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Encyclopédie anarchiste/Travail

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Collectif
Texte établi par Sébastien FaureLa Libraire internationale (p. 2784-2798).


TRAVAIL n. m. On nous vante sur tous les tons la nécessité du travail. Nul ne doit s’y soustraire. On va même jusqu’à dire : « Le travail, c’est la liberté. » Ceci est vrai en théorie, mais en pratique, c’est bien différent. Le travail est une exploitation de l’homme par l’homme. L’ouvrier n’est qu’un manœuvre, au lieu d’être un créateur. Le capitalisme en a fait une machine dont il se sert pour satisfaire des fantaisies. La ploutocratie des grands trusts voit dans l’ouvrier le rendement seul. L’exploité est une éponge que l’exploiteur presse jusqu’à la dernière goutte. Il faut qu’il meure à la tâche. L’ouvrier est un matricule, comme le soldat. Il lui est défendu d’avoir une originalité. Il n’a qu’à exécuter les ordres, même s’ils sont inintelligents, qu’on lui donne. Si son bon sens lui démontre qu’en obéissant il ne fera que du mauvais travail, il n’a qu’à s’exécuter, sans mot dire. La société qui prétend avoir tant fait pour les travailleurs, en réalité Il tout fait contre eux. Elle en a fait des brutes. Pardon, elle a fait le métro… « le métro a été fait pour l’ouvrier. » Il est des âmes simples qui le croient. Le plus clair de cette sollicitude toute maternelle, c’est l’alcoolisme et la prostitution. Ce que la société a fait pour le travailleur, cela se lit dans les livres.

Le travail a cependant sa beauté. Mais ce n’est pas ce que l’on nous offre de nos jours, sous le nom de travail, qui est beau. C’est, au contraire, la forme la plus basse de la laideur. La tâche, c’est l’attache. Le machinisme a fait plus de mal que de bien. Le machinisme retire d’une main ce qu’il donne de l’autre à l’ouvrier : celui-ci n’a retiré du machinisme aucun profit. Sa tâche n’en a pas été facilitée. La société n’a pris du machinisme que ses mauvais côtés. C’est un nouvel esclavage.

Il y a des métiers idiots, qui ne riment à rien. Quant aux métiers intelligents, j’en vois bien peu dans notre société. Les gens qui vivent du travail des autres ne comprendront jamais l’abnégation et le sacrifice qui résident dans certains travaux, les plus humbles, et l’héroïsme du travailleur leur échappera toujours. Il est certain que le travail n’est pas souvent une sinécure, qu’il y a de durs travaux, et dangereux, que l’on ne peut enlever au travail sa part de risque, de danger et de fatigue. Mais combien noble, et joyeux, serait le travail, même pénible, dans une société qui ne serait pas la chose des paresseux et des parasites ! Songez que cette beauté latente qui réside dans les travaux des hommes, si on la faisait éclore, au lieu de l’étouffer, le monde en serait renouvelé. Tout travail, si humble qu’il soit, a sa beauté. Le travail doit être une joie, comme le voulaient Ruskin et William Morris. Alors, il sera vraiment la liberté. Il réalisera la liberté même de l’esprit et du corps. Une humanité de travailleurs heureux de remplir leur tâche avec amour, et de créer de l’harmonie sous toutes ses formes, serait une humanité libre. Au lieu d’aller à leur travail avec dégoût, comme si on les menait au supplice, les hommes puiseraient dans leur besogne une énergie toujours nouvelle. Au lieu de s’abrutir, ils vivraient. Il est des travaux sans beauté, dont le monde pourrait se passer : ils reflètent nos occupations terre-à-terre et notre politique ; leur suppression ce serait la plus utile des révolutions. Une joie et une libération, tel devrait être le travail, qui est une géhenne, un enfer, dans notre société à l’envers, peuplée d’êtres inutiles. Il faut des patrons pour faire vivre les ouvriers, affirme-t-on dans les sphères bien pensantes. Dans un monde meilleur, il n’y aurait ni patrons ni ouvriers : il n’y aurait que des hommes librement associés dans leurs travaux, contribuant, par la diversité de leurs besognes, à la richesse matérielle et morale de l’humanité. Ce n’est, hélas ! « qu’un rêve ». Tout le monde doit travailler, certes, non pas comme le prêchent les ouvriéristes, aussi autoritaires que les capitalistes, et qui sont les pires tyrans (malheur à ceux qui sont sous leurs ordres s’ils ont la chance de devenir patrons, ce qui est souvent leur unique ambition dans la vie) — pour eux, il n’y a d’intéressants que les terrassiers et les cordonniers — le reste, ça ne compte pas, les travailleurs intellectuels doivent s’adonner à une besogne manuelle, mais travailler à la tâche qu’il a choisie, qu’il aime, pour laquelle il se sent des aptitudes et qui n’est que l’expression de son tempérament. Nul ne doit travailler contraint, ou bien son travail sera mal fait. Le travail forcé n’a jamais rien valu. Que le travail soit librement choisi, comme l’être qu’on aime.


La division du travail tel que les économistes-sociologues, ou les sociologues-économistes l’imaginent, est une absurdité. Qu’ils écrivent de gros volumes pour nous convaincre du contraire, ils n’y parviendront pas. Ce n’est pas dans une société aussi mercantile que la nôtre que la division du travail peut avoir une signification. La religion du travail n’exige pas qu’on se mette un silice, qu’on se mutile, qu’on se châtre et se diminue, comme toutes les religions ; elle exige qu’on reste soi-même, car ce n’est qu’à cette condition qu’on crée vraiment. Travailler, c’est créer. Tout travail sérieux est une création, où l’artisan a mis le meilleur de lui-même. L’artisan est un artiste. Celui qui observe le travail en un temps où la société regorge de parasites, de gens oisifs dont l’existence ne comporte aucune beauté, se rend compte que cette condition est loin d’être observée. C’est que le travail n’est qu’un moyen de gagner sa vie pour l’individu. C’est un pis-aller qui lui fait dire, aux heures de découragement : « Si seulement on avait des rentes ! ». Le travail, c’est la liberté…, disent ceux qui ne font rien. La plupart des gens vivent du travail… des autres. D’où les riches tiennent-ils leur fortune ? De ceux qu’ils font travailler — qui leur doivent une reconnaissance infinie…, ou de leurs parents, qui ont fait travailler les autres. Les gens travaillent aujourd’hui à des métiers quelconques pour faire fortune, s’acheter un lopin de terre et finir leurs jours à la campagne. Ils gagnent leur pain à la sueur de leur front. Cela leur est égal d’être emprisonné pendant un demi-siècle dans un bureau ou un atelier, si, complètement abrutis, ils peuvent, sur leurs vieux jours, arroser un carré de choux. Ceux-là supportent tout, car l’espoir les soutient. Mais, dès qu’ils quittent leur métier, la mort les emporte, car ils ne sont plus bons à rien, qu’à faire du fumier pour cette terre dont ils convoitaient un morceau. J’entends souvent dire de certaines personnes : « C’est un bourreau de travail », ce qui veut dire pour moi : c’est une brute. Ces personnes sont plus royalistes que le roi : elles exigent du travail, et n’arrêtent pas de faire une besogne quelconque. Qu’on ne s’étonne plus que ceux qui exploitent autrui abusent de sa crédulité. Une partie de l’humanité vit du travail de l’autre partie, se prélasse pendant que celle-ci meurt d’anémie et de misère, résultat des métiers qui lui sont imposés.

La majorité des gens ont le travail qu’ils méritent, travail abrutissant, à la hauteur de leurs conceptions, qui ne dépassent pas les mastroquets du coin. De même, les dirigeants occupent des emplois faits pour eux. Ils sont conformes à leurs goûts et à leurs mœurs. Ceux qui aspirent à n’être ni dirigeants ni dirigés ne sont pas à leur place. Ils font un métier pour lequel ils ne sont point faits. Aussi le font-ils sans enthousiasme. Travailler, dans notre société, est un supplice. Tous les métiers se valent : le meilleur ne vaut rien. C’est partout l’asservissement. Partout on a affaire à des brutes qui commandent ou à des brutes qui obéissent. Travailleurs manuels et travailleurs intellectuels sont logés à la même enseigne : ils sont pareillement esclaves. C’est qu’ils le veulent bien. Ils subissent les caprices des maîtres de l’heure. Ils courbent l’échine, en remerciant. Ils sont forcés de passer par les caprices de leurs patrons, sous-patrons, demi-patrons et toute leur domesticité. Au lieu de se tendre la main, travailleurs manuels et intellectuels passent leur temps à se déchirer. Cette division fait leur faiblesse. Ce qui prouve qu’ils ne sont guère intelligents. Ils se reprochent mutuellement leurs tares, au lieu de s’améliorer. Les uns et les autres ont des torts. Qu’ils les réparent. Pourquoi manuels et intellectuels s’opposeraient-ils, alors qu’il entre dans tout travail une part de matière et une part d’idéal. Le travailleur manuel est intellectuel en un certain sens et le travail intellectuel est manuel par certains côtés, tant la pratique et la théorie ne vont pas l’une sans l’autre, Cessons d’opposer ceux qui travaillent dans quelque branche que ce soit. Ils appartiennent à la même famille : celle des exploités. Si les intellectuels se rangent du côté des dirigeants, ils cessent d’être intéressants : ce sont des hommes comme les autres. De même pour les manuels : que leur situation s’améliore tant soit peu, ils cessent d’être sympathiques. Mais ceux qui ne consentent pas à se vendre doivent former, par leur union, une force avec laquelle la bourgeoisie devra compter. Ouvriers manuels et intellectuels doivent, aujourd’hui, s’unir plus que jamais pour désarmer leurs adversaires, améliorer leur sort et préparer une société meilleure dans laquelle le travail aura cessé d’être un esclavage. Travail manuel et travail intellectuel ont chacun sa beauté et son utilité, quand ils sont accomplis dans un but idéal. Cessons de les opposer ; chacun a sa noblesse et exige l’effort. Abaisser l’un pour élever l’autre, quoi de plus stupide ? C’est la preuve d’un esprit médiocre que de procéder ainsi.

Le travail ne doit pas être une fatigue mais un repos. Ce doit être un délassement. Existe-t-il plus grande joie que celle qu’éprouve l’artiste en créant, malgré la douleur qui se mêle à son travail, une œuvre de beauté pour tous, — ou le laboureur dans son champ, malgré la patience dont il doit se munir pendant de longues semaines avant de constater le résultat de ses efforts —, quand leurs besognes librement consenties sont l’expression même de leur sincérité ? Quand elles ne leur sont pas imposées du dehors ? Tout travail exécuté avec amour et sincérité est sacré. Il représente quelque chose de divin, qui réclame le respect. Mais quand un artiste ou un artisan font autre chose que ce qu’ils peuvent faire, quand un ouvrier exerce un métier qui lui répugne, combien grandes sont leurs souffrances, et stériles leurs efforts ! Le travail n’est plus ici un besoin du corps et de l’esprit, un repos et une joie, une œuvre d’ara, mais une torture. Tel est pourtant le genre de travail imposé à l’individu par la société, travail infécond, fait sans goût et sans amour, comme une corvée dont on a hâte de se débarrasser. Quand une besogne est matérielle, au lieu de la rehausser d’un peu d’art, il semble qu’on s’évertue à la rendre plus laide. Ne donnons pas à ces inepties le nom de travail ; donnons-leur celui de néant. Cessons de prostituer ce mot. Réservons-le pour la création librement consentie, matérielle ou idéale — toute besogne harmonieuse renferme de l’idéal — et refusons d’accomplir toute besogne dénuée d’intérêt, sans beauté et sans art, faite sans enthousiasme dans un but mercantile.

Que notre travail soit un refuge contre les laideurs qui nous entourent. Ennoblissons-le chaque fois que nous le pouvons, et quand nous sommes obligés de faire un travail qui nous déplaît, pour pouvoir vivre, profitons de notre liberté pour nous appartenir et être nous-mêmes. La vie double s’impose à l’intellectuel comme au manuel : une fois la tâche sociale finie, la tâche essentielle commence : embellir notre esprit, combattre la bêtise ambiante, consacrer nos heures de loisirs à penser et à rêver. — Gerard de Lacaze-Duthiers TRAVAIL (et surmenage). Le mot surmenage, n. m. (rad. surmener, de sur, indiquant l’abus, et mener) désigne l’action, le fait de se surmener et aussi l’état qui en dépend, c’est-à-dire « l’ensemble des troubles morbides qui résultent de la fatigue répétée des organes. » (Larousse)

C’est de l’absence de repos d’abord qu’est fait le surmenage dans sa conception classique… Dans l’antiquité, malgré l’esclavage, au moyen âge, en dépit du servage, c’est-à-dire, en somme, jusqu’à l’apparition du machinisme, le travail était, d’une façon générale, entrecoupé de pauses, d’arrêts qui en allégeaient le poids. Hormis les cas particuliers où une contrainte violente précipitait l’exécution, les « espacements », qu’on retrouve encore dans la manière besogneuse du paysan d’aujourd’hui, permettaient ces longues journées à tort opposées au labeur concentré des travailleurs de l’usine, des manufactures ou de la mine. Si pénible qu’il fût dans son ensemble, et surtout à certaines heures, le travail, en son mode séculaire, n’était pas exténuant, ni surtout démoralisant, comme l’est le labeur moderne. Les lassitudes qu’il engendrait, même répétées, se différenciaient nettement de cet épuisement endémique qui saisit, pour ne plus les quitter, certaines catégories d’ouvriers de notre siècle civilisé. « La dépense des forces (dit notre camarade Pierrot, dans sa brochure : Travail et surmenage, à laquelle nous empruntons une partie importante de notre documentation et quelques citations caractéristiques) s’ajoutait à la misère et aux privations dont l’influence morbide l’emportait de beaucoup en importance chez les pauvres paysans et les pauvres artisans ».

Le surmenage n’intéresse pas seulement les organes (muscles moteurs, cellules nerveuses, etc.) mis en jeu dans le travail de production, dans l’activité indifférente ou distractive. Il s’étend, comme nous le verront tout à l’heure, au dérèglement de tous les organes détournés de leur fonction régulière, soustraits à leur rythme normal…

Il y a à considérer dans le travail musculaire (le premier que nous allons examiner), l’effort et la répétition de l’effort, ou effort violent « retentit sur la circulation » et peut entraîner divers accidents (rupture cardiaque, congestion cérébrale, apoplexie, hernie, emphysème pulmonaire). « La répétition de cet effort provoque la fatigue. Et celle-ci se répercute d’abord sur le cœur (cœur « forcé », insuffisance aiguë : asystolie), ou le cœur, par réaction, s’hypertrophie… La fatigue répétée, exagérée entraîne d’autre part un épuisement musculaire qui se traduit par de la courbature et une inaptitude à la récidive. » Cet état musculaire est « la conséquence d’une accumulation dans les muscles des déchets produits par une combustion exagérée des tissus. » D’autre part, si l’usure produite par la combustion correspondante à l’énergie dépensée ne peut se réparer normalement par le repos, « le muscle brûle sa propre substance et se détériore ». Les résidus abondants provenant de la combustion excessive des albuminoïdes ne subissent plus « l’oxydation complète et la transformation en urée » et, dans l’organisme, s’accumulent de véritables poisons (créatine, tyrosine, xanthine, etc.) dont les méfaits vont de l’intoxication lente à l’empoisonnement aigu… Mais ce sont là plutôt des accidents, Et quand la fatigue ou le « coup de collier » entraînent des crises caractérisées, le mal se trouve dépisté — ou peut l’être — en raison de sa soudaineté, de sa violence même. Et, s’il n’a pas d’issue fatale, il en résulte néanmoins cette incapacité à continuer qui lui est consécutive et le surmenage catastrophique voit de toute façon son cours interrompu…

Il en va différemment lorsque se prépare, par accumulation insidieuse de fatigues en apparence anodines, provenant d’un excédent régulier d’effort, un surmenage chronique longtemps insoupçonné. La ligne du travail, ici, n’est pas brisée, la détente réparatrice, faute d’être impérieuse, n’intervient pas. Cependant cœur, estomac, foie, cerveau, nerfs se révèlent à la longue incapables d’assurer leur fonction. Des déficiences toujours plus étendues et profondes s’installent à demeure dans l’organisme et y causent ces lésions anciennes et progressives trop souvent irréparables. Le remède spontané — presque toujours emprunté à quelque panacée chimique — perd alors, quoiqu’on en croie, ses vertus déjà douteuses et seules des années de redressement méthodique, de ménagements, de régime, d’exercice tempéré, c’est-à-dire une véritable réfection et une rééducation des organes atteints peuvent avoir raison, s’il en est temps encore, de déchéances graves et prématurées.

Le travail immodéré est facteur de vieillesse (seuls y résistent des tempéraments exceptionnels). Et cela d’autant plus que des fautes multiples, de véritables attentats contre la résistance organique sont commis quotidiennement, dans des domaines voisins et connexes, par des humains éloignés de toute règle de vie naturelle. Le surmenage chronique contribue à cette « usure avant l’âge », si fréquente dans nos sociétés modernes. Prompte lassitude, essoufflement, vertiges, c’est-à-dire inaptitude précoce à l’activité productrice, risques accrus d’apoplexie, d’artériosclérose, d’urémie, de toutes les maladies qui guettent la sénilité.

Mais, bien avant, le surmenage produit ses effets pernicieux. Il rend plus redoutables les mauvaises conditions d’hygiène. « Il aggrave d’une façon certaine toutes les tares déjà existantes : maladies du cœur, des reins, des voies respiratoires. Il précipite la terminaison fatale des tuberculoses en évolution. Plus sérieux, avec lui, devient le danger des maladies intercurrentes : un individu fatigué se rétablira lentement d’une pneumonie, d’une fièvre typhoïde, etc. ; souvent même il en mourra. Une simple grippe pourra devenir une affection d’une gravité extrême. D’autre part, le surmené offre un terrain propice à la contagion. Il réagit mal contre l’invasion microbienne. Il est davantage exposé aux maladies infectieuses… » La sous-alimentation constitue pour tout fatigué — et surtout pour le fatigué permanent — une circonstance aggravante. Les apports énergétiques sont neutralisés, débordés par la débauche musculaire. L’amaigrissement, une moindre résistance s’ensuivent. Les maladies que le froid favorise sont plus facilement contractées…

Pour des raisons identiques, les faibles, les débiles sont les premiers exposés à subir les effets du surmenage et ils en sont aussi plus profondément atteints. De même les jeunes gens, à l’âge de la croissance et de la puberté, qui est en même temps celui où ils doivent déjà « gagner leur vie ». Les femmes enceintes et les nourrices, sont vite touchées par le surmenage et elles sont frappées aussi dans l’enfant, dans le nourrisson privés du support maternel normal et voués à l’étiolement, à l’anémie, à la dégénérescence.

Avant de parler de la fatigue cérébrale, mentionnons la fatigue nerveuse consécutive à la dépense musculaire. « A la consommation de force nerveuse, proprement dite, il convient aussi et surtout d’ajouter les effets de l’intoxication ; les déchets produits par les contractions musculaires exagérées viennent gêner, empêcher le fonctionnement des organes nerveux. » Il est évident que chez les travailleurs manuels surmenés, cet état dépressif étend sa répercussion à toutes les facultés. Sensibilité générale, perception, attention, compréhension se trouvent amoindries et toutes les opérations intellectuelles deviennent lentes, pénibles et incomplètes.

Nous avons donné la préséance — et accordé aussi une plus grande importance — au surmenage musculaire, au surmenage dit « physique ». Il se rattache, en effet, au mode de travail de la majorité des humains et en particulier des ouvriers. Il n’en est pas moins vrai que l’activité plus proprement cérébrale — activité caractérisée par l’attention — qu’elle soit celle du travailleur intellectuel (instituteur, secrétaire, comptable, correcteur, etc.), de l’ouvrier dont le métier exige une constante précision (typographe, horloger, graveur, etc.) ou de l’intellectuel imaginatif (artiste, écrivain, compositeur), aboutit à des résultats identiques. Le labeur cérébral violent, intensif, presque toujours accompagné d’ailleurs de contention (application exagérée et sans relâchement) provoque un état congestif au cours duquel les combustions s’exagèrent et avec elles la somme des résidus nocifs. Le même processus, mais au ralenti — ainsi que cela nous est apparu dans le surmenage musculaire chronique — se produit lorsque, sans être précipité, impérieux, l’effort de l’attention se prolonge au delà des limites raisonnables. Moins perceptible ici aussi, le surmenage n’en étend pas moins traîtreusement ses ravages. Après les insuffisances et les inaptitudes qui accompagnent, comme nous l’avons vu, toute fatigue nerveuse quelle que soit son origine — fatigue plus grave encore ici puisqu’elle frappe le cerveau, pivot même du labeur — surviennent non seulement les accidents, les altérations qui affectent la fonction cérébrale (anémie localisée, ébranlement mental, folie même), mais aussi les crises qui intéressent l’organisme tout entier (épuisement nerveux, neurasthénie, etc.) dans sa vitalité et auxquels se surajoutent les troubles dus au mauvais fonctionnement des divers organes, également perturbés.

Il a souvent été question, et parfois officiellement, du surmenage scolaire. Nous savons combien l’enfant est astreint prématurément au travail intellectuel. Et que l’abstraction y parait dès les premiers pas qui ne devrait venir qu’en couronnement. Nous savons aussi que, davantage encore dans un enseignement surtout mnémotechnique et livresque et qui vise à l’engrangement des connaissances plus qu’à la compréhension et au jugement, on demande aux cerveaux enfantin un effort hors de proportion avec leur résistance, et que, circonstance aggravante, à l’âge où tout est mouvement, spontanéité, changement, l’étude précoce s’accompagne d’assiduité et d’immobilité. Nous comprenons que de telles méthodes sont préjudiciables aux petits et que le surmenage, qu’elles appellent, favorisent ou « justifient », constitue un frein redoutable pour le développement d’un être en plein essor…

Nous ne quitterons pas l’examen des fatigues nerveuses sans dire un mot de celle qui, sans être à proprement parler causée par le travail, apparaît néanmoins avec le caractère d’un véritable surmenage : nous voulons dire la fatigue émotionnelle. ( « Avec l’expérience, m’écrit Pierrot, je vois que ce qui « démolit » le plus un homme, ce sont les émotions ». Par émotions, il faut entendre non seulement les chocs affectifs et nerveux (fortes contrariétés, chagrins, pertes douloureuses), mais aussi les préoccupations morales, les soucis (nés de l’insécurité permanente, par exemple : privations, lendemains précaires, aléas d’affaires, marche d’entreprises, etc.), les angoisses répétées, les secousses de toute nature qui, dans la vie moderne, ébranlent de plus en plus la machine humaine et accélèrent son dérèglement et son usure… « Une émotion vive retentit fortement sur l’organisme ; elle entraîne des troubles circulatoires très nets (vasodilatation, palpitations, syncopes) ; des troubles de digestion (inappétence, indigestion et vomissement, diarrhée), des troubles menstruels, etc… Ces troubles laissent à leur suite une fatigue générale… L’émotion peut être si forte qu’elle se traduise non par une excitation mais par une dépression immédiate. La frayeur, par exemple, « coupe bras et jambes ». Les émotions douloureuses sont d’ailleurs dépressives au maximum » (M. Pierrot).

Ce qui est vrai des fatigues musculaires, cérébrales, nerveuses l’est aussi de la fatigue émotionnelle. « Une dépression morale passagère a, d’ordinaire, peu d’effets sur la santé. Cependant les tares constituent toujours une prédisposition et une aggravation : ainsi l’émotion peut amener une syncope mortelle pour un cardiaque ; un choc nerveux peut entraîner une perturbation grave de l’organisme (hystérie, diabète) chez certains individus, etc. Mais, sauf ces accidents, il faut la répétition d’excitations déprimantes pour arriver au surmenage nerveux par l’incapacité de réagir. Les déceptions (ambition, jeu, etc.), les soucis (pertes d’argent, préoccupations d’avenir, réprimandes, etc.), les malheurs de tous genres peuvent aboutir plus ou moins vite à cet état. La misère (chômage, salaires dérisoires, charges familiales) est une cause très importante de dépression morale, avec découragement, allant d’un côté jusqu’à la répugnance à l’attention et, de l’autre, jusqu’à l’incapacité d’une révolte salutaire. Dans le surmenage nerveux émotionnel, le symptôme prédominant est l’ennui (fatigue morale) qui diminue l’entrain au travail manuel et mental, affaiblit la force musculaire et l’attention cérébrale. » (M. P.). Et, ici encore, les traces du surmenage persistent longtemps après la disparition de la cause. Le surmené moral demeure souvent en état d’infériorité permanente.


Tout travail pénible, exagéré, appelle une réparation rapide des forces. L’intéressé la demande à une ration alimentaire supérieure quand ce n’est pas, « solution » pire, à l’alcool. Et la surabondance de matière nutritive, faisant irruption dans un organisme déjà perturbé par la fatigue, aggrave encore les insuffisances fonctionnelles engendrées par le surmenage… C’est une erreur commune à ceux qui travaillent fort de s’imaginer qu’absorber beaucoup suffit à contrecarrer les effets de la fatigue. Pléthore et pénurie de nourriture sont toutes deux préjudiciables au corps humain surmené. L’équilibre rompu par le travail désordonné ne peut renaître si ne cesse l’excès et n’intervient le repos…

Si les matériaux d’apport et de réserve trouvent un emploi plus fréquent, plus massif lorsque l’effort est plus vigoureux, le travail plus assidu, les déchets correspondants atteignent aussi, dans ce cas, un débit d’autant plus considérable et accéléré qu’un effort d’amplitude inusitée, ici prolongé, ailleurs renouvelé, contrarie le rythme d’absorption, d’assimilation et de rejet et voilà les résidus s’attardant, séjournant anormalement dans l’organisme où ils vicient les humeurs (et, par voie de conséquence, les colonies cellulaires) par leur acidité caustique et désagrégeante… Le travail musculaire ou intellectuel devenu abusif, accablant, aboutit inéluctablement à cet état de sursaturation résiduelle aux conséquences redoutables.

La diététique a fixé dans une mesure relative et surtout expérimentale la ration alimentaire quotidienne exigée par la satisfaction des besoins primordiaux de l’individu actif ou sédentaire. Elle a établi que nos dépenses permanentes justifient des apports d’une importance déterminée en matériaux plastiques, thermo-dynamogènes, minéralisants, vivifiants. Et l’observation a démontré que ces apports doivent être strictement limités, selon l’âge, l’effort, le tempérament aux matériaux nécessaires à l’entretien général, aux réparations du corps humain.

Nos organes digestifs sont, eux aussi, constitués en vue d’un travail donné. Sans doute les bornes en sont-elles suffisamment extensibles pour se prêter à quelques exigences exceptionnelles résultant d’adaptations préalables. Mais le cadre de ces dernières ne peut indéfiniment s’étendre. Lorsque nous l’oublions, notre estomac, notre foie sont les premières victimes de cet autre surmenage gros, lui aussi, de conséquences. Aussi les risques et les dangers du surmenage d’ordre alimentaire se trouvent-ils accrus lorsque l’homme fait appel, parfois avec une aveugle insistance, à des aliments qui, tels les albuminoïdes, imposent à tous nos émonctoires une tâche plus ardue en raison des difficultés de métamorphose et d’élimination dont s’accompagne leur incorporation. Par conséquent, non seulement il est sage d’éviter toute surcharge alimentaire, mais il importe qu’au dosage quantitatif général s’ajoute la sélectivité et qu’on retienne, en même temps que les plus saines, les plus naturelles et les plus vitalisantes, les substances qui laissent le moins de résidus toxiques et dont l’assimilation est relativement aisée et complète (Voir Jeûne, Nourriture et Santé, et aussi Végétalisme et Végétarisme).

Il est un niveau moyen du travail, au delà duquel il nous apparaît non seulement abusif mais indésirable et dangereux. Et nous ne sommes pas d’accord sur ce niveau avec les moralistes officiels, protagonistes souvent intéressés de ce travail « tout honneur, vertu et santé », dont les profiteurs de l’effort social ont, dans tous les temps, tiré habilement parti. En opposition sur le niveau organique, rationnel et humain du travail, nous n’avons pas non plus le même regard pour les maux que le labeur tient en germe. Pour ceux-là, le surmenage trouve avec peine sa ligne de départ (existe-t-elle vraiment pour eux ?) et ils ne l’aperçoivent guère que dans des cas isolés, exceptionnels, avant tout individuels. Alors qu’il existe pour nous un surmenage multiple et quotidien, endémique et social.

D’autre part, notre conception du travail fait intervenir un élément — ailleurs méconnu ou tenu pour accessoire — c’est le plaisir. Les émotions réjouissantes, agréables sont à la fois réparatrices et amplificatrices. La satisfaction, l’agrément, la joie facilitent nos acquisitions. Ils activent nos sécrétions, secondent nos digestions. Ils favorisent nos assimilations, servent nos accroissements physiques comme nos progrès intellectuels. Nos dons naturels en sont secourus ; à leur contact s’affirment des qualités anciennes, naissent ou se développent des possibilités inconnues, et s’anime l’initiative créatrice… Par delà le travail courant, l’enthousiasme avive l’imagination de l’artiste, délivre l’œuvre encore endormie aux limbes du cerveau… Atmosphère heureuse, excitation bienfaisante dont bénéficient le fonctionnement de l’organisme, l’activité des organes, l’amélioration et le relèvement dans la maladie, la force et la santé mêmes. Et aussi les dispositions altruistes, l’optimisme, la sociabilité…

Travail qui plaît est à demi-fait, dit-on. Le goût qu’on apporte à une tâche la rend légère et en modifie avec bonheur l’accomplissement. Il recule aussi les bornes du surmenage… Outre ses circonstances hostiles et appauvrissantes, le travail moderne (le travail imposé du prolétaire, le travail du grand nombre pour le gagne-pain) est en opposition avec nos aspirations libertaires et les exigences de notre nature. Et nous l’accusons de dépouiller l’homme, qu’il doit enrichir… Une société qui, après l’avoir rendu libre, ferait appel — sollicitation chère à Fourier — au travail dans le plaisir, multiplierait, par surcroît, les plaisirs du travail. Et elle y trouverait de précieux éléments de stabilité, de richesse et d’harmonie.

Le travail d’autrefois comportait, en général, des occupations diversifiées. Il faisait appel, tour à tour, à tous les groupes musculaires et chacun d’eux, successivement, prenait aussi sa part de repos. Normale et proportionnée, leur mise à contribution ne détruisait pas l’équilibre et un développement harmonieux, en même temps qu’une saine conservation, demeuraient possibles… Mais, « aujourd’hui, la plupart des ouvriers ne font qu’une infime partie d’un objet manufacturé ; ils sont astreints à faire toute la journée les mêmes mouvements. Cette continuité dans les efforts aboutit à la fatigue des groupes intéressés et à la fatigue générale du corps (par intoxication) sans que cette activité partielle puisse avoir à aucun moment une heureuse influence sur l’organisme… L’immobilité qu’exige souvent le service de la machine est une cause de fatigue rapide. La station verticale n’est pas une position de repos ; elle n’est possible qu’avec la contraction de certains muscles. À la monotonie de la division du travail et à l’immobilité vient s’ajouter l’ennui, facteur de fatigue lui aussi… Enfin le machinisme a entraîné la rapidité des mouvements tout en demandant une exactitude dans l’exécution, à mesure plus difficile. Il a bien supprimé les grands efforts ; mais la violence des efforts s’opposait à leur répétition prolongée et surtout à la rapidité du travail, sous peine de surmenage aigu avec repos forcé pendant plusieurs jours. Les mouvements modérés, au contraire, peuvent être renouvelés d’une façon exagérée et permettre soit la prolongation, soit la vitesse (ou intensité) du travail. L’aboutissement est ainsi le surmenage chronique dont nous avons parlé. C’est la rapidité dans le travail que le machinisme a imposée. Or tout le monde sait que la précipitation des mouvements aboutit très vite à la fatigue : on connaît par exemple la différence entre une course de vitesse et une course de fond ; la première ne peut pas se prolonger très longtemps sous peine d’amener l’épuisement. C’est un principe bien connu en mécanique que ce qu’on gagne en vitesse on le perd en force et réciproquement. D’une façon générale, on peut dire que la machine (voir ce mot) qui aurait dû, suivant le rêve d’Aristote, soulager les hommes — et le pourrait dans une organisation sociale mieux comprise — a servi à utiliser la force humaine jusqu’à la limite extrême. Au fur et à mesure des améliorations techniques, l’industriel ne diminue pas le labeur de ses ouvriers : c’est ainsi que les perfectionnements dans les métiers à tisser, les tours, etc…, ont permis aux patrons de faire conduire non plus un métier, une machine-outil, mais deux, trois et davantage par un seul individu. » (M. Pierrot). À la tyrannie physique (disons le mot) abrutissante d’insensibles rouages s’ajoute la sensation permanente — pénible et démoralisante — de l’asservissement à la mécanique indifférente, avide, inexorable… Dirons-nous en passant (car ses répercussions sont innombrables et vicient jusqu’au sens de la vie) que du machinisme vient d’ailleurs cette hâte fébrile dont est secouée toute l’existence moderne et qui, des cités trépidantes gagne peu à peu les campagnes et en poursuit le calme séculaire. Départs fiévreux à l’ouvrage, transports accélérés, puis, entre deux périodes de labeur intensif, le repas écourté, bousculé. Hors du champ du travail, dans le temps même d’un illusoire apaisement, parmi les plaisirs, les réjouissances du foyer ou de l’extérieur, jusqu’au fond de la vie quotidienne règnent des passions de vitesse, des besoins de bruit, d’insolites exubérances, une soif d’agitation, de coudoiements tapageurs et comme une peur du silence que les ondes « propices » d’une radio envahissante viennent « à point » refouler. Tension épuisante, épreuves sans relais, incessant frémissement auxquels la délicate horlogerie humaine tente une adaptation désespérée. Mais — angoissant symptôme — est-il une époque qui ait connu autant d’énervés, de désaxés, de débiles mentaux, d’hystériques, de demi-fous ?

Pour revenir au vif de notre sujet, signalons que la lassitude, le dégoût du travail serf et monotone contribuent à accroître le nombre des accidents du travail que la machine, par elle-même, quotidiennement multiplie. Plus la fatigue pèse et s’accentue, plus l’attention se relâche et les mouvements deviennent malhabiles, et plus l’accident fait du travailleur sa victime. Les tableaux horaires de fréquence établis par les compagnies d’assurances démontrent éloquemment que les accidents sont d’autant plus nombreux que la journée s’avance…

L’entraînement est, pour le travail, un facteur d’allègement. Il aboutit à une adaptation à l’effort primitivement abusif en renforçant les automatismes, en les situant à la hauteur de leur nouvelle tâche. Mais si l’entraînement recule les limites du surmenage, il ne le supprime pas cependant. Et quand elles sont franchies, l’équilibre entre les recettes et les dépenses, entre l’encombrement résiduel et les facultés de déblaiement se trouve rompu et c’est l’intoxication massive, le surmenage.

A un autre point de vue, si l’habitude, née de la récidive, réduit la difficulté et atténue la fatigue, on aurait tort de conclure qu’elle est forcément favorable à l’individu qui travaille. A un certain degré d’effort, elle ne soulage plus et ne libère l’attention qu’en apparence. Surtout à un rythme accéléré, le même travail toujours répété conduit, nous l’avons vu, à la passivité et à la réduction intellectuelle. L’altération nerveuse est ici d’un autre ordre, tout simplement. Plus est poussée la spécialisation, plus la continuité est requise pour une tâche toujours identique, plus l’homme est astreint au labeur parcellaire, enfermé dans quelques mouvements, et davantage il se dégrade. C’est à cet abaissement, animal d’abord et demain « machinal » (car l’homme ainsi diminué perd jusqu’aux qualités de l’esclave), qu’aboutit le taylorisme, méthode à haut rendement de l’industrie du jour…


On a vu, par ailleurs, dans cet ouvrage même (voir Culture physique) les bienfaits de l’exercice, de l’effort musculaire. Autant le labeur, privé des relâches nécessaires, est préjudiciable à la santé, autant le jeu, le mouvement, le travail et le sport modérés favorisent la croissance et la formation de l’enfant, le bon équilibre et l’entretien de l’adulte. Ni paresse, ni surmenage, mais une judicieuse et salutaire activité. Activité variée, multiple, agréable (ou du moins dégagée, par essence ou par raison, par condition aussi, de la répulsion). Activité empruntant le plus possible son cadre au plein air et faisant intervenir, avec méthode, l’entraînement, ponctuée par des temps de repos bien dosés, soutenue par une alimentation rationnelle… « L’activité musculaire et intellectuelle est un besoin pour les hommes, et ce besoin est un plaisir lorsqu’il est satisfait dans des conditions normales, si l’on évite la fatigue et la satiété, si l’on varie les occupations, si par exemple les besognes utilitaires sont assez réduites pour laisser aux hommes des loisirs nécessaires à d’autres activités, à des satisfactions personnelles (jouissances artistiques, etc.) au libre développement des individualités… L’équilibre de l’organisme exige l’exercice de toutes les fonctions. C’est pourquoi il est bon de varier nos occupations. Considérées à ce point de vue, les jeux, les distractions deviennent des exercices utiles, en assurant la diversité des activités organiques aussi bien musculaires que cérébrales. Repos actif en quelque sorte, mais à déconseiller aux surmenés pour lesquels ne vaut, primordialement, que le repos passif. » (M. Pierrot). Changement d’occupation manuelle, s’il s’agit de l’atelier ou des champs. Alternance du travail cérébral et du labeur physique, s’il s’agit de l’écolier, du professionnel intellectuel, diversion chez l’ouvrier d’usine et pour les métiers insalubres ; pour tous, repos en temps opportun. S’il faut au citadin des détentes périodiques au sein de la nature, dans un air pur et un milieu tranquille, une suspension de travail complète, à certains moments, est nécessaire quiconque, fût-ce par agrément, côtoie de trop près les sommets de l’effort. Enfin, même dans un système social ou le travail se trouverait équitablement réparti, le machinisme, facteur possible de loisir, de confort et de libération ne peut s’accommoder de poses décousues, de dérangements et d’à-coups. Mais la continuité favorable à son rendement collectif n’est nullement incompatible avec un abaissement sérieux du temps de présence pour chacun, une réduction des heures de travail dont bénéficierait l’ensemble des producteurs. Journées brèves, garanties sanitaires, ambiance affranchies, conscience d’une besogne dont les participants goûtent enfin les fruits : sous de tels auspices la machine, aujourd’hui tueuse de vie, peut devenir un instrument du bonheur général.

Mais ce sont là perspectives futures, sinon utopiques. Et de dures réalités nous enserrent. Il y a le présent, avec ses chaînes et ses obstacles et l’impossibilité, pour le grand nombre, d’ordonner sagement l’existence. En deçà du seul remède efficace, qui est la refonte économique du système de travail, la normalisation des mobiles de l’effort et son épuration individuelle et sociale, que peut-on faire, au sein du capitalisme, pour lutter, dans une certaine mesure, contre le surmenage, pour en atténuer les effets morbides, se défendre contre ses conséquences lointaines, pour réduire les risques d’accidents ?

D’abord se rappeler que « le repos, la réparation des forces a souvent plus d’importance que la nourriture même. Il faut que l’organisme ait eu le temps de se débarrasser des poisons accumulés pour que l’assimilation puisse se faire et que la réparation des tissus commence… La règle d’hygiène à suivre serait d’éviter toute fatigue. Valable pour l’homme normal, à plus forte raison l’est-elle pour les tarés et les débilités (tuberculeux, albuminuriques, cardiaques, etc.). Dans la pratique, nous reconnaissons la fatigue par la lassitude, soit musculaire, soit intellectuelle. Par un entraînement rationnel et progressif, nous pouvons reculer la limite de cette fatigue ; on arrive moins vite à l’essoufflement, aux défaillances du muscle et de l’attention. Mais il y a toujours un moment, variable suivant la valeur individuelle, les conditions de vie et le genre de travail, où la fatigue survient. C’est avant ce moment qu’il faudrait s’arrêter, surtout si le même travail doit être recommencé tous les jours. » (M. P.) Lorsque les ouvriers s’unissent pour améliorer leur sort, leurs campagnes ont le plus souvent pour objectif un relèvement des salaires. Si légitime qu’il soit d’amener les ressources au niveau du coût des choses, nous savons dans quel cercle vicieux s’agite ce problème de la rétribution. Et que, seule, une production socialisée et rythmée sur la consommation peut la résoudre. Mais, d’ordinaire, le bien-être apparaît aux travailleurs, dans leurs luttes préparatoires, sous l’angle étroit de l’abondance. Et les facilités matérielles qu’ils aperçoivent chez les privilégiés de la fortune et qui sont liées à la possession de l’argent, altèrent pour eux le sens des avantages poursuivis. On se désintéresse (sauf secondairement et parce qu’on cède à l’entraînement des plus avertis, des meneurs cultivés et clairvoyants) de ces biens qui touchent au fond même de la libération véritable de l’individu et qui sont le repos, le loisir, la libre disposition de soi. Ces garanties n’ont pas le caractère de « conquêtes positives ». On les tient pour un simple appoint. Les masses en comprennent si mal l’utilité qu’elles apportent peu de chaleur au maintien du repos hebdomadaire et de la journée de huit heures par exemple. Alors que la réduction des heures de travail, la multiplication et l’étendue du repos sont des étapes, modestes certes, mais précieuses, dans cet arrachement de l’existence à l’étau du travail… Sans doute, les maux premiers sont de misère, de privations, d’insuffisance ; mais ceux qu’engendrent le travail sans mesure, la maison insalubre, le logis sans soleil et parfois sans lumière, l’air vicié des jours et des nuits, le manque d’hygiène générale et corporelle, l’usage alimentaire de produits falsifiés ou impropres, ces maux — plus sûrement peut-être encore — apportent la mort au travailleur et aux siens. Ce n’est pas dévier de sa route que de porter au premier plan des revendications immédiates du prolétaire le droit à la santé, que de lutter contre le surmenage, de batailler pour des conditions saines de vie au foyer comme à l’usine. — Stephen Mac Say.

TRAVAIL (LE) (Au point de vue individualiste). Le petit dictionnaire Larousse donne comme définition du Travail : « peine que l’on prend pour faire une chose. » Le Larousse du XXe siècle, dans sa partie encyclopédique, est plus explicite en fournissant la définition économique orthodoxe : « Le travail est le facteur essentiel de la production ; c’est lui qui, en transformant la matière, la rend propre à satisfaire les besoins humains, lui confère « l’utilité ». »

Comme nous supposons que d’autres collaborateurs de l’Encyclopédie s’occuperont de ce mot au point de vue de sa portée économico-politique, nous nous confinerons, dans ces quelques pages, à l’envisager plutôt dans un sens éthico-philosophique.

Le travail, tel qu’il est organisé dans nos sociétés modernes, nous apparaît comme une peine, pour le moins comme une obligation pénible qu’on n’accomplit que parce qu’on est forcé de le faire. La Bible nous le présente même comme un châtiment consécutif au péché, qui n’existait pas dans un état de choses antérieur, où l’homme n’était pas forcé de gagner son pain à la sueur de son front.

Cet état antérieur — le Paradis ou Éden — est analogue à « l’âge d’or » des Grecs, où dominait la loi naturelle, où « les hommes n’avaient pas besoin de lois » (Platon). Dans l’Antiquité, dans le moyen âge et au XVIIIe siècle, les classes déshéritées et les philosophes se tournèrent vers ce passé hypothétique et fabuleux où le travail n’était pas une peine ni la conséquence du péché originel. On essaya même de retrouver chez les sauvages — les « bons » sauvages — ignorés de la civilisation et l’ignorant — des représentants de cette période que les admirateurs de l’âge d’or, qu’ils l’avouent ou non, auraient bien voulu assimiler à une époque d’oisiveté générale.

Il faut donc entendre par travail l’effort quotidien organisé, réglementé (musculaire, cérébral ou autre) auquel doit s’astreindre la majorité de l’espèce humaine pour suffire à la consommation de tous ses composants.

Cette définition implique qu’un certain nombre des unités de la totalité humaine ne travaillent pas, d’où il s’ensuit qu’on peut vivre, c’est-à-dire accomplir les fonctions indispensables à la conservation de l’être, sans travailler, sans faire un effort quotidien, réglementé, organisé, etc., à la façon des parasites.

Il existe, en effet, des oisifs qui ignorent l’astreinte du travail et cependant vivent très longtemps et en bonne santé. On peut donc en conclure que le travail n’est pas une nécessité comparable à celle de la respiration, de la circulation du sang, de l’assimilation et de la désassimilation. Le fait que certains privilèges d’ordre social permettent à ce petit nombre d’inoccupés de ne rien faire ne change rien à cette constatation que le travail-peine n’est pas une nécessité.

Que l’espèce humaine, à son apparition sur la terre, ait vécu tout entière dans l’oisiveté est une tout autre question. Une chose paraît évidente, c’est qu’avant qu’ils se groupent en agglomérations toujours plus compliquées, policées, civilisées, les hommes ont ignoré le travail organisé. Ils vivaient vraisemblablement comme le font les grands primates : quand ils avaient faim, ils se procuraient la nourriture à leur portée ; quand ils l’avaient absorbée, ils digéraient tout en se reposant, puis erraient jusqu’à ce que la faim ou le sommeil mette un terme à leur vagabondage. Quand ils ne trouvaient pas la nourriture voulue, ils succombaient, à commencer par les moins robustes ou les moins débrouillards. Ils ne pouvaient tirer d’un territoire donné plus de subsistances que celui-ci pouvait fournir : racines, fruits, coquillages, poisson ou gibier, peu importe.

Ce que l’homme primitif a ignoré c’est le travail fixe, assujetti à des règles sociales, tout comme l’ignore le chimpanzé, le gorille ou l’orang-outang. L’homme primitif passait à paresser, à folâtrer, à rôder, une grande partie de son existence.

La question du travail réglementé se pose avec la découverte du feu et l’apparition de l’outil, sans que ce soit ici le lieu de se demander qui de l’outil ou du feu a précédé l’autre, autrement dit avec la naissance de la civilisation, dont les résultats immédiats sont : augmentation de la population, création de besoins nouveaux, l’un et l’autre conduisant à l’accroissement de la consommation et des moyens d’y satisfaire (élevage, agriculture, construction, métiers, urbanisme, ateliers, fabrique, machinisme). Plus la population croît et plus les besoins s’amplifient, plus le travail s’organise, plus il devient obligatoire, plus aussi le nombre des paresseux, des errants, diminue (je parle à un point de vue général, le chômage s’intégrant dans l’organisation du travail), plus le loisir, l’oisiveté, le farniente, sont restreints à une minorité privilégiée.

Le travail, comme on l’entend actuellement, est une conséquence directe de la civilisation : surpeuplement et besoins nouveaux qu’elle a engendrés, dont beaucoup peuvent être considérés comme superflus au sens profond du mot. Le travail n’était pas fatal ; l’homme n’était nullement destiné ni déterminé à travailler comme esclave, comme serf, comme ouvrier, toute la journée, jusqu’à ce qu’il tombe épuisé de fatigue, ou une partie de la journée 16, 14, 12, 10, 9 ou 8 heures au moins. La découverte de l’outil, celle du feu sont des accidents, opiner autrement serait tomber dans le « finalisme » et dans tout ce que ce concept traîne à sa suite.

Si Fourier interprétait la condamnation portée par la Genèse comme frappant l’esclave et le salarié pour lesquels le travail est « une peine » alors qu’il est « un plaisir » pour l’homme libre, le professeur argentin F. Nicolaï admet que la conception biblique du travail considéré comme une fatigue corresponde à une réalité historique : le caractère extérieur et obligatoire du travail consécutif à la transformation de l’homme naturel en homo faber. Quoi qu’il en soit, comme l’a fait remarquer Max Nordau, la partie la plus ancienne et la plus légendaire de la Bible représente le travail comme quelque chose d’étranger à la nature humaine primitive.

Ces observations faites, il convient de remarquer que les individualistes à notre façon se préoccupent peu de savoir ce qui s’est passé lorsque l’homme a émergé de l’animalité ou, s’ils s’y intéressent, c’est à titre uniquement personnel ou documentaire. L’idée que le travail puisse constituer une expiation quelconque ne suscite aucune résonance en leur cerveau. Les individualistes savent fort bien qu’il n’est pas de vie sans mouvement. Le bon sens indique que, sous peine de périr, tout organisme vivant est astreint à dépenser une certaine somme d’activité. Or, les êtres humains, organismes vivants mieux doués par suite de l’extension ou de l’hypertrophie de leurs facultés cérébrales — que ce soit par hasard, peu importe — ont été amenés, conséquence de leur développement particulier, à dépenser une activité spéciale en vue de s’assurer non seulement la subsistance, condition de toute vie, mais encore certaines utilités nécessaires à leur habillement, à leur habitation, à leur culture intellectuelle, activité qu’on appelle le travail.

Normal, le travail est fonction de la vie individuelle, l’être humain qui ne travaille pas, c’est-à-dire qui n’emploie pas son cerveau ou ses muscles à la satisfaction de ses besoins intellectuels et matériels ne vit pas en réalité.

Les individualistes savent que les accumulateurs de capitaux et intermédiaires ne se préoccupent aucunement des besoins réels de la consommation. Ils ont pour moteur unique la spéculation, c’est-à-dire le désir de faire rendre le plus possible d’intérêt aux fonds qu’ils engagent dans les entreprises qu’ils dirigent ou dont ils se préoccupent. Les accumulateurs de capitaux et les intermédiaires activent ou restreignent la production non pas selon le plus ou moins de mouvement de la consommation, mais bien selon qu’ils entrevoient une occasion d’acquérir des profits plus ou moins considérables. Quant à la qualité de la production, elle dépend tout entière de la puissance d’achat des consommateurs et non de leurs besoins : à consommateur aisé, produits de qualité supérieure ; à consommateur pauvre, produits de qualité inférieure.

Le producteur concourt à la fabrication ou à la manufacture de produits destinés à le maintenir dans sa condition de salarié ou en contradiction ouverte avec ses opinions. On le voit s’employer, par exemple, à la confection de bijoux, étoffes et meubles somptueux, boissons ou aliments de luxe ou autres objets rares absolument superflus quand ils sont produits par tout autre que le consommateur. On voit un typographe libre-penseur composer un ouvrage religieux, un tailleur antimilitariste confectionner des uniformes d’officier, un cultivateur communiste labourer un champ pour le compte d’autrui.

Les individualistes n’ignorent pas non plus que le travail actuel s’accomplit sans méthode, chaotiquement et sont au courant de la lutte acharnée que se livrent les uns aux autres les gros détenteurs des moyens de production, si bien qu’à l’heure où une masse de déshérités manquent des objets de consommation les plus nécessaires, les magasins regorgent de produit manufacturés !

Les individualistes savent parfaitement que le producteur ignore le plus souvent la destination de son produit ; que le salaire qu’il est contraint d’accepter ne correspond pas du tout à son effort de production ; que, très fréquemment, alors qu’il lui est donné de présumer la destination de sa production, qu’il sait qu’elle est destinée à ses camarades de misère quelque part dans le monde, ceux qui l’emploient le forcent à produire des objets de qualité inférieure ; qu’il apporte son concours à la manufacture de produits de toute sorte dont le but est visiblement de perpétuer sa condition inférieure.

Les individualistes n’ignorent pas, non plus que le plus grand nombre des ouvriers, des travailleurs des usines, des ateliers, des champs, employés de commerce, de bureau, d’administration, acceptent leur état et ne font aucun effort réel pour s’en libérer, satisfaits des préjugés en cours sur la considération due à la fortune, sur le respect que mérite tout arriviste, imbus de conceptions rétrogrades sur l’accaparement, le patronat, les monopoles, etc., esclaves des préjugés moraux et intellectuels qui visent au maintien des choses établies et forment la base de l’enseignement d’État. Apeurés par la menace d’un renvoi ou du chômage, les malheureux produisent, n’ayant pas d’autre but dans la vie que de passer inaperçus, favorisés quand le surmenage ou le dégoût ne les conduit pas à l’alcoolisme ou à toute autre forme de « diminution ».

Enfin, les individualistes ne font aucunement fi du travail manuel, de l’être adonné aux occupations qu’on a coutume de dénommer « manuelles » — de l’homme employé aux besognes vulgaires, qui bêche, pioche, plante, scie, coupe, taille, cloue, martèle, tire, frappe, pousse, arrache, lève, rabote, fond, forge, concasse, broie, tisse, porte, pèse, transporte, conduit, actionne, convoie, autrement dit accomplit l’une de ces tâches qu’on a coutume d’appeler « petites » et « humbles ». Mais ce n’est pas spécialement par rapport à sa « fonction » que le travailleur, manuel ou intellectuel, intéresse les individualistes, car ils savent que tout producteur contribue à ce que perdure la société — qu’elle soit capitaliste, collectiviste ou communiste. Ce qui attire ou retient leur attention dans l’ouvrier, c’est l’individu — l’individu en voie de se passer de dieux et de maîtres, l’individu en état de révolte intime ou ouverte contre le contrat social imposé (peu importe qui l’impose) contre l’obligatoire et le coercitif.

On peut être un excellent producteur, un ouvrier adroit, un cultivateur entendu, un manœuvre excellent, un technicien sans rival et vivre en esclave des préjugés les plus discutables. On peut manier à la perfection l’outil qui transforme la matière, tout en n’étant soi-même qu’un instrument de stagnation intellectuelle et morale. On peut savoir conduire vingt machines à la fois et se montrer partisan de systèmes de dictatures ou de contrainte sociale, qui réduisent à néant l’initiative individuelle.

On peut « travailler » sans relâche toute une vie durant et ne posséder aucune valeur intrinsèque — n’être qu’un reflet, un écho, une copie, une ombre…

Les individualistes n’ignorent certes pas au prix de quelles douleurs, de quels sacrifices s’accomplit le travail manuel et intellectuel. La fabrique, l’usine, l’atelier — leurs murs noircis, leur aspect terne et monotone — ne leur sont pas inconnus. Ni la cloche qui sonne, ni le sifflet qui vibre, ni la sirène qui mugit. Ni les contremaîtres, ni les surveillants. Ils n’ignorent rien de l’influence grégaire qui rayonne des conditions dans lesquelles s’accomplit actuellement la production, ni des difficultés que rencontrent pour s’arcbouter contre cette influence, les individualités éparses dans la masse ouvrière. Tout semble combiné, ligué pour réduire, refouler, anéantir la moindre velléité d’affirmation personnelle.

D’ailleurs la production « en séries » rend inutile toute initiative individuelle. La machine puissante et à grand rendement postule l’uniformité dans la confection des pièces produites. Le mode de production moderne a, en outre, sa répercussion en dehors de la fabrique. Le producteur à façon s’adresse de plus en plus fréquemment au gros fabricant ; son rôle se réduit déjà presque exclusivement à monter et à assembler des pièces détachées, ou encore à réparer. D’artisan, il devient intermédiaire, courtier, mercanti.

Tout ceci étant entendu, l’individualiste tel que nous le concevons ne saurait modifier son attitude bien connue parce qu’il se trouve en face du fait « travail ». Que ce soit sous le régime de la contrainte capitaliste ou sous celui de la contrainte socialiste ou de tout autre régime constrictif — et il reste à prouver que la question économique puisse encore de longtemps se résoudre sans contrainte — l’individualiste demeure anti-autoritaire. Son attitude demeure donc conditionnée par la réaction de la recherche de son bonheur individuel contre l’autorité de l’intérêt économique

D’où il s’ensuit que pour que le travail lui devienne une joie — idéal si souvent exprimé — le travail doit être libre.

Le travail a été et sera ou libre ou forcé. A travail forcé correspond une mentalité de manœuvres, de traditionalistes, de misonéistes, d’uniformistes, de conformistes, de protectionnistes. A travail libre correspond une mentalité de créateurs, d’artistes, de chercheurs, de novateurs, d’expérimentateurs, de différenciateurs, de non-conformistes, de libre-échangistes. A travail forcé : savoir-faire, habileté, routine. A travail libre : génie, talent, originalité.

L’individualiste est donc, par principe, l’adversaire de tout système sociétaire où le travail sera obligatoire, imposé, contraint ; où, à l’égard du milieu social, le travailleur se trouvera dans une dépendance aussi grande que celle où il se trouve actuellement à l’égard du capitalisme.

Pour que le travail devienne plaisir, il lui faut perdre tout ce qui le fait ressembler à une peine, à une condamnation, à une expiation, à une loi, à une oppression, à une sujétion, voire à une sublimation ou à une exaltation mystique de la fatigue.

En attendant que s’affirme la mentalité générale indispensable pour faire du travail une joie positive et libératrice, il ne reste à l’individualiste tel que nous le comprenons, tantôt seul, tantôt associé, que de se débattre pour résoudre « sa » question économique. Quoi qu’il fasse, il sait qu’il consacre, qu’il perpétue le régime de production auquel il coopère bon gré, mal gré et il n’ignore pas que, dans la mesure où il échappe au labeur réglementé, il subsiste sur les besoins plus ou moins artificiels de ses congénères. Le producteur légal, à ce sujet, n’a rien à reprocher à l’illégal qui pratique la reprise individuelle.

Il faut se souvenir que la loi protège autant l’exploiteur que l’exploité, le dominateur que le dominé dans les rapports sociaux qu’ils ont entre eux. Dès qu’il se soumet, l’anarchiste le plus véhément est aussi bien protégé dans sa personne et ses biens que l’archiste ; le code lit les règlements valent autant pour l’un que pour l’autre, si tous les deux obtempèrent aux injonctions du contrat social. Qu’ils s’en insoucient ou non, les anarchistes qui se soumettent, patrons, ouvriers, fonctionnaires, ont de leur côté la force publique, les tribunaux, les conventions sociales, les éducateurs officiels. C’est la récompense de leur soumission. Quand elles contraignent, par la persuasion morale ou la force de la loi, l’employeur archiste à payer son employé anarchiste, les forces de conservation sociale se soucient peu que, théoriquement, le salarié soit hostile au système du salariat. Au contraire, lorsqu’il exerce un métier non inscrit au registre des professions autorisées ou n’a aucune occupation avouable, l’insoumis au contrat social, l’objecteur de raison économique, l’illégal individualiste en un mot, a contre lui toute l’organisation sociétaire. Mais ceci est une digression tendant à reconnaître que, réfractaire ou soumis, l’individualiste — sauf cas exceptionnels — résout très mal « sa » question économique.

Il la résout très mal, parce que, quelle que soit sa condition, ses gestes ne sont pas guidés exclusivement par l’intérêt.

Au-dessus de l’intérêt économique, l’individualiste placera la satisfaction éthique, la poursuite de la sérénité intérieure, la jouissance du plaisir des sens. Aucune satisfaction ne vaudra pour lui celle de se sentir aussi dégagé que possible de l’assujettissement production-consommation. La question n’est pas de savoir si l’emploi d’un machinisme toujours plus perfectionné, le travail en troupe, la pratique du communisme imposé ou du solidarisme obligatoire lui procureront plus d’avantages matériels — mais bien ce qu’il deviendra en tant qu’unité individuelle, consciente, insubordonnée, pensante par et pour elle-même.

L’individualiste veut vivre, soit, mais « librement ». Plutôt médiocrement que grassement si « sa liberté » est menacée par une importance trop grande donnée au fait économique.

Plutôt médiocrement s’il n’a pas un tempérament d’associé — en produisant maigrement pour sa propre consommation — que grassement en travaillant en promiscuité même restreinte.

Le travail, soit, mais comme générateur de liberté individuelle, non comme facteur d’écrasement de l’un sous le laminoir sociétaire. — E. Armand.

TRAVAIL (obligatoire ou facultatif). TRAVAIL OBLIGATOIRE — Certains considèrent que, dans l’organisation d’une société moderne, et plus particulièrement d’un milieu social à base capitaliste, le problème du travail, de ses principes, de son mécanisme, de ses méthodes et de leurs applications, l’organisation du travail, indispensable et unique créateur de toute production, est le problème fondamental, on pourrait même dire « le problème des problèmes ». Ceux qui professent cette opinion déclarent que : d’une part, aussi longtemps qu’on n’aura pas apporté à ce problème une solution équitable, rationnelle et favorable aux intérêts individuels et collectifs, on n’aura rien fait et que, d’autre part, quand on aura résolu cette question rationnellement, équitablement dans un équilibre exact entre l’intérêt général et les intérêts particuliers, la solution de toutes les autres questions deviendra simple, naturelle, facile et, pour ainsi dire, indiquée d’avance.

Si l’on admet ce point de vue, on est invinciblement conduit à enfermer la transformation sociale, dont les esprits avertis et les consciences droites reconnaissent l’urgente nécessité, dans les limites de ce problème unique. On peut en élargir les données et, par exemple, les étendre à la répartition des produits obtenus par le travail ; mais, alors, il faut, même à la suite de cette extension faire entrer dans ce cadre la totalité des questions que soulève la réalisation de cette transformation sociale et n’envisager celle-ci que sous l’angle de la production et de la consommation, la vie intellectuelle, affective et morale devenant fonction pure et simple de l’organisation du travail et n’étant plus que cela.

Ainsi conçue, la Révolution sociale (voir ce mot et, notamment, pages 2379, 2380, 2381 et suivantes) ne dépasse pas les frontières d’une Révolution exclusivement économique.

Cette conception révolutionnaire me parait beaucoup trop limitative ; car, à mon sens, la véritable Révolution sociale n’a pas uniquement pour but et ne doit point se proposer comme résultat unique la libération de l’individu en tant que producteur et consommateur, mais son affranchissement intégral en tant qu’homme, je veux dire : total et définitif.

Cette réserve faite — et j’espère que le lecteur en saisira la portée et la haute signification — je n’hésite pas à affirmer que la Révolution sociale devant être et ne pouvant être que l’œuvre des travailleurs eux-mêmes (c’est là une assertion en quelque sorte classique, unanimement acceptée par toutes les fractions socialistes et en tous points exacte), ceux-ci doivent inscrire au premier rang de leurs objectifs révolutionnaires l’émancipation de leur classe par l’abolition du patronat, par la suppression de la classe capitaliste et par une réorganisation du travail, telle qu’il n’y ait plus et ne puisse plus y avoir : ici exploiteurs et là exploités.

Je suis fort éloigné de sous-estimer la place considérable qu’il sera nécessaire et, partant, raisonnable d’attribuer à la réorganisation immédiate du travail au lendemain de la véritable Révolution sociale. Donc, bien loin de moi la pensée de méconnaître le caractère urgent et primordial de cette réorganisation. Ne faut-il pas « vivre d’abord et philosopher ensuite ? » Or, pour vivre, deux actions sont de toute nécessité : produire et consommer, mieux encore : produire pour consommer, car on ne peut consommer que ce qui a été, au préalable, produit. Production d’abord, consommation ensuite sont à la base de toutes les nécessités vitales.

Équilibrer les possibilités de la production et les nécessités de la consommation, telle est l’obligation dans laquelle se trouvera, avant tout, une société qui s’assignera le devoir d’assurer aux membres qui la composeront une existence saine, large et heureuse.

Toutefois, si je reconnais volontiers que le problème du fonctionnement économique de la société est le premier de tous les problèmes que, au lendemain de leur victoire, les révolutionnaires auront à étudier et devront résoudre sur l’heure, je ne consens pas à estimer qu’il soit, pour ainsi dire, le seul, encore moins celui dont la solution comprendra, emportera celle de tous les autres ; car s’il est impossible de vivre sans produire et consommer, l’existence ne s’arrête pas à ces deux gestes indispensables, et la plus élémentaire observation démontre que aussitôt que les besoins inhérents à la vie spécifiquement économique de l’individu sont satisfaits, tous les autres besoins réclament impérieusement la satisfaction à laquelle ils ont droit.


L’organisation du travail, faisant suite à la Révolution sociale dresse l’un contre l’autre le socialisme autoritaire : collectivisme ou communisme et le socialisme libertaire : anarchisme.

C’est ici qu’éclate, dans une de ses conséquences les plus graves, l’opposition de ces deux Écoles socialistes, dans le domaine idéologique et tactique : l’une procédant du principe d’Autorité, l’autre découlant du principe de Liberté ; la première, expropriant les capitalistes et les patrons au profit de l’État-Patron ; la seconde expropriant la classe possédante, au bénéfice de la masse entière, et par conséquent, de tous les individus sans aucune exception, toutes les classes ayant disparu ou, pour être plus précis, s’étant fondues en une seule classe embrassant toute la population.

L’erreur des partis socialistes autoritaires consiste à nier la puissance créatrice et organisatrice des masses laborieuses ; en sorte que, les proclamant frappées d’incapacité à se diriger elles-mêmes, le collectivisme et le communisme autoritaires déclarent qu’il est indispensable de confier à une élite — et c’est le fait de chaque École de prétendre que cette élite se trouve chez elle, pas ailleurs — le mandat de tracer un plan de réorganisation du travail et d’appuyer l’exécution de ce plan sur un État armé d’un pouvoir souverain et d’un appareil de force répressive en mesure d’assurer, par les sanctions les plus rigides, l’observation des dispositions et règlements que nécessite la mise en pratique de ce plan.

Pour dissimuler leur âpre désir de domination, les partis socialistes se servent du mot « Élite » de préférence au mot « État ». Cette petite manœuvre est fort adroite ; mais elle ne peut tromper personne. L’État s’est, en tout temps, flatté de représenter l’Élite de la Nation : la réunion des plus hautes valeurs en compétence et en intégrité. Seulement, les siècles qui sont derrière nous ont à tel point accumulé les preuves de l’incompétence des pseudo-compétents et de la scélératesse des soi-disant intègres, que les théoriciens du socialisme autoritaire, s’ils consentent à renoncer au maintien de l’État, c’est-à-dire de cet ensemble d’institution qu’on appelle ainsi, sont résolus à en assurer la survivance sous le séduisant mais trompeur euphémisme de « l’administration des choses succédant au gouvernement des hommes ».

Administration des choses, Gouvernement, État, le contenu de ces trois expressions est absolument le même. La définition qui convient à « l’administration des choses » est celle que Malatesta a donnée de l’État. Je rappelle cette définition : « L’État, c’est cet ensemble d’institutions politiques, législatives, judiciaires, militaires, financières, etc., par lesquelles on soustrait au Peuple la gestion de ses propres affaires, la direction de sa propre conduite, le soin de sa propre sécurité, pour les confier à quelques-uns qui, — usurpation ou délégation — se trouvent investis du droit de faire des lois sur tout et pour tous, de contraindre le Peuple à s’y conformer et se servent, à cet effet, de la force de tous. »

Le socialisme autoritaire (le Collectivisme et le Communisme) entend assurer la continuité de l’État, puisqu’il se propose de prendre en mains la direction et la gérance des affaires publiques, gestion et direction dont les masses laborieuses seraient dépossédées ; tandis que le Socialisme libertaire (l’Anarchisme), irréductible adversaire du principe d’Autorité, ne peut naître et se développer qu’en l’absence de l’État et à la condition que le Peuple prenne en mains la gestion de ses propres affaires, la direction de sa propre conduite et le soin de sa propre sécurité.

Ici s’ouvre l’abîme qui sépare l’Anarchisme de toutes les autres théories et conceptions sociales.


Ces explications étaient indispensables. Sans elles, le lecteur eût difficilement compris le sens de la question que je pose dans cet article : « travail obligatoire ou facultatif » et il n’eût probablement pas approuvé la réponse qu’on va lire.

Tous les théoriciens et militants du collectivisme, du communisme et de l’anarchisme ont peu ou prou étudié ce que sera ou pourra être l’organisation du travail au lendemain d’une transformation sociale ayant mis fin au régime capitaliste. Le travail sera-t-il obligatoire, c’est-à-dire imposé ou ne le sera-t-il pas ? La nouvelle organisation du travail comportera-t-elle l’obligation de contribuer à la production, sous peine de sanctions matérielles ? En un mot, sera-t-on libre de travailler ou de ne pas travailler, sans encourir un châtiment corporel ?

Ainsi posée, cette question est tranchée dans un sens diamétralement opposé (et il ne peut en être différemment) par le socialisme autoritaire et le socialisme libertaire. Le premier se prononce en faveur du travail obligatoire et prévoit, en cas de refus, des peines sévères ; l’autre, repoussant toute mesure de contrainte, admet le principe du travail facultatif.

Dans un de mes livres : « Mon Communisme » (le Bonheur universel), j’ai longuement exposé mon point de vue. Imaginant que, au sein de l’assemblée communale d’un centre important, cette grave question se trouve en discussion, voici le compte rendu (Mon Communisme, pp. 104 et suiv.) d’un discours prononcé, au cours de cette séance mémorable ; compte rendu rédigé par un de mes personnages, membre lui-même de ce conseil communal. (Il s’agit de la ville de Bordeaux).

« Évidemment, nous étions en droit de sommer les paresseux de faire quelque chose. Il n’eût pas été injuste de leur signifier que, s’ils persistaient à ne pas participer à l’effort commun, ils se placeraient, d’eux-mêmes, en dehors de la communauté et que, n’apportant rien à celle-ci, ils n’en recevraient rien… Nous aurions pu sans injustice leur appliquer la fameuse règle : Qui ne travaille pas ne mangera pas.

Nous eûmes à envisager la décision à prendre ; la discussion fut chaude et laborieuse. Les partisans de la méthode intransigeante furent sur le point de l’emporter.

Un de nos collègues prononça un discours, petit chef-d’œuvre de précision et de clarté, qui finit par nous rallier tous.

« Mes chers camarades, dit-il, le problème que nous avons à résoudre est des plus graves ; mais sa solution ne souffre aucun retard ; il s’agit, pour nous, de prendre, sur l’heure, une résolution ferme et d’en poursuivre loyalement l’application.

Le vieux Monde, le Monde de privilèges et d’iniquités a vécu et, tous, ici, nous sommes décidés à nous opposer à sa résurrection. Il faut donc organiser le Monde nouveau, le monde d’Égalité, de Justice et de Liberté qui en est à ses premiers jours. Tout est à transformer et ne nous dissimulons pas l’énormité de la tâche : c’est un labeur colossal que nous avons le devoir de mener à bien. Il n’est pas douteux qu’il faut, avant tout, vivre. Pour vivre, il faut consommer ; on ne peut consommer que ce qui a été produit : il faut donc produire.

Nous avons appelé à cette production indispensable tous les hommes et femmes de bonne volonté. Le résultat de cet appel a dépassé les espérances des plus optimistes. Nous avons, toutefois, le regret de constater que toutes nos sollicitations se sont heurtées au refus systématique d’une poignée de réfractaires. Tous nos efforts — et nous ne les avons pas ménagés — ont échoué. Ces gens-là restent irréductibles.

Qu’allons-nous faire ? A quelle résolution allons-nous nous arrêter, si ces gens qui, n’ayant jamais fait œuvre utile de leur cerveau ni de leurs bras, se déclarent résolus à continuer ? Telle est, mes chers amis, la question qui se pose et qu’il nous faut résoudre à tout prix et incontinent.

Deux méthodes s’offrent à nous ; elles s’opposent et nous devons opter. Il faut que nous nous prononcions pour la Force ou pour la Raison, ou, si vous le préférez pour la Violence ou pour la Persuasion. Ne caressons point le séduisant espoir de concilier ceci et cela ; si nous optons pour la Force, nous abandonnons tout recours à la Raison ; si nous optons pour la Persuasion nous renonçons à tout recours à la Violence.

Au fond, voyez-vous, il s’agit, comme toujours, de choisir entre ces deux principes opposés aboutissant à deux méthodes contradictoires : le principe de l’Autorité et le principe de la Liberté. Je ne surprendrai personne en disant que mon choix est fait et que je reste fidèle au principe de la Liberté. En l’occurrence, Liberté est synonyme de Raison et de Persuasion, comme Autorité est synonyme de Force et de Violence. Je suis pour la Liberté ; je suis donc pour la Persuasion, pour la Raison.

Ne me faites pas le tort, mes chers collègues, de croire que je suis un de ces fanatiques nouveau modèle qui placent au-dessus de tout le respect des « Sacro-Saints Principes » et préféreraient voir périr le Monde plutôt qu’un de ceux-ci. Vous me connaissez tous depuis longtemps et vous savez que je suis, en effet, profondément et sincèrement attaché aux Principes que je n’ai, du reste, adoptés que dans la plénitude de ma conscience. Mais je vous prie de croire que, en l’espèce, mes principes se trouvent en accord parfait avec les intérêts sacrés dont nous avons accepté là charge.

Je vous le dis très nettement : si j’estimais que la Persuasion mît en péril ces intérêts et que la Violence les sauvegardât, j’opterais, si non sans regret, du moins sans hésitation, pour la Violence. Mais, j’ai le sentiment que la Violence serait néfaste à l’intérêt public et que la Persuasion le servira ; c’est pourquoi, avec plaisir et sans hésiter, je me prononce en faveur de la Persuasion.

Supposons, chers camarades, que nous nous décidions pour la Force et examinons froidement et sans esprit préconçu les conséquences qu’entraînerait une telle détermination : nous décrétons que le travail est obligatoire pour tous. C’est bien ; mais après ?

Après ? — La première chose à faire, ce sera de dresser la liste des dérogations que comportera nécessairement ce décret. Il faudra fixer l’âge auquel les adolescents seront dans l’obligation de travailler et l’âge auquel les personnes âgées cesseront d’être astreintes au travail. Cette question d’âge soulève mille problèmes délicats touchant le sexe des personnes, l’apprentissage à faire, le métier à exercer, le stage à subir ; que sais-je encore ?

Il va de soi que les malades et les infirmes échapperont au travail obligatoire. Mais encore faudra-t-il soumettre à un examen médical sérieux les maladies et les infirmités en question. Nous serons très probablement entraînés à établir la liste des travaux — les travaux d’art et d’inspiration par exemple — dont il est impossible de fixer la durée quotidienne et le temps d’exécution.

Je vois d’ici un règlement administratif très précis, très minutieux, procédant d’une sorte de législation pointilleuse et subtile, source d’intarissables discussions, de chicanes et de contestations sans fin.

Mais il ne suffira pas de rédiger le Code du Travail ; il faudra veiller à ce que personne ne puisse se soustraire aux prescriptions de ce code. Il faudra que les délinquants soient frappés ; il faudra donc, d’une part, préciser les sanctions dont ces délinquants seront passibles et, d’autre part, assurer l’application des peines prononcées.

Et nous voilà ramenés au rétablissement indispensable de tout ce fatras de législation, de tribunaux, de police et de répression que nous avons aboli.

C’est le phénix qui renaîtra de ses cendres et quel phénix !

Il faudra entourer d’une surveillance étroite ces malfaiteurs, ces insoumis, ces déserteurs d’un nouveau genre. Il faudra veiller à ce qu’ils ne s’introduisent pas dans les domiciles à l’heure où, les ateliers étant pleins, les logis seront vides. Il faudra pourvoir tout le monde d’un carnet de travail constamment à jour, tenir une comptabilité régulière des heures réellement faites, ouvrir dans chaque atelier un registre de présence, proportionner mathématiquement la part de chacun dans la répartition des produits à l’exacte mesure du travail qu’il aura effectué ; il faudra faire la chasse aux embusqués et réfractaires, instruire et juger leur cas ; il faudra… mais, que ne faudra-t-il pas ?

Il saute aux yeux, mes chers collègues, que pour emplir ces multiples fonctions de législateurs, de médecins, de juges, de policiers, de contrôleurs, de vérificateurs, d’enregistreurs, de surveillants, de pointeurs et de gardiens, etc., il sera nécessaire de prélever une partie de la population active. Cette partie de la population travailleuse, affectée à ces fonctions spéciales, sera dérobée à la production utile. Et le plus clair résultat de toutes ces mesures destinée à truquer les fainéants, ce sera d’avoir ajouté à ceux-ci un certain nombre d’improductifs.

Autre chose : nous ne sommes pas, nous ne serons jamais des bourreaux ; hier encore, la société capitaliste nourrissait, dans ses prisons, les malheureux qui y étaient enfermés. Je pense bien que nul, parmi nous, ne songe à faire mourir de faim les insoumis du travail ; il faudra donc les nourrir ; ils seront à la charge de la communauté. Et nous commettrions la faute de mettre, par surcroît, à la chargé de cette communauté d’autres improductifs ? Au lieu d’alléger cette charge, nous l’alourdirions de propos délibéré ? Ce serait, mes amis, une solution digne de Jocrisse ou de Gribouille. Pour ma part, je la repousse.

Il apparaît et, en réalité, il est injuste que ceux qui collaborent au bien-être collectif et ceux qui s’y refusent soient traités sur le même pied. La solution par la Force semble plus conforme à l’équité : mais elle serait maladroite et d’un mauvais calcul ; je crois l’avoir suffisamment démontré. Au fait, la solution par la violence serait-elle plus juste ? Je n’en suis pas bien sûr et, à la réflexion, je pense que non ; car, où est la Justice ? En quoi consiste-t-elle ? Quel en est le critère, l’étalon, la pierre de touche ? Ce qui est juste, c’est ce qui est favorable à l’intérêt public. Or, je viens d’établir que la solution par la Violence serait nuisible à l’intérêt public : elle serait, par conséquent, injuste. C’est l’autre solution, la solution par la raison, par la persuasion, par la douceur, celle que je propose, c’est celle-là qui est équitable, puisqu’elle sert l’intérêt commun.

Je ne prévois qu’une seule objection ; je n’en conteste pas la gravité et c’est pourquoi je veux y répondre : « n’est-il pas à craindre, nous dira-t-on, que ces réfractaires ne donnent le mauvais exemple et que, les voyant vivre aussi bien que les autres, ceux qui travaillent ne soient tentés de faire comme eux, de déserter l’atelier ? L’exemple est contagieux. » Voilà l’objection dans toute sa force. Et voici, mes chers collègues, ma réfutation.

Oui, l’exemple est contagieux, c’est incontestable. Mais le bon exemple a la même force d’entraînement que le mauvais : le bien est contagieux autant, sinon plus, que le mal. La vertu et le vice sont comme deux aimants attirant à eux tout ce qui est à leur portée et la puissance d’un aimant est déterminée par son volume et sa surface. Nous avons, à Bordeaux, plus de cent mille personnes qui, ayant joyeusement accepté l’obligation morale de travailler, donnent le bon exemple. Nous en avons dix mille à peine qui donnent le mauvais. Telle est la surface des deux aimants. L’une est représentée par cent et l’autre par dix. La puissance d’attraction du premier est dix fois supérieure à celle du second. Concluez.

Prétend-on qu’il est plus facile de quitter le travail que de s’y mettre ? Je dis que cette appréciation est erronée et je soutiens que, tout au contraire, il est plus facile de se mettre au travail que d’y renoncer. Je m’explique :

L’homme est un être actif, naturellement, instinctivement, essentiellement actif. Il fait partie de l’Univers ; il y vit ; son existence participe de la vie universelle et la vie universelle conditionne l’existence humaine. Tout, dans la nature, se meut, s’agite, fonctionne, est mouvementé. Quel que soit l’état de la matière, qu’il soit solide, liquide ou gazeux, la matière est constamment en mouvement ; on ne l’a jamais observée à l’état de repos ; l’inertie n’a jamais été constatée ; l’immobilité n’existe pas. Plus on se rapproche du règne animal, plus la vie apparaît active et mouvementée : le végétal s’agite plus que le minéral ; l’animal est plus actif que le végétal.

Tous les animaux naissent, se développent et meurent. Dans chacune de ces phases, ils déploient une activité plus ou moins vive ; mais à aucun moment ils ne se reposent. Les animaux que nous sommes ne font pas exception à cette règle constante et universelle. Je n’insiste pas.

Penser que le minéral, le végétal et l’animal se meuvent, s’agitent, fonctionnent sans but et par pur hasard serait une grossière erreur. Tous leurs mouvements tendent à entretenir, développer, fortifier, enrichir leur vie. Tous les naturalistes ont constaté ce fait et ils l’ont prouvé avec un luxe de détails étonnant, en s’appuyant sur des milliers et des milliers d’observations concordantes. Dire que l’espèce humaine se meut, s’agite, se déplace, fait effort, en un mot est active, sans que cette activité ait une fin ; dire que cette activité se dépense d’une façon désordonnée, incohérente et qu’elle est le fait de la pure fortuité, serait une stupidité. Ce qui est exact, c’est que l’activité de l’espèce humaine, comme celle de tous les organismes vivants a un but et que ce but, c’est la vie.

Or, vivre, c’est consommer ; consommer, c’est produire ; produire, c’est travailler. En conséquence, il est dans la nature de l’homme de travailler. Les philosophes qui ont avancé le contraire n’ont aperçu que les apparences et ils se sont mépris ; et les ignorants qui les ont écoutés ont été induits en erreur. En soi, le travail n’est pas une peine ; comme tous les mouvements, tous les exercices auxquels l’homme se livre en vue de dépenser les énergies dont son corps est un accumulateur, le travail est plutôt un plaisir ou, plus exactement, un besoin.

Mais, si l’homme ressent le besoin de travailler et s’il éprouve du plaisir à satisfaire ce besoin, il lui devient pénible d’excéder les limites du besoin ressenti. Si l’un de nous était privé de nourriture, il en éprouverait une grande souffrance ; mais si, ayant mangé à sa faim, il était mis dans l’obligation de manger encore, il ressentirait à manger trop autant de déplaisir qu’à ne pas manger assez. Il en est de même du besoin de travailler : lorsque, ayant dépassé sa réserve de forces, l’homme est condamné à prolonger son effort, il en souffre. Travailler quelques heures chaque jour n’est pas un châtiment ; mais c’en est un que de travailler douze et quinze heures, les courtes journées de travail sont agréables ; les longues journées sont pénibles et douloureuses.

Il y a aussi les conditions mêmes dans lesquelles le travail est accompli et il convient d’en tenir compte. Dans les pays où sévit encore le régime capitaliste, le travail est une véritable condamnation, parce que le sort du travailleur y est lamentable. Quand le travail est imposé, sale, dangereux, excessif, humilié et ma1 rétribué, il est rebutant et il ne faut pas être surpris qu’on y trouve si peu de goût. Mais, quand le travail est libre, quand il est honoré, respecté, considéré, quand il n’est pas excessif, quand il assure au travailleur une vie large et confortable, il cesse d’être une peine et devient une joie.

Que nos ateliers soient vastes, aérés, lumineux et sains ; que la journée moyenne de travail corresponde aux forces que l’ouvrier peut, sans fatigue, dépenser chaque jour ; que chacun travaille du métier qu’il connaît et qu’il choisira librement : que le travailleur ait l’assurance que sa famille et lui ne manqueront de rien ; qu’il se sente, à l’usine, libre et non sous la férule d’un patron exigeant ou d’un contremaître grincheux ; qu’il soit appelé à fixer lui-même, d’accord avec ses camarades, le règlement d’atelier et les conditions générales du travail, et il est certain que personne ne rechignera à la besogne.

Je vais plus loin, mes chers amis : je dis que, si je pouvais admettre un châtiment, dans le milieu social que nous venons d’édifier, le pire de tous consisterait à condamner un homme bien portant, vigoureux ou simplement normal et apte à produire, à le condamner, dis-je, à ne rien faire au milieu de l’activité universelle.

C’est en m’appuyant sur toutes ces considérations que je disais, il y a quelques minutes, qu’il est plus facile de se mettre au travail que de l’abandonner quand on y est fait. Vous êtes-vous demandé ce que feraient, au bureau ou à l’usine, ces gens qui n’y fieraient amenés que par la force ? Que produiraient-ils ? — Pas grand-chose : on travaille peu et mal quand on travaille contraint et forcé. Quel voisinage répugnant ce serait pour les autres ! Vous redoutez le mauvais exemple ? Soit. Mais, alors, ne vaut-il pas mieux que ces mauvais ouvriers soient hors de l’atelier que dans l’atelier ?

Les autres, ceux qui travailleront, seront furieux contre ces réfractaires ? — Je l’espère bien et je m’en félicite. Ils les mettront en quarantaine, ils les tiendront à l’écart, ils les traiteront comme on traite les lépreux et les pestiférés. Ce sera le châtiment de ces tristes individus.

Cette sanction morale est la seule qui convienne à leur cas ; et, si toute dignité n’est pas morte en eux, s’il reste encore au fond de leur cœur le vague sentiment, l’obscure sensation de ce qu’ils devront aux autres en échange du bien-être que l’effort d’autrui leur assurera, ces lépreux se guériront de leur lèpre et viendront se mêler à leurs frères de travail. »


J’ai reproduit, sans y rien changer, ce long discours, parce qu’on y trouve l’essentiel de l’argumentation sur laquelle repose la thèse que je soutiens, ici, en faveur du travail facultatif contre celle du travail obligatoire. A vrai dire, dans un milieu social libertaire, le travail sera obligatoire : tous ayant le droit de participer à la répartition des produits, tous auront, c’est évident, le devoir de collaborer à l’obtention de ces produits. Mais cette obligation ne sera que morale ; car elle ne découlera que de la notion du devoir qui sera indissolublement liée à la formation, au développement d’un état de conscience que feront naître les rapports d’égalité effective, de réelle réciprocité et de solidarité positive qui uniront tous les individus.

Il y a cependant un point sur lequel je crois utile de revenir et d’insister. C’est celui de la durée approximative de la journée de travail à accomplir afin que la production obtenue corresponde plus que suffisamment aux besoins de la population. J’ai dit — et j’espère que cette affirmation n’est pas contestée — que la durée du travail étant réduite aux proportions de la dépense d’énergie musculaire et cérébrale dont l’être normal dispose, le travail n’est pas une obligation pénible, mais une satisfaction, voire un plaisir et qu’il ne devient une nécessité désagréable, une corvée, que lorsqu’il exige un effort excédant cette limite tracée par la nature elle-même.

Il est donc fort important d’évaluer, sur les données précises que nous possédons actuellement, la durée moyenne du travail journalier que comportera, au lendemain de la Révolution, la nécessité de pourvoir, par une production plus que suffisante, aux exigences de la consommation afin que la vie soit assurée largement, pleinement, à la totalité de la population.

Ces données, les voici : a) en 1912 et 1913, les statistiques sur le mouvement commercial de France établissaient que le montant des exportations dépassait légèrement celui des importations. Il y avait entre celui-ci et celui-là un écart si insignifiant, qu’il est permis de dire que la balance commerciale était en équilibre. La production nationale pouvait donc être considérée comme suffisante, puisque les produits achetés à l’extérieur équivalaient, à très peu de chose près, les produits vendus à l’étranger ;

b) En 1928, l’administration des Douanes a communiqué les précisions suivantes relatives à l’exercice 1927 : Exportations : 55 milliards, 225 millions de francs ; Importations : 52 milliards, 853 millions de francs, soit un excédent de produits exportés de 2 milliards, 372 millions de francs ;

c) L’annuaire statistique publié par la Société des Nations (Annuaire 1931–1932) me fournit pour les deux exercices 1928 et 1929 les chiffres que voici :

Moyenne des Importations : Fr. 54.700.000.000

Moyenne des Exportations : 51.300.000 000

____Exportations en moins : 3.400.000.000

Comme on le voit, la différence entre les importations et les exportations s’est, au cours des années 1928 et 1929, assez sensiblement accrue. Mais il faut tenir compte que : d’une part, dans certains pays où les produits obtenus en France trouvaient, en temps normal, des débouchés appréciables, la crise économique battait déjà son plein, en sorte que certaines nations qui, en période ordinaire, étaient les clientes de la France : l’Angleterre, l’Allemagne, les États-Unis, etc. avaient fermé leurs frontières à l’importation des produits étrangers sur leur territoire ; et que, d’autre part, la crise et le chômage ne s’étant pas encore étendus jusqu’à la France, celle-ci, en 1928 et 1929 n’a pas été dans la nécessité d’élever ses tarifs douaniers. La balance commerciale, en 1928–29, se trouve, ainsi, faussée et cette circonstance, attribuable à une situation mondiale exceptionnelle, ne doit pas m’empêcher de dire que notre pays est un de ceux dont la production est suffisante à répondre aux demandes de la consommation.

Ce point acquis, il s’agit, maintenant, de savoir : d’abord quel est le nombre de travailleurs collaborant à cette production et, ensuite, quel est le nombre d’heures de travail effectuées par ces producteurs.

Je soumets au lecteur le résultat des recherches auxquelles je me suis livré, dans le but de parvenir, à défaut de chiffres rigoureusement exacts, à des chiffres très approximatifs.

En premier lieu, me plaçant sur le terrain de la production, j’ai cherché à établir le nombre des producteurs utiles (et j’entends par là ceux qui, adultes des deux sexes, travailleurs de l’agriculture et de l’industrie, travailleurs attachés à un service public indispensable : transports, P. T. T., enseignement, santé, etc., etc., sont aujourd’hui et resteront toujours indispensables au bon fonctionnement de la vie économique.

En France, comme dans tous les pays parvenus au même degré de développement, la population forme dans le domaine de la production, quatre groupes :

Premier groupe. — Il comprend : ceux et celles qui, du berceau à la tombe, ne se livrent à aucun travail et vivent dans l’oisiveté totale. Ces gens consomment, mais ils se croiraient déshonorés si, sous une forme quelconque, ils prenaient part à un travail productif. Ils vivent de leurs rentes, des revenus de leurs propriétés, du produit des coupons attachés à leurs titres, de tous les profits que le Capital vole au Travail. Tout ce joli monde de fainéants est celui qui mène la vie la plus large ; il ne se refuse rien, il se plaît à gaspiller… Il est juste de faire entrer dans ce premier groupe les parasites de toutes sortes : escrocs, flibustiers, rastaquouères, prostitués et prostituées du monde dit « sélect », constamment à l’affût de toutes les circonstances qui leur permettront, sans faire œuvre de leurs dix doigts, de s’introduire dans ce milieu où il est de bon ton et même de règle de n’exercer aucune profession.

Deuxième groupe. — Il se compose de toutes les personnes qui ont une occupation, un emploi, qui, par conséquent travaillent, mais ne produisent rien. Extrêmement nombreux, ce groupe comprend : le clergé séculier et régulier ; la magistrature debout, assise et à plat ventre ; l’armée, la gendarmerie, la police (y compris les indicateurs et mouchards), toute cette vermine qui grouille sur le corps social.

Ensuite : la multitude des fonctionnaires et assimilés que nécessite l’agencement politique et financier de l’État. Je mets à part certaines catégories de fonctionnaires ou assimilés attachés à la bonne marche d’un Service public qui, quelle que soit l’organisation sociale, devra être maintenu : corps enseignant, employés des P.T.T., cheminots, travailleurs municipaux, etc…

Tous ces travailleurs auront, dans la société de demain, leur incontestable utilité.

Il y a encore, dans ce deuxième groupe, toutes les personnes qui exercent des professions dites libérales : avocats, hommes d’affaires, médecins, notaires, avoués, tous les gens de la basoche, de la procédure et de la chicane : huissiers, greffiers, gratte-papier de toutes espèces, barbouilleurs de grimoires, etc. Ensuite, les journalistes, hommes de lettres, poètes, peintres, sculpteurs, musiciens, gens de théâtre, de music-hall, de cinéma, de cirque, de sport, depuis les vedettes jusqu’aux ouvreuses et figurants. Ici encore, je fais deux exceptions : la première, en faveur des médecins ; la seconde, en faveur des artistes véritables, c’est-à-dire de talent.

Toujours dans ce deuxième groupe, nous rencontrons la foule presque incalculable des personnes qui doivent leurs moyens d’existence à ce vol organisé, toléré, encouragé, respecté, décoré qu’on désigne sous le nom de « commerce ». Armée innombrable qui va du notable négociant au plus humble boutiquier. Ce vol organisé occupe une nuée d’acheteurs, de vendeurs, de réceptionnaires, de magasiniers, de livreurs, de manutentionnaires, de caissiers, de comptables, d’inspecteurs, de contrôleurs, de garçons de magasin, de placiers, de dépositaires, de représentants, de voyageurs, etc…

Je me garderais bien de prétendre que ces gens-là ne travaillent pas. Ils travaillent, au contraire, beaucoup, souvent autant et, parfois, plus que les travailleurs des champs et de l’usine ; mais il est certain qu’ils ne produisent rien d’utile et qu’ils ne dépensent leur activité que dans le but de recueillir quelque profit entre le prix d’achat payé au producteur et le prix de vente supporté par le consommateur.

Il convient d’ajouter à tout ce monde de la mercante celui des camelots, des individus qui vivent de trafic mal défini, sons oublier l’effort énorme de publicité que, par journaux, par affiches, catalogues, prospectus et cent autres moyens, comporte la concurrence et que nécessite le besoin de courir après la clientèle des acheteurs. N’oublions pas, enfin, de clore cette liste déjà fort longue d’individus qui incontestablement travaillent mais, incontestablement aussi, ne produisent rien, par la multitude des domestiques des deux sexes : valetaille, larbins, palefreniers, cochers, chauffeurs, valets et femmes de chambre, martres d’hôtel, cuisiniers, bonnes d’enfant et femmes de ménage ; sans compter (on les classe parmi les travailleurs de l’alimentation, mais ils font, en réalité, fonction de domestiques attachés à un établissement et à ses services et non à des particuliers) tous ceux et toutes celles qui constituent le personnel des hôtels, restaurants, bistrots, bars, auxquels il faut ajouter les cireurs de bottes, les commissionnaires, les crieurs de journaux, les porteurs, les ouvreurs de portières, les tenanciers des kiosques de journaux, des chalets de nécessité et des maisons de tolérance.

Est-ce tout ? — Non ; pas encore. Restent tous les gens de banque et de Bourse, tous ceux qui travaillent dans les compagnies d’assurances, tous ceux qui vivent des courses, cercles, casinos, tripots, spectacles sportifs, etc… Par la pensée, supputez le nombre prodigieux de tous ces individus de tous les âges et des deux sexes qui appartiennent à ce groupe de personnes qui travaillent sans donner naissance à un produit quelconque ; ça foisonne, ça pullule…

Troisième groupe. — C’est le groupe de ceux qui travaillent et produisent, mais des choses inutiles ou nocives : producteurs inutiles — non pas, certes, dans la société capitaliste et autoritaire d’aujourd’hui ; mais ils le seront dans la société communiste-libertaire de demain — ceux dont le travail a pour objet de produire quelque chose destinée à la sauvegarde de la propriété individuelle ou à la défense de l’autorité, par exemple : la construction des murs qui entourent les propriétés, l’élévation des haies et barrières qui séparent les parcelles de terre appartenant à des propriétaires différents et servent à distinguer le tien du mien ; la fabrication des coffres-forts, des serrures de sûreté, des meubles à compartiments et à tiroirs secrets, des coffrets destinés à préserver des voleurs les titres, bijoux et matières précieuses ; voilà pour la sauvegarde de la propriété privée. Producteurs inutiles — toujours dans la société communiste-libertaire issue de la véritable Révolution sociale — ceux qui travaillent à la construction, l’aménagement, l’ameublement et l’entretien des casernes, des gendarmeries, des prisons, des palais de justice, des préfectures, des églises, des banques, des compagnies d’assurances, des bourses des valeurs et du commerce, des caisses d’épargne, des monts de piété, etc. ; tous établissements que nécessitent le Capital et l’État et qui n’auront plus aucune raison d’être quand l’État et le Capitalisme auront été balayés par la tourmente révolutionnaire.

Enfin, je classe dans le groupe des travailleurs affectés à des besognes nuisibles tous ceux — et ils sont, hélas ! nombreux — qui sont employés à des œuvres de destruction et de massacre, tous ceux qui, dans les manufactures d’armes, dans les poudrières, dans les arsenaux, dans les ateliers et chantiers de la marine de guerre, dans les usines métallurgiques, dans les forges et aciéries, dans les ateliers d’aviation, dans les manufactures et établissements publics ou privés, travaillent, directement ou indirectement pour la guerre, pour la destruction, c’est-à-dire pour le carnage et la mort, au lieu de travailler pour la Vie. Et je songe encore à ces hommes de science qui, dans leurs laboratoires, multiplient les expériences tendant à arracher à la nature le secret des combinaisons et procédés qui, plus sûrement et plus en grand, asphyxient, incendient, empoisonnent et assassinent.

Détournons nos regards de ce désordre inqualifiable, de ce gaspillage effréné d’intelligences et de forces, de ce labeur colossal mais insensé. Spectacle inimaginable de démence sur lequel s’arrête, avec admiration et orgueil, la classe qui se flatte de représenter la sagesse et la vertu et qui nous traite de fous et de malfaiteurs, nous qui voulons mettre de l’ordre dans ce désordre, de la raison et de la méthode dans cet effroyable chaos.

Oui, détournons nos regards de ce monde stupide et criminel et arrivons au quatrième et dernier groupe.

Quatrième groupe. — Celui-ci comprend tous ceux qui travaillent pour produire des choses utiles, nécessaires à la satisfaction des besoins de la population, tous ceux et toutes celles qui, à la ville et à la campagne, sur le sol et dans le sous-sol, à l’atelier, au chantier, à l’usine, à la fabrique, à la manufacture, se livrent au travail productif, tous ceux qui, intellectuels et manuels, hommes de science et d’art, techniciens, spécialistes, ouvriers qualifiés ou simples manœuvres, accomplissent la tâche quotidienne, qui, seule, permet à la population de se nourrir, de se loger, de se meubler, de se vêtir, de s’instruire, de se hausser jusqu’à l’amour du Beau, de vivre dans la Paix.

Il est malaisé d’évaluer de façon précise le nombre des travailleurs utiles qu’embrasse ce quatrième groupe. Cependant, défalcation faite des personnes qui entrent dans les trois premiers groupes et déduction faite des enfants, des vieillards, des malades, infirmes, accidentés, femmes en couche, etc…, qui ne sont pas en état de produire, on peut arrêter à huit millions environ pour la France qui compte 41 millions d’habitants, le nombre de ces producteurs réellement utiles. Au surplus, ce nombre est généralement admis par les économistes et sociologues qui ont étudié la question.

Huit millions seulement de travailleurs utiles sur une population de quarante millions, ce chiffre surprend : il y a, en réalité, si peu de personnes qui ne font positivement rien ! — C’est exact ; les paresseux cent pour cent, les fainéants intégraux ne forment qu’une petite, très petite minorité : tout au plus 5 %. Mais si, à cette faible proportion on ajoute la masse écrasante de ceux qui travaillent mais ne produisent rien et le nombre important de ceux qui travaillent et produisent, mais produisent des choses inutiles ou nuisibles, on cesse d’être surpris.

Nous avons vu, plus haut que, en France, la production correspond à peu près à la demande consommatrice. Nous savons, en outre, que cette production est l’œuvre de huit millions de producteurs utiles. Demandons-nous, à présent, quelle est la somme de travail fournie par ces producteurs et exprimons cet effort en heures de travail. J’engage le lecteur à calculer avec moi : ces 8 millions de producteurs utiles travaillent, en moyenne, en période normale, 8 heures par jour et 300 jours par an. Si je multiplie 8 millions par 8 heures, j’obtiens un total de 64 millions d’heures de travail par jour ; et si je multiplie ces 64 millions par 300 jours ouvrables, j’obtiens un total de 19 milliards, 200 millions d’heures de travail par an.

De l’examen de ce qui est à l’heure actuelle en régime capitaliste, passons à l’étude de ce qui sera ou, pour dire mieux, pourra être, dans un milieu social communiste-libertaire et établissons tout d’abord la durée moyenne de la journée du travail à effectuer, dans un tel milieu, pour obtenir une production équivalente à celle que fournissent les huit millions de producteurs utiles.

La population actuelle de la France est, en chiffres ronds, de 40 millions. Les quatre groupes que j’ai fait défiler sous les yeux du lecteur ont disparu. Il n’y en a plus que deux. Le premier comprend toutes les personnes qui, par leur âge ou leur état de santé, sont les « dispenses du travail » ; le second embrasse tout le reste de la population.

Dans le premier groupe.

Les enfants au-dessous de 15 ans 10 millions
Les vieillards au-dessus de 55 ans   5 ______
Les malades, infirmes, accidentés, etc.   3 ______
---
______Ensemble 18 millions

Le reste de la population, soit : 22 millions, forme le second groupe. Ces 22 millions de travailleurs auront à exécuter 19 milliards 200 millions d’heures de travail par an. Je divise ces 19 milliards 200 millions par le chiffre de la population adulte et valide : 22 millions. Le quotient est de 873 heures par an. Je divise ces 873 heures par 300 (nombre de jours de travail dans l’année), et je trouve, au quotient, un peu moins de trois heures par jour : 2 h 54’.

Ainsi, pour que la production fût égale à ce qu’elle est présentement, il suffirait qu’y prissent part toutes les personnes entre quinze et cinquante-cinq ans et en état de santé satisfaisant et que chacun, s’astreignît volontairement à un travail quotidien de trois heures.

Toutefois, quand je dis que la production actuelle, en France, est suffisante, il faut s’entendre. Je veux dire par ce mot « suffisante » que cette production suffit à la capacité d’achat de la masse consommatrice. Mais cette capacité d’achat, bien loin d’être déterminée par la somme des besoins à satisfaire, est strictement limitée par les ressources dont dispose la clientèle des consommateurs et ces ressources ne représentent, pour bon nombre, que la possibilité de se procurer le strict nécessaire. Il y a même une partie de la population qui manque de celui-ci.

Il faut donc envisager la nécessité dans laquelle on se trouvera, en régime libertaire, de produire beaucoup plus et, conséquemment, de travailler davantage. Je prévois sans difficulté la décision prise par les travailleurs eux-mêmes de porter la journée moyenne de travail à 4, 5 et même 6 heures dans les temps qui suivront immédiatement l’organisation de la production par les producteurs eux-mêmes.

Mais les possibilités de production augmentant sans cesse, par suite des progrès constants et merveilleux de la technique et grâce à la multiplication et au perfectionnement prodigieux de l’outillage mécanique, je prévois aussi une organisation sage, rationnelle, équitable du travail et de la répartition des produits, qui ramènera la journée de travail, assez promptement, à 5, 4, à 3 heures, tout en maintenant le niveau de la production à la hauteur des exigences d’une population abondamment pourvue du nécessaire d’abord, du confortable ensuite.


Que résulte-t-il de cette sorte d’étude comparative qui précède ? Il est permis d’en tirer cette conclusion : que, au sein d’une société qui réalisera l’idéal anarchiste, il n’y aura vraisemblablement pas de réfractaires à la loi naturelle qui exige de l’homme qu’il travaille pour produire, qu’il produise pour consommer et qu’il consomme pour vivre.

La race parasitaire et fainéante que le régime de la propriété individuelle et, plus particulièrement, celui de la propriété capitaliste a fait naître, a développée et multipliée ne durera pas toujours. Elle est appelée à disparaître et les générations contemporaines en pressentent déjà la disparition.

Quand la révolution sociale — la véritable aura passé par là, quand son souffle aura purifié et assaini l’atmosphère sociale, il n’y aura plus de paresseux, ou il y en aura si peu, ce genre de monstres ou de malades se refusant systématiquement à toute occupation sera devenu si rare, qu’il n’y aura nul inconvénient grave à les laisser croupir dans leur honteuse fainéantise.

Il n’y aura plus — ou presque — d’incorrigibles parasites, parce que l’individu, étant un être doué d’activité, dépensera volontiers la somme d’énergie intellectuelle et manuelle qu’il reçoit de la nature, lorsque, d’une part, le travail se limitera à un effort modéré et quand, d’autre part, les conditions mêmes de l’effort à accomplir s’étant transformées de fond en comble, le travail cessera d’être un châtiment. — Sébastien Faure.