Encyclopédie méthodique/Beaux-Arts/Beauté

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BEAUTÉ. L’article Beau a précédé celui-ci, parce qu’il en a le droit dans l’ordre alphabétique Je pense même, & je l’ai fait observer, que, relativement aux Arts dont il est question dans ce Dictionnaire particulier, le beau présente un sens plus général, & le mot beauté une idée plus positive. Cependant il est nécessaire de distinguer encore, dans la manière dont on peut employer ce dernier, deux acceptions principalement différentes.

Quelquefois le sens du mot beauté est à peu de chose près celui du mot perfection. On peut dire alors que le Peintre a atteint ou a approché beaucoup de l’idée qu’on a de la perfection de l’Art, & l’on a pour base, ou des connoissances acquises, ou des sensations personnelles. Mais, lorsqu’on prononce le mot beauté, en admirant une figure peinte dans un tableau, l’on entend le plus ordinairement la représentation la plus parfaite ou la plus convenable, ou la plus agréable d’un homme ou d’une femme, & ces distinctions dans l’idée qu’on se forme alors, désignent que cette idée est quelquefois plus particulièrement relative aux sens, quelquefois a l’esprit, quelquefois au sentiment ; ce qui s’accorde avec les notions que j’ai données dans l’article Beau.

Lors donc qu’on se récrie sur la beauté d’une femme peinte par un excellent Artiste, cette exclamation se rapporte le plus généralement, pour parler un langage poétique, ou bien à Vénus céleste, emblême du sentiment & de l’esprit, ou à Vénus terrestre, emblême des différentes satisfactions des sens.

Si l’exclamation sur la beauté se rapporte à une figure d’homme, elle a pour objet la perfection dont est susceptible l’homme, relativement à sa nature, à l’âge, à la circonstance, ou, pour parler plus généralement, aux convenances, aux conventions établies & aux bienséance.

Mais le mot beauté n’exprime le complément d’idée dont il est susceptible, qu’autant qu’il s’agit principalement dans un ouvrage artiel d’une figure entière, & que cette figure, ou nue, ou artistement couverte, peut laisser juger de son ensemble, ainsi que des détails des parties qui la constituent : car, sans cela, le mot beauté, appliqué comme il l’est le plus souvent, parmi nous, au visage & au buste seulement, se trouve alors restraint, & l’idée qui en résulte est très-loin d’être complette.

Il est encore nécessaire que la figure à laquelle on adapte le mot beauté, exprime, indépendamment de ce qui vient d’être dit, une action ou un sentiment, ou bien une idée spirituelle qui anime la perfection physique ; & puisque la beauté naît, comme je l’ai dit figurément, des idées appartenantes à Vénus, c’est l’amour qui naturellement a le droit le plus général d’animer la figure, & de donner plus d’intérêt à ses formes & aux parties qui la composent ; mais cet amour peut être, ainsi que sa mère, ou spirituel & sentimental, ou sensuel. Aussi dans les ouvrages que produit la Peinture, ce sont les sujets & les figures de ce genre qui inspirent le plus généralement la dénomination dont il s’agit dans cet article.

Ces sujets & les figures dont je parle, sont en grand nombre & susceptibles d’être infiniment varés & nuancés, d’après les actions, les faits, les histoires consacrées, & sur-tout d’après celles qu’on tire de la Mythologie, parce que les Fables Grecques offrent dans les faits qui la constituent, dans les allégories qui lui sont propres,


& dans celles qu’on en a tirées, les relations les plus heureuses des sensations, des sentimens & des idées spirituelles avec la Nature & avec les Arts.

Il faut observer encore que comme les objets peints passent par les organes d’un sens très-fin & très-actif, qui est la vue ; les premières qualités qui concourent à faire employer le mot beauté, doivent être des qualités propres à flatter le sens ; car le regard veut être satisfait, & la vue commence toujours par porter une sorte de jugement sur ce qui est spécialement de son ressort.

À la vérité, les hommes doués d’un esprit, ou-d’un sentiment très-prompt & très-exercé, croyent que ces facultés intellectuelles décident supérieurement à toute autre leurs jugemens. En effet, la promptitude de l’esprit & souvent celle du cœur, sont compter souvent pour rien la première impression du sens physique ; mais les hommes qui examinent & réfléchissent accordent ce qui lui appartient à chacune de leurs facultés ; & lorsqu’ils se servent du mot beauté, ils ne se dissimulent pas que c’est premièrement en conséquence du plaisir que le sens de la vue communique au cœur ou à l’esprit, qui, à la vérité, y ajoutent des sentimens & des idées dont on ne peut leur disputer la propriété.

Après avoir regardé la beauté comme objet d’une impression peu approfondie, soumettons-la à quelques réflexions élémentaires.

Ce qui satisfait le plus généralement le sens de la vue, sont les proportions.

Les proportions dans le sens le plus ordinaire à l’égard de la Peinture, sont les relations que les parties de chaque objet ont entre elles.

La satisfaction que nous donne la justesse des proportions, est attachée à notre nature, a notre instinct & à nos réflexions. Nous sommes soumis à des proportions nécessaires, qui sont à la vérité plus ou moins exactes & parfaites dans chaque individu, mais qui ne different pas assez pour nuire à la conscience habituelle que nous avons de ces proportions, d’autant qu’elles sont une des bases de notre existence. Elles contribuent encore à nos satisfactions & à l’espèce d’égalité qui peut exister entre nous.

Les parties de notre corps sont proportionnées à leur tout ; elles le sont aux usages qui nous sont propres. Nous en éprouvons même, sans nous en rendre compte, à chaque instant, les avantages, & ce n’est guère que lorsque notre imagination s’exalte, que nous desirerions qu’elles fussent différentes, pour seconder des desirs souvent déraisonnables, & dont l’accomplissement seroit nuisible à la sorte de bonheur qui nous est accordé.

Les objets qui nous sont étrangers, ont leurs proportions ; ces proportions, comparées aux nôtres, s’opposent quelquefois à nos desirs, ou nous exposent à des dangers ; mais les proportions des objets dont nous faisons le plus d’usage, nous sont généralement favorables, & établissent de plus en plus la satisfaction que les proportions nous causent.

Des besoins, si l’on passe aux Arts qui en sont la suite nécessaire, les proportions se multiplient de toutes parts pour notre utilité & pour nos plaisirs : car, dans les Arts méchaniques, les proportions sont les fondemens de toute invention. Elles enfantent les calculs, président aux théories, & plus on les rend parfaites, plus cette perfection nous fatisfait dans les usages qu’on en tire, plus elle excite notre admiration dans le spectacle qu’elles nous donnent, & plus elle nous contente dans les méditations auxquelles elles nous invitent.

Si nous passons aux Arts agréables, comme ils appartiennent tous plus ou moins à l’imitation, les proportions se reproduisent dans leurs ouvrages, & comme le choix & la perfection semblent plus nécessaires dans l’imitation, pour nous attacher & nous plaire, que dans la réalité même, les Arts ont été conduits naturellement à rechercher, à étudier les proportions & à en établir des calculs, des règles & des méthodes.

Les détails de tout ce que je viens d’offrir rapidement seroient faciles à développer, mais tenant ici trop de place, ils interromproient le tissu des idées élémentaires, que j’ai dessein de présenter. Je m’arrêterai désormais à ce qui regard, à cet égard, l’Art de la Peinture.

La Peinture, dans l’état le plus imparfait, est obligée de se soumettre aux proportions : il est vrai qu’elle les indique alors plus qu’elle ne les observe, parce qu’elle ne suit qu’une sorte d’instinct, une sensation vague des dimensions les plus apparentes ; cependant, l’imitation la plus grossière pour parvenir à faire reconnoître, ou deviner l’objet imité, ne peut se dispenser de faire plus grand, plus long ou plus gros les parties d’un tout qui ont cette proportion relativement aux autres dans la nature : peu-à-peu, l’on ces proportions plus exactement.

Enfin, la méditation inspire ensuite de fixer quelques points fondamentaux, dans les rapports & les proportions : lorsque l’Art devient plus réfléchi, l’on sent la nécessité de fixer, avec la plus grande justesse, ces points par des observations comparées, & on y parvient par le secours sûr de quelques sciences exactes.

C’est ainsi que les idées des proportions se présentent à l’homme, qui lui même est un composé de parties indispensablement proportionnées. C’est par ces raisons que les proportions lui plaisent, & est ainsi que peu-à-peu il les observe, les imite & découvre les régles auxquelles la Nature les a soumises.

Mais ces proportions sont susceptibles de certaines précisions, de certaines finesses, qui, lorsque le sens de la vue, le sentiment & l’esprit se perfectionnent, doivent se perfectionner aussi & devenir plus sensibles.

Les circonstances concourent à ces perfectionnemens, & c’est par leur effet, joint à tout ce que j’ai fait appercevoir rapidement que les Grecs, dans l’époque la plus brillante de leur existence par rapport aux Arts, ont porté au dernier degré & même en quelque façon au-delà de ce degré, la finesse des proportions méditées dans les ouvrages de Peinture dans ceux de Sculpture & sur-tout dans l’imitation de la beauté sublime de la figure humaine.

Je ne répéterai pas ce qui dans le Discours Préliminaire & dans plusieurs de mes articles, a rapport à cet objet ; mais je dois desirer que les Lecteurs se le rappellent. Je continuerai ces apperçus, en disant que les proportions du corps humain sont devenues chez les Grecs une base savante & profonde de la beauté. Mais comme leurs facultés exercées & portées à s’étendre & à s’élever par de grands & puissans motifs, étoient parvenues à une perfection extraordinaire. Il en est résulté que la beauté plus sensiblement divisée en beauté sensuelle, beauté sentimentale & beauté spirituelle, a exigé dans les imitations des Arts, non-seulement les proportions les plus fixes, les plus apparentes, mais les proportions les plus finement relatives aux sens, au sentiment & à l’esprit. Dans les distinctions que je vais faire à cet égard, je ne donne cependant mon opinion que comme une conjecture que je crois vrai-semblable.

Il me semble donc que les Grecs pour parvenir aux degrés de perfection qu’ils ont atteints, ont dû faire une distinction entre les dimensions des parties solides intérieures de la charpente, & les dimensions des parties molles & apparentes.

Les dimensions des parties les plus solides, qui sont les os & quelques cartilages, établissent principalement des longueurs relatives, proportionnelles & déterminées. Ces dimensions, par le secours de l’Anatomie, présentent des résultats à-peu-près fixes, sur lesquels on peut s’appuyer.

Les dimensions des substances parties moins solides consistent en différentes grosseurs des parties visibles du corps, en diminutions insensibles, en renflements gradués de ces parties ; modifications dont se trouvent susceptibles les muscles, la graisse & la peau, qui variables reçoivent des dimensions dépendantes du tempérament, de l’âge & des circonstances : ces dimensions & les formes qui en résultent sont apparentes ; elles sont mobiles, & elles contribuent avec les proportions des parties intérieures & solides de la charpente aux impressions que sont les corps sur nos facultés.

Parmi ces impressions, celles qui sont plus particulièrement sensuelles, peuvent être satisfaisantes par des combinaisons dans les dimensions & les formes apparentes, qui seroient moins favorables aux expressions spirituelles & sentimentales.

En effet, une femme douée, par exemple, d’un embonpoint dans toutes les parties de son corps, qui n’altéreroit point les proportions, offrira au sens de la vue & aux impressions sensuelles qui peuvent en résulter, des attraits qui seront honorés du nom de beauté. La fermeté, la rondeur, l’éclat de la peau, ses nuances légérement colorées, la douceur du tissu de l’épiderme, appartiennent aux dimensions & aux formes dont je viens de parler, & ces modifications ajoutées à l’exactitude des proportions, doivent lui faire donner à très-juste titre par les sens, le nom de beauté.

Mais le sentiment dont les satisfactions consistent plus essentiellement dans certaines expressions fines, des traits, des gestes, du maintien, du regard, peut trouver que les attraits dont je viens de parler, manquent de quelque chose de favorable aux impressions qu’il desire. Ces attraits peuvent nuire à la flexibilité des traits, ainsi qu’aux impressions nuancées, satisfaisantes pour les sentimens du cœur & qui indiquent les opérations de l’esprit.

Il existera donc des dimensions dans les formes apparentes & dans les parties flexibles, qui seront plus ou moins favorables aux différens genres de beauté, & ces dimensions seront bien plus difficiles à fixer que les proportions des parties plus solides de la charpente & du corps humain.

Les Grecs ont dû être conduits à ces observations fines, comme je l’ai dit, par l’union qu’ils ont supposé d’après leur religion, des perfections humaines, héroïques & divines, leurs mœurs & leurs gouvernemens ; aussi ont-ils atteint aux degrés les plus éminens de la beauté, soit qu’on la considère relativement aux sens., soit qu’on la considère relativement aux sentiments, les plus nobles, les plus élevés, & enfin au mélange de ce que les différentes : facultés peuvent desirer de plus parfait. De-là, cette beauté idéale qui distingue leurs chefs-d’œuvre, & que nous admirons encore dans ceux qui nous restent.

On conclura de ces apperçus, que la beauté, ainsi que le beau, les plus complets, relativement à l’art, consisteront dans les proportions & les dimensions les plus susceptibles de satisfaire les desirs du sens de la vue, du cœur & de l’esprit.


On sent que les nuances de ces différentes perfections combinées, d’après les élémens que je viens de donner, sont aussi innombrables que les circonstances dans lesquelles on peut employer le nom de beauté pour des figures humaines ; ce terme, comme celui de beau, se prête donc à une infinité de modifications, d’applications générales, nationales, circonstancielles ou personnelles.

Par cette raison, il est rare qu’un grand nombre d’appréciateurs soit d’accord, parce qu’il est impossible que tous envisagent ces objets avec les mêmes dispositions, les mêmes intentions, ou sous les mêmes points de vue. On voit que la beauté généralement proclamée telle dans un pays, n’est pas celle d’un autre ; que la beauté caractérisée telle par un individu n’est pas qualifiée de même par un autre ; mais deux circonstances ont cependant le droit de rapprocher les hommes & de leur inspirer des opinions qui ne se contrarient pas formellement & qui tendent même à devenir unanimes à quelques égards. C’est premièrement le jugement de la vue, qui considérée comme organe sensuel, demande dans tous les hommes à être flatté & ne peut l’être sans l’exactitude des proportions ; secondement, les connoissances humaines qui, lorsqu’elles sont répandues, établissent ou des principes ou des opinions convenues assez généralement.

Le développement & la communication des connoissances qui font donner le nom d’éclairées aux nations chez lesquelles elles s’opèrent, est un objet que j’ai déjà présenté dans l’article Beau. Mais je ne pense pas être entré dans des détails qui ne peuvent être observés que, lorsqu’à l’aide de ces connoissances, les sensations, les sentimens & les idées se sont perfectionnées à un certain point.

Non-seulement le maintien, la démarche, l’action, la grace acquièrent, dans les sociétés éclairées, le droit d’avoir part à l’idée & aux impressions de la beauté, mais ce qu’on appelle plus particulièrement la physionomie, le caractère des traits, les gestes, les mouvemens, entrent aussi dans l’idée dont je parle, & l’on y a joint quelquefois un certain charme senti, mais si difficile à expliquer, qu’on s’est permis de le désigner par une expression qui ne signifie rien en le nommant un je ne sçai quoi.

Il existe encore dans les sociétés éclairées une sorte de beauté relative aux circonstances des faits, aux circonstances de l’âge, à celles de l’état, du rang. Ce genre de beauté peut être nommé beauté de convenance.

Enfin, on doit faire mention d’une sorte de beauté relative aux opinions passagères, aux préjugés, & à ce qu’on appelle modes, qu’on peut désigner par le nom de convention ; ce qui ne suppose pas toujours que la convention soit générale & unanime.

Disons à présent un mot de chacune des distinctions que je viens de présenter, en prévenant toujours que je crois plus avantageux d’offrir, dans cet ouvrage, des apperçus élémentaires rapprochés les uns des autres, que tous les détails qu’ils supposent, parce que les élémens restent plus aisément dans l’esprit ; que d’ailleurs les Lecteurs, disposés à méditer & à observer, peuvent suppléer aux détails & aux idées intermédiaires, par-dessus lesquelles je me suis permis de passer.

La beauté qui naît du maintien, du repos, de l’action, de la démarche, du mouvement, du geste, a bien pour base les proportions exactes des parties solides de la charpente intérieure, & même les dimensions des parties moins solides qui recouvrent les premières ; mais il faut y ajouter une justesse de pondération & d’équilibre symmétrique dans la distribution de la pesanteur des parties, une flexibilité prompte, douce & exacte des leviers dans les balancemens successifs qu’occasionne le déplacement des parties dans le mouvement & jusques dans le repos & dans le sommeil.

C’est ici que vient se placer naturellement une partie de l’idée de la grace, puisque, dépendante de l’accord instantané des mouvemens du corps & de l’expression des traits avec les sensations, les sentimens & les idées spirituelles, il est indispensablement nécessaire que tous les principes que j’ai désignes concourent à cet accord pour le rendre le plus instantané possible. On trouvera ces élémens plus détaillés à l’article Grace.

La beauté de convenance est relative, comme je l’ai dit, aux faits ou actions, à leurs circonstances, à celles de l’âge, de l’état, du rang, & la bienséance, ou plutôt les bienséances y ont leurs droits.

La beauté relative aux faits, aux actions & à leurs circonstances, consiste dans le choix que la nature semble faire quelquefois, en assortissant la beauté sensuelle, sentimentale ou spirituelle d’une figure à une action, ou bien à une circonstance.

Une scène d’amour sensuel, par exemple, se contente d’une beauté qui, moins disposée aux impressions & aux expressions les plus fines, les plus délicates du sentiment ou de l’esprit, le sera davantage aux impressions des sens. L’Artiste aura atteint la beauté de convenance, lorsque, d’après cette relation, il aura choisi les formes qui conviennent davantage.

La beauté relative à l’âge, indépendamment de tout ce qui lui est commun dans les élémens précédens, en a qui lui sont particuliers.


Par exemple, la beauté de l’enfance a pour base des proportions de parties plus ou moins solides & des dimensions de forme ; mais les parties destinées à devenir solides ne le sont pas encore à cet âge, & ces parties changent presque de moment en moment, jusqu’à ce qu’elles soient parvenus à leur développement complet. Il en est même qui restent assez long-temps cartilagineuses, & qui tiennent, pour ainsi dire, un milieu entre les parties solides & celles qui ne le sont pas.

Ces dernières, à leur tour, reçoivent dans leur premier accroissement des dimensions apparentes qui paroissent infiniment plus considérables que les proportions ne sembleroient le demander, & ces gonflemens ou renflemens des parties molles qui nous plaisent dans les enfans, changent de dimensions & même de place, depuis la première enfance jusqu’à l’adolescence, ou jusqu’au terme de la virilité. Aussi la tête, qui, dans l’homme formé, est la septième partie de la longueur totale de la figure, n’est que la cinquième dans quelques momens de l’enfance, & se trouve même aux premiers termes de cette enfance, dans une proportion encore plus éloignée de celle qu’elle doit recevoir & conserver.

La beauté de l’enfance ne consiste donc pas précisément dans les proportions, puisqu’elles ne sont pas fixes, comme elles le deviennent dans l’homme & dans la femme absolument développés ; mais elle consiste, en supposant qu’il n’y ait point de difformités sensibles, dans l’apparence de la santé & dans l’ingénuité, soit qu’on applique ce terme au moral, soit que figurément on désigne par-là un certain abandon souple & naïf dans les mouvemens. Enfin, dans la fraîcheur, la blancheur, les nuances colorées de la peau, & dans la grace qui, comme je l’ai dit, consiste moins dans des proportions parfaites, que dans l’accord prompt & juste des affections simples & intérieures, avec les expressions & mouvemens extérieurs ; ce qui a lieu principalement dans l’enfance & dans la première jeunesse.

La beauté particulière de la jeunesse & de l’adolescence, a pour base la proportion des parties solides, qui devient plus fixe : mais elle admet quelques défauts de développemens dans les dimensions des parties qui sont moins solides, auxquels suppléent la santé, la vie, une vigueur naissante, la promptitude de l’action, celle des mouvemens & des expressions, enfin une certaine fleur de jouissance, si l’on peut s’exprimer ainsi, des facultés & de l’existence entière qui plait aux yeux, & qui réveille dans l’esprit & dans le cœur des impressions vives & aimables.

La beauté de l’âge viril exige les signes de la force & la perfection de l’accroissement. Les sens, le cœur, l’esprit, sont satisfaits en voyant une parfaite représentation de cet âge, quoiqu’ils n’y retrouvent plus l’activité qui caractérise l’âge précédent.

La modération du mouvement dans l’âge viril, donne l’idée d’une confiance dans des qualités essentielles entièrement acquises. Les muscles plus caractérisés annoncent la force ; mais ce qui reste encore des caractères de la jeunesse, adoucit ce que la force pourroit avoir de trop imposant. La vigueur ajoute à la beauté, parce qu’elle est un effet naturel du développement accompli, qui remplit le but de la nature.

Si quelques idées de la beauté s’étendent jusqu’à la vieillesse, elles ne sont plus fondées sur les mêmes bases. Ce qu’on désigne par ce nom, en parlant d’un vieillard, se rapporte à quelques convenances, à quelques bienséances particulières, souvent même aux conventions.

Un vieillard dont le maintien est plus soutenu que cet âge ne le comporte ordinairement, satisfait le regard qui l’apperçoit, le sentiment qui s’en occupe, l’esprit qui l’observe ; mais nous ne courons pas (pour parler ainsi) après cette satisfaction ; nous nous contentons de la recevoir. Si la tête d’un vieillard conserve un caractère noble ; si sa physionomie annonce la bonté, la sagesse ; si ses rides paroissent s’être formées sans violence & par le seul effet physique de quelques déperditions indispensables ; si elles n’offrent point des sillons formés par l’habitude de passions blâmables, ou des expressions violentes & forcées qui appartiennent aux vices & aux déréglemens du corps & de l’esprit ; si la tête dégarnie, les cheveux & la barbe blanchis ne font pas naître l’idée d’une dégradation & d’un dépérissement prématurés ; si, au contraire, ces signes de vieillesse réveillent l’idée d’une expérience que l’on n’acquiert que par le cours des ans ; si les yeux animés annoncent une vigueur de l’ame, qui résiste encore à la loi du temps & qui s’est conservée par la sagesse & la modération ; si la bouche, les lèvres & le sourire n’opposent aucune expression défavorable à celle du calme parfait d’une ame sans remords & sans craintes, la vieillesse a droit de prétendre encore au titre de beauté. Mais on voit que cette beauté ne pose plus, comme je l’ai dit, sur les premières bases, & qu’elle est du nombre de celles que j’ai nommées beauté de convenance, de bienséance & presque de convention.

Qu’on ne s’attende pas que cette extension puisse aller jusqu’à la décrépitude. Les derniers momens trop prolongés de l’existence de l’homme, ainsi que les premiers, ne sont pas même susceptibles de beauté de convention. Les idées d’une trop grande foiblesse ou d’un trop grand dépérissement, la privation des proportions qui n’existent point encore dans une masse informe qui ne fait que de naître, & qui n’existent plus dans une machine presque détruite, n’inspire qu’une sorte


de pitié, qu’une triste commisération, incompatible avec toute idée de beauté ; ce qui n’empêche pas que, par des exceptions particulières, d’une part, cette masse à peine animée, & de l’autre, ce corps presque détruit, n’aient droit, relativement aux êtres à qui le sentiment doit les rendre chers, à des sensations si satisfaisantes, qu’elles peuvent se confondre avec celles qu’occasionne la beauté : c’est par l’effet de cette illusion respectable, que la décrépitude d’un père, d’un ami ; d’un homme illustre & vertueux, a pour un fils, pour un ami, pour un homme qui chérit ses semblables, une beauté qui n’est étrangère qu’aux ames froides, insensibles & peu faites pour juger la Nature & les Arts.

J’ai mis au nombre des convenances, relativement au mot beauté, l’état & le rang.

Il seroit aisé, mais assez peu utile de s’étendre sur cet objet. Je me bornerai à dire que, si on attribue à certains états, à certaines dignités, à certains rangs, une sorte de beauté, cette beauté n’est souvent qu’une beauté absolument de convention.

L’on dit quelquefois, par exemple, en parlant de certains caractères de têtes & de physionomie, que l’homme qui en est doué feroit un beau Magistrat, un beau Prélat. On dit qu’une femme a une beauté de Reine, la beauté noble d’une femme de qualité, &c. Toutes ces manières de parler sont relatives à des conventions, & principalement à celles de la Peinture ; car nous avons imposé à un Art que nous avons créés des loix que ne respecte pas, à la vérité, la nature dont nous sommes nous-même l’ouvrage.

Nous exigeons, dans la Peinture & au Théâtre, qui est une sorte de représentation pittoresque, qu’un Roi, qu’un Héros, qu’un Juge, ayent dans leurs proportions, dans leurs traits, dans leurs mouvemens, dans leur expression, non-seulement une beauté générale, mais la beautéparticulière que nous regardons comme convenable au rang & à l’état ; & nous voyons, avec quelque regret, que la nature se conforme bien rarement sur cet objet à nos idées. Mais que le Prince véritable soit bon, que le Héros soit bienfaisant, que le Juge soit intègre, leurs vertus nous feront l’illusion d’embellir même leurs difformités : il ne doit pas en être ainsi dans les ouvrages des Arts, & l’on a de justes raisons & des droits fondés pour exiger davantage ; car le tableau étant muet & ses figures immobiles, il faut que les personnages annoncent par des apparences extérieures ce qu’ils ne peuvent démontrer par des faits & de tout temps (avec raison) la beauté, qui est une perfection physique, a eu dans nos idées une relation naturelle avec la perfection morale, comme la difformité corporelle, avec celle de l’ame ; de manière que sans avoir dessein de blâmer les ouvrages & les motifs de la nature, nous ne manquerions pas, si nous en étions les maîtres, de douer des perfections extérieures les plus parfaites, les êtres destinés à montrer aux hommes avec le plus d’avantage possible, les perfections morales que les Rois, les Héros & les Juges doivent faire pratiquer, en en donnant l’exemple.

Il est d’autres beautés de convenance qui tiennent encore aux idées de la Pantomime du Théâtre & de la Peinture. On rencontre souvent des hommes & des femmes dont l’ensemble & le caractère de physionomie ont quelque chose de distingué qui frappe, & d’après les idées accessoires du Théâtre & de la Peinture, dont on conserve un souvenir vague, on regarde les hommes ou les femmes dont je veux parler, comme doués de certaines beautés de convenance admises relativement à différentes scènes de la vie & à certaines circonstances qu’on se rappelle. Cette femme, dit-on, seroit une belle Iphigénie, une belle Cléopâtre ; elle a la beauté d’une Madelaine, d’une Bacchante, celle qui conviendroit au plaisir, à la langueur, au délire des passions. Ceux à qui s’offrent ces idées nuancées de beauté, supposent les hommes ou les femmes qui les occasionnent, dans des situations relatives au caractère particulier qui les distinguent ; ou bien jouant des rôles empruntés, des sujets qu’on traite souvent au Théâtre ou dans les atteliers, & ce sont principalement les ouvrages des Poëtes & des Artistes qui donnent & entretiennent ces idées accessoires.

Cependant elles peuvent appartenir plus immédiatement au sentiment, & les impressions du cœur produisent ou font remarquer des beautés qui, bien que momentannées, méritent, à trop juste titre, ce nom, pour que nous les passions sous silence. Une affection subite de sensibilité, ainsi que la plûpart des affections d’humanité portées à une grande élévation, toutes les affections nobles & estimables & toutes les vertus bienfaisantes produisent des beautés qui leur sont propres, sur-tout lorsqu’elles sont pures & sans mêlange d’intérêts qui les altèrent. Elles embellissent la laideur & font disparoître, ou du moins oublier quelques momens les difformités ; mais ces beautés, comme je viens de le dire, ne sont que passagères ; elles ressemblent à la lumière du soleil qui dissipe un moment les ombres, ou qui vient embellir d’un éclat fugitif un ciel chargé de nuages.

Il me reste à parler des beautés particulières de chaque partie du corps humain.

Ces beautés ne tiennent la plûpart aujourd’hui qu’à la Poësie & à l’imagination : elles offrent parmi nous peu de règles fixes & constantes, plusieurs semblent absolument arbitraires. Cependant j’offrirai quelques observations, à cet égard,


que je rendrai les plus concises & les plus claires qu’il me sera possible.

La beauté est, comme je l’ai dit dans les commencemens de cet article, fondée principalement sur des proportions, ainsi que sur des dimensions ; & ces proportions & ces dimensions sont relatives à nos besoins. Ces élémens, qui conviennent aux principaux membres, peuvent s’adapter plus généralement encore à différentes parties du corps susceptibles de plus ou moins de perfection.

Je vais à cette occasion remettre ici sous les yeux quelques principes que j’ai présentés dans un ouvrage relatif à la Peinture[1]. Le soin & le besoin de notre conservation sont le principal but & l’objet le plus essentiel de nos mouvemens ; par-là se trouve établi un rapport de notre conformation avec une grande partie de nos actions.

Les mouvemens les plus essentiels & les plus ordinaires à l’homme, sont ceux par lesquels il se tourne en tout sens, pour découvrir ce qu’il souhaite ou ce qu’il craint, par lesquels il s’élève pour saisir quelque objet élevé ; il plie son corps, pour s’approcher de ce qui est au-dessous de sa portée ; il se tient en équilibre pour reprendre ses forces & se fixer où il lui est nécessaire qu’il soit, par lesquels enfin il fait usage de ses facultés pour attaquer ou pour se défendre ; & il se transporte d’un lieu à un autre, avec lenteur s’il est tranquille, & en précipitant sa marche s’il desire ou s’il appréhende. Tous ces mouvemens sont d’autant plus faciles à exécuter par l’homme à qui ils sont nécessaires, que sa conformation générale & particulière, c’est-à-dire, que les proportions & les dimensions se trouvent plus adaptées à toutes ces fonctions, à toutes ces actions, à tous les mouvemens qu’elles comportent, & que cette conformation sera plus développée & plus parfaite.

Aussi le terme de beauté n’a-t-il jamais une expression plus frappante, que lorsqu’on l’applique à la jeunesse, parce que c’est l’âge dans lequel l’homme atteint au développement parfait des proportions & de l’ensemble qui le rendent le plus convenable qu’il lui est possible l’être, à toutes les actions qui lui sont propres.

Remarquez la jeunesse, au moment où elle est prête à atteindre le dernier degré de développement des proportions & de l’ensemble : cette jeunesse, parfaitement conformée, dont les mouvemens faciles sont par conséquent agréables, & dont les mouvemens prompts & adroits lui sont par-là plus utiles. Voilà ce qui renferme les véritables idées de la beauté.

Mais s’il arrive que les actions & les mouvemens naturels que j’ai détaillés ci-dessus deviennent, parmi des hommes rassemblés & civilisés, moins usités qu’ils ne devroient naturellement l’être ; dès-lors l’idée qu’ils auront de la beauté ne sera plus si intimement liée à cette relation des proportions des membres avec leur usage primitif. Or, plus un peuple approche de la molesse, plus cette relation des proportions du corps avec les mouvemens simples diminue ; parce que l’industrie perfectionnée supplée à une infinité de mouvemens, & fait que ces mouvemens sont moins nécessaires ou moins répétés.

Dans cette Nation que je suppose, il se trouvera, je crois, entre les habitans de la capitale & ceux des campagnes un peu éloignées sur-tout, une différence assez remarquable.

Certains défauts de conformation seront moins apperçus parmi les citoyens, que parmi les paysans, parce que l’art de cacher ces défauts est établi chez les premiers, & que l’industrie parvient à les déguiser.

Les mouvemens des paysans seront plus fréquemment relatifs à leur conformation, qui en éprouvera quelques modifications.

Les habitans de la campagne se servent peu, en général, du mot de beauté ; mais ils distinguent très-bien, ils louent & ils estiment. La force, la souplesse, l’agileté, & par conséquent l’espèce d’idée de beauté ou de perfection qu’ils ont, tient encore chez eux à la conformation relative aux actions qui sont propres aux hommes.

Enfin, si dans la Capitale & chez un peuple civilisé, on porte des vêtemens qui ne laissent pas appercevoir les proportions & les emboîtemens des membres ; si les habillemens des femmes ne laissent apparens que la tête, une petite portion du sein, des bras & les extrêmités des pieds, ce mot beauté ne signifiera bientôt plus que la meilleure conformation de la tête, du sein, du bras & du pied.

Or, tous les effets dont je viens de parler, sont ordinairement la suite de l’industrie très-perfectionnée, du luxe & des conventions par le luxe ; & conséquemment ce qu’on entend par la beauté, en éprouve de relatifs.

Les exercices, les divertissemens tels que la chasse, la danse, les jeux d’adresse, entretiennent les idées de perfection, par rapport aux hommes, sur-tout lorsque la molesse ne les exclut pas. Les spectacles aideroient peut-être à les conserver, si la nature n’y étoit pas trop souvent altérée par l’affectation & quelquefois par les conventions les plus folles.

L’idée primitive de la beauté se perdra-t-elle donc totalement dans les nations civilisées ? Non. Les Arts la conservent.

La Sculpture & la Peinture ont servi aux Grecs


à étudier, à connoître & à fixer la beauté des corps[2]. Ils ont eu ces idées plus développées, plus senties & par conséquent plus évidentes que nous ne les avons, à cause des jeux, des combats & des exercices qui offroient à leurs yeux très-fréquemment le rapport des proportions des parties, avec l’usage de ces parties.

Les Grecs, destinés à jouir & à décider des Arts, étoient instruits à sentir & à juger, en même-tems que leurs Artistes l’étoient a choisir & à imiter.

Leurs statues sont devenues des règles : on les a copiées, on les a multipliées : les métaux & les marbres nous les ont conservées. La Peinture s’est réglée sur ces modèles de vérité. Nos Artistes les comparent encore tous les jours à la nature dévoilée dans leurs atteliers, & c’est ainsi que, par le ministère des Arts, la méditation & l’étude réfléchie rendent aux hommes l’image de la beauté ; tandis que le luxe & la corruption des mœurs leur en ôte, en quelque façon, la réalité.

Pour revenir actuellement sur nos pas, je ferai observer que les détails des parties ne peuvent avoir à leur tour de beauté reconnue qu’autant que leurs proportions & leurs dimensions se rapportent à leurs usages ; ce qui rend premièrement raison de ce que plusieurs parties du corps humain n’ont pas de beautés bien décidées, ou ne semblent en avoir que d’arbitraires.

Chez les Nations dont le climat, les mœurs & les usages permettent aux individus de se montrer plus découverts que nous ne le sommes, toutes les parties devroient avoir une beauté plus universellement convenue ; mais chez ces Nations, si elles ne sont pas éclairées, les notions générales, les connoissances méditées, les observations, les Arts enfin, & une infinité d’idées accessoires qui en dérivent, n’existent point ou sont très-imparfaits. La Grèce, à laquelle on est ramenê sans cesse en traitant des Arts, offroit, comme je l’ai dit, la nudité des corps, sinon dans l’usage ordinaire, au moins dans des exercices, des jeux & des spectacles qui se reproduisoient sans cesse. Les exercices & les jeux, mettoient en mouvement aux yeux du Public les parties, pour accomplir le mieux possible différentes actions, ils donnoient lieu de comparer les proportions & les dimensions dans leurs rapports avec les succès de ces actions, auxquelles la perfection de ces rapports contribuoient.

Aussi les Grecs ont-ils établi, non-seulement la beauté générale du corps humain, mais la beauté particulière du plus grand nombre des parties du corps.

Il reste à distinguer, d’après ces observations, les parties qui coopèrent au mouvement du corps entier, & celles qui n’y ont point de part ou qui n’en ont qu’à des mouvemens particuliers. Telle est la tête, par exemple, & sur-tout les parties apparentes qui la composent.

On ne peut rapporter au mouvement la beauté du nez, des sourcils, des cheveux, ni même entièrement celle des yeux, ainsi que des lèvres & de la bouche ; mais chacune de ces parties a cependant quelques mouvemens propres & destinés à des usages particuliers qui sont plus ou moins favorisés ou contrariés par les proportions & les dimensions que la nature ou les accidens leur donnent.

Commençons par la forme de la tête, puisque j’en ai parlé d’abord.

La forme de la tête peut être ronde, ovale dans sa longueur, ou bien étendue dans sa largeur.

Est-elle ronde ? Les parties qui la composent, privées du développement que leur procure une dimension plus allongée, ont moins de facilité & d’aisance à remplir leurs fonctions. D’une autre part, dans cette forme, les parties se trouvant plus serrées, n’offrent pas à ceux qui regardent l’ensemble, l’agrément de les appercevoir aussi complettement & sous des aspects aussi agréables.

Si la tête se trouve d’une proportion étendue en largeur, cette proportion défectueuse contrarie la forme générale du corps qui s’élève de partie en partie, & dont la dernière doit avoir naturellement une forme plutôt allongée qu’élargie, pour offrir moins de pesanteur, relativement au col & aux épaules.

La tête est-elle enfin ovale en longueur & tellement proportionnée dans cette forme que toutes les dimensions de cet ovale ayent d’agréables rapports, elle offre la beauté qui lui convient, sur-tout si sa surface entière a cette dimension. Si la forme ovale est donc celle de toute sa surface, chacune des parties qui doivent y avoir place, s’y trouvera disposée facilement ; toutes seront dégagées les unes des autres, elles ne se nuiront pas, & la satisfaction du sens de la vue sera un résultat de la relation des proportions & dimensions de formes & de celle de la disposition des parties. Cette satisfaction est, sans doute, le principe qui nous fait donner le nom de belles aux têtes qui ont cette forme. Au contraire, si la tête est plate dans quelque partie de sa surface, & sur-tout dans celle du visage, elle produit une impression froide & peu satisfaisante, parce que les parties qui s’offrent trop à découvert & dans des aspects qui ne changent pas assez souvent au


regard de ceux qui l’observent de différens points, manquent de ce qu’on nomme mouvement, pris dans le sens qu’on lui donne en Architecture. Ainsi les façades de bâtimens qui sont monotones, parce qu’elles n’offrent qu’un plan uniforme, s’appellent des façades plates, froides, & comme je l’ai dit, sans mouvement ; au-lieu que celles dans lesquelles des parties justement proportionnées, mais plus saillantes les unes que les autres, offrent des aspects plus variés, ont, pour parler ainsi, du mouvement & de la vie.

Il reste à dire un mot de la forme de la tête, lorsque le visage, au lieu d’avoir la convexité d’un bel ovale, a une forme trop convexe ou concave. Alors toutes les parties altérées dans leur forme imparfaite, se dérobent aux regards les unes par les autres, ou présentent des aspects irréguliers, qui non-seulement n’inspirent pas l’idée satisfaisante de la beauté, mais excitent le plus souvent un sourire qui tient au ridicule.

Aussi les physionomies qu’on appelle comiques, ont-elles ordinairement plus ou moins de cette forme trop convexe ou trop concave, & les masques de théâtre, destinés à faire rire, l’empruntent. Elles y joignent aussi des irrégularités tirées de l’excès des autres formes des parties. Ainsi le masque d’Arlequin présente une tête ronde, un nez applati, une bouche qui rentre, qui s’élargit, de petits yeux, &c. Il sera facile de faire des observations d’après ces élémens, soit dans la Société, soit au Théâtre ; j’en laisse le soin aux Observateurs & aux Artistes.

Je vais présentement passer aux principales parties de la tête.

Le nez, en ne considérant que les modifications les plus générales, peut être ou court, ou long, ou épaté, ou serré, ou aquilin, ou courbé en dedans. S’il est court, il devient disproportionné aux autres parties, il les découvre trop à l’œil, il occupe trop peu de l’espace qui lui est destiné. Ce n’est pas tout, il a des inconvéniens pour le son de la voix, pour la respiration, d’où en résultent d’autres encore, & il est naturel que cette forme paroisse contraire à la beauté de cette partie, sur-tout parmi les nations où l’on observe & où les Arts sont cultivés. Si le nez est très-long, les inconvéniens contraires à ceux que je viens d’exposer, s’opposent aussi à la dénomination de beauté. La longueur cache trop certaines parties de la tête dans plusieurs aspects, & se trouve disproportionnée avec celles qui seroient dans des proportions plus justes. La grosseur entraîne ses inconvéniens, l’applatissement de même. Le nez aquilin, s’il l’est avec excès, a de la difformité. Est-il courbe dans un sens contraire ? il offre encore quelques-uns des inconvéniens dont j’ai parlé. Enfin, est-il d’une dimension, d’un contour & d’une forme, telle que l’antique nous l’offre dans l’Apollon & dans l’Antinoüs, nous lui accordons, d’après les connoissances que nous venons d’exposer, la beauté qui lui convient.

Les cheveux sont nécessaires à l’homme, ou sans doute ont paru l’être à la nature qui l’a formé, & leurs couleurs diverses ont des relations plus ou moins favorables avec la couleur de la peau. Celle de ces relations qui flattent la vue, obtiennent le titre de beauté. Il faut observer que, comme ces relations n’emportent pas une idée si absolue d’utilité ou de nécessité que plusieurs autres, les jugemens sur cet objet sont plus arbitraires. Chez les Anciens, la couleur qu’ils appeloient dorée étoit préférablement proclamée belle par les Poëtes. Elle convient aussi au systéme de la couleur dans l’Art de la Peinture, parce que le brun & le noir forment quelquefois des oppositions trop fortes, & que ces couleurs, sujettes à charger dans les tableaux, altèrent quelquefois leur accord : la couleur dorée s’unit au contraire par des nuances qui lui sont propres aux teintes fraîches, blanches & animées de la peau. Aussi nos Artistes la préfèrent encore ; mais nous ne l’admettons pas avec autant de préférence dans la nature, peut-être parce qu’elle entraîne des inconvéniens qui sont des idées accessoires à celles de la beauté. La flexibilité & la longueur des cheveux ajoutent à leur beauté, parce que ces qualités contribuent au mouvement, en supposant qu’on leur conserve la liberté à laquelle les a destinés la nature, & alors les cheveux qui effectivement sont disposés à flotter, à n’être contraints que le moins possible, & à prendre d’eux-mêmes à leur extrémité une forme arrondie, ont dû nécessairement avoir leur part à la beauté ; ils la conservent encore lorsque l’art des coëffures ne s’écarte pas trop de l’intention de la nature, & les Poëtes, ni les Auteurs de Romans, ne les ont jamais privés de leurs droits.

La distribution des cheveux sur les bords du front & des tempes, a dû fixer les yeux de ceux qui, sensibles à toute espèce de beauté, ont voulu la suivre dans toutes ses modifications. La régularité entre dans le nombre des élémens de cette sorte de beauté. Car les chefs-d’œuvre des Anciens n’offrent que rarement ces dispositions symmétriques plus ou moins avancées, qu’offrent quelques portions des cheveux qu’on nomme parmi nous bien plantés, & que nous mettons au nombre des agrémens.

La beauté du front pourroit paroître assez arbitraire ; mais des idées de convenance, relatives au sexe, à l’âge, à l’état, ont cependant à son égard établi des élémens dont on peut rendre raison. Un front découvert fait assez ordinairement naître l’idée de la hardiesse, quelquefois même de l’audace ; d’ailleurs, il peut donner à cette partie trop de surface, & altérer par-là les proportions relatives. Un front assez


grand ne déplaît pas dans un guerrier, parce que la hardiesse & l’audace lui conviennent ; il n’est pas choquant dans un vieillard, parce que les signes & le caractère de l’âge n’admettent guère l’idée de la hardiesse ou de l’audace, & qu’ils font plutôt naître celle des effets du temps, qui s’accordent avec une sévérité douce, fruit du calme & de la raison.

Le front trop petit, ou trop serré a le défaut d’être disproportionné ; il fait naître l’idée d’un défaut de développement des parties. Les dimensions des sourcils pourroient encore paroître assez arbitraires ; mais les sourcils ont un usage nécessaire. Ils mettent l’œil à l’abri de plusieurs accidens qui le menacent habituellement. D’ailleurs, ils sont doués d’un mouvement qui contribue à exprimer des impressions, des affections & des idées ; leur couleur a une relation visible avec celle des cheveux & de la peau. S’ils sont trop minces, ils ne remplissent pas assez leur destination physique, ils ne couronnent pas l’œil ; & ne contribuant pas à l’expression, ils l’affoiblissent, ils énervent pour ainsi dire son langage. Les yeux destinés à des fonctions si importantes, si actives, si agréables, ont, à ce qu’il me semble, des droits bien acquis à la beauté, sur-tout lorsqu’ils sont grands, animés, clairs & susceptibles par leur mobilités d’annoncer le caractère des objets qui s’y peignent, ou celui des facultés qui, après avoir reçu par eux les impressions des objets, leur répondent, en les faisant participer à leur tour à celles qu’elles y ajoutent.

La bouche trop grande a des inconvéniens physiques qui contribuent à la priver de la dénomination de beauté : trop petite, elle en a de différens qui nuisent aussi à la parole, & qui souvent entraînent d’autres défauts relatifs à des idées accessoires. D’ailleurs, l’excès de grandeur ou de petitesse altère toujours le rapport de proportions des différentes parties entr’elles. Le menton reçoit enfin, par les mêmes raisons, parmi les hommes & les Artistes qui étudient & observent avec détail les modifications de la beauté, des qualifications plus ou moins avantageuses.

Je pourrois prolonger ces détails, j’aurois pu les étendre ; mais, d’une part, je passerois les bornes que je me suis imposées ; de l’autre, le langage que doit parler un Auteur qui cherche à établir des élémens généraux, deviendroit peut-être trop poétique : cependant, comme rien n’entraîne plus naturellement à embellir le discours, & je dirois même, à se permettre quelques libertés, que les objets dont je viens de parler, je hasarderai d’offrir, pour delasser un moment mes Lecteurs des formes didactiques, une description des beautés d’Alcine.

On sait que l’Arioste, dans le septième chant de son Poëme immortel, conduit le sensible Roger au palais de la plus belle des Enchanteresses.


La porte s’ouvre. Une beauté divine
Marche vers lui ; c’étoit la belle Alcine.


D’un air de Reine, au milieu de sa cour,
Elle s’approche & chacun tour à tour,
A son exemple, & jaloux de lui plaire,
Vient honorer l’aimable voyageur
D’un tel accueil, qu’on ne pourroit mieux faire,
Quand de Psyché le divin séducteur
De sa présence embelliroit la terre.


Roger, touché de ces empressemens,
Regarde, admire & tout charme ses sens,
Mais le palais, quelqu’en fût l’élégance,
Et le brillant & la magnificence,
L’étonnoit moins que les êtres charmans
Qu’Alcine y tient sous sa douce puissance.


Nymphes sans nombre, instruites dans son art,
Par mille soins enchantoient le regard.
Toutes sembloient filles de même mère :
On leur trouvoit semblable caractère,
Mais nuancé par un art si parfait,
Qu’à faire un choix on auroit du regret.


On n’en a plus dès qu’on regarde Alcine.
Alcine a tout : attraits, grace divine,
Du Ciel les dons, de l’amour les faveurs.
De la beauté c’est le parfait modèle,
Elle est enfin de sa cour la plus belle,
Comme la Rose est la reine des fleurs.


Divin Poëte, instruit par la nature,
Ta main savante en trace le portrait,
Et je le vais copier trait pour trait.


D’abord tu peins sa belle chevelure ;
Elle étoit blonde : & par tresses unis,
Tombant sans art, flottant sans résistance,
Ses longs cheveux marioient leur nuance
Au doux accord des roses & des lys.


Son front riant a la juste mesure
Qui n’admet pas trop de sévérité ;
Un front altier menace la nature,
Étroit, il est souvent sans majesté.
Celui d’Alcine est noble, sans fierté.
C’est sous ce front & sous deux arcs d’ébène,
Où son regard lentement se promène,
Que des yeux noirs, mais doux & languissans,
Des cœurs blessés irritent les tourmens,
En paroissant compâtir à leur peine.

Mais poursuivons ; car le Peintre divin,
N’a rien omis de ce qu’on peut décrire.


Du nez parfait le trait correct & fin,
A tout censeur ou sévère ou malin,
Dans son profil n’offre rien à redire.
Et chaque joue a du doigt de l’amour,
Vers le sommet, cette empreinte légère
Dont il désigne & marque pour sa cour,
Pour ses plaisirs, les beautés qu’il préfère.


L’Amour encor, de son adroite main,
A dirigé, d’après son arc divin,
L’heureux contour de ses lèvres de rose.
Du trait mouvant la volupté dispose,
Et c’est alors qu’à travers le corail
Brille aux regards le pur & blanc émail
De deux beaux rangs de perles éclatantes.


Là se module un son plein de douceur.
Là sont formés des accens enchanteurs,
Mots emmiellés, paroles engageantes,
Appas des sens & délice des cœurs.


C’est encore là qu’ennemi des langueurs,
S’épanouit le fin & gai sourire.
Tout s’embellit au charme qu’il inspire :
Le Ciel ouvert devient pur & serein ;
On croit errer au beau verger d’Eden.


Mais oubliez ce charme & sa puissance,
Pour admirer la forme, l’élégance
D’un col parfait & plus blanc que les lys.
S’élève-t-il ? ses muscles arrondis
Par leur souplesse offrent la noble aisance,
Qu’ont, en nageant, les Cygnes de Cypris :
Eh ! Cypris même avoit du sein d’Alcine
Pris le modèle & la forme divine
De la beauté quand elle obtint le prix.


Un double mont, que l’œil ardent caresse,
Sur ce beau sein & s’élève & s’abaisse,
Comme le flot que l’air du matin presse,
Ou que Zéphire amoureux fait mouvoir.
D’Argus, hélas ! qui ne voudroit avoir
Tous les cent yeux pour admirer ensemble
Tant de trésors qu’un seul objet rassembles
Qui ne voudroit du Lynx à l’œil perçant
Lancer encor le regard pénétrant,
Pour entrevoir ce qu’on ne peut atteindre ?
Non moins ardent, Roger vient de se peindre
Par ce qu’il voit, tout ce qu’il ne voit pas.
Mais moi qui sais ce qu’on doit taire ou dire,
Pour ne blesser les esprits délicats,
En ce moment je me tiens à décrire
Des bras parfaits on tous leurs mouvemens.


Cette beauté n’est pas tant ordinaire
Qu’on le croiroit, & de tous agrémens,
Mesure juste est la source & la mère,

Alcine donc, de ses deux bras charmans
Soutient & meut d’une grace infinie,
Sa blanche main, point trop grande, arrondie,
Douce au toucher, & ses doigts étagés
Jolis suseaux, qui, dans leur symétrie,
Semblent au tour finement prolongés.

SI vous voulez terminer la peinture,
Imaginez tout ce que la parure.
Soumise au goût, dans ses riches travaux,
Peut a oûter sur un corps sans désauts,
En respectant la grace & la nature.

Je me permettrai de joindre à ces détails de la beauté d’Alcine, quelques-uns de ceux dont le même Auteur, ou pour parler mieux, le même Peintre embellit la figure d’Olimpie, & je hasarderai d’offrir ainsi une Académie poëtique, dessinée par un grand maître, qui colore son dessin pour le rendre plus agréable & plus vrai.

La neige pure éblouit moins les yeux
Que ce satin, au doux toucher flexible,
Ce tissu fin & surtout si sensible
Dès que l’anime un desir amoureux.
Le sein mouvant, qui s’élève & palpite,
Ressemble au lait sur des clayons bien pris,
Qui, sous le doigt curieux & surpris,
En résistant & tressaille & s’agite ;
Mais promenant vos regards enchantés,
De chaque flanc admirez les beautés.
Suivez ce trait d’une forme si pure
Qui, plus saillant, prononce les côtés ;
Et prolongé dans sa douce courbure,
Vient embrasser un espace arrondi,
Que vers son centre élevé, mais uni,
D’un petit creux décora la nature.
Ainsi Vénus, sur le flot azuré,
Vénus naissante, à l’art du Statuaire,
Offre un modèle à jamais admiré.
De celui-ci, non moins digne de plaire,
Suivons encor les contours ondoyans,
Qui, variés dans tous les mouvemens,
Avec souplesse accusent les jointures.
Voyons plus bas : par de douces enlures,
La cuisse blanche au milieu s’arrondir,
Voyons la jambe à propos s’amincir,
Et les deux pieds, de gentilles mesures,
Qu’un Art gênant n’osa jamais meurtrir,
Ornés de doigts, qu’un doux carmin colore
Et que Nature a le soin d’embellir
De cent beautés que le vulgaire ignore.

  1. * Tiré des Réflexions sur la Peinture qui suivent le Poëme de l’Art de peindre.
  2. * La véritable Poësie, celle qui est conforme à la nature, celle qui réunit l’admiration des différens siècles, contribue, ainsi que la Sculpture & la Peinture, à conserver les idées simples & primitives.