Encyclopédie anarchiste/Theatre
THÉÂTRE Dans le sens général, un théâtre est un lieu où l’on assiste à un spectacle. Plus spécialement, on appelle théâtre tout ce qui concerne la production et la représentation des ouvrages dramatiques.
Le verbe grec théâstai, d’où sont sortis les mots grec theatron et latin theatrum, signifie : regarder, voir, contempler avec admiration. Dans toutes les langues anciennes, les racines des mots correspondant à théâtre avaient le sens de miracle, prodige, merveille, chose propre à étonner. Et ce sont là toute la psychologie du théâtre, toute la raison de son invention.
De tout temps, l’homme s’est fait une représentation imagée, plus ou moins merveilleuse de la vie, à laquelle il demandait les émotions et les joies qu’elle ne lui procurait pas dans la réalité. Avant toute réalisation plastique et forcément bornée dans ses moyens matériels, le cerveau humain fut un prodigieux « cinéma » sur l’écran duquel passèrent toutes les images nées de son imagination. Ses rêves, durant son sommeil n’étaient-ils pas des « films » que créait son subconscient ? Le désir de voir ses images intérieures en action, sous une forme objective, mouvante, colorée, oratoire, lui fit créer le théâtre. On peut dire qu’il est pour lui une deuxième existence, celle de son double, de cette ombre qui ne le quitte pas, le précède ou le suit, suivant que la lumière de ses cogitations détermine sa vie réelle et ses actes ou qu’elle est leur conséquence. C’est dire toute l’importance que le théâtre a prise dans la vie sociale, tant comme distraction que comme moyen d’instruire.
Voltaire a fort justement remarqué que :
« Le théâtre instruit mieux que ne fait un gros livre », parce qu’il frappe plus vivement l’esprit, il y incruste son enseignement par le souvenir de l’image. L’imagerie populaire a plus fait pour la transmission des légendes que tous les livres. L’image crée le souvenir sans qu’il soit besoin de réfléchir ; de là le succès universel du cinéma.
Le théâtre inspire au spectateur des passions qu’il ne posséda jamais, des sentiments nouveaux pour lui. Il lui offre des exemples héroïques qui lui plaisent parce qu’il se substitue facilement et volontiers au héros. Pendant la durée du spectacle, et après, par le prolongement du charme, le miséreux, la tête à gifles, le mal fichu, le capon, se voient en Crésus, Spartacus, Apollon, le Cid, en « ver de terre amoureux d’une étoile », puis retourne plus résigné à sa condition misérable. Les Deux Orphelines et les Deux Gosses trouvent tous les soirs cinq cents femmes, blanchisseuses ou comtesses, dont le cœur frémit maternellement pour eux, qui sont prêtes à leur ouvrir leurs bras, à les adopter, à en faire leurs héritiers, mais qui, à la sortie, passent indifférentes et dégoûtées à côté des vraies orphelines et des pauvres gosses crachant prématurément leurs poumons en criant les journaux du soir. Ces femmes sensibles, tout comme leurs maris et leurs amants, ont épuisé la provision de sensibilité qu’elles s’étaient découvertes au spectacle de la fiction dramatique.
Le théâtre, c’est-à-dire l’expression dramatique, tragique ou comique, a toujours été la plus exacte interprétation de la vie populaire, le reflet le plus fidèle de ses états de civilisation. Chaque peuple a eu le sien qui s’est formé comme sa littérature, avec lui, indépendamment de toute influence étrangère ou d’un art plus avancé. Ainsi, le théâtre antique n’eut aucune influence sur celui du moyen âge occidental. Celui-ci sortit du peuple, comme était sorti le théâtre grec. Ce ne fut que lorsque des conventions de plus en plus étrangères à la vie populaire se mêlèrent à l’art dramatique qu’on ressuscita le théâtre antique, ou plutôt qu’on tenta de le ressusciter littérairement, esthétiquement, mais non comme le retour à une forme de vie qui n’était plus et ne pouvait plus être.
Le premier but du théâtre semble avoir été de distraire, d’amuser ou d’émouvoir. C’est son but vu par la doctrine de « l’art pour l’art ». Mais il était inévitable que, mêlé à la vie, il prît une portée morale comme tout ce qui s’offre à l’observation et au jugement humains. Il était non moins inévitable que les créateurs des fictions dramatiques eussent l’idée de leur donner un sens moral plus ou moins inspiré d’une éthique particulière à eux ou à des groupes. Le théâtre, tout en étant un déroulement d’action et d’images plus ou moins merveilleux, propres à amuser ou à terrifier, a pris un caractère pédagogique, philosophique et social. Aristophane a fait dire à Eschyle, dans la comédie des Grenouilles : « Le poète est à l’âge viril ce que l’instituteur est à l’enfance ; nous ne devons rien dire que d’utile ». Victor Hugo n’était pas moins convaincu de la puissance éducative et du rôle social du théâtre comme des autres arts. Il disait : « Il ne faut pas que la multitude sorte du théâtre sans emporter avec elle quelque moralité austère et profonde ». Il estimait que le théâtre est « une chose qui enseigne et civilise ». Il pensait qu’on n’assiste pas impunément à de mauvais spectacles, pas plus qu’on ne lit sans en être flétri de mauvais livres.
Suivant les conceptions des uns ou des autres, la valeur morale du théâtre, ses rapports avec le Bien et le Mal, son rôle éducateur et social, sont diversement appréciés. Déjà Platon avait proscrit le théâtre de sa République. Solon l’interdit pendant vingt-cinq ans, J.-J. Rousseau a estimé, avec son école, que « le théâtre qui ne peut rien pour corriger les mœurs peut beaucoup pour les altérer ». Il ne tenait pas compte que ce sont les mœurs qui font le théâtre tout comme elles font les formes plus ou moins franches ou hypocrites de la morale, et que si :
c’est que la fille est prête à glisser n’importe où, dans les prés où elle garde les oies ou dans le salon de madame sa mère. Le théâtre a été de tout temps le retugium peccatorum des mœurs et des professions inavouables, ce qui a valu et vaut encore à ses gens une mauvaise réputation avec l’ostracisme des cafards de tous les milieux, bien que les gens de théâtre ne fussent pas plus mauvais que quiconque et qu’ils fussent même meilleurs parce que moins embarrassés de préjugés hypocrites. Dès qu’il y eut des comédiens de profession, à partir du XVIe siècle, le théâtre fut considéré comme « l’antichambre de la prostitution ». Il fut le champ du proxénétisme aux XVII- siècle et XVIIIe siècle, époque où il fut impossible à une chanteuse, danseuse ou comédienne d’entrer à l’Opéra ou à la Comédie Française sans passer par les bras de quelque grand personnage, et parfois de plusieurs. Un engagement dans un de ces théâtres était « un passeport de mauvaise vie et de mœurs », aux yeux du lieutenant général de la police. On comprend ainsi pourquoi les caprices de ces dames régnèrent plus souvent que l’art et que, par tradition, il continue d’en être ainsi car, si le métier d’artiste de théâtre s’est quelque peu libéré du vasselage de la prostitution, celle-ci a de plus en plus envahi le théâtre. Il y a de moins en moins de rapports entre l’art dramatique et les dames qui se disent « artistes », surtout depuis que le cinéma, s’emparant du théâtre, a substitué à tout ce qu’il représentait d’art dramatique les grotesques et pornographiques approximations des « cinéastes » sans scrupules et les « supervisions » du « sex-appeal ».
L’immoralité du théâtre, s’il y a immoralité, n’est jamais que celle des mœurs ; elle en est le produit. Si on veut corriger le théâtre, il n’est rien de tel que de se corriger soi-même. S’il n’y avait pas tant de sales individus, de brutes illettrées, de renifleurs de sang et d’ordures parmi les gouvernants, les directeurs de consciences, censeurs, critiques et autres tartufes préposés à la garde de la « moralité publique », le théâtre pornographique aurait, comme les violences sportives et les abattoirs tauromachiques, vite fini de faire recette.
Le théâtre et l’Église. — Il est curieux de remarquer, d’abord que le théâtre dramatique est né dans l’Église, ensuite, que l’ostracisme le plus ostensible, sinon le plus farouche, qui le frappe vient aussi de l’Église. On peut dire comme Racine :
Mais il est impossible de prendre au sérieux l’attitude d’une Église dont la morale est, dans les perpétuels flottements d’un opportunisme qui loue ou blâme, soutient ou condamne les mêmes choses selon le temps ou les circonstances. Si les Pères de l’Église, voulant soumettre les mœurs à la doctrine, furent relativement logiques en condamnant le théâtre, leurs successeurs le furent beaucoup moins en accommodant la doctrine selon les mœurs. Jamais comme en matière de théâtre, l’hypocrisie religieuse ne fut plus élastiquement fourbe et odieuse. Après avoir traité Molière en réprouvé et l’avoir laissé enterrer de nuit, sans pompe et dans l’indifférence générale, le 8 décembre 1694, dans l’église Saint-Eustache on inhumait Scaramouche en grande pompe avec le concours « d’une foule extraordinaire de toutes sortes de personnes ». (Vie de Scaramouche, par A. Constantini.) L’explication est que Scaramouche avait été « l’homme qui avait eu l’honneur de faire rire Louis XIV au berceau » (Larousse) et qui le fit rire toute sa vie, tandis que ce roi imbécile ne comprit jamais rien à Molière et l’abandonna aux intrigues dévotes.
Au XVIIIe siècle, l’Église de France, plus rigide dans ses principes que la papauté elle-même, faisait encore peser sur les comédiens cette excommunication prononcée jadis contre les farceurs et les bateleurs, mais levée par le pape en faveur des comédiens italiens. « Vérité en deçà, erreur au-delà » ; mais… l’Église est infaillible ! A Paris même, la danseuse italienne, Camille Véronèse, fut enterrée religieusement, malgré « sa vie trop voluptueuse… courte et bonne » (Bachaumont). Mais Adrienne Lecouvreur, une des plus grandes tragédiennes de l’époque, fut « jetée à la voirie », comme l’avait été Molière. La dépouille de Mlle Chameroy, danseuse française, ne put entrer à l’église Saint-Roch ; le curé des Filles Saint-Thomas, plus accommodant, voulut bien la recevoir. La crainte des rigueurs religieuses fut pour beaucoup dans la retraite prématurée de Melle Clairon, des Comédiens français. L’avocat Huerne de la Motte, ayant écrit un mémoire pour protester contre ces rigueurs, se vit rayer du tableau des avocats et son mémoire fut condamné à être brûlé. Les comédiens ne pouvaient obtenir le sacrement du mariage que s’ils renonçaient au théâtre, mais… ils pouvaient y rentrer après ! La ville voyait à ce propos les pires farces et les ecclésiastiques n’étaient pas les derniers à s’en amuser en y prenant part. Car la sévérité de l’Église n’empêchait pas ses princes d’entretenir des femmes de théâtre, et une foule de petits abbés « dînant de l’autel et soupant du théâtre », d’être leurs greluchons. On vit en 1762, l’archevêque de Paris solliciter la conservation du Théâtre de la Foire dont il recevait le quart des recettes « pour ses pauvres ». Le même archevêque fit punir, quelque temps après, le curé de Saint-Jean de Latran pour avoir célébré une messe demandée par les Comédiens français pour le repos de l’âme de Crébillon ! En 1815, le curé de Saint-Roch causa un scandale public en refusant dans son église le corps de Mlle Raucourt, des Français ; mais il avait été, du vivant de l’artiste, le plus assidu des pique-assiettes de sa table !…
Par contre, le prestige de Talma était tel que, la veille de sa mort, en 1826, l’archevêque de Paris crut devoir se présenter deux fois à sa porte, sans qu’il l’eût fait appeler. Chaque fois il fut éconduit, Talma faisant répondre dignement qu’il ne voulait ni abjurer son art ni renier ses camarades. 20.000 Parisiens firent au tragédien des obsèques autrement émouvantes que celles que lui aurait faites l’Église. Mais tous les comédiens n’ont pas la dignité d’un Talma devant les grimaces ecclésiastiques. Aussi, l’opportunisme clérical sait-il exploiter leurs hésitations. Il existe aujourd’hui une Union catholique du Théâtre. Des prédicateurs expliquent à Mascarille, qui en reste pantois, et aux « Marcheuses » des Folies Bergères qui en pleurent sur la croix de leur mère, « la force d’ascension spirituelle » du théâtre, moyennement quoi les comédiens peuvent être munis des sacrements de l’Église pour s’en aller les pieds devant. « Je te passe le blanc gras et le « sex appeal », passe-moi les huiles saintes », dit l’Église encore plus farceuse que les farceurs de la scène.
Le théâtre dans l’antiquité. — Une étude complète du théâtre nécessiterait la recherche de ses origines chez tous les peuples car, chez tous, les divertissements dramatiques (danse, pantomime, chant, déclamation, etc.) ont été une des premières manifestations de la vie en société. Il y a 3.500 ans qu’il est chez les Chinois un des organismes de la vie sociale. Il y est essentiellement moral et national. La musique y tient une aussi grande place que la connaissance des lois civiles et religieuses. Chez les Indous, où le théâtre est presque aussi ancien, il participe de la religion et de la division des castes. La mythologie brahmanique, inspirée du naturisme, lui a donné sa poésie. Dans les deux théâtres chinois et indou, existe le mélange de tragique et de comique de la tétralogie grecque. Celle-ci semble avoir reçu d’eux ses traditions.
Nous nous bornerons ici à voir le théâtre dans son origine grecque et à suivre son développement jusqu’à nos jours. Son origine a été dans les fêtes en l’honneur des dieux, de Cérès et de Bacchus (Dionysos) en particulier, célébrées en pleine nature, dans le creux d’un vallon formant un hémicycle que la foule occupait. Devant était l’autel où le prêtre officiait. Des danses, des chœurs, des cortèges, une action dramatique représentée par des acteurs, s’étant ajoutés à la cérémonie religieuse, il fallut leur faire une plus grande place. On établit la scène (lieu de l’action). Des gradins en maçonnerie ou des échafaudages furent disposés pour faire asseoir les spectateurs ; ce fut la salle. Un cercle réservé aux chœurs, sur le devant de la scène, fut l’orchestre. Dans le théâtre moderne, les chœurs sont montés sur la scène et l’orchestre est en contrebas, sur toute une ligne séparant la scène de la salle et où se tiennent les instrumentistes. Ces dispositions générales : scène, orchestre et salle en demi-cercle, n’ont pas changé malgré les modifications et perfectionnements apportés au théâtre. On construisit des théâtres en pierre. Le plus anciennement connu jusqu’ici était le théâtre de Dionysos construit à Athènes au temps d’Eschyle, cinq cents ans avant J.-C. On aurait découvert récemment, à Phaistos, en Crète, les ruines d’un théâtre plus ancien qui remonterait à 2.000 ans avant J.-C. ! Le plus complet des théâtres antiques est celui, gréco-romain, d’Herculanum, du premier siècle de l’ère chrétienne. A la scène (proscenium) et à la salle s’ajoutaient des dépendances importantes : loges et vestiaires des artistes, magasins d’accessoires et de décors. Le théâtre étant découvert, un portique servait de refuge pour les spectateurs en cas de pluie. Des tentes (velarium) soutenues par des mâts protégeaient du soleil. A l’époque romaine, bien que le théâtre fut de plus en plus abandonné pour l’amphithéâtre et le cirque (voir Spectacle), certains théâtres furent d’une magnificence inouïe, comme celui de Scaurus (58 ans avant J.-C.), avec ses ornements de marbre, de cristal et d’or, ses 360 colonnes et ses 3.000 statues de bronze. Ce qui reste du théâtre antique d’Orange, avec son « mur » de cent mètres de longueur et trente-huit mètres de hauteur, ses gradins qui pouvaient contenir 50.000 spectateurs, donne une idée des proportions et de la masse architecturale des théâtres antiques.
Nous ne pouvons nous faire qu’une très faible idée de ce que fut le drame antique, en Grèce, par les rares œuvres qui en restent, et celles-ci nous sont elles-mêmes mal connues par les traductions et les adaptations qui les ont défigurées de toutes les façons. Comment les Œdipe, les Oreste, les Hippolyte, les Clytemnestre, les Iphigénie, les Phèdre, même « arrangés » par Corneille, Racine, Voltaire, et trahis encore plus par de moins illustres, tripatouilleurs indignes à la mode de Versailles, comment auraient-ils pu susciter les formidables émotions qui soulevaient le peuple d’Athènes ? Les femmes et les enfants n’assistaient pas aux spectacles de comédie à cause de leur indécence de langage, mais ils allaient à ceux de tragédie ; or, a-t-on raconté, ceux-ci effrayaient parfois les spectateurs au point que des femmes s’évanouissaient ou avortaient et des enfants mouraient dans des convulsions !
L’origine classique du premier art dramatique grec est dans les fêtes de Dionysos, célébrées par des chants et des danses. Des chœurs se disputaient le prix du chant et leurs compositions étaient appelées dithyrambes : L’icarien Thespis (VIe siècle avant J.-C.) s’étant distingué dans ces concours, devint une sorte d’organisateur des fêtes, ou plutôt des débauches dionysiaques. Il parcourait les campagnes dans un charriot, avec des compagnons chantant et dansant ensemble, mais surtout s’enivrant et adressant des injures à la foule. Du dithyrambe et du sacrifice d’un bouc qui accompagnaient la fête, sortit la tragédie ou « chant du bouc ». Des vociférations de la troupe de Thespis naquit la première forme de la comédie, la satire, appelée ainsi du costume des satyres que cette troupe revêtait. D’après certains, le chariot de Thespis aurait été celui de Susarion, véritable créateur de la comédie à la même époque. Successivement des poètes : Phrynicus le tragique, Chœrilus, Pratinas, développèrent les deux genres. Ils donnèrent plus d’ampleur et de solennité au dithyrambe bacchique en lui adjoignant des chants funèbres à la mémoire des chefs et des rois, tels ceux d’Epigène de Sicyone en l’honneur d’Adraste, un des sept chefs de la guerre contre Thèbes. D’après Suidas, Thespis fut le seizième poète dramatique après Epigène. Les légendes homériques avaient, de leur côté, apporté leur fonds inépuisable de splendeur épique à la tragédie. Eschyle disait que ses œuvres étaient « les reliefs des festins d’Homère ». Il composa une centaine de pièces, il n’en est resté que Prométhée, les Perses, les Sept contre Thèbes, la trilogie de l’Orestie, et les Suppliantes.
Eschyle commença la grande époque du théâtre grec, celle du IVe siècle avant J.-C. Avec lui, ce théâtre prit toute sa puissance dans la dramatisation philosophique et poétique des mythes et des légendes de la vie hellénique. Les éléments se déchaînèrent dans la tragédie ; il y apporta toute la force et toute la poésie de la nature. Il fut le Titan de la tragédie comme Shakespeare serait celui du drame moderne, comme Michel Ange celui de la sculpture et Wagner celui de la musique. Ses rivaux et successeurs, Sophocle et Euripide, furent plus artistes ; ils n’eurent pas sa puissance. Le chœur, qui tenait souvent la première place dans Eschyle par sa véhémence et son énergie, y était la véritable voix populaire. Il commença à perdre de son importance dans Sophocle et ne fut plus, dans Euripide, qu’une figuration bavarde n’ayant plus aucune influence sur l’action dramatique. Le dithyrambe perdit sa puissance populaire pour gagner en forme poétique particulière aux auteurs. Sophocle fut plus psychologue qu’Eschyle, plus attentif à l’être humain. Avec Euripide, le farouche Destin exprimé par la vigueur rustique du dithyrambe s’humanisa encore plus pour faire place à la passion. Les héros épiques descendirent de leurs nuages et se substituèrent au chœur pour dialoguer dans une rhétorique plus subtile. Schlegel a dit d’Euripide : « Parmi une foule de qualités aimables et brillantes, on ne trouve en lui ni cette profondeur sérieuse d’une âme élevée, ni cette sagesse harmonieuse que nous admirons dans Eschyle et dans Sophocle. Il cherche toujours à plaire sans être difficile sur les moyens ». Aristophane, grand admirateur d’Eschyle, railla souvent Euripide « habile artisan de paroles et éplucheur de vers, qui rongera le frein de l’envie, disséquera les phrases d’Eschyle et les mettra en pièces. »
Dès Pisistrate, chef d’une aristocratie dont la culture artistique s’élevait, de plus en plus, on était revenu des préventions de Solon contre le théâtre. On arriva ainsi au « siècle de Périclès » qui vit Eschyle, Sophocle, Euripide. Ils laissèrent au monde des œuvres d’une beauté éternelle. On ne peut juger exactement de leurs successeurs ; leurs ouvrages sont perdus. Il ne reste que leurs noms, et des appréciations contemporaines comme celles d’Aristote sur Chérémon.
Pendant que la tragédie portait à la scène la vie épique de la Grèce, la comédie dépeignait ses mœurs. Elle sortit de la satire mais ne s’éleva véritablement au-dessus d’elle qu’à partir d’Aristophane, de Phrynicus et d’Epigène les comiques durant le « siècle de Périclès ». Une longue étude d’Aristophane serait à faire pour montrer toute l’étendue de sa satire qui s’attaqua à tout, aux plus grands événements politiques et sociaux, aux plus hauts personnages, comme à toutes les formes les plus insignifiantes de la vie domestique et des mœurs particulières. La comédie aristophanesque devint de plus en plus celle des mœurs lorsque, au commencement du IIIe siècle, des lois réprimèrent les attaques contre les personnages publics. Aristophane ferma la grande époque du théâtre grec commencée par Eschyle. Il fut le satirique dans la tétralogie immortelle qu’il forma à côté des trois grands tragiques Eschyle, Sophocle et Euripide.
Jusqu’aux derniers jours de la liberté athénienne, le théâtre fut populaire. En ce temps-là, il était ce que Lucrèce a appelé « la nouveauté fleurie du monde ». Il traduisait librement les multiples sensations de la vie. Aristophane, qui a si souvent choqué le bégueulisme de ses traducteurs, mettait dans ses œuvres, à côté de grossièretés ordurières, d’exquises impressions de nature et des pensées élevées. La « canaille » d’Athènes, qui jugeait au théâtre, avait une délicatesse de sentiment qu’on aurait vainement demandée deux mille ans plus tard à « l’élite » de la cour de Versailles. M. Despois a très justement remarqué que l’Hippolyte d’Euripide, le « jeune chasseur pur et vierge comme les prairies qu’il aime à parcourir, et qui veut toujours ignorer l’amour », aurait été « impossible et ridicule » au temps de Louis XIV si Racine ne l’avait accommodé à la mode de ce temps, c’est-à-dire, en en faisant un coquebin façonné par la morale trouble des jésuites et des « honnêtes gens ». Le théâtre tenait une telle place dans les préoccupations populaires que les frais de ses représentations étaient en premier lieu dans les budgets de l’État et qu’on n’en pouvait rien distraire, même pour la guerre. Longtemps, le théâtre fut entièrement gratuit. Il le demeura pour les indigents quand on fit payer une obole à son entrée à Athènes. Bien que subventionné par l’État, le théâtre en était indépendant. Le peuple était seul juge des œuvres que les auteurs, à la fois poètes, organisateurs de spectacles et parfois acteurs, lui présentaient. Il n’était pas plus sujet à erreur que les prétendues « compétences » régissant le théâtre d’aujourd’hui. Le cas du triomphe poétique d’un Denys, tyran de Syracuse, était une exception due à la corruption politique. Aujourd’hui, la corruption est devenue la règle et le théâtre en est empoisonné comme toutes les formes de la vie sociale livrées à l’insanité souveraine.
A Rome, chez un peuple qui manquait totalement de lyrisme, n’aspirait qu’à des conquêtes et ne vénérait que la force prétorienne, l’art dramatique n’eut aucun intérêt. Les « héros », plus féroces les uns que les autres, ne manquaient pas pour alimenter la tragédie, mais celle-ci se traduisait en action, l’art des poètes lui était inutile. Les plus beaux vers d’Eschyle ne valurent jamais un combat de gladiateurs où l’empereur lui-même égorgeait des victimes complaisantes. La comédie seule intéressa, non comme manifestation de l’esprit de l’élite, mais comme satire. Elle amusa la plèbe et les esclaves par l’étalage des ridicules des maîtres. Plaute, Térence, Cécilius, furent des esclaves avant de régner au théâtre. Quand la République eut fini, il n’y eut plus de Plaute et de Térence. Les Romains ne s’intéressèrent plus, en dehors des jeux sanglants du cirque, qu’aux pantomimes, aux danses, aux manifestations cabotines des empereurs. Néron mit alors le feu à Rome, pour se payer un « beau spectacle », et Héliogabale joua, nu, le rôle de Vénus ! La déesse hellénique dut en frémir de dégoût.
Faisons crédit à la tragédie romaine en constatant que les œuvres de ses Andronicus, Nevius, Ennius, Pacuvius, etc., dont on fait si grand cas par ouï-dire, n’existent plus et que nous ne pouvons en juger. Ovide aurait écrit une Médée. Il ne reste que quelques tragédies de Sénèque. Elles sont plus littéraires que scéniques et entièrement d’inspiration grecque, comme tout ce qui a quelque grandeur dans la littérature romaine.
Le théâtre au moyen age. — Tant que la domination romaine demeura, le théâtre fut ce qu’il avait été dans l’antiquité, avec des époques d’activité et d’autres de stagnation, mais la sève dramatique était épuisée. On vécut sur les tragiques grecs. Des cuistres férus de latin tripatouillèrent Sénèque et des bateleurs accommodèrent Térence à l’usage des barbares du roi Chilpéric. Puis, ce fut le silence, la mort, comme pour toute pensée, jusqu’après l’an mil. Car on ne peut considérer comme les signes d’une véritable vie théâtrale les vagues documents qui sont restés de ce temps : une sorte de chronique dramatique d’un Ezéchiel dit « le tragique », une Vie de Moïse et un Christ souffrant attribués sans preuve à Jean Chrysostome, une Passion du Christ qui serait de Grégoire de Nazianze, un Querotus, type de misanthrope dans le genre de l’Aululaire, de Térence, et un Ocipus qui inaugurait la comédie allégorique dans une dispute entre la Goutte, la Douleur, un médecin et un chœur de goutteux. Entre les VI- siècle et Xe siècle se produisirent des pièces dramatiques de caractères divers ; on recherchait une voie. A partir du VIIe siècle on donna dans les églises d’Orient de pompeux spectacles, mais qui ne devinrent du théâtre que lorsque l’inspiration populaire l’emporta. Le Xe siècle eut le théâtre de Hroswita, religieuse de Gandersheim. On a vu, dans ce théâtre, écrit dans un couvent et peut-être représenté, la naissance du drame chrétien.
Quand, après l’an mil, le monde vit qu’il vivait toujours malgré les prédictions de la sorcellerie religieuse, il se reprit à respirer. Alors, la religion sortant des cryptes et des catacombes redevint spectaculeuse. La sève populaire, si longtemps endormie, se réveilla impétueusement. Le théâtre renaquit du culte chrétien comme il était né du culte païen. Les Évangiles, les légendes pieuses fournirent avec les chansons de geste, les romans d’aventures, les fableaux, cet extraordinaire grouillement de saints et nobles personnages mêlés familièrement à tous les suppôts de l’enfer, aux bourgeois, aux vilains et à la plus misérable humanité pour commenter, à l’occasion d’une aventure miraculeuse mise en action, la chronique de la cité, les histoires du château, les commérages de la ville, les heurs et malheurs du temps. Notre-Dame, généralement, jouait le principal rôle, intervenant dans les circonstances les plus curieuses et avec une pitié toute humaine, contrastant avec la sombre dureté monacale. L’esprit populaire, jovial et railleur, corrigeait la sévérité dogmatique. Le théâtre eut pour cadre la cathédrale. Il commença par le drame liturgique. Aux grandes fêtes celles de Noël et de Pâques, les prêtres ajoutèrent à l’office des scènes évangéliques mimées, ensuite dialoguées d’abord en latin, puis mélangées de langue vulgaire. Quand celle-ci remplaça complètement le latin dans la représentation évangélique, le théâtre sortit de l’église et s’installa sur son parvis. Cela se produisit au XIIe siècle.
Le premier que l’on connaît de ces drames fut celui d’Adam. L’humain se mélangea au divin. Dieu sortait de l’église pour prendre part à l’action au milieu du peuple. Il y rentrait après, enveloppé de vapeurs d’encens et escorté des bienheureux chantant des cantiques. Le diable surgissait d’un trou infernal pour séduire la femme et il s’y replongeait dans des fumées nauséabondes avec toute une diablerie poussant des hurlements sauvages. La poésie dramatique, le métier théâtral, commencèrent en France avec des œuvres comme le Saint-Nicolas, de Jean Bodel, et le Miracle de Théophile, de Rutebeuf, qui sont du XIIIe siècle. Le miracle fut le véritable drame de cette époque. Mélange de mysticisme et de réalisme, effusion naïve et sincère de l’âme populaire, il confondait le ciel et l’enfer, Notre-Dame et la plus humble pécheresse dans les mêmes sentiments, les mêmes joies et les mêmes souffrances. La vie l’emportait sur les formules et les conventions. Il a été conservé une quarantaine de ces miracles appelés de Notre Dame, qui sont du XIVe siècle. Plusieurs, parmi lesquels ceux de Robert le Diable, de la Femme d’Othon, du Jongleur de Notre-Dame, etc., ont eu des adaptations modernes. Parmi les rares miracles où Notre Dame n’intervenait pas, celui de Grisélidis est le plus connu par sa légende, souvent traitée depuis Marie de France jusqu’à Pétrarque, et dénaturée au XIXe siècle par des auteurs qui ont voulu la faire encore plus médiévale qu’elle n’était.
A côté du miracle, venu après lui, fut le mystère, véritable drame religieux plus étroitement régenté par l’Église. Le mystère sortit directement du drame liturgique. Il avait été le ludi. Il fut, au XVe siècle, par sa représentation de sujets généralement sacrés, une réaction religieuse contre le théâtre de plus en plus profane. Mais il ne faut pas donner un caractère trop étroit aux différents termes : jeux, miracles, mystères, appliqués au drame du moyen âge pour le distinguer du théâtre comique. Les deux théâtres se mêlèrent souvent et, malgré l’Église, le mystère, comme le jeu et le miracle, s’accompagna de sujets profanes et de farce amusante et satirique. Le mystère fut la manifestation artistique la plus caractéristique de la vie populaire au moyen âge. La ville entière se rendait à son spectacle qui parfois durait plusieurs jours. Tout travail et toutes affaires étaient abandonnés à cette occasion par l’artisan comme par le commerçant et le magistrat. Seul, le guet avait plus de besogne que jamais pour surveiller contre les rôdeurs les maisons désertées. Les quatre mille représentations du Martyre de Sainte Apolline données, rien qu’à Paris, durant le XIVe siècle, permettent de juger de la vogue de ce genre de spectacle dont la population fournissait à la fois les acteurs et les spectateurs. Le mystère finit avec la vie populaire et les libertés communales de son temps. Il a laissé quelques survivances provinciales, comme les pastorales de Provence, représentations plus ou moins modernisées de la Nativité, et le drame de la Passion qui se joue toujours à Oberammergau (Bavière) où une entreprise théâtrale en a fait un des spectacles du snobisme universel.
Les principaux mystères furent ceux du Vieux et du Nouveau Testaments, et ceux des Saints. On a réuni sous le titre : Mystère du Viel Testament quarante-cinq drames composés au cours du XVe siècle sur des sujets bibliques. Ils ont été publiés d’abord par Geoffroy de Marnef, vers 1500 ; puis, de nos jours, par M. J. de Rothschild. Les mystères du Nouveau Testament furent très nombreux sur la vie de Jésus et surtout sa Passion. Les principaux, qu’on a conservés, sont la Passion d’Arnoul Gréban, d’environ 35.000 vers, écrite vers 1450. Une autre Passion est celle de Jean Michel (vers 1486). Le mystère le plus considérable est celui des Actes des Apôtres, des deux frères Gréban, qui compte près de 62.000 vers ! Il fut joué intégralement à Bourges, en 1516. La représentation dura quarante jours !
Malgré leur caractère religieux et la censure ecclésiastique, les mystères sont essentiellement d’inspiration populaire, aussi ne se séparent-ils pas nettement, non seulement des miracles, mais aussi du théâtre comique. Le mélange des genres était d’ailleurs nécessaire pour que le spectateur ne fût pas lassé par la longueur du spectacle. La farce, poussée jusqu’à l’obscénité, s’étant mêlée de plus en plus aux mystères, le Parlement de Paris interdit leurs représentations en 1548.
Même sorti du drame liturgique, le théâtre eut toujours un fond comique et satirique. Les agapes de la primitive Église l’enfermaient en germe, avec les fêtes hiératiques, celles des fous et autres bouffonneries. Dès le Ve siècle, les fêtes religieuses où étaient mimées des scènes de la vie et de la mort de Jésus, s’accompagnaient dans l’église même de processions où des animaux fabuleux, des monstres de toutes formes, étaient promenés avec force gambades. Le drame religieux était complété de parodie par l’esprit populaire qui voyait fort bien la fourberie ecclésiastique et la raillait, sans pour cela profaner la vraie religion. Les fêtes des Fous, de l’Ane, des Innocents, des Cornards, des Diacres soûls, et d’autres semblables, n’avaient d’autre but que l’amusement populaire par la satire des « oiseaux sacrés » qui avaient fait de la religion le culte de leur panse et la pourvoyeuse de leurs bénéfices. Ces fêtes bouleversaient la hiérarchie des prébendiers du divin. Le maigre claque-patins, le vilain qui n’avait que la peau sur les os, se vengaient spirituellement des gras évêques, des chanoines à la trogne rouge et à trois mentons. Ils s’installaient dans leurs stalles pour brailler à tue-tête et inlassablement : « Déposuit potentes sede et exaltarit humiles. » — (Dieu a déposé les puissants de leur siège et il a élevé les humbles.) — Il n’y avait pas là impiété ; Jésus n’avait-il pas dit : « les premiers seront les derniers et les derniers seront les premiers. » Et lorsqu’on célébrait la Messe de l’Ane, née de la représentation de l’histoire de Balaam, pouvait-on s’effaroucher de voir la simple bourrique coiffée d’une mitre et paissant sur l’autel ? Cet animal ne symbolisait-il pas les êtres simples dont l’exemple ramenait les égarés dans la voie de Dieu ? Ce peccata mundi, n’était-il pas plus sage et plus digne que bien des prêtres, et n’avait-il pas, de plus, réchauffé de son souffle l’enfant Jésus dans l’étable puis porté le Seigneur à son entrée à Jérusalem ?
Pendant longtemps l’Église ne s’était pas effarouchée de ces fêtes et des fantaisies auxquelles elles donnaient lieu. « Sire âne » faisait solennellement son entrée dans l’église, salué par un chœur qui le priait de chanter, lui promettant une abondante ration :
« Hez ! sire asnes, car chantez,
Beile bouche rechignez,
Vous aurez du foin assez
Et de l’avoine à plantez ! »
Il y avait tout un rituel appelé « prose de l’âne » qui réglait ces cérémonies, comme celles des fêtes des Fous dont on attribue un des « Offices » à l’archevêque Pierre de Corbeil. Un jeune clerc représentait l’évêque ou le pape des Fous (Episcopus stultorum). On dansait dans le chœur en chantant des chansons obscènes. On mangeait des boudins et des saucisses sur l’autel, on jouait aux cartes et aux dés et on brûlait dans des encensoirs de vieilles savates sous le nez du pape ou de l’évêque impassible. Ces joyeusetés se célébraient dans les cathédrales, les collégiales et jusque dans les couvents des deux sexes, car les clercs n’étaient pas les moins excités. Ce sont certainement eux qui ont prononcé en chaire les premiers Sermons burlesques, macaroniques parodies des prêches pieux auxquelles les Maillard, Tenot, Jean Bourgeois et cent autres apportèrent une verve extraordinaire. Les épîtres farcies, chants alternatifs du peuple et du clergé, en langue vulgaire et en latin, eurent certainement la même origine et le même théâtre.
Quand l’Église entreprit « d’épurer » les mœurs de son clergé et de ses ouailles en chassant de ses temples la joie populaire, elle rencontra les plus grandes difficultés. Aujourd’hui encore, dans de nombreuses fêtes locales, persistent certains vieux divertissements auxquels le clergé lui-même prend encore part. Mais le drame religieux, miracle et mystère, ne résista pas devant les défenses ecclésiastiques. Il intéressait d’ailleurs de moins en moins le peuple qui n’avait plus de loisirs que ceux de la misère. Par contre la satire et la comédie se multiplièrent dans les diverses formes qu’elles prirent alors. Le théâtre devint un spectacle organisé par des entrepreneurs, avec des comédiens de profession séparés des anciens jongleurs qui fournirent les saltimbanques.
La fin du théâtre antique n’avait pas fait disparaître les histrions et les mimes romains. Ils se continuèrent au moyen âge avec les jongleurs. Ceux-ci ne furent pas exactement des comédiens, mais des récitants, chanteurs, danseurs, faiseurs de tours. Les plus considérés, récitants et chanteurs, doublés souvent d’un poète-musicien, devinrent les trouvères et les troubadours qui reçurent l’hospitalité plus ou moins opulente des châteaux. Au XIVe siècle, groupés dans les villes, ils formèrent des corporations régulières de ménestrels ou ménétriers, tenant boutiques de ménestrandie, écrivant et vendant des chansons. Les autres jongleurs demeurèrent les amuseurs de la foule sur la place publique. Ils furent les clercs errants des XII- siècle et XIIIe siècle qui chantaient la messe de Bacchus en parodiant les cérémonies de l’Église, et alimentaient la littérature goliardique dont l’audace satirique est parfois remarquable. Le jongleur fut en particulier le satiriste « débiteur des opprobres sur le compte des absents », mais les dits, comme celui de l’Erberie, véritable boniment de charlatan, de Rutebeuf, les débats, comme le Plaidoyer de la Simple et de la Rusée, de Coquillart, les disputes, jeux-partis, fableaux, etc…, constituèrent l’essentiel de leur répertoire. Ils furent les premiers comédiens, avant les amateurs locaux puis les professionnels nomades qui se formèrent en troupes à partir du XIVe siècle. Ces troupes furent recrutées surtout chez les écoliers et les basochiens. À côté des confréries pieuses, comme celle de la Passion, à Paris, et des puys, sociétés littéraires et académiques populaires qui représentaient les miracles et les mystères, elles transportèrent de ville en ville les joyeusetés bannies de l’Église. De la transformation de ces joyeusetés naquit la farce proprement dite dont la satire s’étendit de l’Église à la société tout entière.
Au plus bas de la hiérarchie de ces comédiens étaient, à Paris, les Enfants sans Souci. Rouen avait les Connards ou Cornards, Dijon les Enfants de la Mère folle, Lyon les Suppôts de la Coquille, Beauvais les Momeurs du mont Pinard, Cambrai l’Abbaye joyeuse de Lescache-Profit, Chalon-sur-Saône, les Enfants de Ville et les Gaillardons, Chauny les Trompettes-jongleurs, Laon les Mauvaises braies, etc… Tous avaient pour chefs le Prince des Sots et la Mère Sotte. Ils étaient la bohème de l’époque réunissant de pauvres diables sans feu ni lieu, dépourvus de pécune mais riches de paresse et de gaieté. Villon en a été, avec ses compagnons des repues franches. Ils furent, au commencement du XVIe siècle, les joyeux garçons chantés par Clément Marot dans la Ballade des Enfants sans Souci, dont le vers répété dit :
Tous ces bons lurons étaient subordonnés par les règlements administratifs aux Basochiens.
Le Royaume de la Basoche, formé des clercs du Parlement de Paris, gens bien apparentés et généralement riches, reçut ses droits et titres de Philippe le Bel, vers 1303. À côté se formèrent d’autres basoches, celles du Parlement, celle du Châtelet et celle dite Empire de Galilée, toutes très agitées et rivales. Elles organisèrent des spectacles divers devant et dans le Grand Châtelet, sur la « table de marbre ». Au XVe siècle, sur l’initiative des Confrères de la Passion dont l’existence légale avait été signée par Charles VI en 1402, les Enfants sans souci et les Basochiens se joignirent à eux pour mêler aux représentations des mystères celles des farces et des sotties. Ce fut la plus belle époque du théâtre satirique en France, la plus hardie, grâce surtout à la liberté que lui laissa Louis XII. Ce roi fut souvent écorché par la satire, mais elle lui était utile dans ses démêlés avec le pape Jules II. Le poète Gringore, dit Gringoire, qui était alors « mère sotte » des Enfants sans souci, inaugura brillamment, à cette occasion, la comédie politique dans son Prince des Sots et son Homme obstiné. Moins favorisés sous François Ier et les règnes suivants, les Basochiens se turent comme comédiens à la fin du XVIe siècle.
Le plus célèbre des Enfants sans souci fut, comme acteur, Jean de l’Espine, dit du Pont-Alais, du nom du pont où ses tréteaux étaient dressés. Le dernier prince des sots fut Nicolas Joubert, décédé en 1615. À ce moment-là, le théâtre du moyen âge était mort pour faire place au théâtre classique. Mais ses traditions demeuraient dans le répertoire comique où elles perpétuaient l’esprit populaire.
Le théâtre du moyen âge fut d’une grande variété. Il embrassa en somme toutes les manifestations de la vie populaire et traduisit toutes les nuances de l’esprit du temps, comme le faisaient les autres formes littéraires. L’allégorie et l’intention moraliste inspirèrent les moralités, comédies de mœurs à la fois sérieuses et comiques, représentations de la vie sociale où toutes les classes étaient plus ou moins jugées et raillées. La moralité du Bien Avisé et du Mal Avisé fut le type du genre. La satire se donna cours dans la farce, parodie des mœurs, et dans la sottie, comédie politique. La farce, aux XV- siècle et XVIe siècle mit au théâtre les fableaux des XIII- siècle et XIV- siècle. Pathelin est demeuré son personnage le plus célèbre. Elle fut le genre le plus caractéristique de l’esprit populaire du moyen âge. On a sévèrement jugé cet esprit comme grossier, sans art, exagérément naturel et d’une révoltante crudité d’expression. Les gens du moyen âge s’en accommodaient fort bien sans être pour cela moins délicats et plus dépravés que ceux d’aujourd’hui. Au contraire, car ils étaient moins hypocrites. Ils riaient franchement, de bonne humeur. Ils ignoraient l’obscénité inventée par les tartufes quand ils firent de la morale une cochonnerie bien pensante, et, de ce qui était naturel, une saleté compliquée.
Le véritable théâtre comique, littéraire et musical, commença au XIIe siècle avec des fableaux dialogués et chantés, comme celui d’Aucassin et Nicolette. Plus remarquables furent, au XIIIe siècle, les œuvres d’Adam de la Halle, dit le Bossu d’Arras, auteur des jeux de la Feuillée, du Pèlerin, de Robin et Marion. Mais un grand nombre d’œuvres sont disparues ou sont d’auteurs anonymes. À partir du XIVe siècle on connaît les noms de quelques auteurs plus ou moins importants, les frères Gréban, Jean Michel, Mercadé, J. Millet, G. le Doyen, Andrieu de la Vigne, Jean d’Abondance, P. Taserie, N. de la Chesnaye, Gringore, Marguerite d’Angoulême, etc…, qui ont produit dans tous les genres. On peut classer dans le théâtre deux pièces comiques d’E. Deschamps (XIVe siècle) : le dit allégorique des Quatre offices de l’hôtel du roi et un dialogue, Maître Trubert et Antoignart, véritable ébauche de Pathelin qui verrait le jour un siècle après. Paru en 1470, il eut un succès prodigieux. Il était le produit tardif mais complet d’une longue formation collective où l’esprit populaire trouvait un aboutissant. En même temps qu’il terminait le théâtre du moyen âge, il commençait celui des temps modernes. Par lui, il n’y eut pas de solution de continuité entre les deux théâtres, car il n’a pas cessé de tenir une brillante place dans le répertoire lorsqu’il n’a pas été tripatouillé par des cagots comme cet abbé Bruyes qui prétendit « tirer l’or de son fumier » !… Molière a été l’héritier direct des « farceurs » moraux et satiriques du moyen âge qui firent le théâtre vivant, et le maintinrent en dehors de tous les académismes et au-dessus de toutes les convenances hypocrites.
(Voir sur le théâtre au moyen âge les ouvrages suivants : Jubinal : Mystères inédits du XVe siècle, 2 volumes. — Collection Jannet ; Ancien théâtre français, 10 volumes. — G. Paris et Robert : Miracles de Notre Dame, 7 volumes. — Collection des Anciens textes français : Le mistère du Viel Testament, 6 volumes. — P. de Julleville : Les Mystères, 2 volumes ; La Comédie et les mœurs en France au moyen âge ; Les Comédiens en France au moyen âge ; Répertoire du théâtre comique en France au moyen âge. — J. Mortensen : Le Théâtre français au moyen âge.
La Renaissance et la tragédie classique. — La Renaissance fut, au théâtre plus que dans les autres arts, le retour à l’antique. Elle n’inventa rien de nouveau, sauf l’individualisme et l’aristocratisme de l’esprit dans les formes conventionnelles le réservant à une élite, ou soi-disant telle. On commença par faire des tragédies et des comédies à l’imitation de Sophocle et de Sénèque, de Térence et de l’Arioste, imitateur lui-même de Plaute et de Térence. Le théâtre fut réservé aux comédiens de profession dont le répertoire se modifia et perdit le caractère populaire.
Le classicisme commençait. Il adaptait conventionnellement le théâtre antique à un monde qui n’en avait aucun sentiment. Un Racine, qui composa les plus parfaits modèles de la tragédie moderne, connut très bien le drame antique. Il s’inspira particulièrement de Sophocle et d’Euripide, mais pour les adapter au goût français et, plus fâcheusement, à celui de la cour qui était l’antipode du goût populaire et encore plus de ce qu’avait pu être celui du public athénien. La tragédie fut enguirlandée des roses de la grâce et de faveurs sentimentales. Après Racine, le XVIIIe siècle, qui aggrava encore la fausseté de la tragédie, ignora le théâtre grec ou ne le connut que par la traduction du jésuite Brunoy d’une incompréhension ahurissante. On comprend que ce siècle préféra Crébillon à l’Eschyle de Brunoy, mais il faut aussi constater que Brunoy ne cherchait qu’à satisfaire le mauvais goût de son temps tourné vers le style « rococo ». Il fallut attendre le Cours de littérature dramatique, de Guillaume de Schlegel, pour commencer à connaître, vers 1809, le théâtre antique autrement que par les mélasses de traducteurs effarouchés qui diraient encore, en plein XIXe siècle : « Notre plume s’est dérobée sous nos doigts (sic) devant l’obligation de transcrire des scènes plus que lascives, des tableaux hideux d’immoralité, enfin des idées, des expressions d’une crudité et d’un cynisme tels que jamais peut-être, grâces au Ciel ! pareilles souillures n’ont été articulées en français, pas même dans la langue de Rabelais, etc… » (André Feuillemorte : Comédies d’Aristophane). On sait comment — grâces au Ciel… et à Tartufe ! — la lascivité et l’immoralité ont disparu, avec la crudité du langage. Avant M. Feuillemorte, on avait eu Delille, Mme Dacier, Naudet, dont les périphrases, « bandeaux sur l’œil, cataplasmes, feuilles de vigne et caleçons de bain », a dit Tailhade, corrigèrent la truculente nudité et la salacité pittoresque des personnages d’Aristophane, de Plaute, de Pétrone et autres satiriques. « On dirait qu’ils ont lavé leurs estomacs d’ivrognes dans le thé suisse de Nisard et fait leurs ongles dans le tub académique de M. Paul Deschanel. » (L. Tailhard).
La tragédie naquit en Italie, au commencement du XVIe siècle, avec la Sophonisbe de Trissin. En France, Du Bellay traduisit Electre et Hécube. Jodelle fit jouer, en 1552, sa Cléopâtre, première tragédie française. En fait, la tragédie ne fut que la tragi-comédie, genre transitoire, jusqu’au jour où Corneille lui donna sa forme définitive et fit triompher le genre « noble ». Avant Malherbe, Jodelle avait entrepris de démolir le moyen âge et prétendu donner à la France la première comédie digne de ce nom. Il voulait renouveler la poésie dramatique contre les vieux poètes traités déjà d’ « épiciers » par Du Bellay et, précurseur des « honnêtes gens » de la Ligue, soulever l’Église contre leur rude franchise. Mais Jodelle avait plus de présomption que de talent et le théâtre comique, tout au moins, continuerait dans sa voie et découvrirait les seins de Dorine malgré le mouchoir de Tartufe. La Cléopâtre de Jodelle, et sa comédie Eugène, n’eurent de succès qu’auprès des « précieux », les snobs de l’époque.
La tragi-comédie française s’inspira surtout de l’espagnole sortie de la déformation plus ou moins satirique, à la façon de Cervantès, de la littérature chevaleresque. Le genre naquit à la belle époque de la comédie espagnole, inaugurée par la Célestine de Rojas (1499), et illustrée par Encina, Lucas Fernandez, Gil Vicente, Naharro, Lope de Rueda, puis Lope de Vega, Guillen de Castro, Tirso de Molina, Alarcon, Guevara, Moreto, etc., jusqu’à Calderon, le plus grand de tous. Calderon prolongea le drame religieux dans le théâtre espagnol. Il apporta à ce théâtre son plus bel éclat avant l’envahissement du gongorisme et des équivoques douceurs mystiques des Rosaires. La tragi-comédie mêla le comique au sérieux, le romanesque au dramatique, la satire à l’épopée. Elle fut picaresque, parodique et elle créa le burlesque. Ses auteurs furent, en France, Jodelle, Garnier, Hardy, Ryer, Mairet, Rotrou, Boisrobert, Desmarets, Scudéry, Scarron, Cyrano de Bergerac, etc… Corneille lui donna son chef-d’œuvre : Nicomède. Racine, faisant l’éloge de Corneille, ne prisait guère ses prédécesseurs et rivaux qui prétendaient pourtant purifier le théâtre, et il disait : « Quel désordre, quelle irrégularité !… Toutes les règles de l’art, celles mêmes de l’honnêteté et de la bienséance partout violées… ». C’est ainsi que :
Fontenelle dirait de Racine lui-même : « Les caractères de Racine ont quelque chose de bas il force d’être naturels. » La tragédie l’emporta sur la tragi-comédie et la fit bannir du théâtre classique. Elle ne reparaîtrait que lorsque le drame romantique l’emporterait à son tour sur la tragédie.
Les premières tragédies, celles des Jodelle, Grévin, les frères de la Taille, Garnier, Montchrestien, ne sortirent guère du milieu des écoles où elles étaient jouées. Au commencement du XVIIe siècle, le comédien Hardy, auteur fécond de plus de huit cent pièces, tira le genre du pédantisme scolaire et le fit plus vivant, plus scénique. Schalandre, Théophile de Viau, Racan, Mairet, Rotrou et d’autres le suivirent dans cette voie, mais ce fut Corneille qui donna à la tragédie française ses règles définitives et ses premiers chefs-d’œuvre, Le Cid, en 1636, suivi d’Horace, Cinna, Polyeucte, Pompée, Rodogune, Héraclius, Œdipe commença le déclin du génie cornélien. Suréna fut la dernière œuvre de Corneille, en 1674. Le genre ne pouvait se soutenir que par des chefs-d’œuvre, son « sublime » ne pouvait s’accommoder de productions médiocres. Seul Racine, après Corneille, l’éleva à sa hauteur passionnelle et plastique. Après eux, Voltaire fut un auteur honorable, mais son génie n’était pas tragique. Il apporta à la tragédie quelques nouveautés par le choix des sujets pris en dehors de l’antique, la pensée philosophique et l’influence de Shakespeare, bien que cet écrivain fût à ses yeux un « barbare ». Contemporains ou successeurs de ces trois auteurs, Scudéry, Thomas Corneille, Pradon, Campistron, Lagrange-Chaucel, Crébillon, La Motte, Marmontel, La Harpe, Chénier, Lemercier, Delavigne, Ponsard et vingt autres firent de la tragédie un genre de plus en plus momifié dans la tradition classique et qui ne se soutint plus que dans le livret d’opéra.
La tragédie fut un genre essentiellement français, particulier à une époque française comme l’éloquence de Bossuet et les jardins de Le Nôtre. Elle fut à l’image de cette société qui réalisa le plus totalement le plan monarchique où la vie de tous les peuples comme l’histoire de tous, les temps devaient aboutir à cet unique objectif : l’exaltation d’un Roi-Soleil ! Elle ne pouvait se soutenir que par cette monarchie et elle ne pouvait lui survivre. Aussi, la tragédie n’exista à l’étranger que comme imitation littéraire ou genre français. Malgré la primauté chronologique de la Sophonisbe de Trissin, la tragédie italienne ne compta guère en dehors d’Alfieri (XVIIIe siècle), et encore, sa valeur a été bien surfaite dans un but de propagande nationale. Manzoni, Niccolini, Monti, ne furent aussi que des imitateurs. En Allemagne, la tragédie n’eut que des traductions d’œuvres françaises et des essais de Gœthe.
Le drame et la comédie modernes. — Autrement grand, humain, vivant et universel que la tragédie fut le théâtre, drame et comédie, tel que le conçut et le produisit le génie anglais dans cette période appelée « élisabéthaine » qui commença vers 1570 avec le Gorboduc de Sackville et Norton et finit cent ans après avec James Shirley. Cette époque est la plus belle du théâtre de tous les temps ; Shakespeare, qui la domine, est au-dessus de tous les tragiques, même grecs, parce qu’il est plus humain. Livrés au Destin, les personnages d’Eschyle et de Sophocle les plus émouvants, Œdipe, Oreste, Antigone, Iphigénie, nous apparaissent comme des entités, des êtres en dehors de notre monde. Les Lear, Othello, Hamlet, Cordélia, Desdémone, Juliette, sont des êtres humains de tous les temps et de tous les pays, dont les sentiments sont les nôtres et que la fiction théâtrale fait vivre intensément. Le drame et la comédie shakespeariens sont une immense synthèse de tout ce que la vie et le théâtre ont amassé en quinze siècles d’expérience, de pensée et de force, l’expression la plus vaste et la plus profonde, la plus tragique et la plus bouffonne, la plus idéaliste et la plus réaliste, des gestes, des rêves, des instincts, des passions, de la vie intime et sociale, de la psychologie individuelle et collective de toute l’humanité. L’infiniment petit de l’âme humaine est aussi illimité que l’infiniment grand de l’univers. Jamais aucun art n’a été représentatif de la vie avec une vérité et une audace plus indifférentes à n’importe quels dogmes, quelles théories, quelles convenances éthiques ou esthétiques, particuliers ou sociaux. Des hommes pensent et agissent pour tous les autres hommes, dans les bouges où vocifèrent les matrones de Périclès, dans les tavernes où Falstaff entretient sa précieuse bedaine avec toute sa séquelle de truands, comme dans la tempête qui poursuit Lear et Cordélia, devant le tombeau de Juliette et dans les espaces éthérés où circule Ariel.
Lorsque nous parlons de l’œuvre shakespearienne, nous n’envisageons pas l’ouvrage d’un homme qui a été Shakespeare, ou ne l’a pas été d’après ceux qui contestent qu’il a existé ; nous parlons de tout un ensemble d’œuvres, procédant les unes des autres et formant comme un microcosme de la pensée de leur époque. Aucune ne serait originale, d’après M. Abel Chevalley qui a dit : « il n’y a pas plus de théâtre exclusif de Shakespeare au temps d’Elizabeth, que de théâtre élisabéthain d’où Shakespeare serait exclu. » Ils seraient environ deux cents auteurs qui auraient édifié le drame et la comédie shakespeariens dans une période de quatre-vingts ans. Les plus connus, à des degrés divers de célébrité, sont John Lily, Th. Loodge, G. Peele, Th. Kyd. Chapman, R. Greene, Drayton, avant Shakespeare, et ses contemporains ou successeurs, Marlowe, Th. Nasbe, Th. Dekker, Middleton, Ben Jonson, , T. Marston, Th. Heywood, J. Webster, Tourneur, Flechter, Beaumont, Massinger, J. Ford, Randolph, Brome, Cartowright, Th. May, Marmion et enfin J. Shirley qui termina le grand cycle. Tous les esprits, tous les caractères, toutes les philosophies sont réunis chez ces hommes venus de tous les milieux, ayant vécu à tous les étages sociaux, comme leurs personnages, et représentent toute la pègre sociale et toute l’aristocratie. Tous ont plus ou moins travaillé pour ce Théâtre du Globe fondé par Shakespeare en 1599, et qui est plus célèbre que l’Illustre théâtre de Molière. (Voir les Études sur Shakespeare, de Ph. Chasles, les ouvrages d’A. Mézières, et le numéro des Cahiers du Sud, juillet 1933, sur le Théâtre élisabéthain).
Le drame shakespearien, précurseur de la Révolution anglaise, le fut aussi de la Révolution française par l’influence qu’il exerça sur la formation de l’esprit romantique. (Voir Romantisme). Le XVIIIe siècle français, tout pénétré de classicisme, ne le comprit guère ; il n’en influença pas moins la tragédie et fut à la naissance du drame bourgeois. Arden de Feversham fut, en 1592, en Angleterre, la première œuvre d’un genre dont Nivelle de la Chaussée fut le père, en France, et dont les parrains furent Sedaine (Le Philosophe sans le savoir), Diderot (le Fils naturel), Voltaire (L’enfant prodigue et Nanine), Beaumarchais (Eugénie, et la Mère coupable). Ce fut le drame vertueux, larmoyant, lénitif, célébrant la morale et les attendrissements familiaux. Au XIXe siècle, le romantisme en ferait le mélodrame à tendances sociales, et l’hypocrisie bourgeoise lui communiquerait toute la nocivité du roman-feuilleton. Mentionnons que, dès la fin du XVIIIe siècle, Mercier fut au théâtre le précurseur du romantisme, en attaquant vivement la tragédie et en produisant les premiers drames historiques.
La comédie est, dans sa plus large acception, la véritable manifestation collective de l’esprit humain. Il n’y a qu’une façon de pleurer ; il y en a cent de rire. Chaque peuple a la sienne, comme il a son terroir, son langage, ses formes lyriques et satiriques, C’est pourquoi, s’il y a discontinuité dans le drame dominé par des formes conventionnelles, il n’yen a pas dans la comédie où la convention scénique est tout à fait secondaire. Pathelin amuse aujourd’hui comme il y a cinq cents ans. On retrouverait dans Plaute tous les types à qui la faveur populaire a toujours été constante et qui sont passés successivement dans la farce, la comédie italienne, le théâtre moderne et contemporain. Après le moyen âge, la moralité, la sottie, la farce continuèrent. On leur donna d’autres noms : comédie de caractère, de mœurs, d’intrigue, de genre, épisodique, historique, féerique, musicale, vaudeville, etc…
Le mot comédie fut apporté d’Italie en France par les comédiens, gens salariés par un directeur de théâtre pour jouer la comédie. La première troupe qu’on en vit en France fut celle qui représenta à Lyon, en 1548, la Calandria, de Bibbiena, Après eux, les Gélosi, appelés par Henri III, apportèrent à Paris, en 1576, la comedia dell’arte, née en Italie de l’improvisation populaire, ressuscitant les types éternels de la comédie humaine sous la défroque des Arlequin, Pantalon, Polichinelle, Colombine, etc… Les Gelosi furent remplacés par les Fedeli qui continuèrent la comédie italienne jusqu’en 1652. Le prince des Sots et ses compagnons étaient devenus des professionnels. Ils jouèrent à l’Hôtel de Bourgogne jusqu’en 1608, partageant le local avec une autre troupe à qui les confrères de la Passion avaient cédé leur privilège en 1588. L’année 1600 vit fonder le théâtre du Marais. Bellerose fut le grand comédien de l’Hôtel de Bourgogne ; Mondory fut celui du Marais. Les précieux, qui affectaient les bonnes manières et le beau langage, commencèrent à se fâcher lorsque Bruscambille, ne « sucrant pas assez sa moutarde », débita ses prologues dans le ton de l’ancienne farce. Celle-ci trouva asile au théâtre de l’Estrapade où Gros Guillaume, Gaultier-Garguille et Turlupin la mêlèrent à la comédie dell’arte. Gros Guillaume ayant été mis en prison pour avoir raillé un magistrat, y mourut de peur, et sa troupe se dispersa. La farce était montée aussi sur les tréteaux de Tabarin, au Pont-Neuf. Elle s’installa enfin à la foire Saint-Germain où une troupe de comédiens fut autorisée à élever un théâtre en 1595.
C’est au Théâtre de la Foire que, sous l’impulsion populaire, se manifesta le plus d’ingéniosité, d’invention et l’on peut dire de vrai talent comique. Jusque là les spectacles de la Foire avaient consisté en exercices d’acrobatie, exhibitions d’animaux sauvages ou savants, parades, etc… La farce, que les théâtres privilégiés voulurent faire interdire à la Foire, détermina ses comédiens à aborder tous les genres du théâtre. On leur dut la plupart des nouveautés qui firent la fortune des théâtres réguliers et plus d’un grand acteur, chanteur ou danseur débuta parmi eux avant d’entrer aux Français ou à l’Opéra. La première nouveauté du théâtre de la Foire fut celle des marionnettes de Brioché qui s’y installa en 1646. Le pauvre homme faillit être brûlé vif comme sorcier parce que ses acteurs mécaniques disaient trop de vérités sur les hommes et sur les choses. Datelin ajouta des danses au spectacle des marionnettes. En 1678, une pièce intitulée ; Les Forces de l’Amour et de la Magie réunissait tous les genres du théâtre de la Foire : acrobatie, pantomime, danse et dialogue. Les pièces dialoguées avaient pris du développement à la Foire. Les Comédiens Français, établis depuis 1680, les firent interdire. La Foire recourut alors au chant que lui permit l’Opéra. On fit le vaudeville à couplet, puis l’opéra-comique dont le premier vrai succès fut la Princesse de Carisme, de Lesage, jouée en 1718. Entre temps, la troupe italienne, où s’était illustré Scaramouche, avait été chassée de France, en 1697, pour avoir osé présenter Mme de Maintenon sous les traits de la fausse prude. Les comédiens de la Foire jouèrent alors la comédie italienne, mais il y eut de nouvelles interdictions des Français. La Foire tint bon et ce ne fut qu’en 1710 que le Parlement condamna définitivement son théâtre au profit des Comédiens français. Les pantomimes, les danses et surtout l’opéra-comique, dont il y eut deux théâtres, à partir de 1713, aux foires Saint-Germain et Saint-Laurent, eurent un succès immense. Le public populaire lui était de plus en plus favorable et ses acteurs étaient de plus en plus brillants. En 1728, un opéra-comique, Achmet et Almexuzin, de Lesage, Fuzelier et Dorneval réunissait les danseurs Nivelon et Mlle Sallé. Après que l’ouvrage eut été joué pendant deux mois, sans interruption, les deux danseurs entrèrent à l’Opéra.
Lesage fut le plus fécond des auteurs du théâtre de la Foire, avec Fuzelier et Dorneval, puis Panard, Fagan, Boissy, Pirou et d’autres. Favart apporta en 1740 et 1741 sa Servante justifiée et sa Chercheuse d’esprit. Jusqu’en 1752, la musique de l’opéra-comique avait été faite d’airs connus adaptés à des couplets. Dauvergne, le premier, composa une musique originale pour ce genre d’ouvrage. Ce fut alors le véritable opéra-comique que Monnet installa dans un théâtre spécial où, dès 1754, fut jouée la Servante maîtresse, de Pergolèse. Privée de la comédie et de l’opéra-comique, la Foire en fut réduite aux marionnettes, à la danse acrobatique et à la pantomime. La troupe de Nicolet, qui réunissait en 1785 trente acteurs, vingt musiciens et soixante danseurs appelés les « sauteurs du roi », attirait la cour. Ce fut son dernier succès. Le théâtre de la Foire mourut en 1786 avec les deux foires Saint-Germain et Saint-Laurent. (Voir le Théâtre de la Foire, par E. d’Auriac).
Les spectacles de la Foire se continuèrent, avec des intermittences, dans de petits théâtres dit théâtres « à côté ». Ils mériteraient d’être suivis dans leurs différents avatars. Nous ne parlerons pas de la chanson qui, après une brillante carrière dans des « caveaux » plus ou moins littéraires a sombré de nos jours dans la scatologie patriotique. Mais d’autres mériteraient mieux que la simple mention que nous pouvons en faire ici, entre-autres les marionnettes qui ont une longue histoire, depuis les statuettes, images des dieux de l’antiquité que les Chinois, bien avant les Grecs, firent mouvoir par des moyens mécaniques, en passant par les mariettes ou les mariolettes du moyen âge, les fantoccini, puppi et pupalzi du théâtre italien, les pantins du théâtre Guignol apportés par Mourguet, en France, en 1795, jusqu’à leurs adaptations actuelles dans le Guignol lyonnais, successeurs de celui de Mourguet, et dans les théâtres de marionnettes toujours en vogue dans différents pays.
Il faudrait aussi parler de la pantomime ressuscitée par Debureau, au théâtre Bertrand, après 1830, et dont les derniers interprètes ont été les mimes marseillais, Rouffe, Onofri, Séverin, Bernardi et d’autres, et aussi des différents auteurs qui écrivirent ses scénarios depuis Nodier, G. de Nerval, Th. Gautier jusqu’à Catulle Mendès.
Enfin, il faudrait encore parler du vaudeville à couplets qui ne cessa pas d’alimenter un répertoire où Désaugiers, en particulier, s’illustra en créant des types comme M. Vautour, immortel tant que la propriété existera pour la calamité des pauvres gens.
Sous les outrances de ses farces et de ses parodies, le théâtre de la Foire entretint la vérité dramatique. Celle-ci prit, avec la grande comédie, une éclatante revanche sur la pompeuse et conventionnelle tragédie. Molière l’imposa dans les plus authentiques chefs-d’œuvre du théâtre français. Avec Corneille (Le Menteurs), en même temps que Racine (Les Plaideurs), Molière fit une véritable création de la comédie de caractère et de mœurs. À l’encontre de la tragédie, elle ne cesserait pas d’être bien servie, et ses meilleurs auteurs, après Molière, seraient Dancourt, Regnard, Lesage, Marivaux, Sedaine, Beaumarchais. En Italie, elle remplacerait la comedia dell’arte et Goldoni serait son Molière. Ce rôle, dans 185 pays scandinaves, serait échu au danois Holberg qui serait le père du théâtre et de la langue dramatique de ces pays.
Molière, après avoir parcouru la France pendant plus de dix ans avec sa troupe de l’Illustre théâtre, jouant les œuvres qu’il avait données à la farce, s’établit en 1658 à Paris. Sa troupe prit le titre de Comédiens lie Monsieur. Sept ans après sa mort, en 1680, cette troupe réunie à celles de l’Hôtel de Bourgogne et du Marais devint celle des Comédiens Français. Ce fut l’origine du théâtre de la Comédie Française.
Les études et les critiques du théâtre classique abondent. Le monde académique, qui affecte de ne connaître que ce théâtre-là, a copieusement écrit à son sujet, et ses ouvrages sont assez connus et répandus, pour qu’il soit inutile de les citer ici.
Le théâtre pendant la Révolution et l’Empire. — Même dans ses œuvres les plus détachées de toute intention politique, le théâtre, durant la Révolution française, fut une véritable tribune des partis. On trouva, dans les œuvres classiques comme dans toutes celles de circonstance où les événements étaient mis à la scène suivant l’esprit de chacun, des allusions propres à justifier des manifestations. C’est ce qu’on voit aujourd’hui quand les amateurs de dictature prennent prétexte de certaines tirades mises au compte de Shakespeare par son traducteur, pour manifester aux représentations de Coriolan. De la même façon, la Comédie Française, en représentation en Italie, a dernièrement fait sa cour à M. Mussolini en coupant, dans Britannicus, des vers où le personnage aurait pu voir une flétrissure de sa sinistre dictature !… Le plaisant ou l’odieux, qui se produisit souvent pendant la Révolution, fut lorsque l’auteur, étant compris à l’envers de ses intentions, se trouva mis malgré lui au service d’une cause qui n’était pas la sienne ! Inutile de dire que Corneille fut le grand excitateur de l’héroïsme révolutionnaire. Son « Qu’il mourut ! » d’Horace, souleva alors une exaltation patriotique encore inconnue. Mais l’on vit surtout des pièces de circonstance parfois improvisées, sans même êtres écrites, sur les événements de chaque jour. Il n’en resta aucune qui fut, vraiment remarquable. Le seul résultat de ces improvisations dramatiques fut de faire perdre l’habitude des règles classiques et d’ouvrir la voie au théâtre romantique.
Le théâtre de la Révolution avait eu ses chefs-d’œuvre, avant que celle-ci éclatât, dans Le Barbier de Séville et Le Mariage de Figaro, de Beaumarchais. Figaro avait proféré des vérités qui avaient frappé comme des gifles sur les mufles de la monarchie pourrissante. Jamais la satire n’avait été si véhémente dans les formes polies du théâtre classique. M.J. Chénier, dans sa tragédie Charles IX, mit à la scène la Saint-Barthélemy, ce que personne n’avait osé faire jusque là. Le fanatisme religieux fut, comme dans le despotisme monarchique, violemment attaqué dans des pièces de circonstance. L’Église fut vivement raillée, entre autre dans Le Mariage du pape, dans les Victimes cloîtrées, dans des vaudevilles comme Encore un curé où l’on chantait :
« Baptiser les enfants d’autrui,
C’est un fort joli ministère ;
Mais il vaut mieux, prêtre et mari,
Baptiser ceux dont on est père. »
Durant la Révolution, la Comédie Française fut généralement d’esprit royaliste et réactionnaire, comme il convenait à une aristocratie de cabotins fort honorés de servir les grands dans leurs plaisirs même les moins intellectuels. Certains de ses membres furent emprisonnés. Menacés de la guillotine, ils devinrent de « bons patriotes ».
Parmi les pièces d’opposition antirévolutionnaire, L’Ami des lois, de Laya, provoqua le plus l’agitation et fut interdite jusqu’à la réaction de Thermidor. Après cette réaction, et sous le Directoire, la satire politique fut sévèrement réprimée. On eut un avant-goût du régime napoléonien. Cette répression eut l’avantage de faire se retourner la satire contre les mœurs, et elle eut particulièrement à faire dans ce domaine. Maillot créa le type de Madame Angot ou la poissarde parvenue dont on fit diverses moutures, en attendant qu’une Fille de Madame Angot fournit au musicien Lecocq le sujet d’un des chefs-d’œuvre de l’opérette. Nombre de vaudevilles attaquèrent les enrichis de la mercante de guerre qui commençaient leur carrière sous les ailes de la victoire. Un gros fournisseur disait avec la joviale assurance que ses victimes ne lui demanderaient aucun compte :
« Notre pays s’est agrandi
Et mon ventre s’est arrondi,
Ces chers enfants de la Victoire,
Je les fais marcher à la gloire
Sur des semelles de carton. »
Sur un de ces fournisseurs appelé Rapinat, on chantait :
« Le bon Suisse qu’on assassine
Voudrait au moins qu’on décidât
Si Rapinat vient de rapine
Ou Rapine de Rapinat. »
Rapinat était bien indifférent et tranquille ; il deviendrait grand dignitaire de l’Empire, serait fait noble par Louis-Philippe, ministre par Badinguet, grand muphti de la Légion d’honneur et membre de l’Académie des Sciences morales, (sic) et politiques par la IIIe République, tout en fabriquant des canons pour de nouveaux assassinats du « bon Suisse » !… Mais dès 1802, Napoléon ne voulut plus qu’on touchât aux parvenus, aux mercantis, aux girouettes politiques qui seraient la fine fleur de son empire, et pour qui il découpait les rubans de sa légion d’honneur dans le bonnet rouge de la Révolution ! Dupaty faillit connaitre la déportation, après les pontons de Brest, pour un petit vaudeville : l’Antichambre. Lemercier, auteur de Charlemagne, dont Napoléon, ne sachant où trouver un Corneille, aurait voulu faire le poète de sa cour, refusa dignement cet emploi et se condamna ainsi à une vie obscure, tourmentée de plus par la cabale impériale. Lemercier était républicain. Le royaliste Ducis repoussa non moins dignement les avances napoléoniennes. Dupaty resta suspect de pacifisme. En dehors d’eux et de J.M. Chénier, le théâtre, au temps de l’Empire, fut par sa platitude à l’étiage des courtisans qui l’écrivirent, les Barré, Radet, Desfontaines, Baour Lormian, Legouvé, Esmenard et autres Rougemont qui prodiguèrent leur encens à « l’usurpateur », comme ils le prodigueraient ensuite, avec la même impudeur, à la « légitimité restaurée » !
Napoléon fut aussi néfaste au théâtre et à l’art dramatique qu’il le fut à toutes les formes de l’esprit et de la liberté. Tous les théâtres où l’art dramatique montrait encore quelque esprit et quelque indépendance furent fermés. Il ne demeura que quelques-uns à côté des subventionnés comme l’Opéra pour lequel Napoléon voulait bien dépenser 800.000 francs par an, parce que ce monument « flattait la vanité nationale » ?… Quand les spectateurs se permettaient de montrer leur mécontentement au théâtre, on les envoyait en prison, où à la caserne pour faire des soldats s’ils étaient de jeunes gens. On n’eut plus ce droit de siffler qu’au temps de Molière on achetait en entrant au théâtre. On n’eut plus que le droit de payer et se taire devant les pires insanités que favoriseraient l’arbitraire gouvernemental et la censure. C’est le doux régime qui a fini, de nos jours, par dégoûter du théâtre la majorité du public de plus en plus considéré uniquement comme un « cochon de payant » !…
(Voir sur le théâtre pendant la Révolution et l’Empire : Le Théâtre et la Révolution, et la Censure sous le premier Empire, par H. Welschinger, La Comédie française et la Révolution, par A. Pougin).
Le théâtre romantique. — La platitude où le théâtre classique était tombé, après Voltaire, dans la tragédie, et après Beaumarchais, dans la comédie, rendait la révolution romantique nécessaire, En attendant, le règne de Scribe avait commencé en 1810 en pour perpétuer, à côté de Collin d’Harleville, de Picard, de C. Delavigne, de Souillet, la tradition de la médiocrité classique transportée dans l’hypocrisie bourgeoise, avant de la remettre aux Ponsard, Émile Augier, Dumas fils, Th. Barrière, Sardou et toute leur suite des abrutisseurs vaudevillesques qui ont fait du théâtre de France, suivant le mot de V. de l’Isle Adam, « l’opprobre de l’art moderne ».
Il ne s’agissait plus de corriger les mœurs, même en riant. Depuis que la bourgeoisie était au pouvoir, ses mœurs, si elles n’étaient pas plus pures, étaient souveraines. Il s’agissait de les ériger en vertus et, si on se permettait de les fronder, de ne pas dépasser ce sourire qui, s’il n’est pas une louange, n’est pas non plus une raillerie. Il s’agissait de faire prendre la prudoterie pour la pruderie, le bégueulisme pour la délicatesse, l’insanité prudhommesque pour le bon sens. Il s’agissait d’inspirer cet aimable scepticisme qui aboutirait au « tout s’arrange » des Capus, pour faire accepter les pires capitulations de conscience, les plus malpropres et les plus cyniques combinaisons politiques et affairistes. Cela commença sous la Restauration par l’exploitation vaudevillesque du militarisme et du chauvinisme. Tout un monde de pantouflards, de prévaricateurs cyniques qui avaient livré leur patrie et monnayé son invasion, pleurait d’émotion quand on chantait :
« La lâcheté ne vaut pas la vaillance ;
Mille revers ne font pas un succès !
La France, amis, sera toujours la France,
Et les Français seront toujours Français ! »
On vendait aussi la Pologne dont on laissait faire le dépècement, mais on n’en chantait pas moins :
« Les Polonais de la Pologne
Seront toujours les Polonais ! »
Alfred Jarry n’a pas inventé le Père Ubu. Il y a plus de cent ans, il incarnait déjà la bourgeoisie, c’est la disgrâce de Béranger d’avoir été le poète de ce monde-là. L’homme pauvre et indépendant qui chanta la Muse en fuite et les Conseils de Lise, le satiriste du Chant du cosaque, de la Cocarde blanche, de la Censure, du Ventru, des Révérends pères, méritait mieux que cette admiration.
La révolution romantique au théâtre commença avec la publication en France des œuvres de Shakespeare, de Calderon, Lope de Vega, Schiller, et les représentations du théâtre anglais à Paris, en 1822. Les « bons Français » qui cabalaient contre ce théâtre chantaient :
« Nous retrouvons dans le meilleur des princes
Tous les grands rois que la France a perdus. »
Ils retrouvaient leurs grotesques couronnés dans ce Louis XVIII que Marx appela irrévérencieusement « Tête de lard » ; ils ne retrouvèrent ni un Corneille ni un Racine. Cinq ans après, Shakespeare était rejoué sans incidents. Des événements comme la guerre de Grèce, l’impopularité de Charles X, instrument des ultras et des jésuites, favorisaient le romantisme. Vigny débarrassait Othello de la perruque de Ducis, Mérimée écrivait le théâtre de Clara Gazul, V. Hugo publiait la préface et le drame de Cromwell. L’Henri III et sa cour, d’A. Dumas, commença la bataille en 1829. Un an après, la première d’Hernani était au théâtre ce que seraient les « Trois Glorieuses » en politique. C’était la fin de l’ancien régime restauré. Le romantisme des barricades et des tirades hugoliennes donna l’illusion que le parapluie de Louis-Philippe abriterait « la meilleure République ». Jusqu’en 1848, V. Hugo put dire : « Ce siècle est grand et fort ; un noble instinct le mène. » Mais après, ce « noble instinct » ne sut que livrer la liberté au ruffian du 2 décembre.
Le théâtre suivit toutes les vicissitudes politiques et fut plus la tribune des partis que de l’art dramatique véritable, malgré des œuvres comme Marion Delorme, Lucrèce Borgia, Marie Tudor, Angelo, Ruy Blas, de V. Hugo, la Maréchale d’Ancre, Chatterton, de Vigny, Antony, d’A. Dumas. Toutefois le public demeurait divisé entre ces Œuvres où la convention romantique n’était pas moine arbitraire que la convention classique, et celles qui défendaient désespérément les vieilles traditions, notamment Marino Faliero, Louis XI, les Enfants d’Edouard, Don Juan d’Autriche, de C. Delavigne. La tragédienne Rachel avait apporté à la cause de Corneille et de Racine une flamme nouvelle, Ponsard arriva à la rescousse et, en 1843, sa Lucrèce triompha bruyamment contre les Burgraves et fut, pour les « classiques », leur revanche d’Hernani. Mais cinq ans après, la Charlotte Corday de Ponsard échoua. Le moment arrivait où l’hyperbole et la grandiloquence ne suffiraient plus à soutenir une tragédie et une tragi-comédie périmées. Les trucs et les ficelles romantiques furent bientôt aussi usés que ceux des classiques. Des deux côtés on trouva indigeste le « porc aux choux » de Tragaldabas, que A. Vacquerie essaya de faire jouer, en 1848, et qui était une exagération picaresque du César de Bazan de V. Hugo.
L’œuvre théâtrale la plus intéressante de l’époque romantique est celle d’A. de Musset, et ses comédies plus que ses drames. Il y a continué les qualités classiques dans la sobriété, dans une action plus subjective qu’objectivé en y ajoutant celles, romantiques, de l’unité individualiste et de la variété psychologique de ses personnages. L’invention habile et gracieuse, le naturel des sentiments et la poésie du dialogue rappellent parfois chez Musset les plus jolies scènes de Shakespeare.
Le romantisme du théâtre sombra comme le romantisme révolutionnaire dans la platitude prudhommesque et l’hypocrisie bourgeoise pour n’être plus qu’une chose sans enthousiasme et sans beauté, sans cœur et sans rognons. Scribe fut le M. Thiers du théâtre qui convenait à un tel monde. Dans Bertrand et Raton, il avait montré que le succès justifie toutes les immoralités. M. Lanson lui-même, peu suspect de subversion, a dit ceci de ce théâtre : « Cette morale est de la plus vulgaire médiocrité ; partout l’argent, la position, la carrière, la fortune ; le plus bas idéal de succès positif et d’aise matérielle, voila ce que Scribe et son public appellent la raison. Pour qu’un jeune homme se marie sans amour, 25 ou 50.000 livres de rente chez une veuve, 500.000 francs de dot chez une ingénue sont les arguments sans réplique ; et le devoir de rompre un amour coupable est impérieusement dicté par la nécessité de ne pas nuire à sa carrière ; cela dispense de pitié, de délicatesse et d’honneur. On ne peut s’empêcher d’être dégoûté de voir tout acte de probité, de bonté, de dévouement, inévitablement payé en argent, d’une grosse dot ou d’un bel héritage. Scribe ferait aimer les excentricités morales de la passion romantique. »
Le théâtre romantique eut un succès bien plus éclatant et durable dans le genre populaire du mélodrame où l’aventure était plus truculente, la tirade plus emportée, le panache plus agité que dans le drame littéraire. Le théâtre d’Hugo, dépouillé de sa magie verbale, est d’une pauvreté d’invention et d’une maladresse scénique incroyables à côté de la richesse d’imagination et de l’adresse prestigieuse à emmêler et démêler l’intrigue dramatique d’un A. Dumas. Le mélodrame était né de ce romantisme « noir », anglais et allemand, dont le fantastique et les violences excitaient une curiosité très vive. Pixérécourt avait été le grand homme du genre ; on l’appelait « le Corneille du mélo ». Dumas assura au mélodrame une carrière inépuisable en prenant la matière de ses pièces, comme de ses romans, dans l’histoire. Le mélo fut l’illustration vivante du feuilleton. Les idées sociales ne pouvaient manquer d’y trouver place. On eut ainsi les drames d’E. Sue ; les Mystères de· Paris, le Juif errant, etc., etc. ; celui de F. Pyat ; le Chiffonnier de Paris. Ce fut le théâtre d’une classe ouvrière débonnaire, qui se nourrissait plus d’illusions humanitaires que de pain. On lui faisait chanter, après février 1848 :
« Ouvriers ! à l’ouvrage,
Maîtres ! rassurez-vous ! »
et ceci à quoi répondirent les journées de juin :
« Entre enfants de la France,
il n’est pas de vaincus !… »
Les vaudevillistes Clairville et Cordier étaient les grands fournisseurs de ces drogues stupéfiantes auxquelles ils ajoutaient leurs railleries antirépublicaines. Le « bon peuple » de 1848 pleurait aussi, au théâtre, sur le sort de Louis XVI et de Marie Antoinette et laissait interdire une pièce contre le pape et contre l’expédition de Rome. Les pauvres tentatives de liberté théâtrale furent brutalement interrompues par le Coup d’État. Un plat flagorneur, A. Houssaye, proclama à l’usage des arts : « L’Empire c’est la paix ! » et le règne d’A. Dumas fils commença au théâtre avec celui des ruffians et des catins de la cour des Tuileries, de la Bourse, de la presse et du boulevard. A côté du théâtre bourgeois, le mélodrame populaire subit la même dégradation pour tomber dans les basses ratatouilles feuilletonnesques des D’Ennery, Ponson du Terrail, Montépin, Richebourg, etc., qui ne donnerait que trop de motifs à leur public d’abandonner de nos jours le théâtre pour le cinéma.
Un autre succès populaire du théâtre romantique fut dans la satire des mœurs politiques et affairistes. L’idée semble en être venue du Bertrand de Scribe, dont le prototype était Talleyrand, l’aventurier d’ancien régime adapté à la politique du nouveau. Mais cette satire prit une autre envergure quand on vit sortir Robert Macaire, l’aventurier bourgeois pour qui la politique et les affaires furent l’escroquerie. Il parut dans un mélodrame, l’Auberge des Adrets, et Frédéric Lemaître qui joua le rôle lui donna un relief extraordinaire en en faisant le type de la fripouille affairiste triomphante par l’exagération de son audace et de son cynisme. Doublé de Bertrand, triplé du baron de Wormspire, Robert Macaire, paradoxale création, s’est multiplié à l’infini dans le monde, grâce à l’encore plus paradoxale imbécillité de M. Gogo, citoyen, électeur, ancien et futur combattant, cocu, volé et toujours content. Robert Macaire fait comprendre l’extraordinaire fortune des Rochette, des Oustric, des Stawiski dans un monde où il n’y a pourtant pas que des crapules et des niais, mais où ils dominent. Pas plus que Thénardier et sa bande, Robert Macaire et ses compères ne prévoyaient le bel avenir qu’ils avaient devant eux. Ils se voyaient plutôt ramant un jour sur des galères, ou balancés au bout du pantagruélion rabelaisien, que statufiés pour avoir « bien mérité de la Patrie » en faisant tuer dix millions d’hommes et en tripotant dans tous les scandales.
Le théâtre contemporain. — Dévoué, pour la recette, au fumier bourgeois, ce théâtre a été, pour l’art, plus noblement inspiré par le naturalisme et le symbolisme (Voir ces mots). Ils ont apporté une saine réaction rendue indispensable par l’insanité des Dumas et sous-Dumas et de leurs admirateurs, les Sarcey et sous-Sarcey, bien que ces derniers bavent toujours, dans ce qu’on appelle la critique, contre tout ce qui est indépendance et vérité. Malheureusement, cette réaction n’a pas eu des assises assez solidement populaires. Après plus d’un siècle de baratage bourgeois, l’esprit populaire a fini de penser et s’est réfugié, comme le voulaient ses maîtres, dans des distractions d’esclaves : les spectacles sportifs et le cinéma (voir Spectacle).
Pour ceux qui ont persisté à penser, le naturalisme et le symbolisme ont fait pratiquement, en dehors de toutes différenciations d’écoles, des efforts méritoires. Ils ont soutenu des entreprises théâtrales « à côté » de la faisanderie bourgeoise, le Théâtre Libre d’Antoine, le Théâtre de l’Œuvre, de Lugné-Poe, et d’autres d’une existence plus ou moins éphémère : le Théâtre d’Art, de Paul Fort, les Eschotiers, le Théâtre des Arts, à Batignolles, le Vieux Colombier et, après la Guerre de 1914, les Compagnons du Tréteau, la Grimace, l’Atelier, la Comédie des Champs-Élysées, etc. Ces entreprises ont défendu le théâtre d’idées contre le théâtre boulevardier bassement amuseur et pornographique. Ils ont servi la véritable littérature dramatique, française et étrangère. Le Théâtre Libre et celui de l’Œuvre ont surtout fait connaître Ibsen dont ils jouèrent presque toute l’œuvre, après qu’Antoine eut révélé, avec les Revenants, le « Shakespeare scandinave ». En même temps, se succédaient les pièces inconnues en France de Bjornson, Gogol, Dostoïevski, Tourgueniev, Tolstoï, Hauptmann, Strindberg, Sudermann, O. Wilde, etc. On connaissait enfin un Shakespeare dépouillé des maquillages académiques. Un théâtre nouveau se formait en France sous le parrainage d’Henri Becque qui soulevait, dès ses premières œuvres, une haine sauvage chez les critiques officiels. Becque apportait un théâtre de vérité, découvrant énergiquement, sous sa carapace d’hypocrisie, l’infamie sociale et les basses âmes qui y prospèrent. Depuis Molière, le théâtre français n’a pas produit d’œuvres aussi justicières et vengeresses que les Corbeaux et la Parisienne, de Becque. Après lui, Courteline, J. Renard et Mirbeau donnèrent au théâtre contemporain ses autres chefs-d’œuvre : Boubouroche, Poil de Carotte, et les Affaires sont les Affaires. Il faudrait parler longuement du « comique » parfois si douloureux de Courteline, de « l’ironie » si désenchantée de J. Renard, de « l’amertume » si profondément humaine de Mirbeau, et il faudrait aussi pouvoir insister sur tout ce théâtre, inspiré généralement du naturalisme, qui a apporté une vérité parfois brutale, mais saine et vivifiante, dans un cloaque où on ne l’entendait plus depuis longtemps. Zola, Goncourt, Hennique, P. Alexis, Brieux, Jean Julien, Ancey, Curel, Descaves, Donnay et nombre d’autres ont accompli cette besogne salutaire avec Becque, Renard, Mirbeau et avec les étrangers que nous avons cités.
À côté du Théâtre Libre et précédant le Théâtre de l’Œuvre, le Théâtre d’Art fut fondé par Paul Fort en 1890 pour opposer l’art dramatique idéaliste au naturalisme, et surtout au réalisme exhibitionniste, dépourvu d’art et de littérature, dont la seule recherche était d’aguicher la curiosité malsaine et badaude avec ses « tranches de vie » trop souvent purulentes. Patronné par des écrivains et des artistes symbolistes, le Théâtre d’Art eut une existence trop brève mais noblement remplie. Il joua V. de l’Isle-Adam, Verlaine, Laforgue, R. de Gourmont, Rachilde, Roinard, Ch. Morice, Quillard, Schuré, Saint Pol-Roux, etc. Le premier, il représenta les œuvres de Maeterlinck toutes de poésie de l’âme et du rêve. Ces œuvres, et les conditions dans lesquelles elles furent mises en scène, bouleversèrent toutes les notions et les habitudes des gens et du public de théâtre, non moins qu’à l’autre pôle du symbolisme l’énormité de la satire de l’Ubu-Roi d’A. Jarry, quand le monstre fut présenté par Gémier au Théâtre de l’Œuvre. Le Théâtre d’Art joua aussi des pièces étrangères comme Les Flaireurs de Van Lerberghe, Les Cenci de Shelley, Faust de Marlowe, Le Corbeau d’E. Poe, et des œuvres françaises de caractères particuliers comme le Bateau ivre d’A. Rimbaud, Axel et Elèn de V. de l’Isle-Adam, la Dame à la Faux de Saint Pol-Roux, etc.
Nous devons renoncer à mentionner, tant elles ont été nombreuses, toutes les manifestations trop souvent isolées, sans retentissement, et qui n’en sont que plus méritoires, de tous ceux qui se sont efforcés et s’efforcent encore d’élever et de maintenir le théâtre dans les véritables régions de l’art, de l’arracher à cet opprobre où l’a plongé l’insanité bourgeoise. De belles œuvres comme celles de Péladan et de Verhaeren ont été, dans des voies différentes, la création d’une véritable nouvelle tragédie. L’ardent idéalisme de R. Rolland a allumé d’une haute flamme lyrique ses drames historiques et sociaux. Jules Romains a rendu à la comédie la vigueur d’une satire d’autant plus puissante qu’elle va droit au but et n’est pas noyée, pour la faire passer, dans les orangeades de la morale bourgeoise.
Et il nous faudrait parler aussi des rapports des travailleurs avec un théâtre qui a perdu tout véritable caractère populaire, qui est de moins en moins pour eux, qui est de plus en plus infréquentable pour ceux qui aiment l’art dramatique et la musique. Ils en sont d’ailleurs systématiquement chassés par les mœurs mondaines et les procédés des mercantis directeurs et auteurs pour faire « suer le cochon de payant ». Il est impossible pour ceux qui ne sont pas des oisifs pouvant faire la grasse matinée, d’aller autrement que par exception à un spectacle qui ne se termine qu’après minuit.
Le théâtre a actuellement besoin d’un renouvellement complet. Il est devenu une des formes les plus odieuses de l’exploitation bourgeoise égoïste et stupide, parce qu’elle affecte l’homme dans les moments où, échappant à ses préoccupations matérielles, il cherche un peu de délassement physique, de vie intellectuelle, de pensée et d’art dont « il a besoin autant que de pain », a dit Octave Mirbeau. Malgré l’état d’abjection où il est tombé, comme toutes les formes de la vie populaire diminué et écrasé, le théâtre n’en demeure pas moins, pour le jour où les hommes sauront faire un monde meilleur, le domaine enchanté du merveilleux qui s’oppose par toutes les forces de la vie aux réalités trop cruelles. — Édouard Rothen.