Encyclopédie méthodique/Beaux-Arts/Beau

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Panckoucke (1p. 58-62).
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BE

BEAU, (adject. pris subst.) C’est un desir noble sans doute que de prétendre atteindre à des conceptions que l’on peut nommer sur-humaines ; mais plus les objets de contemplation sont profonds ou élevés, plus ils s’enveloppent de voiles qui les obscurcissent & nous les dérobent.

C’est par cette raison qu’il est difficile d’entendre clairement les Auteurs qui se sont occupés à démontrer un beau essential, absolu, hors de nous. La nature de l’homme est telle en général, que les efforts par lesquels, en poursuivant cette sublime abstraction, il cherche à s’échapper à lui-même, ne peuvent guères le conduire qu’à combiner des sensations ou des sentimens qui lui sont individuellement propres, avec les idées qui se trouvent répandues dans son pays & de son temps. En essayant donc d’offrir à mon tour, non sur un beau auquel je ne puis atteindre, mais sur ce qu’on nomme beau, quelques notions générales, faites pour se rapporter finalement aux Arts, je croirai m’être d’autant plus approché du but auquel je dois tendre, qu’on les trouvera plus simples, plus sensibles, & qu’en dernière analyse, elles paroitront assez positives pour être adoptées par les Artistes : car les pensées du Peintre & du Sculpteur, quelques spiri-


tuelles qu’on puisse les desirer, n’ont cependant le mérite & l’existence qui leur conviennent, qu’autant qu’elles se montrent visibles & palpables.

Pour arriver à ce qui mérite le nom de beau, Platon *[1] paroît indiquer de passer en revue tout ce qui ne l’est pas. Ce moyen dont il se sert pour tourner en ridicule le Rhéteur Hippias, tourmenteroit également la plûpart. de nos lecteurs délicats & presque toujours fort pressés ; il conviendroit bien moins encore aux Artistes ; car s’ils vouloient l’employer sérieusement, il leur faudroit épuiser d’innombrables & rebutantes exclusions, avant de parvenir à des exceptions satisfaisantes ; mais lorsque dans une autre partie de ses sublimes ouvrages, le Sage, insistant moins sur la nature du beau, admet un certain penchant universel qui nous excite à le chercher, lorsqu’il appelle ce penchant amour, on peut, je crois, penser que, sans s’en appercevoir, le Philosophe redevient homme ; & qu’au fond, si le beau absolu n’a été pour Platon même qu’un être d’imagination, ce mot qui lui est échappé, ce penchant qu’il designe par le moins effrayant de tous les termes abstraits, pourroit bien indiquer une route par laquelle on rencontreroit au moins quelques notions sur le beau humain : car un amour qui, comme l’assure Platon, cherche toujours & par-tout le beau, doit, en le trouvant, rencontrer le plaisir, & le plaisir qui n’existe pas ordinairement dans l’homme sans se rendre sensible & visible par l’expression des traits, des regards & de la physionomie entière, doit donner des indications assez positives (lorsqu’on observe bien) sur le beau dont il est l’effet.

Amour, beauté, plaisir, **[2] sont donc les élémens que je vais prendre pour base des notions auxquelles il est aisé de présumer que je ne me dirigerai point par des définitions pénibles & trop souvent incomplettes, mais d’après ce que la nature nous montre ou nous apprend sans effort ; &, si les hommes, en effet, peuvent s’accorder, ou du moins se rapprocher quelquefois, n’est-ce pas bien plus à l’occasion de ce qu’ils voyent & de ce qu’ils sentent à-peu-près de même, quoiqu’ils different souvent encore, que sur ce dont ils prétendent se convaincre mutuellement & qu’ils ne se démontrent jamais assez pour être parfaitement d’accord ?

En nous supposant donc, à l’occasion du terme qui nous occupe, Peintre observateur, si nous interrogeons, si nous interprêtons les traits & les regards de celui qui, par un mouvement vrai & inspiré, accorde à quelque objet le nom de beau, nous appercevrons que le plaisir se peint dans sa physionomie, mais que, selon la nature de cet objet, c’est avec des nuances de contentement qui different assez dans l’expression, pour qu’on puisse rapporter les unes particulièrement aux sens, les autres au cœur, les autres à l’esprit : d’où l’on est suffisamment autorisé à inférer, non-seulement qu’il est des espèces de beau desirés & reconnus tels par ces diverses facultés ; mais que sans doute le beau reconnu tel par les trois facultés réunies dans leur desir, comme dans leur contentement, (seroit le plus essentiellement beau relativement à l’homme & à la source primitive d’une dénomination qui nous devient si chère, que, par une sorte de besoin de nous en servir, nous en faisons sans cesse des applications, en l’employant partiellement, figurément, par extensions, par emprunt, & en la substituant enfin à plusieurs mots, qui seroient plus propres à exprimer exactement nos idées.

Pour essayer de développer davantage ces premières notions, fixons sur chacune des facultés dont il vient d’être question, quelques succinctes observations relatives au beau.

Une des plus intéressantes à l’égard des sens, c’est que parmi les cinq dont nous sommes doués, deux seulement (la vue & l’ouie) possèdent & exercent le droit de nous faire désigner par le mot beau, les objets qui leur causent une satisfaction particulière. L’odorat, le goût, le toucher, ne suggèrent pas dans leurs plus vives impressions, cette dénomination. Le parfum de la rose ne reçoit pas le titre de beau ; les saveurs ne sont jamais honorées du nom de belles, tandis que les couleurs, les, formes & les sons l’obtiennent. Les élémens que j’ai déjà présentés, offrent une raison fort naturelle de cette différence ; en effet si le beau suppose essentiellement un mélange de satisfaction des différentes facultés, on conviendra que le goût & l’odorat sont bien loin d’avoir avec l’esprit & le cœur d’aussi prochaines & intéressantes affinités que l’ouie & la vue. Mais le toucher ?... J’avoue, à cet égard, que le motif d’exclusion ne me paroît pas aussi fondé ; car pour peu que nous nous observions attentivement, nous distinguerons dans ce sens deux sortes de fonctions, dont l’une que j’appellerai le toucher commun, habituellement machinal, instinctuel, passif, peut être justement dédaigné par le cœur & l’esprit, mais dont l’autre, que je nommerai tact, pour le distinguer, est si clairvoyant, si prompt, si sensible, si intelligent enfin, que souvent l’esprit & le cœur s’identifient, pour ainsi dire avec lui, pour sentir & pour comprendre.

Au reste, pour ne pas nous arrêter à des détails qui, sans être certainement étrangers à notre sujet, pourroient retarder cependant notre marche : examinons si les couleurs, les formes & les sons peuvent recevoir des sens privilégiés, le nom de beau, sans le concours des autres facultés.

L’ingénieux Caflel, fut bien tenté de le croire ; mais le clavecin nuancé, prouva contre son auteur, que chaque couleur en particulier, & par


elle-même, ne seroit pas proclamée belle, si elle ne se présentoit liée avec quelqu’idée, ou quelque sentiment. Lors donc qu’il nous arrive de donner à une forme, à une couleur isolée & à un son même, le nom de beau ; c’est que nous suivons, sans nous en rendre compte & sens nous appercevoir, des liaisons & des affinités d’idées qui ne manquent point d’avoir leur effet au besoin, comme on le voit dans la Chymie, à l’égard des substances qui se composent toutes seules.

Mais où ces liaisons, ces relations pourroient-elles s’être formées, sinon dans ce qui est du domaine de l’esprit ou du cœur, c’est-à-dire, par quelques opérations, dont les organes ne sont pas capables tous seuls, mais que l’esprit & le cœur ne feroient pas non plus sans eux ?

Aussi nos sens avec leurs impressions, notre esprit avec ses perceptions, & notre cœur avec ses affections, forment-ils une communauté de biens (si l’on peut parler ainsi) qui peut s’altérer, mais jamais se rompre entièrement, quelques efforts que ces associés fassent quelquefois chacun de leur côté, pour s’en affranchir ? Il est vrai qu’ils parviennent à s’en arroger de tems en tems des portions plus ou moins exclusives ; mais obligés de se soumettre habituellement à leur destin, ils reviennent bientôt à être tour-à-tour dominans, dominés, cause ou effet.

Quant à ces discours & à ces ouvrages, où si fréquemment nous établissons des lignes de démarcation, positives entre les sens, le cœur & l’esprit ; la raison, lorsqu’on s’en rapporte à elle, & qu’il s’agit de prononcer sérieusement, se garde d’approuver tout ce qu’elle veut bien nous laisser dire, & elle est à cet égard, à peu près, comme les gouvernantes sagement indulgentes, qui, sans tirer à conséquence, laissent en souriant, les enfans se croire, tantôt meres, tantôt filles, tantôt maîtresses & tantôt servantes.

D’après ces mutuels échanges & cette société si bien établie, il devient nécessaire que les objets qui comportent d’être nommés beaux, ayent des qualités propres à produire aussi des mélanges de plaisirs, & que le Peintre observateur apperçoive à leur occasion, sur la physionomie de son modèle, ces satisfactions heureusement dosées, objets desirés de l’amour, que Platon nous dit occupé sans cesse, en ses trois qualités sans doute, d’organique, de sentimental & de spirituel, à les chercher. Aussi supposons que l’esprit du modèle que nous avons le dessein d’observer, s’avise de s’attacher, à l’exclusion du cœur & des sens, à un beau purement intellectuel, & interrogeons alors notre Artiste, il nous dira l’embarras que lui donne une physionomie devenue vague, distraite & toujours d’autant moins significative, que l’esprit sera un plus grand divorce avec ses associés. Il avouera qu’il ne distingue plus sur les traits qu’un certain caractère admiratif qui ne lui offre point du tout l’expression qu’il cherchoit celle que, doit produire l’idée du beau, ceile enfin, qui peut rendre intelligible l’intention de son ouvrage. Alors nous penserons avec lui que le contemplateur, dont l’esprit admire un beau abstrait, feroit mieux de substituer au mot beau, le mot merveilleux, sublime, ou d’autres qui auroient convenu à sa pensée ; & que cette substitution de terme ressemble à celle que se permet dans des contemplations moins élevées, l’amant qui tout aussi improprement appelle merveilleux, sublime ou céleste, l’objet qu’il trouve beau.

On peut donc, en observant l’expression de la physionomie de l’homme, éclaircir quelques-unes des obscurités produites par l’impropriété des termes dont il se sert ; car les traits, & sur-tout les yeux, parlent souvent bien plus vrai & plus juste que les lévres. Le langage de l’expression formée par la seule nature, conserve sa droiture par sa promptitude, comme un corps lancé, garde sa direction par la rapidité de son mouvement. Aussi l’homme soumis à la contrainte ou à la réserve qu’exige l’harmonie de la société, n’a-t-il d’autre ressource pour remédier aux indiscrétions muettes des regards, des traits, & du sourire même, que d’entasser d’autant plus les mots exagérés & les réduplications, qu’il craint davantage de laisser voir ce qu’il pense, ou qu’il regarde comme plus important de paroître ce qu’il n’est pas.

Revenons à notre Peintre, & débarrassons-le du modèle qui met en défaut son talent par des abstractions trop exclusivement spirituelles, mais offronslui un modèle occupé de ce qui appartient au sentiment. Craignons encore pour l’Artiste & pour nous, qui attendons de lui l’expression significative du beau, que ce nouveau modèle qui s’avise à son tour d’en confier la recherche uniquement à son cœur ne satisfasse pas le Peintre ; car le beau sur lequel il se recriera, ce beau profondément sentimental, sublime ou céleste de quelques-uns de nos romans, de nos conversations si délicates, ce beau extatique, qui a été & qui sera sans doute encore l’objet d’égaremens & de délires religieux, feroit retomber l’Artiste dans les mêmes embarras où l’avoient jetté les contemplations philosophiques ; à moins que, pour se tirer de peine, en supposant quelqu’affinité secrette que le cœur se garde bien d’avouer, il ne s’autorisât de l’exemple du Bernin, à qui l’on pardonne en effet ce qu’il a mêlé d’humain (faute de pouvoir mieux faire sans doute) aux ravissemens célestes de Sainte Thérèse. S’il étoit donc philosophiquement vrai que le cœur, malgré les prétentions & ses dédains pour les sens, eût plus de difficulté à s’en séparer que l’esprit, nous nous trouverions conduits à conjecturer que le beau pourroit bien mériter plus réellement ce titre, d’après un mélange de satisfactions organiques & sentimentales, que d’après un mélange où l’esprit entreroit trop à l’exclusion du cœur ; mais cette conjecture même ne fera qu’appuyer mieux les élémens dont il


résulte que le beau le plus effectif, le plus absolu pour nous, est celui qui produit les mélanges les plus complets des satisfactions organiques, sentimentales & spirituelles ; que l’effet de ce beau est le plus universellement senti, que l’expression en est aussi la plus généralement uniforme, la plus clairement significative, & la plus propre enfin à être saisie par l’Artiste.

D’après ces élémens tirés de la nature, & appuyés par l’Art, où découvrirons-nous mieux le beau primitif & universel pour l’homme, que dans l’espèce humaine, qui, divisée par la nature, conséquemment à ses destinations, en deux genres à la fois assez semblables & assez différens, est nonseulement plus propre qu’aucun autre objet à produire tous les contentemens que la nature de nos facultés leur rend nécessaires, mais à exciter & entretenir ce penchant, ce desir du beau, qui de tout tems a été nommé Amour, & qui semble être venu au secours de Platon, dans ses méditations philosophiques, sur l’objet dont nous nous occupons ?

C’est donc dans son espèce, & de genre à genre, qu’avant tout autre objet, l’homme paroît avoir toujours puisé l’idée primitive du beau : c’est-là qu’excité principalement à le chercher, il le rencontre, qu’il le proclame le plus authentiquement, & c’est d’après les idées qu’il en emprunte, qu’il applique le mot beau à une infinité de nuances de ses satisfactions.

En effet, pourrions-nous nous assurer qu’un homme abandonné dès sa plus tendre enfance, dans une isle absolument inhabitée, pût avoir nonseulement une véritable & complette idée du beau, mais qu’il créât même ce mot, & en fit des applications ? son visage auroit-il jamais l’expression qu’il doit produire ? le desir de le chercher, pourroit-il naître, & le sentiment n’existant point, l’idée du beau seroit-elle complette ? d’un autre côté, un aveugle & sourd de naissance, peut-il avoir une idée juste du beau ?

Mais je sais que ces sortes de questions, appuyées sur des suppositions, ne peuvent résoudre des doutes, puisqu’elles ne permettent pas l’observation. Eh bien ! observons l’homme tel qu’il est sous nos yeux, en commençant par le premier âge, car c’est la seule ressource que nous laisse l’état social, pour démêler quelques idées primitives. Qui n’est pas à portée de remarquer que l’enfant qui reçoit & adopte le mot beau, avant qu’il soit possible qu’il y attache la moindre idée, est ensuite induit à s’en servir, comme un équivalent aux mots enfantins, par lesquels on lui a fait désigner ce qui l’amuse le plus, ou ce qui flatte davantage l’organe de son goût ? Qui n’a pas le souvenir d’avoir appris, comme une leçon, à placer le mot beau conformément aux conventions usuelles, & sur-tout à l’usage & à l’habitude de ceux qui nous approchoient le plus ? Aussi l’enfant, comme il a nommé beau son joujou, nomme de même ce qui plaît à sa bonne ; & l’on voit que jusque-là rien n’a fait naître véritablement en lui l’idée du beau ; mais l’esprit & le cœur sur-tout se mêlent enfin de son éducation à cet égard, & ses facultés, à mesure qu’elles se développent, & qu’elles forment une association plus étroite & plus amicale, éprouvant davantage le desir des satisfactions qui leur sont destinées, s’éclairent mutuellement & dirigent la langue de l’enfant, sur-tout aux approches de l’adolescence, à appliquer avec quelqu’intention, le mot beau. Il avoit appellé sa maman belle, d’après l’ordre qu’on lui en avoit donné ; sa sœur lui paroît plus belle d’après des convenances & des relations qui le frappent. Quelques jeunes compagnes de ses jeux, donnent bientôt lieu à des perceptions plus distinctes, & les momens arrivent enfin, où il prononce beau, d’après une conscience de ses facultés réunies, & avec l’expression qui convient à cette dénomination, C’est alors aussi que se présente à lui cette multitude d’applications propres ou figurées d’un mot qu’il inventeroit, s’il ne le trouvoit en usage, & qu’il prodigue d’autant plus que la nature l’a plus destiné sur-tout à cette existence, que j’appellerai sentimentale ; car c’est principalement d’après cette constitution qu’il proclamera beau plus fréquemment & avec une expression plus significative, tout ce qui produira pour lui des mélanges de satisfactions : & que veut dire autre chose, cette invocation si connue, cette allégorie du Poëte philosophe, qui, dans les beaux vers dont je rappelle ici la mémoire, semble avoir mieux senti la nature, qu’il ne l’a expliquée ? En effet, lorsque Lucrèce s’écrie : « Vénus, aimable fille de Jupiter, objet de l’amour universel ! c’est vous qui répandez le mouvement & la vie : le monde sans vous ne seroit qu’un triste désert. » Ne semble-t-il pas que résumant des élémens semblables à ceux que j’ai développés, il a porté ses considérations jusques sur l’homme tristement isolé, pour qui rien dans la nature ne seroit beau, parce qu’il seroit privé du premier principe de toute idée de la beauté ? Et lorsque le Poëte philosophe ajoute : « votre présence calme les vents, appaise les orages, adoucit la férocité, produit les fleurs & fait nos beaux jours. » Qui peut méconnoître les effets de cet épanouissement du cœur de l’homme qui, s’associant avec les sens & l’esprit, produit l’idée du beau, & ouvre dans l’instant même les routes de toutes les extensions de cette idée ?

Aussi voyons-nous, en continuant d’observer le caractère de chaque âge, que dans celui où l’esprit s’arroge des droits souvent trop exclusifs sur le cœur, la physionomie de l’homme, devenu plus sévere & plus réservé dans les dénominations du mot beau, est à cet égard moins significative, quelquefois même douteuse, qu’elle n’offre souvent qu’une expression de complaisance, jusqu’à ce que l’homme parvienne à cette triste époque de la vie,


où les facultés, prêtes à dissoudre leur société, n’inspirent plus le mot beau, que comme un ressouvenir, une habitude, une convention, & c’est alors que Vénus ne répandant plus pour lui le mouvement & la vie, le relegue enfin & l’abondonne dans cette isle déserte, où les vents & les orages ne s’appaisent plus par les charmes d’une Déesse ; où les jours & les fleurs n’étant plus beaux de sa beauté, ne produisent que quelques satisfactions partielles, & le souvenir presqu’effacé de ce qu’ils étoient au printems de la vie.

C’est ainsi que les saisons de l’homme, & si nous observons plus finement encore, celles même de chacune de ses années, modifient en lui les impressions du beau, comme presque toutes ses autres idées ; mais ce n’est pas seulement la jeunesse & le printems qui inuent sur les modifications dont le beau est susceptible ; la santé, la maladie, le bonheur, le malheur, les loisirs, les travaux partagent cette influence. Le beau, direz-vous, n’est donc plus qu’une idée absolument relative, que chaque individu a droit de regarder comme personnelle & arbitraire. Cette induction est naturelle, & cette opinion du beau existe dans la plupart des hommes en particulier ; mais le droit que chacun croit avoir de décider ainsi, est cependant si mal assuré, ou si peu honorable, que les hommes le désavouent aussitôt qu’on les interroge ensemble, ou qu’ils parlent & écrivent publiquement sur cette matière. C’est qu’il s’établit parmi les hommes rassemblés, surtout à l’époque où les sociétés s’instruisent & s’éclairent, un tribunal auquel se soumet en dernier ressort le droit d’opinions, que chaque homme s’attribue en particulier ; & comme chacun des membres d’une société sacrifie des portions de ses volontés naturellement absolues, au maintien de celles qui sont plus importantes à conserver, de même il se soumet à regarder publiquement comme mal fondées & abusives les opinions qu’il n’ose défendre au tribunal de l’opinion publique. C’est à ce tribunal que le beau retrouve une existence universelle, & qui devient la base de tous les Arts libéraux.

L’esprit des sociétés, ou plus géneralement encore l’esprit humain cultivé, est le résultat des sensations, des sentimens & des conceptions d’un grand nombre d’hommes ; & cette espèce d’être singulier, puisqu’on peut dire qu’il est collectivement abstrait, se montrant, par une conformité des loix de la nature, sujet à des progressions semblables à celles des âges & des saisons, nous fait penser qu’il a son enfance, sa jeunesse, son âge mûr & sa décrépitude. C’est dans l’époque où il passe, de la jeunesse à la virilité, qu’il établit sur une infinité d’objets & sur le beau entr’autres, des loix auxquelles sont forcés de se soumettre, & les erreurs de l’ignorance, & le despotisme de la personnalité, & les égaremens du caprice, & les variations physiques & morales qui gouvernent les hommes ; parce que l’observation, l’expérience, les connoisiances approfondies & les sciences exactes enfin, soutiennent & appuient inébranlablement ces loix. Les rédacteurs de ces loix sont les hommes de génie qui, en petit nombre, les consacrent dans des écrits immortels ; & c’est lorsqu’elles ont été ainsi promulguées, qu’elles passent de générations en générations, de sociétés en sociétés.

Jettons un dernier coup-d’œil sur ces développemens, en les appuyant par l’observation.

Ces peuplades que nous nommons Sauvages, premiers germes des sociétés les plus civilisées, sont collectivement à l’égard du beau, ce qu’est l’enfant dans son premier âge. Les facultés de ceux qui les composent étant peu exercées sur les comparaisons des objets, sur les rapports des formes, des mouvemens, des proportions de chaque objet avec sa destination, n’ont encore formé, pour ainsi dire, que quelques associations de rencontre. Aussi quelques satisfactions isolées & partielles leur suffisent. Les organes attachés au plus nécessaire, l’esprit restreint au plus indispensable, le sentiment endormi qui n’a que quelques instans passagers de réveil, sont alors aussi loin qu’ils peuvent l’être de cette autre extrémité, où, trop actifs, ils s’égarent dans les abstractions Il existe bien quelques préférences, mais elles sont décidées par une sorte d’instinct ; les satisfactions en paroissent également instinctuelles. Elles ne sont point encore susceptibles d’être assez liées, assez fondues ensemble, pour donner lieu à l’amour développé du beau, pour exciter vivement & avec suite à sa recherche ; & non-seulement son idée peut être regardée comme n’existant pas réellement encore, mais le mot même qui l’exprime doit naturellement manquer dans la plus grande partie des idiômes de ces sociétés naissantes.

Mais sans m’attacher à suivre les progressions qui s’opèrent tôt ou tard, il vient un temps où se développent & l’amour & l’idée du beau. Le mot qui doit l’exprimer se place enfin au nombre des mots qui, dans chaque langage & pour chaque nation, est le dépot authentique des progrès de son esprit ; & c’est, comme je l’ai dit, à l’époque des plus parfaits développements, que le beau proclamé, non par l’individu, mais par la voix des nations & des-peuples, fonde ses titres sur les lumières, c’est-à-dire, sur le ; observations• comparatives, sur le rapport de la plus parfaite convenance entre les objets, quels qu’ils soient, & leurs destinations, sur ce complément enfin de satisfactions, dont l’existence & l’expansion de nos facultés établissent en nous le desir ou l’amour.

Il s’établit donc, sur-tout relativement à nos Arts, un beau que combattroit vainement l’opinion particulière, parce que si elle usoit de toutes ses ressources pour l’attaquer, l’Art lui opposeroit des démonstrations empruntées des sciences les plus positives, ou des connoissances les plus évi-


dentes, telles que les proportions anatomiques, la relation obligée de ces proportions aux usages, les loix invariables du mouvement & de la pondération qui autorisent & justifient les idées du beau relatif aux sens, comme les convenances inaltérables, fondées sur la nature de l’homme & des choses, établissent le beau sentimental & moral, & comme les raisonnements portent jusqu’a la conviction le beau spirituel.

Pour résumer, le beau en général est donc relatif à chaque individu, quoique toujours fondé sur des mélanges de satisfactions des sens, du cœur & de l’esprit. Le beau regardé abstractivement, mais cependant plus positif & moins arbitraire, est relatif aux développemens[3] des facultés & des lumières des hommes réunis. Il devient objet d’un sentiment qui domine toutes les opinions particulières ; il flatte alors les sens, il touche le cœur, il charme l’esprit des hommes qui participent aux progrès des siècles éclairés. Ce beau, qui parvient à étre non seulement vu, senti, mais démontré, est le but où tend, lorsqu’il n’a plus de bandeau, cet amour dont parle Platon, cet amour, consolation des hommes, source de leurs plus véritables jouissances, enfin but & soutien de nos Arts libéraux.

Je dois m’arrêter à ces notions élémentaires. Les détails demanderoient un ouvrage, dont au moins cet article peut indiquer le plan & la marche.

Je me rapprocherai à l’article du mot Beauté plus que je n’ai fait dans celui-ci, des Arts que ce Dictionnaire a principalement pour objet ; mais continuant d’élever les idées du beau & de la beauté artielle, je vais premièrement parler aux Élèves du beau, nommé idéal, qui, dans la Peinture & la Sculpture, est non idéalement, mais sensiblement la perfection de la beauté.

  1. * Dans le Dialogue intitulé le Grand Hippias.
  2. ** Plaisir est ici l’équivalent de satisfaction, comme le mot amour signifie un penchant actif & universel.
  3. * M. Panckouke, l’éditeur de cette nouvelle Encyclopédie, a fait paroître une petite Dissertation fur le beau relatif aux lumières qui s’établissent parmi les hommes civilisés ; & ce principe est aussi vrai qu’il est philosophique.