérieurs lui en empruntèrent sans le dire ?

Surpris de voir les paysans et ouvriers entièrement dépossédés de leurs moyens et instruments de travail, curieux de s’expliquer ce phénomène paradoxal, le propriétaire d’Isnaïa Poliana médita la question avec sa bonne foi habituelle et arriva à la seule conclusion honnête : les producteurs de la terre et de l’usine sont dépouillés de la matière et du fruit de leur labeur, au profit d’une minorité d’oisifs et de parasites, par le stratagème d’une entité : l’État. « Cette superstition… consiste à affirmer que l’homme n’a pas seulement des devoirs envers l’homme, mais qu’il en a de plus importants envers un être imaginaire. Pour la théologie, cet être imaginaire c’est Dieu ; pour la science politique, cet être imaginaire c’est l’État. » (Que devons-nous faire ? Stock, p. 807). Sous le fallacieux prétexte d’assurer l’ordre, la justice et la paix, en réalité pour maintenir une société inharmonique, fondée sur l’iniquité, déchirée de luttes intestines, l’État recourt aux vieilles armes du brigandage primitif : le mensonge et la violence. Cette pure abstraction a cependant des appétits formidables, exige des peuples réduits en esclavage le tribut de leur argent et de leur sang sous la forme des impôts et du service militaire.

C’est que les prêtres du culte politique entendent vivre dans l’opulence et satisfaire des besoins multipliés par l’oisiveté, génératrice de vices et turpitudes. « Un homme d’État vertueux est une contradiction aussi flagrante qu’une prostituée chaste, un ivrogne sobre, ou un brigand pacifique. » (Guerre et Révolution, Fasquelle, pp. 31 et 44). « Les gouvernants sont toujours les plus mauvais, les plus insignifiants, cruels, immoraux et par dessus tout les plus hypocrites des hommes. Et ce n’est point là le fait du hasard, mais bien une règle générale, la condition absolue de l’existence du gouvernement. » (Guerre et Révolution, Fasquelle, pp. 31 et 44). Tolstoï les connaissait bien, lui qui par sa situation familiale et sociale fut appelé à vivre longtemps dans l’intimité de la classe dirigeante russe. Il ne croyait pas davantage à leur compétence : « Les hommes faillibles ne peuvent pas devenir infaillibles par ce seul fait qu’ils se réunissent en une assemblée à laquelle ils donnent le nom de Sénat ou quelqu’autre analogue. » (Le Salut est en vous, pp. 205, 327). Les constitutions monarchiques, libérales ou démocratiques renforcent encore le despotisme d’antan par l’extrême dilution de la responsabilité et l’assurance d’une quasi impunité. « Dans l’ancien temps on accusait les tyrans des crimes commis ; tandis qu’aujourd’hui des forfaits impossibles sous les Nérons se commettent sans qu’on puisse en accuser personne. » (Le Salut est en vous, pp. 205, 207).

Le parlementarisme moderne donne ainsi une apparence de légitimité aux fictions spoliatrices issues de la fourberie des oppresseurs coalisés. « L’esclavage contemporain est dû évidemment aux lois humaines sur la terre, sur les impôts, sur la propriété. » (Les Rayons de l’aube, Stock, pp. 341, 357). « Les lois sont les règles instituées par les hommes qui dirigent la violence organisée. » (Idem). « L’affranchissement des hommes n’est donc possible que par la destruction des gouvernements. » (Idem). Mais, disent les défenseurs de l’État, si les gouvernements disparaissaient, la société serait bouleversée de fond en comble, détruite par le déchaînement des haines, des convoitises, des passions. « Le méchant dominerait le bon », affirment les tartufes de la politique et répète après eux la cohorte innombrable des naïfs. Or : « ce ne sont pas les meilleurs mais les pires qui ont toujours été au pouvoir et qui y sont encore. » (Le Salut est en vous, p. 255). Le renversement des institutions politiques et la suppression des lois avec tout l’appareil de leurs sanctions iniques et cruelles non seulement n’aggraveront pas le mal, mais le diminueront, puisqu’ils briseront entre les mains des méchants leurs armes les plus puissantes, le parlement et l’armée.

Sans conteste, une orthodoxie libertaire n’existe pas, ne peut pas exister. Cependant, au cours du XIXe siècle surtout, le classement de notions bien définies précisa un ensemble doctrinal appelé anarchisme. Les citations précédentes permettent d’y rattacher d’une manière catégorique la pensée tolstoïenne.


L’impuissance des gouvernements à faire régner l’ordre et la paix entre les individus comme entre les nations, la faillite de leur mission pour ainsi dire historique, l’énorme accumulation de leurs crimes et de leurs violences les condamnent sans appel, imposent la destruction des formes actuelles de la société établies sur et pour l’État. Un changement aussi radical dans l’organisation traditionnelle constitue une révolution. Le prophète des temps nouveaux l’annonça prochaine, terrible, sans la souhaiter telle ni la maudire.

Dès 1893, il écrivait : « Est-ce que nous pouvons, nous, à la veille de la guerre sociale effrayante et meurtrière, auprès de laquelle, comme disent ceux qui la préparent, les horreurs de 93 seront des enfantillages, est-ce que nous pouvons parler du danger » (Le Salut est en vous, Perrin, pp. 273 et 368) hypothétique inventé par les gouvernants pour maintenir et augmenter leurs arguments ? « Il est douteux que n’importe quelle révolution puisse être plus funeste pour la grande masse du peuple que l’ordre, ou plutôt le désordre actuel, avec ses victimes habituelles du travail surhumain, de la misère, de l’ivrognerie, de la débauche, et avec toutes les horreurs de la guerre prochaine qui engloutira en une année plus de victimes que toutes les révolutions du siècle présent. » (Le Salut est en vous, Perrin, pp. 273 et 368).

Malgré sa conviction de la révolte nécessaire, malgré sa sympathie avouée pour les révolutionnaires, Tolstoï n’approuvait pas l’activité des partisans de la rébellion armée, blâmait leur méthode regardée par lui comme illogique, impuissante et nuisible. Le mal profond dont souffre l’humanité provient de la violence organisée, systématisée, gouvernementale. Il ne peut être combattu par une identique violence révolutionnaire. L’axiome marxiste, « la force accoucheuse des sociétés », s’applique à la marche historique des groupes sociaux jusqu’à ce jour et pendant l’ère ancienne et longue de la domination brutale, autocratique, constitutionnelle ou républicaine. Il est périmé, inadéquat, inopérant pour l’avènement d’une ère nouvelle et prochaine de délivrance individuelle, d’association volontaire, d’assistance fraternelle, d’organisation libertaire.

Sans aucun doute, une révolution politique n’apporterait aucun changement dans le régime d’oppression impitoyable. « Si les prédictions de Marx s’accomplissaient, il n’en résulterait qu’un déplacement du despotisme. Actuellement ce sont les capitalistes qui dominent, mais, alors viendrait le tour des ouvriers et de leurs représentants… Marx se trompe lorsqu’il suppose que les capitaux privés passeront au gouvernement, et que ce gouvernement, qui représentera le peuple, les passera aux ouvriers. Le gouvernement ne représente pas le peuple, il est composé la plupart du temps d’éléments qui diffèrent peu des capitalistes… Aussi le gouvernement n’abandonnera-t-il jamais les capitaux aux ouvriers. Que le gouvernement prétende représenter le peuple, c’est une fiction, une imposture. » (Journal intime des quinze dernières années de sa vie. Ed. Agence générale de librairie, pp. 277 et ss.) Les enseignements donnés par la révolution et l’État bolcheviste offrent à chacun la possibilité de décider qui, de Marx ou de Tolstoï avait raison.

Pas davantage, une révolution économique ne procurerait au prolétariat sa libération même par la suppression du patronat et du salariat. Les modes présents de la fabrication industrielle emprisonnent les ouvriers dans les usines, les rivent à la machine, les condamnent à la production intensive. Et cela continuerait après le triomphe de la « doctrine socialiste, qui considère la multiplication des besoins comme un indice de civilisation » (Conseils aux dirigés, Fasquelle, pp. 6, 11, 13). En décrétant bienfaisante la fameuse « loi de la division du travail », l’économie politique officielle et aussi la dissidente consacrent l’incapacité de l’homme à se suffire par son propre labeur, suppriment l’artisan, enchaînent les esclaves volontaires ou inconscients du même métier à la barre commune de la grande manufacture. Or, « seul l’affranchissement de la terre peut améliorer le sort des ouvriers… (Conseils aux dirigés, Casuelle, pp. 6, 11, 13) et la possibilité de vivre sur la terre, de s’en nourrir par son travail, a été et restera toujours une des principales conditions de la vie indépendante et heureuse. » (Idem) « L’affranchissement, le peuple russe ne peut l’atteindre que par l’abolition de la propriété foncière et par la reconnaissance de la terre comme bien national. » (Le Grand Crime, Fasquelle, pp. 44, 196).


Devant l’inanité du socialisme marxiste, il ne reste plus au chercheur affamé de vérité qu’à scruter la doctrine anarchiste pour en déterminer la valeur pratique.

En principe, Tolstoï se trouve en communauté d’idées avec Godwin, Proudhon, Bakounine, Kropotkine, Tucker et Stirner : « Tous les anarchistes, comme on nomme les propagateurs de cette doctrine, s’accordent pour répondre à la première question : pour détruire réellement l’autorité, il ne faut point recourir à la force, mais reconnaître tout d’abord son caractère inutile et nocif. A la deuxième question : — comment pourrait-on organiser une société sans gouvernement ? — les anarchistes répondent diversement. » (Le Grand Crime, Fasquelle, pp. 44, 196). Les uns font appel à la raison, à un idéalisme supérieur ; croient, après la disparition de l’État établi par l’usurpation et maintenu par le mensonge, au triomphe de la vérité et des notions du bien commun, de la justice, du progrès. Les autres, nourris de conceptions matérialistes, laissent à l’intérêt individuel, délivré des contraintes extérieures, le soin de s’épanouir harmonieusement et de s’unir à d’autres suivant certaines affinités, pour fonder des groupements où le bonheur de tous serait fait du bonheur de chacun.

Tolstoï se croyait moins naïf et n’attribuait pas à des entités imaginaires le pouvoir de maintenir parmi les peuples la paix et la félicité sans l’intermédiaire d’une règle précise, inéluctable. « Tous les théoriciens anarchistes, hommes érudits et intelligents, depuis Bakounine et Proudhon jusqu’à Reclus, Max Stirner et Kropotkine, démontrent irréfutablement l’illogisme et la nocivité de l’État ; et cependant, dès qu’ils se mettent à parler de l’organisation sociale en dehors des lois humaines qu’ils nient, ils tombent dans le vague, la loquacité, l’éloquence, se lancent dans les conjectures les plus fantaisistes. Cela provient de ce que tous ces théoriciens anarchistes méconnaissent la loi divine commune à tous les hommes, puisqu’en dehors de la soumission à une seule et même loi, humaine ou divine, aucune société ne saurait exister. Il n’est possible de se libérer de la loi humaine que sous condition de la reconnaissance de la loi divine commune à tous. » (La Révolution russe, Fasquelle, 1907, pp. 89, 90).

Mais dans l’hypothèse où ce « Dieu » n’oserait pas une entité imaginaire dans le genre du « bien public », de la « justice », de « l’intérêt général », nous savons comment son apôtre lui refusait toute méchanceté ; lui déniait l’esprit de vengeance ; lui attribuait la suprême indulgence, qui interdit les jugements, les condamnations, les obligations, les sanctions et ne promulgue aucune loi, puisqu’une loi est par définition une violence. Par mégarde peut-être, en recréant Dieu à son image, Tolstoï le dépouilla de l’autorité, en fit un pur libertaire. Lui-même, à son corps défendant et à l’instar de Christ, de Bakounine, d’Élisée Reclus, de Kropotkine, fut un pauvre homme, un simple anarchiste.


Partisan de la révolte, convaincu de la nécessité et de l’imminence d’une révolution, comment Tolstoï remplit-il la mission pour laquelle il se sentait désigné ?

Tout d’abord par la propagande acharnée contre l’emploi de la force matérielle envers l’adversaire, la diffusion verbale et écrite de la thèse de la non-résistance au mal : « Au lieu de comprendre qu’il est dit : ne t’oppose pas au mal ou à la violence par le mal ou la violence ; on comprend (et je crois même à dessein) : ne t’oppose pas au mal, c’est-à-dire sois-y indifférent. Or, lutter contre le mal est le seul but extérieur du christianisme, et le commandement sur la non-résistance au mal par le mal est donné comme le moyen le plus efficace de le combattre avec succès. » (Conseils aux dirigés, Fasquelle, p. 118). « C’est pourquoi, autant pour garantir plus sûrement la vie, la propriété, la liberté et le bonheur des hommes… nous acceptons de tout cœur le principe fondamental de la non-résistance. » (Le Salut est en vous, Perrin, p. 8). Car : « la pire des pertes c’est celle de vies humaines, douloureuse, inutile, irréparable. » (Guerre et révolution, Fasquelle, pp. 84, 92). Pourquoi vouloir réaliser l’idéal du bonheur humain par le meurtre ? « La grande Révolution française a été l’enfant terrible qui, au milieu de l’enthousiasme de tout un peuple, devant la proclamation des grandes vérités révélées et devant l’impuissance de la violence, a exprimé, sous une forme candide, toute l’ineptie de la contradiction dans laquelle se débattait alors et se débat encore l’humanité : liberté, égalité, fraternité, ou la mort. » (Guerre ou révolution, Fasquelle, pp. 84, 92).

La façon la plus simple, la plus facile, la plus efficace d’anéantir le despotisme et l’État réside dans la non-participation à son fonctionnement. « Tout gouvernement sait comment, avec quoi se défendre contre les révolutionnaires ; aussi ne craint-il pas ses ennemis extérieurs. Mais que peut-il faire contre les hommes qui démontrent l’inutilité et même la nocivité de toute autorité, qui ne combattent pas le gouvernement, mais simplement l’ignorent, peuvent s’en passer et, par conséquent, refusent d’y participer. » (Le Salut est en vous, Perrin, p. 224). Les véritables destructeurs de la tyrannie monarchique ou parlementaire seront ceux qui refuseront l’impôt et le service militaire, ne voteront pas, ne prêteront pas serment, n’iront pas en justice, Tolstoï fut officier d’artillerie, juge de paix, mais à cinquante-cinq ans, après sa conversion, refuse d’être juré. Sa femme paie les impôts à sa place.

Il serait vain de songer à bâtir un nouvel édifice social avant la transformation de la vie morale et matérielle de chacun, sans renoncer individuellement aux vanités de la gloire et aux privilèges de la fortune. Qui prétend renouveler la face du monde doit commencer par réformer sa propre existence. Éternel précurseur, Rousseau fournit à son disciple russe le modèle d’une révolution domestique. Cet ancien apprenti graveur, au début de ses succès littéraires, sur le point d’être présenté au Roy de France et d’en recevoir une pension, fuit la Cour, vend ses habits brodés, choisit pour compagne une humble et ignorante servante d’auberge, prend le métier de copiste de musique, vit et meurt dans une médiocrité dédorée. Parti de plus haut, le boyard moscovite n’alla pas si loin. Cependant, tandis que le fier républicain genevois fréquentait exclusivement les palais des grands, l’anarchiste d’Isnaïa, vêtu en moujik, partageait la peine des paysans, labourait, moissonnait, fauchait et fanait en leur compagnie. Il voyait dans le travail manuel et le retour à la terre deux conditions indispensables de la rénovation humaine.


« Tout ce que je viens de dire peut être ramené à cette vérité simple, indiscutable et accessible à tous : pour que la bonne vie se généralise, il faut que les hommes soient bons. Quant au moyen de réaliser ce but, il n’en est qu’un : c’est que chacun de nous s’efforce à être bon. » (Le Grand Crime, Fasquelle, p. 225).

L’amour et la bonté : la théorie et la pratique de l’enseignement tolstoïen. Aimer même son ennemi, c’est-à-dire ne pas avoir d’ennemis, ne se connaître que des frères : heureux ou malheureux, sages ou égarés, ignorants ou éclairés. Être bon, c’est-à-dire faire aux autres ce que vous voudriez qu’ils vous fissent, partager leurs joies, soulager leurs peines, les aider et les secourir.

Les écrits de Tolstoï respirent la bonté, l’amour, cette solidarité profonde qui unit les hommes sous les divergences apparentes. Son activité pédagogique en est imprégnée, et les documents publiés (Sur l’Instruction du Peuple et Articles pédagogiques. Tomes XIII et XIV des Œuvres complètes, Stock) sur l’école d’Isnaïa-Poliana livrent de délicieux cantiques à la gloire de l’enfance. Pour bien instruire les jeunes, il faut les connaître, les laisser libres et surtout les aimer. Et l’instituteur improvisé appliquait la bonne méthode puisque durant la classe, les élèves s’accrochaient au dossier de sa chaise et, pendant les promenades, se disputaient sa main.


L’étude de la vie et de l’œuvre de Tolstoï laisse à celui qui l’entreprit un sentiment émouvant : celui d’avoir rencontré et aimé un grand écrivain, un puissant analyste, un apôtre inspiré, un sincère anarchiste, un homme. — F. Elosu.


TOTEM, TOTEMISME n. m. Ce mot quelque peu barbare est, de nos jours, presque tombé en désuétude. Il n’éveille, en nous, que de très vagues idées et de vieilles images. Le visiteur d’une Exposition Coloniale jette, en passant, un regard amusé sur des poteaux naïvement sculptés où les têtes grimaçantes se superposent à des pyramides d’animaux. D’une polychromie brutale, ils se dressent, plantés de travers dans l’herbe, devant les portes des cases. Sait-on que ce sont là les emblèmes de la plus vieille religion que l’humanité ait conçue et pratiquée ?


Le grand sociologue Freud a publié récemment une étude (Totem und Tabu) où il traite avec l’autorité qu’on lui reconnaît de la question du « Totémisme ».

Depuis quelque temps, en effet, les démopsychologues s’occupent beaucoup des origines du Totémisme. Il faut d’abord le définir.

Le Totémisme est une institution religieuse adoptée par les peuplades sauvages ou à demi sauvages de l’Australie, de la Polynésie et de l’Amérique du Nord, sans compter l’Inde et l’Afrique. Le mot « Totem » a été rapporté par Longsin en 1791, qui le trouva chez les Peaux-Rouges. Pourquoi les savants, aujourd’hui, s’intéressent-ils tant aux institutions sauvages du Totem ? C’est assurément parce qu’ils espèrent en tirer profit pour l’étude de l’essence et de l’histoire de l’esprit humain. Mais voyons.

Les tribus des sauvages se divisent en clans dont chacun est nommé par son « Totem », qui est généralement un animal, comme l’éléphant, l’hippopotame, rarement par une force de la nature, comme l’eau, la pluie, le vent, etc…

Le Totem est considéré comme le progéniteur et le génie tutélaire de tous les hommes du clan ; c’est lui qui transmet les oracles. Quiconque tue ou détruit un Totem, ou mange de sa chair, reçoit une punition, mais automatiquement.

Mais, de temps en temps, dans certaines fêtes, les hommes du clan se livrent à des danses qui imitent les mouvements caractéristiques du Totem. Ces fêtes se terminent par l’immolation du Totem, dont tous les membres du clan mangent crus la chair, le sang et les os. Le crime collectif est ensuite réparé par des regrets et des pleurs publics. À ce deuil collectif succède une période de joie effrénée et d’orgies pendant laquelle tous les individus se croient sanctifiés par l’ingestion même de la chair du Totem, et autorisés à se permettre toute licence et à satisfaire tous leurs instincts.

Puis la vie reprend, normale, les instincts des sauvages étant contenus par l’habitude et par une discipline parfois sévère.

Le nouveau Totem redevient sacré : défense de le tuer ; défense aussi aux hommes du clan d’épouser une femme du même clan, car hommes et femmes se considèrent comme les enfants du Totem et comme ayant entre eux une parenté étroite qui défend le mariage et ordonne l’exogamie. L’homme qui transgresse cette loi est poursuivi et tué impitoyablement ; la femme, considérée comme incestueuse, est frappée à coups de pointe jusqu’à la mort.

La paternité du Totem est prise très au sérieux et ne permet pas l’inceste. Un homme du clan qui a pour Totem le « kangourou » épouse, par exemple, une femme du clan de Totem « hémou » ; elle a des fils qui sont tous « hémou », selon la loi « totémique » : aucun de ces fils ne pourra épouser une femme « hémou ». Celui qui a commis un inceste est puni par les hommes du clan. Celui auquel il arrive de tuer un Totem l’est automatiquement — nous l’avons dit — par une force mystérieuse emprisonnée en lui, car le Totem est « tabou », mot purement polynésien qui rappelle le mot « sucer » des Romains, le mot « aghios » des Grecs, le mot « kadosh » des Juifs.

Sans aller plus loin, retenons que le tabou (voir ce mot) représente l’interdiction d’un acte que chacun serait bien tenté d’accomplir. Mais une défense n’est pas absolument inviolable. Une courageuse rébellion peut vaincre la puissance du tabou ; alors, celui qui réussit devient « tabou » lui-même, c’est-à-dire sacré en lui-même et dangereux pour les autres. Et la pénitence que subit celui qui a violé une prescription tabouique est, on une renonciation à un bien ou une renonciation à une liberté, le tabou étant en somme une fonction. Mais c’est aussi la perception intérieure d’une condamnation pour la satisfaction d’un désir que, seul, et sans l’intervention des forces extérieures provenant de l’autorité de prêtres ou de chefs, on serait incapable de réprimer.

Mais on est loin d’être d’accord sur la complète signification du « totémisme ». Pour quelques-uns, l’institution totémique aurait été une espèce de société coopérative magique (la Cooperative magie, de Fraser) de production et de consommation. Tout clan, en ménageant son propre tabou, se serait donné la charge, en face d’un autre clan, de pourvoir à une large production d’un aliment déterminé. D’autres ont vu, dans l’animal « Totem », une des métamorphoses de l’âme humaine, etc…

Quant au tabou, c’est de toute évidence, une défense que, sans s’en rendre compte, se fait l’individu à lui-même, alors qu’il formule un désir. Ce conflit entre ces deux oppositions conférerait aux personnes et aux objets tabouiques ce caractère double, démoniaque qui, malgré la menace d’une peine, induit l’homme en tentation. De là naît inévitablement le sentiment de la faute dont la punition est constituée par le regret, le remords, le désespoir. C’est, clairement, le sentiment de la conscience naissante.

Freud, dans l’ouvrage que nous avons cité, donne une interprétation psychanalytique de l’institution totémique. Il se base sur la fable d’Œdipe dont il voit le crime réprouvé par les premiers sauvages ; il voit une concordance entre la mésaventure d’Œdipe et les deux préceptes tabouiques : ne pas tuer le Totem, père naturel du clan, et ne pas s’accoupler avec des femmes de même parenté.

Le totémisme est donc une étape dans la marche de la civilisation. Il faut y voir une institution sociale destinée à empêcher chez les sauvages, héritiers immédiats des peuples primitifs, la répétition du crime contre le père, la répétition du double aime d’Œdipe.

L’animal « Totem » est le père et le despote du clan.

Freud continue à plonger son regard plus avant chez les hommes « prétotémiques », dans les ténèbres d’une époque, déjà vaguement explorée par Darwin, antérieure aux dieux et aux héros. Il serait périlleux de l’y suivre. — J.-A. May.


TRADITION n. f. (du latin traditio, action de transmettre). Idées, croyances, sentiments, façons d’agir et de se comporter peuvent se transmettre d’un individu à l’autre, comme aussi de génération en génération. La parole, l’écriture, l’art sous toutes ses formes, l’instruction et l’éducation, la contrainte exercée sur leurs membres par les collectivités, l’imitation inconsciente ou volontaire contribuent à cette transmission qui, bien comprise, permettrait à l’espèce humaine d’accroître indéfiniment ses richesses intellectuelles et son savoir-faire. Nul progrès ne serait possible, si chaque inventeur ne bénéficiait des découvertes faites par ses prédécesseurs, si chaque génération ne recevait un bagage déjà lourd des générations précédentes. Grâce à la tradition, « l’humanité peut être considérée comme un seul homme qui subsiste toujours et qui apprend continuellement. »

Mais cette mémoire collective est dépourvue du pouvoir créateur qui permet à notre espèce de dépasser sans cesse le présent ; elle se borne, comme la mémoire individuelle, d’enregistrer des faits ou des attitudes, sans intervenir pour les modifier. Si elle consacre les conquêtes de l’esprit, en le dispensant de recommencer constamment les mêmes opérations ou les mêmes actes, elle n’est pas le primitif artisan de ces conquêtes. Sans le contrepoids d’une volonté hardie et d’un continuel besoin de nouveauté, elle immobiliserait les peuples comme les individus dans une routine rapidement mortelle. Fort utile, indispensable même à titre de servante, elle sombre dans un automatisme irréfléchi, dans une banalité stupide et machinale, dès qu’elle règne en maîtresse. Essentiellement conservatrice par nature, la tradition vaut seulement comme tremplin pour des envols plus audacieux. Sous peine d’entraver fâcheusement la marche en avant de l’humanité, elle ne doit en aucune manière abolir l’esprit d’initiative et le goût de l’effort.

En aucun cas, la tradition ne saurait donc être érigée en suprême règle du savoir ou de l’action, ainsi que le prétendent de trop nombreux contemporains. Dépourvue des incomparables mérites, des mystérieuses vertus que lui accordent de pseudo-philosophes et des écrivains charlatans, elle a besoin d’être soumise au contrôle de l’expérience et de la raison. Une erreur ne se transforme point en vérité du fait qu’elle a cours depuis très longtemps ; une institution injuste, un préjugé inhumain ne cessent pas d’être condamnables en devenant millénaires. La valeur intrinsèque d’un acte ou d’une idée reste indépendante et de son lieu d’origine et de la date de naissance. Certaines pratiques barbares, en honneur chez les sauvages, remontent probablement à l’époque préhistorique ; et les plus cruelles habitudes des Hindous et des Chinois sont bien antérieures à l’ère chrétienne. Elles n’en sont pas moins absurdes et dangereuses, la répétition ne pouvant suffire à légitimer un acte inique en soi ou déraisonnable.

Les apologistes des anciennes coutumes, les thuriféraires patentés du bon vieux temps se bornent d’ailleurs, dans l’ensemble, à prôner la Tradition, avec la stupide ingénuité du dévot qui adore sans chercher à comprendre. A tout propos et hors de propos, ils répètent ce grand mot sonore dont ils seraient incapables de préciser la vraie signification. Quelques penseurs, s’appuyant sur les chimères de la théologie, ont voulu en faire le canal essentiel d’une primitive et divine révélation ; en parlant du traditionalisme, nous noterons l’échec complet de leur tentative. Du point de vue rationnel et scientifique, la tradition n’est qu’un instrument trop souvent infidèle qui permet à la pensée réfléchie de fixer, dans la mémoire collective d’un groupe, les résultats de ses investigations. En faire une divinité dont les oracles infaillibles tranchent toutes les difficultés, c’est méconnaître complètement et sa vraie nature et les étroites limites de ses possibilités.

Chez les catholiques, la tradition joue un rôle de premier ordre. Papes et conciles l’invoquent à l’appui de leurs dires, quand ils ne trouvent rien dans la Bible qui légitime leurs élucubrations. Elle renferme le dépôt de la révélation au même titre que les Livres Saints, assurent les théologiens de Rome. L’Évangile ne contient pas une phrase permettant de justifier la croyance à la virginité de Marie, à sa conception immaculée, à l’existence du purgatoire et à beaucoup d’autres dogmes ; mais une tradition remontant jusqu’aux apôtres servirait de base, paraît-il, à ces pieuses affirmations de la foi catholique. Et comme des érudits déclarent, avec preuves à l’appui, que les premiers chrétiens ignoraient totalement la plupart de ces dogmes, on parle d’une tradition purement orale, n’ayant laissé aucune trace écrite durant de très longs siècles. Moyen peu honnête mais fort commode d’esquiver les innombrables objections faites par les historiens sérieux. Avec une tradition aussi fuyante, aussi instable, le pape a beau jeu pour décréter n’importe quel dogme pouvant favoriser son prestige ou ses finances. Aux formules d’autorité le protestantisme a préféré le principe du libre examen et c’est aux seuls textes inspirés qu’il demande de nourrir sa foi.

Dans maintes loges, la tradition maçonnique est aussi l’objet d’un respect superstitieux. Cette tradition n’implique d’ailleurs aucune continuité au point de vue soit politique, soit anticlérical, soit philosophique. En France, la franc-maçonnerie s’est ralliée successivement à Napoléon Ier, à Louis XVIII et à Charles X, à Louis-Philippe, à la République de 1848, au second Empire, à la troisième République pendant le seul XIXe siècle. Son anticléricalisme ne date que des derniers lustres de ce même XIXe siècle ; il lui valut, à bon droit, de profondes sympathies de la part des esprits indépendants ; ce fut, pour cette association, une période glorieuse. Mais cet anticléricalisme disparut dès 1914 ; il faut la mauvaise foi des théologiens catholiques pour ne pas reconnaître que la franc-maçonnerie est aujourd’hui l’alliée des religions plus que leur ennemie. Joseph de Maistre, qui fut un haut dignitaire de la franc-maçonnerie au début du XIXe siècle, aurait sa place toute marquée dans certaines loges du XX- siècle. Au point de vue philosophique, nous constatons de même de perpétuelles variations ; une vague religiosité, un spiritualisme assez imprécis, voilà ce que l’on retrouve le plus habituellement. Par contre, la tradition maçonnique transmet avec un soin jaloux les rites et les symboles qui intriguèrent si longtemps les profanes. Dans un groupement ne disposant ni d’un plan d’ensemble, ni d’un credo uniforme, formules et signes traditionnels ont, en effet, l’avantage d’assurer une certaine continuité.

Aussi bien à gauche qu’à droite, les aigrefins de la politique invoquent très volontiers la tradition. Nos radicaux parlent des jacobins et de 1793 ; ces avortons pourris, ces courtiers marrons du parlementarisme se donnent des allures de Conventionnels, afin de mieux tromper les gogos. Mais leur énergie ne s’exerce que contre les travailleurs ; à l’égard des banquiers, des généraux réactionnaires, des cléricaux influents, ils sont d’une platitude qui écœurerait un Robespierre. Ce ne sont pas des jacobins, ce sont des comédiens, et de mauvais comédiens seulement. Quant à la tradition royaliste, invoquée chaque jour par l’Action Française, elle inspire un insurmontable dégoût à quiconque étudie avec impartialité l’histoire des Capétiens. Des lubriques sanguinaires, des crétins orgueilleux, de véritables monstres au point de vue moral et humain, voilà ce que furent généralement les anciens rois. Et leurs modernes rejetons, héritiers des tares ancestrales, sont la proie d’instincts sadiques. Sous des habits rutilants ils cachent un corps usé par de précoces débauches, ou miné par les maladies que leur léguèrent de glorieux ancêtres. Aujourd’hui comme autrefois, la plupart des trônes sont occupés par de vrais fumiers ambulants. Ne soyons pas surpris qu’une tradition de ce genre soulève l’enthousiasme de Maurras et de Léon Daudet.

Pour comprendre à quels méfaits conduit le culte de la tradition, rappelons, en terminant, l’exemple de l’ancienne Chine. Totalement subordonné au sentiment de solidarité qui le rattachait à sa famille et à ses ancêtres, le Chinois rejetait comme sacrilèges toute innovation et tout progrès. Télégraphe, chemin de fer, etc… n’étaient que des inventions diaboliques puisque ses aïeux ne les connaissaient pas. La routine régnait sans contrepoids dans le Céleste Empire. Or, ces belles maximes ont valu au peuple chinois des malheurs et des souffrances qui le font plaindre par le reste du globe. Mais ceux qui prônent, chez nous, les bienfaits de la tradition oublient toujours de nous parler de la Chine. — L. Barbedette.


TRADITIONALISME Ceux qui prônent la tradition manquent habituellement d’esprit critique et s’abstiennent de fournir un exposé philosophique et cohérent de leurs idées. Les arguments qu’ils invoquent sont d’ordre historique ou sentimental ; de préférence, ils se cantonnent même dans le domaine des dissertations littéraires ou des récits de pure imagination. Néanmoins, un petit nombre de penseurs, plus soucieux de servir les classes possédantes que la vérité, ont cherché à donner une base solide au culte de la tradition. Comme ils ne pouvaient justifier leur système par l’expérience ou la raison, ils ont eu recours à une métaphysique mêlée de théologie, qui, parfois, confine à la pure et simple divagation. D’où le traditionalisme, doctrine implicitement contenue déjà dans les écrits de Joseph de Maistre, et dont le vicomte de Bonald donna l’exposé le plus méthodique et le plus complet.

Joseph de Maistre fut un écrivain vigoureux, mais un très piètre philosophe. Ce théocrate enragé prétend que « nulle langue n’a pu être inventée ni par un homme, qui n’aurait pu se faire obéir, ni par plusieurs qui n’auraient pu s’entendre. » Aussi rabaisse-t-il la raison au profit de la théologie. Son système, s’il est permis d’appeler ainsi l’ensemble des thèses qu’il développe avec le plus de prédilection, n’a rien d’original ; il pousse seulement à l’exagération quelques idées chères à tous les catholiques orthodoxes. L’homme, affirme-t-il, mérite les malheurs qui l’accablent car il est coupable. Adam et Eve ayant désobéi à Dieu, leurs descendants ont hérité d’une nature foncièrement mauvaise et corrompue : d’où la nécessité de châtiments impitoyables ; d’où l’obligation de répandre à flots le sang humain. Et Joseph de Maistre fait l’apologie de la guerre, du bourreau, des grandes catastrophes qui terrifient les peuples, de toutes les tortures infligées à l’individu par la nature ou la société. Absolutiste féroce, il veut les sujets prosternés devant leur souverain ; aussi parle-t-il.avec horreur de la Révolution française. Fervent catholique, bien que franc-maçon, il a fait, en termes invraisemblables, l’éloge de l’Inquisition et des Papes, que l’on doit considérer comme infaillibles. En un mot, il s’est fait le champion de la tradition catholique dans ce qu’elle a de plus absurde et de plus inhumain.

Moins éloquent que Joseph de Maistre, le vicomte de Bonald est plus méthodique. C’est dans l’origine surnaturelle de la parole qu’il cherche le fait primitif capable de servir de base aux vérités métaphysiques. Selon lui, l’invention du langage est au-dessus des forces humaines ; elle supposerait, en effet, une intelligence très développée, et ce développement de l’esprit n’est, lui-même, possible que grâce à la parole : « Il est nécessaire, écrit-il, d’avoir l’expression de la pensée pour penser, car l’homme pense sa parole avant de parler sa pensée. » Sans la parole, l’idée ne pourrait pas même être conçue : « Notre entendement est ce lieu obscur où nous n’apercevons aucune idée, pas même celle de notre propre intelligence, jusqu’à ce que la parole humaine, dont on peut dire aussi, comme de la parole divine, qu’elle éclaire tout homme venant en ce monde, pénétrant jusqu’à notre esprit par le sens de l’ouïe, porte la lumière au sein des ténèbres et donne à chaque idée, pour ainsi dire, la forme et la couleur qui la rendent perceptible pour les yeux de l’esprit. » En conséquence, le langage suppose une révélation primitive, un commerce direct du créateur avec sa créature ; c’est un don de dieu. Et, par son intermédiaire, les générations successives reçoivent les idées métaphysiques, morales, sociales, qui permettent aux collectivités de subsister : « Nous les retrouvons toutes et naturellement dans la société à laquelle nous appartenons et qui nous en transmet la connaissance en nous communiquant la langue qu’elle parle. » Ainsi l’homme, radicalement incapable d’inventer quoi que ce soit, se borne à dissocier et à combiner les idées qui lui sont transmises grâce à une tradition remontant jusqu’à ses premiers pères. Ce système théologico-métaphysique permit à l’auteur de légitimer le despotisme dans l’ordre politique et l’intolérance en matière de religion. Il suscita de vifs enthousiasmes sous la Restauration ; depuis longtemps son influence est nulle au point de vue religieux, même dans les milieux catholiques.

Le traditionalisme a trouvé d’autres défenseurs, dont les conceptions diffèrent beaucoup de celles que professait de Bonald. Citons l’abbé Bautain, Bonnetty, le père Ventura. Bautain déclare la raison impuissante à découvrir la vérité. Il s’efforce de le prouver par l’histoire des systèmes philosophiques et refuse en outre d’admettre que les premiers principes nous sont transmis par l’intermédiaire du langage. « Tout ce qui est humain, écrit-il, est contestable, variable, incertain. » C’est à la révélation chrétienne, à la foi (d’où le nom de fidéisme donné à ce système), qu’il faut s’adresser d’abord ; la raison n’interviendra utilement que plus tard : « La parole sacrée doit fournir au vrai philosophe les principes, les vérités fondamentales de la sagesse et de la science ; mais c’est à lui qu’il appartient de développer ces principes, de mettre ces vérités en lumière ; en d’autres termes, de les démontrer par l’expérience, en les appliquant aux faits de l’homme et de la nature, donnant ainsi à l’intelligence l’évidence de ce qu’elle avait d’abord admis de confiance ou cru obscurément. » S’appuyant de la sorte sur la Bible, Bautain distinguera l’esprit psychique et l’esprit physique de la nature, qui s’associent tous deux pour donner l’esprit du monde. Chez l’homme, il découvrira aussi un esprit physique et un esprit intelligent qui, en s’unissant, donneront un esprit intermédiaire, la raison. Les auteurs ecclésiastiques eux-mêmes déclarent son système extravagant. Bonnetty et le père Ventura ont des idées fort proches de celles de Bautain concernant le rôle de la révélation, mais n’admettent ni sa métaphysique, ni sa psychologie. Dans son Essai sur l’Indifférence, Lamennais se rapproche du traditionalisme par sa théorie du sens commun. La raison individuelle est radicalement incapable, assure-t-il, de découvrir la vérité ; elle ne peut s’élever qu’à une certitude de fait, purement instinctive. Mais la raison collective et le consentement universel du genre humain, qui est sa manifestation essentielle, nous mettent en possession des vérités dont notre esprit a besoin. Dans la tradition catholique nous trouvons la forme la plus pure de ce sens commun, de cette raison générale qui, hors de l’Église romaine, est corrompue ou déformée par des erreurs et des préjugés sans nombre. Après sa condamnation par le pape et sa rupture avec Rome, Lamennais modifiera profondément ses conceptions. Dans son Essai d’une Philosophie, où il expose un panthéisme hétérodoxe, il réhabilite la raison personnelle et néglige la tradition ainsi que l’autorité.

Solennellement condamné en 1870 par le Concile du Vatican, le traditionalisme philosophique n’est plus enseigné dans aucune école catholique. Mais il existe toujours un traditionalisme politique qui compte de nombreux partisans. Pour s’en convaincre, il suffit d’examiner les doctrines professées par les écrivains d’Action Française, et plus spécialement par Charles Maurras, son principal théoricien. Ce dernier, qui se proclame un clérical athée, reprend les arguments de Joseph de Maistre et du vicomte de Bonald, mais il les sécularise et leur donne une teinte moderne. Les hommes ne peuvent faire la loi, disait de Bonald, puisqu’elle doit réprimer leurs passions ; autant vouloir « que la digue naisse du torrent ». Ch. Maurras affirme, dans un langage un peu différent, que chaque individu étant disposé à sacrifier l’intérêt général de la nation à son intérêt personnel, c’est un non-sens de vouloir fonder l’autorité sur le consentement du peuple. Dans la conscience d’un roi, au contraire, l’intérêt dynastique se confond avec l’intérêt personnel ; d’où une affinité naturelle entre le bien public et l’hérédité du pouvoir. Touchant la nécessité d’une hiérarchie sociale inégalitaire, de Bonald invoquait l’existence de lois fondamentales qui découlent de l’immuable volonté du créateur : « Les hommes, êtres semblables, mais non égaux de volonté et d’action, sont tous, par le fait seul de cette similitude et de crue inégalité, dans un système ou un ordre nécessaire de volontés et d’actions appelé société ; car, si l’on suppose égalité de volonté et d’action dans les êtres, il n’y aura plus société. » Ch. Maurras critique de même la notion d’égalité, mais au nom de l’hérédité, de la différenciation des éléments sociaux, et de la concurrence qui fait triompher les plus aptes : « Il faudrait nous conduire autrement si notre univers était construit d’autre sorte et si l’on pouvait y obtenir des progrès d’une autre façon. Mais tel est l’ordre… Contredire ou discuter l’ordre est perdre son temps. » D’une façon générale, d’ailleurs, les néo-monarchistes font étalage d’une pseudoscience qui n’est qu’un tissu d’erreurs et de fantaisies. « La solution monarchiste, dira Paul Bourget, est la seule qui soit conforme aux enseignements les plus récents de la science. » Et, dans plusieurs romans, ce fossile émettra la prétention d’apporter des preuves scientifiques de cette mensongère affirmation. Ajoutons qu’à l’instar de Joseph de Maistre, bien que pour d’autres motifs, Ch. Maurras est sans pitié pour l’humanité souffrante. Il condamne la bienfaisance et la miséricorde. « Cette pitié dénaturée, écrit-il, a dégradé l’Amour. Il s’est nommé la Charité : chacun s’est cru digne de lui. Les sots, les faibles, les infirmes ont reçu sa rosée. De nuit en nuit s’est étendue la semence de ce fléau. » Parfois même il semble regretter la disparition de l’esclavage. N’en soyons pas surpris, car « la seule vraie vertu, qui est la force » résume toute sa morale. Pourtant, pas plus sous sa forme pseudo-scientifique que sous sa forme théologique, le traditionalisme ne peut être pris au sérieux. Il repose sur ces vieilles sornettes que sont les notions d’Autorité, de Gouvernement, d’Intérêt National, de Tradition. Il se ramène à un jeu idéologique, que la science positive ne confirme en aucune manière. Pour se laisser prendre aux divagations d’un Maurras, il faut n’avoir qu’un cerveau très peu apte à la réflexion. — L. Barbedette.


TRANSITOIRE (Période). Si une révolution prolétarienne insurrectionnelle avait lieu, aujourd’hui même, dans nos pays, et que toutes les autorités constituées fussent, par elle, anéanties, deviendrait-il pratiquement possible, par ce seul fait, d’instaurer sans délai, sur les ruines de l’ordre ancien, une organisation sociale communiste-anarchiste, c’est-à-dire une organisation viable, n’ayant recours, pour se maintenir, à aucune forme de contrainte — police, armée, gouvernement, ou autre — et dans laquelle, la propriété ayant été abolie, la consommation serait libre et gratuite, la production assurée, sans rémunération aucune, par le simple jeu des libres initiatives ?

Répondre, sans ambiguïté ni réticences, par l’affirmative, c’est se prononcer nettement pour le communisme anarchiste révolutionnaire. Prétendre que les circonstances de la vie sociale actuelle, au triple point de vue des ressources économiques, de l’éducation des masses, et de l’état des mœurs, sont tellement peu en rapport avec les conditions, matérielles et morales, indispensables à un essai de ce genre, que l’on n’en saurait attendre d’autre résultat qu’un désordre inouï, rapidement suivi d’une répression sanglante, c’est reconnaître, en conformité des thèses socialistes communistes, qu’entre la phase insurrectionnelle, destructive, de la Révolution, et l’accomplissement intégral de son programme, il pourra être nécessaire de faire face aux exigences d’une « période transitoire », réglementée, dirigée, comportant des sanctions et des institutions de défense, pour la sauvegarde et l’extension des conquêtes révolutionnaires, en l’attente du jour où l’universalisation d’une vie sociale communiste, et le développement des consciences individuelles, ainsi que des habitudes collectives, auront rendu inutiles ces mesures.

La question est d’importance capitale. Au point de vue de la doctrine révolutionnaire, dans ses applications immédiates et pratiques, en elle réside la principale frontière qui sépare, dans le mouvement d’émancipation du prolétariat, les éléments anarchistes communistes des éléments socialistes, considérés dans leur ensemble, sans distinction de partis. Elle s’impose à l’attention de tous ceux qui, à un titre quelconque, ne se désintéressent ni de l’avenir social, ni même de ce que pourraient nous réserver, d’un instant à l’autre, désirés ou non, des événements décisifs. En effet, si de tels événements devaient, dans un temps prochain, se produire sans que, à défaut d’une solution unique, un accord fût intervenu, sur ce point, entre les diverses fractions révolutionnaires, les conséquences d’une pareille division pourraient être de la plus haute gravité, en causant, dès le début, au sein des forces insurrectionnelles, des compétitions sanglantes, pour le plus grand profit de l’ennemi commun.

Pour qu’une insurrection fût de nature à faire « table rase » du passé, et organiser, d’emblée, sans contrainte aucune, une société communiste anarchiste, il faudrait de toute nécessité : 1° Que le mouvement révolutionnaire n’eût pas été seulement national, mais mondial ; 2° Que dès la fin de l’insurrection, l’ordre nouveau, non seulement ne comptât plus d’ennemis d’aucune sorte, mais qu’il bénéficiât de l’adhésion quasi universelle du genre humain ; 3° Que les ressources alimentaires et, d’une façon générale, tout ce qui est nécessaire à l’existence d’une société moderne, fussent en quantité très supérieure aux exigences de la consommation ; 4° Que les citoyens de la nouvelle république, éduqués déjà selon des formules rationalistes et scientifiques, fussent exempts des instincts de domination, comme de servitude et de barbarie, qui, durant des millénaires, furent cause d’inégalité, de souffrance et de meurtres, dans l’histoire des précédentes générations.

Un concours aussi favorable de circonstances n’est pas impossible en soi. Mais il ne s’est encore jamais présenté, et il apparaît à échéance plutôt lointaine. Jusqu’à présent, les foyers d’insurrection sont demeurés localisés ; les révolutions victorieuses, alors même que leurs objectifs étaient incomparablement plus modestes ont eu à faire face à nombre de difficultés, notamment à vaincre par les armes la coalition des puissances demeurées fidèles au passé, comme ce fut le cas de la Révolution française, de la Révolution russe, de la Commune de Paris. Etant donné que le plus grand nombre des chances est, de nos jours, pour qu’il en soit encore de même, à la première occasion, la prudence comporte, sans qu’il soit imposé à l’avenir des directives absolues, de se prémunir contre ce qui a le plus de probabilité d’exister.

Un suffisant concours de circonstances n’étant pas encore réalisé, et la guerre civile éclatant néanmoins, quelle sera la tactique anarchiste communiste révolutionnaire pour demeurer, à la fois, conséquente avec elle-même, et en rapport avec les exigences de la situation ? Conscients de l’impossibilité matérielle de réaliser pleinement leur idéal, les anarchistes communistes révolutionnaires s’acharneront-ils à détruire, quand même, à l’encontre de toute logique, les barrières opposées par d’autres aux menées de la contre-révolution, sous prétexte que ces mesures, pourtant indispensables, sont incompatibles avec les données essentielles de leur philosophie abstraite ? S’abstiendront-ils, plus sagement, de s’immiscer dans les conflits violents, chaque fois qu’ils estimeront que ce qu’ils en pourraient retirer n’est pas en proportion de ce qu’ils y pourraient perdre ? Ou bien, ce qui serait préférable encore, pratiqueront-ils, à l’égard de révolutionnaires plus réalistes, une tactique de soutien, en l’attente de conditions sociales plus en rapport avec leurs projets ?

Il serait de la plus grande utilité d’être fixé sur la question de savoir si les espérances de liberté élargie, ou de bien-être accru, que comporte toute insurrection prolétarienne, même limitée dans ses possibilités immédiates, doivent être sacrifiés à des principes intangibles, fixés hors du temps et de l’espace, ou bien si, au contraire, les principes ne doivent pas être, en considération de la relativité des circonstances, d’utiliser, sans préjugé, en faveur du progrès humain, jour par jour, tout ce qui est susceptible de le favoriser ?

La formule : « de chacun selon ses forces, à chacun selon ses besoins », est inspirée par de nobles sentiments. Du point de vue de la morale pure, on ne peut trouver mieux. Cependant si, comme il arrive fréquemment, une insurrection éclate dans une période de disette et de troubles, alors que le rationnement s’imposerait, et que les usines devraient fournir à plein rendement, commettra-t-on l’irréparable imprudence de faire de cette formule la règle de la production et de la consommation ? Si, comme c’est, hélas, fort probable, les citoyens — ceux que nous voyons, en nombre excessif, se précipiter à l’assaut des voitures publiques, sans égard pour les femmes, les vieillards et les enfants — n’ont pas cette conscience de respecter d’eux-mêmes la règle temporaire ou rationnement, abandonnera-t-on au pillage des plus forts les stocks alimentaires, plutôt que de faire garder ceux-ci par des hommes en armes, sous prétexte qu’il ne faut pas user d’autorité ? Le mouvement insurrectionnel demeurant localisé, et la Révolution trouvant en face d’elle, au lendemain de ses premières victoires, la Sainte-Alliance des nations demeurées soumises aux grandes sociétés financières, à l’Église, et aux états-majors impérialistes, abandonnera-t-on la lutte, en plein succès, s’exposera-t-on bénévolement au massacre et aux persécutions, plutôt que de résister militairement aux frontières ? Et, si l’on prend le parti de se défendre militairement, ne découvrira-t-on pas alors qu’il serait vain, dans une guerre du XXe siècle, de recourir à des bandes de volontaires, sans cohésion ni directives sérieuses, et que le seul moyen de se défendre utilement est dans la constitution d’effectifs disciplinés, pourvus d’un matériel suffisant ? Si l’on admet l’opportunité de tels recours, que devient la philosophie de l’action anarchiste ? Si on ne la reconnait pas, quel sera le sort de la Révolution sociale ?

L’argument dilatoire qui consiste à déclarer que nul n’étant capable de prophétiser, nul ne sachant quand et comment se déclenchera la prochaine révolution, il serait téméraire de tracer à son égard, dès à présent, un plan d’action quelconque, est un argument captieux, mais sans valeur positive. Prévoir n’est pas prophétiser, mais se mettre en garde contre la surprise d’événements possibles, dont la nature est connue, et dont rien ne permet de nier la réapparition, d’un jour à l’autre. Les faits révolutionnaires ne sont pas du domaine des constatations vagues, imprécises. L’histoire en foisonne. Certains se sont passés sous nos yeux, depuis moins de vingt ans, et qui comptent parmi les plus graves. Les conditions dans lesquelles ils se produisent, pour ne pas être identiques, ne sont pas tellement contradictoires, et mystérieuses, qu’il n’en soit pas fait état, au même titre que de n’importe quelle autre source d’expérience. Or, sans rien nier, à l’avance, de ce qui pourrait être, et en faisant la part de l’imprévu, il y a lieu, pour tout homme raisonnable, de prendre en considération, d’abord, l’enseignement de ce qui a été.

Se basant sur l’expérience acquise, il y a lieu de supposer que, si une insurrection communiste anarchiste se produisait, de nos jours, sur un point quelconque du globe, et si elle y obtenait la victoire sur les forces gouvernementales — ce qui n’est qu’une première étape de la Révolution, et peut-être la plus facile à réaliser — elle n’en serait pas moins, à bref délai, en présence de ce double dilemme : s’imposer à ses adversaires de l’extérieur, comme à ceux demeurés à l’intérieur, ou disparaître sous leurs coups ; instaurer la nouvelle société, avec toutes les mesures de défense appropriées à la situation, ou sombrer dans un désordre économique sans précédent.

Ma conclusion est la suivante : Une société communiste-anarchiste ne peut être le produit d’un hardi coup de main, jetant à bas quelques puissances despotiques. Elle ne peut être considérée, selon toute vraisemblance, que comme l’aboutissement lointain d’une évolution considérable des masses, au triple point de vue des mœurs, de l’intelligence, et du régime économique, évolution dont il n’appartient à personne de brûler à volonté les étapes, mais dont un certain nombre de secousses brutales, et des dispositions transitoires, sont susceptibles de favoriser la marche. Tant que cette évolution, coupée ou non par des catastrophes révolutionnaires, ne sera pas un fait accompli, le rôle des anarchistes qui ne voudront pas se mettre dans le cas d’être obligés de recourir aux méthodes du socialisme communiste, mais demeurer fidèles à leurs principes, sera nécessairement limité à la culture individuelle, et l’éducation, c’est-à-dire la lutte contre les superstitions et les préjugés, à la lumière du libre-examen, sans dogmatisme étroit. Ce rôle n’est pas dépourvu d’intérêt. Il n’est pas négligeable, en effet, que, dans le mouvement social actuel, qui semble devoir enliser dans le collectif toutes les initiatives hardies et les caractères d’exception, des hommes demeurent en marge des embrigadements, pour la sauvegarde des libertés non déraisonnables, grâce auxquelles a été édifié, dans le labeur des grands ouvriers de la pensée, tout ce qu’il est de bon et de beau dans le monde. — Jean Marestan.

TRANSITOIRE (Période). Dans l’étude que j’ai consacrée à la « Révolution Sociale » et, notamment, dans la partie de cette étude qui a pour objet d’examiner ce qu’on qualifie de « période transitoire » (pages 2389-90-91), j’ai, par avance, répondu à l’article qui précède celui-ci. Je ne m’attarderai donc pas à opposer dans le détail ma conception de la dite période transitoire à celle de mon ami et collaborateur Jean Marestan.

Je me bornerai à quelques remarques et observations dans le but d’attirer l’attention du lecteur sur certains points d’importance.


Première observation. — L’article de Marestan débute ainsi : « Si une révolution prolétarienne insurrectionnelle avait lieu aujourd’hui même, dans notre pays, et que toutes les autorités constituées fussent, par elle, anéanties, deviendrait-il pratiquement possible, par ce seul fait, d’instaurer sans délai, sur les ruines de l’ordre ancien, une organisation sociale communiste anarchiste, c’est-à-dire une organisation viable, n’ayant recours, pour se maintenir, à aucune forme de contrainte — police, armée, gouvernement, ou autre — et dans laquelle, la propriété ayant été abolie, la consommation serait libre et gratuite, la production assurée sans rémunération aucune, par le simple jeu des initiatives ? »

Étant donné que c’est à cette question et à la réponse qu’il sied de lui faire que l’article de Marestan est, quant au fond, d’un bout à l’autre, consacré, il convient, avant tout, de se demander si c’est bien dans ces termes que le problème doit être posé. Et, sans hésitation, j’affirme que les données du problème à résoudre étant totalement faussées, la solution du problème lui-même est fatalement condamnée à subir toutes les erreurs qui en sont la suite.

L’auteur du précédent article confond un peu légèrement un mouvement insurrectionnel victorieux avec ce que les Anarchistes entendent par la Révolution Sociale. Dans l’état actuel des choses, il se pourrait, à la rigueur — et encore !… — qu’une insurrection prolétarienne éclatât et renversât les Pouvoirs établis. Ce pourrait être le résultat d’un coup de force parti d’en bas et exécuté, par surprise, par le brusque soulèvement en masse des travailleurs. Il se pourrait même que, dans un élan magnifique et unanime de colère et de révolte, toutes les forces révolutionnaires se rassemblassent et missent en déroute la police, l’armée, tout l’appareil de résistance dont disposent les détenteurs de l’État capitaliste. Mais il est certain qu’une telle victoire ne saurait, « aujourd’hui même », c’est à dire en 1934, comporter l’anéantissement définitif des institutions sur lesquelles reposent le Capitalisme et l’État.

Le champ destructif de toute insurrection, je dirai même de toute révolution se limite nécessairement aux objectifs visés par les inspirateurs et acteurs d’un tel soulèvement ; on peut même affirmer, à la lueur de ce qui s’est passé partout et toujours, que ces objectifs ne sont que très rarement réalisés et que les conséquences immédiates d’une révolution insurrectionnelle (je me sers, ici, des termes employés par Marestan lui-même) restent toujours en deçà du but que se sont assigné les insurgés.

Or, il n’est pas douteux que, si l’on admet l’hypothèse dans laquelle se place Marestan : « Si une révolution prolétarienne insurrectionnelle avait lieu, aujourd’hui même, dans notre pays », une telle révolution n’aboutirait certainement pas à l’anéantissement des autorités constituées, parce que : d’une part, ces autorités ne sont pas encore suffisamment discréditées et disqualifiées, elles ne se sont pas assez avérées incapables et malfaisantes ; leur ruine morale (indispensable facteur de leur ruine matérielle) n’est pas encore poussée assez loin ; et parce que, d’autre part, l’état de division qui non seulement disperse mais encore oppose les diverses fractions du prolétariat voue celui-ci à un affaiblissement voisin de l’impuissance et, par suite, rend tout à fait inadmissible la supposition, à l’heure présente, d’une révolution triomphante.

Je signale donc, sans aller plus loin, la mortelle contradiction dans laquelle est tombé mon collaborateur et à laquelle, au demeurant, il lui était interdit d’échapper, emporté et en quelque sorte aveuglé par le désir qui le possède de justifier son point de vue. Cette contradiction est flagrante.

Elle consiste : d’un côté à bâtir tout l’échafaudage de sa thèse sur la possibilité d’une Révolution entraînant « l’anéantissement de toutes les autorités constituées » — relisez le texte que je cite plus haut et qui définit les termes mêmes du problème à résoudre — et, de l’autre côté, à se prévaloir de « l’insuffisance actuelle des ressources économiques, de l’inéducation des masses et de l’état des mœurs » pour en inférer que l’anéantissement de toutes les autorités constituées conduirait inévitablement à un désordre inouï, rapidement suivi d’une répression sanglante.

Eh bien ! De deux choses l’une : ou bien il est exact que les ressources économiques sont insuffisantes, que les masses sont inéduquées et que l’état des mœurs ne cadre pas avec l’anéantissement des institutions politiques, économiques et morales qui régissent, à l’heure présente, la société et, dans ce cas, il faut abandonner, sous peine de choir dans l’invraisemblance, voire l’absurdité, l’hypothèse d’une révolution prolétarienne insurrectionnelle faisant table rase de toutes les clauses du contrat social en vigueur ; ou bien il faut prendre au sérieux cette hypothèse et, dans ce cas, il faut cesser d’invoquer l’insuffisance des ressources économiques, l’ignorance des masses et l’immoralité des foules, parce que l’anéantissement des autorités constituées présuppose, que dis-je ? exige une moralité en voie de transformation avancée, une éducation des masses poussée jusqu’à la volonté de destruction totale des institutions établies et des possibilités de production surabondantes.

La contradiction que je souligne, dès le début, vicie la thèse que je combats et lui enlève toute valeur.

Hâter l’heure à laquelle les ressources économiques atteindront un niveau plus élevé, où les masses se seront haussées jusqu’à un degré culturel suffisant, où l’état des mœurs sera prêt à s’adapter à un milieu social libertaire : tel est, à mon sens, le travail auquel se doivent tous ceux et toutes celles qui ont en vue l’instauration d’une organisation communiste-anarchiste.

Ce labeur énorme c’est celui qui, ayant pour objet de saper, d’ébranler, de ruiner peu à peu la structure sociale présente, d’en assurer aussi promptement que faire se pourra, l’effondrement total et définitif et de préparer le plan et les matériaux d’une structure sociale basée sur l’entente libre, ce labeur gigantesque, c’est celui qui répond aux nécessités de la période transitoire ; mieux : c’est la période transitoire elle-même, et tout entière.

Je ne saurais trop le répéter (voir à l’article Révolution Sociale, les pages 2388 et suivantes) cette période transitoire ne suit pas la Révolution, elle la précède, elle l’enfante. C’est d’elle que sort la véritable Révolution Sociale, toutes les autres n’étant que des avortements.

Finira-t-on par comprendre et admettre cette vérité élémentaire ?


Deuxième observation. — L’Humanité ayant, depuis des millénaires, vécu sous la férule des Maîtres qui, par la force ou la ruse, se sont imposés et qu’elle a eu la sottise et la lâcheté de subir, il est fatal que l’humanité se laisse, plus ou moins longtemps encore, aller à l’espoir qu’elle trouvera, demain, des Maîtres moins cruels, moins injustes et moins haïssables que ceux d’hier et d’aujourd’hui. Mais elle finira par ouvrir les yeux ; elle constatera que monarchie, république, fascisme, dictature, etc., sont des vocables qui s’appliquent à des formes constitutionnelles et gouvernementales variables, mais que ces divers pavillons, bien que porteurs d’étiquettes différentes, couvrent la même marchandise : oppression politique, exploitation économique, inégalité, injustice, rivalité, guerre.

Un jour viendra où, après avoir fait le jeu de tous les Partis qui se proclament prolétariens, après avoir porté au pouvoir les chefs de ces Partis, après leur avoir, en toute confiance, attribué la glorieuse mission de les affranchir et d’assurer leur bonheur, les masses laborieuses se rendront compte de l’erreur dans laquelle elles seront ainsi tombées. Elles constateront inévitablement que, capitaliste ou prolétarien, l’État et les institutions qui, forcément l’accompagnent, c’est toujours l’État, et que ce sont toujours ses institutions d’oppression, de domination, d’abrutissement, de répression, de gabegie et de servilité, corollaire fatal de tout gouvernement. Un jour viendra où les travailleurs s’apercevront que, si le troupeau qu’ils forment n’est plus tondu et dévoré par les Maîtres dont « la Révolution insurrectionnelle prolétarienne » les aura délivrés, ils n’en continuent pas moins à être le troupeau dont les nouveaux Maîtres persistent à tondre la laine et à manger la chair.

Ce jour viendra.

Anarchistes, nous en avons la certitude et notre clairvoyance en entrevoit, d’ores et déjà, l’aube. Anarchistes, nous avons la rude, ingrate, mais noble tâche d’abréger la durée de la nuit qui nous sépare encore de cette radieuse aurore. Résistances, lenteurs, difficultés, injures, persécutions, rien ne nous arrêtera dans l’accomplissement de cette tâche qui est précisément celle de la période transitoire. Aujourd’hui, cette tâche est exceptionnellement ardue ; elle cessera de l’être demain ; elle le sera de moins en moins, grâce aux événements de toute nature qui ne cessent de travailler pour nous, de confirmer l’exactitude de nos conceptions ; de faire pénétrer dans l’esprit des multitudes qui souffrent les convictions qui nous animent et les espoirs qui nous habitent ; grâce, enfin et surtout, à l’usure de tous les Partis politiques — socialistes et communistes compris — usure, c’est-à-dire discrédit et disqualification qui se poursuivent à un rythme de plus en plus accéléré.

Oui, un jour viendra… Ce qui veut dire qu’il n’est pas encore venu et que, conséquemment, c’est déplacer et fausser totalement les données du problème à résoudre, que de le poser connue le fait Marestan : « Si une révolution prolétarienne insurrectionnelle avait lieu aujourd’hui même, dans notre pays. » et c’est, par surcroît, enlever tout caractère de vraisemblance à ce qui suit : « et que toutes les autorités constituées fussent, par elle, anéanties… »

Il serait cruel d’insister, et je passe à un autre ordre de considérations.


Troisième observation. — Dans le but de justifier la nécessité de ce qu’ils appellent « la période transitoire » les tenants de cette conception qui aboutit — qu’on le veuille ou non — à l’établissement d’une Dictature, invoquent le besoin de défendre les conquêtes de la Révolution.

Examinons impartialement la valeur de ce point de vue.

Et, tout d’abord, de quelle Révolution s’agit-il ? S’il s’agit d’une Révolution — même insurrectionnelle, même prolétarienne — ayant eu pour résultat de chasser du Pouvoir les représentants de la bourgeoisie pour installer, à leur place, ceux du prolétariat et d’exproprier la classe capitaliste des richesses qu’elle détient pour en transférer la propriété et la gestion souveraine à un Capitalisme d’État, il n’est pas douteux qu’un tel mouvement révolutionnaire n’a rien d’anarchiste et qu’il ne saurait avoir pour conséquence l’anéantissement de toutes les autorités constituées ; ce point admis (et nul, je pense, ne s’avisera de le contester), il est évident que, tout au contraire, une Révolution de ce genre, loin d’affaiblir le Capitalisme et l’État, aura pour effet de les consolider, ne fût-ce que par le rajeunissement dont ils bénéficieront.

Au lendemain d’une telle pseudo-Révolution, le sort du prolétariat se sera-t-il sensiblement amélioré ? En apparence, oui ; en réalité, non.

Dans sa remarquable étude sur la Révolution russe, mon excellent collaborateur Voline a dépeint, en termes saisissants, la situation du paysan et de l’ouvrier russe au nom de qui, cependant, sous le prétexte de défendre les conquêtes révolutionnaires et d’installer, en Russie, le communisme, le parti bolcheviste impose sa dictature, depuis près de dix-sept ans, à une population de cent soixante millions d’individus.

Voici ce que dit Voline (pages 2430 et 2431) :

« Puisque tout ce qui est indispensable pour le travail de l’homme — autrement dit tout ce qui est capital — appartient, en Russie actuelle, à l’État, il s’agit, dans ce pays, d’un Capitalisme d’État intégral. Le capitalisme d’État, tel est le système politique, économique, financier et social en U. R. S. S., avec toutes ses conséquences logiques dans le domaine moral, spirituel ou autre.

Pour le travailleur, l’essentiel de ce système est ceci : tout travailleur, quel qu’il soit, est, en fin de compte, un salarié de l’État. L’État est son unique patron. Si l’ouvrier ou le paysan rompt son contrat avec ce patron, il ne peut plus travailler nulle part. En conséquence, l’État-patron peut faire avec l’ouvrier tout ce qu’il veut. Et si, pour une raison quelconque, ce dernier est jeté dans la rue, il ne lui reste plus qu’à crever de faim, à moins qu’il ne « se débrouille » comme il peut. Ce n’est pas tout : le système veut que l’État-patron soit, en même temps, juge, geôlier et bourreau de tout citoyen, de tout travailleur. L’État lui fournit du travail ; l’État le paye ; l’État le surveille ; l’État l’emploie et le manie à sa fantaisie ; l’État l’éduque ; l’État le juge ; l’État le punit ; l’État l’emprisonne ; l’État le bannit ou l’exécute… Employeur, protecteur, surveillant, éducateur, juge, geôlier, bourreau ; tout, absolument tout dans la même personne : celle d’un État formidable, omniprésent, omnipotent.

Comme le lecteur le voit, ce système est bien celui d’un esclavage complet, absolu, du peuple laborieux ; esclavage physique, intellectuel et moral. »

Que reste-t-il, de nos jours, des fameuses conquêtes révolutionnaires que, par la soi-disant Dictature du Prolétariat, le Parti Communiste devait défendre et sauvegarder ? Cette défense, ce maintien, ce salut des conquêtes de la Révolution d’octobre 1917, est, nous affirme-t-on, la seule justification et l’unique raison d’être du régime d’inégalable oppression qui, depuis sévit en Russie, régime qui, au dire de ses profiteurs, ne devait pas durer un jour de plus qu’il ne cesserait d’être absolument indispensable. Est-ce ainsi qu’on supprime le salariat, ce qui est l’a b c d de toute révolution prolétarienne, et qu’on construit le communisme ? Bref, est-ce de la sorte qu’on prétend conserver aux masses les avantages de la victoire révolutionnaire qui a couronné leurs efforts ?…

Qu’on y réfléchisse ! Et on constatera que tous les gouvernements qui ont fait suite aux insurrections et révolutions populaires que, depuis cent cinquante ans, l’histoire a enregistrées ont tous, sans exception, proclamé qu’ils considéraient comme l’essentiel de leurs attributions la charge de défendre et de développer les progrès et conquêtes issus de ces insurrections et révolutions et que, en fait, leur action n’a été qu’une astucieuse et lente confiscation de ces conquêtes à leur exclusif profit et au détriment des masses peu à peu frustrées des fruits de leur victoire. Les exemples foisonnent, frappants et décisifs :


En 1789, c’est la Révolution française confisquée par la bourgeoisie succédant à la noblesse ; en 1870, c’est, après la capitulation de Sedan, la déchéance de l’Empire et la proclamation de la République, le régime des Thiers, des Mac-Mahon, des Opportunistes, des Radicaux, des Poincaré, des Tardieu, des Herriot, des Marquet et des Doumergue. En Allemagne, c’est la social-démocratie qui, succédant au Kaiser, conduit, par ses timidités et ses trahisons, à l’avènement triomphal de l’Hitlérisme. En Italie, après la prise des usines et leur occupation par les travailleurs, ce sont les défaillances et la veulerie des chefs socialistes qui déterminent la marche sur Rome et le triomphe du bourreau du peuple italien : l’odieux Mussolini. En Espagne, c’est après le mouvement magnifique de colère et de mépris qui a culbuté la monarchie et proclamé la République, la suppression des libertés démocratiques et l’étouffement, par une répression sauvage, des revendications les plus légitimes des travailleurs de l’usine et de la terre. En Autriche, ce sont encore les hésitations et les faiblesses de la social-démocratie qui ont ouvert la route à Dolfuss.

C’est en vain que, las d’être opprimés, bernés, trahis, exploités, les peuples s’insurgent. A peine sont-ils parvenus à renverser un trône, à balayer un régime de sang et de boue, que se présentent à eux les aventuriers de la politique. Ceux-ci, qu’ils soient de gauche ou de droite, leur affirment que les masses populaires sont incapables de se conduire et s’offrent à les diriger ; ils font le serment de se consacrer, avec autant de désintéressement que d’énergie à la réalisation de l’Idéal de bien-être et de liberté qui, dans tous les pays du monde, est inscrit dans le cœur des multitudes qui pâtissent de l’exploitation et de la domination dont elles sont victimes.

« Rassurez-vous, disent ces bons apôtres. Ce ne sera qu’un régime provisoire ; il durera tout juste le temps qu’il faudra pour abattre définitivement et réduire à l’impuissance les criminelles entreprises de ceux qui, à l’intérieur ou de l’extérieur, tenteraient de vous ravir le fruit de vos efforts et de vos sacrifices. Heureusement pour vous, nous sommes là, nous, les expérimentés, les compétents, les dévoués, les prévoyants. Fiez-vous à nous ; ne craignez rien ; nous répondons de tout !… » Et c’est la fameuse période transitoire qui commence.

Malheur aux masses laborieuses qui, dans leur ignorante crédulité, se laisseront prendre au piège que leur tendent ainsi les « perfides » et les « malins » ! Je ne répéterai jamais trop, que, si la population insurgée ne réagit pas incontinent, si elle ne repousse pas sur l’heure de telles propositions, si elle permet la constitution d’un gouvernement provisoire de Défense révolutionnaire, si elle abandonne, ne fut-ce qu’un jour, la gérance de ses propres affaires et la direction de ses propres destinées, en un mot, si elle consent à se donner de nouveaux maîtres, cet acquiescement équivaudra à la confiscation par ceux-ci, dans un délai très bref, de toutes les conquêtes révolutionnaires.

Mais les anarchistes seront là pour mettre en garde le Monde du Travail contre de telles manœuvres, pour faire comprendre aux révolutionnaires que personne n’est autant qu’ils le sont eux-mêmes en état de veiller à la défense de la Révolution triomphante ; que, s’ils ont eu le courage et la force de mettre en déroute leurs adversaires quand ceux-ci avaient à leur service le Pouvoir et l’Argent, il ne leur sera pas impossible de briser toute tentative de retour offensif à laquelle, ne disposant plus des mêmes avantages, les contre-révolutionnaires se livreraient.

Les Anarchistes seront là pour s’opposer à la résurrection et même à la survivance, sous quelque forme que ce soit, des « Autorités que la Révolution aura anéanties ». Ils élèveront une digue infranchissable aux agissements intéressés des aspirants dictateurs. Sans perdre un jour, ils s’attelleront au travail de reconstruction nécessaire ; ils appelleront les travailleurs des champs et des villes à la constitution immédiate de leur organisation communale, régionale, nationale et internationale ; ils s’appuieront sur les syndicats pour assurer la production, sur les coopératives pour assurer la répartition entre tous des produits obtenus par l’effort de tous. Et la population tout entière étant appelée, dans ces conditions, à bénéficier des conquêtes de la Révolution, s’attachera tout de suite et si ardemment à la défense de ces conquêtes dont elle aura perçu d’une façon pratique et tangible les incomparables bienfaits, qu’elle saura sauvegarder ces conquêtes et, promptement, les mettre définitivement à l’abri de toute agression.

« Faisons nos affaires nous-mêmes ; ne confions à personne le soin de les faire pour nous », tel sera le mot d’ordre que les Anarchistes propageront et, donnant l’exemple, ils entraîneront avec eux les masses et couperont court à tout essai de gouvernement provisoire ou d’État prolétarien à qui incomberait la tâche d’assurer, en période transitoire, la défense des conquêtes révolutionnaires et l’édification de la nouvelle société.


Quatrième et dernière observation. — Tout est soumis aux lois inflexibles de l’évolution : les régimes et les civilisations, comme les organismes vivants. Ceux-ci traversent trois phases : la naissance, le développement et la disparition, ou, si l’on préfère : la jeunesse, la maturité et la vieillesse. Quand un organisme vivant atteint le seuil de la vieillesse, il entre dans cette phase qu’on peut qualifier de période transitoire, puisque c’est au cours de celle-ci que, devenu vieux, l’organisme s’achemine, plus ou moins lentement mais d’une façon certaine, vers sa disparition-transformation.

La civilisation actuelle, c’est-à-dire le régime capitaliste et l’État qui a pour fonction de le protéger, de le maintenir (car, sans le Gendarme qui le défend, le Capitalisme serait sans force), la Civilisation actuelle, dis-je, a atteint son apogée ; on peut même affirmer qu’elle l’a dépassée ; elle est entrée dans le stade de la vieillesse, du déclin, de la décrépitude qui précède la mort et, par une pente fatale, l’y conduit inéluctablement.

Ce stade, c’est celui durant lequel, le Capitalisme et l’État (deux associés, deux complices) perdent, de jour en jour, la puissance et l’énergie acquises pendant la jeunesse et conservées durant la maturité. Cette période est ouverte ; c’est la véritable période transitoire. Nous y sommes en plein. Combien de temps durera celle-ci ? Seul, l’avenir peut nous le dire. Mais nous avons la certitude que le milieu social engendré par l’État et le Capital porte au flanc, dès aujourd’hui, une blessure qui ne se fermera plus. Cette blessure est mortelle. Médecins et chirurgiens pourront prolonger plus ou moins l’existence du régime vieilli et infecté, mais celui-ci est incurable et lorsque la Révolution enfoncera le fer dans la plaie, le Capitalisme et l’État succomberont. La véritable révolution marquera la fin de la période transitoire et non le moment ou celle-ci s’ouvrira. — Sébastien Faure.