Encyclopédie méthodique/Beaux-Arts/Beau idéal

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BEAU IDÉAL, (subst. masc.) Le mot idéal présente plusieurs sens dans la langue générale. On entend par projet idéal, un projet à-peu-près chimérique. Cet homme, dit-on quelquefois, est bien idéal, pour signifier qu’il forme un nombre de projets extraordinaires, & le sens du terme dont il s’agit n’est pas alors une louange.

Un obstacle idéal est un obstacle qui n’a pas de réalité, ou qui présente peu de vraisemblance ; enfin, des vertus & des perfections idéales sont, dans un autre sens, des attributs, des qualités portés à des degrés si éminens, qu’on est tenté de croire qu’il n’en existe pas de modèles.

C’est ce dernier sens qui s’approche le plus de ce qu’on a eu dessein de faire signifier au mot beau idéal & beauté idéale dans le langage de la Peinture.

C’est enfin cette signification que quelques Artistes célèbres, ainsi que quelques Auteurs, ont cherché à développer, en écrivant sur les Arts.

Ils ont conçu plus ou moins clairement une perfection idéale. Remplis de leurs idées, ils ont cherché à les transmettre même à ceux qui ne sont point initiés dans les mystères des Arts ; mais la plupart des explications, manquant d’une clarté difficile à obtenir en effet, lorsqu’il s’agit de perfections abstraites, sont à la portée de très-peu d’Artistes, & ne sont point comprises par ceux qui n’exercent point les Arts.

Il est arrivé cependant que les charmes d’une élocution animée ou séduisante, & la chaleur communicative de l’enthousiasme, ont fait imaginer quelquefois qu’on voyoit assez clairement ce qu’on entrevoyoit à peine, & que l’on concevoit ce dont on ne pouvoit cependant pas bien transmettre l’idée à d’autres ; il reste donc encore des obscurités sur ce que l’on doit entendre généralement par le beau idéal, & je vais essayer de m’exprimer, sur cet objet, de manière à être compris par ceux qui pratiquent & par ceux qui ne pratiquent pas les Arts.

Le beau idéal est aujourd’hui, à notre égard, la réunion des plus grandes perfections que puisent offrir partiellement certains individus choisis.

Si l’on veut concevoir le beau idéal d’une manière plus relative aux idées qu’avoient les Artistes Grecs vers le siècle de Péricsès, il faut imaginer le beau tel qu’il existeroit, si la Nature formoit ses productions & l’homme sur-tout, avec le choix le plus exquis, avec toutes les perfections générales & particulières dont se trouvent susceptibles 1es formes & les mouvemens qui lui sont prescrits, en y joignant les relations visibles que ces formes & ces mouvemens peuvent avoir avec les affections sentimentales les plus spirituelles, les plus élevées & les plus parfaites.

Je vais rendre cette explication plus intelligible en la developpant.

On distingue trois sortes d’imitations dans les Arts du dessin ; l’imitation servile des objets tels qu’ils s’offrent à l’imitateur ; l’imitation des objets que l’imitateur choisit & préfère ; enfin l’imitation qui réunit les parties les plus parfaites d’un grand nombre d’objets choisis.

La première de ces imitations (qui certainement est la moins idéale de toutes) est celle par laquelle l’Art commence toujours à s’essayer.

La seconde appartient aux progrès de l’Art.

La troisième est un degré suréminent auquel l’Art ne peut être élevé & soutenu que par le concours d’un nombre de causes actives & puissantes dont j’ai déja parlé dans le Discours Préliminaire & à l’article ART, mais qu’il est indispensable que je rappelle ici en peu de mots.

Ces causes sont une température favorable aux développemens physiques & moraux ; l’art de transmettre, à l’aide de l’écriture, des idées & des lumières & l’ascendant des grandes institutions, ascendant prodigieux, puisqu’il élève l’homme au-dessus de lui-même, c’est-à-dire de la personnalité, & qu’il porte, à l’aide de l’enthousiasme & de l’amour de la gloire, les vertus, ainsi que les Arts, à des perfections sublimes & en quelque façon surnaturelles.

Ces sentimens se sont démontrés, parmi les Grecs, à l’occasion du patriotisme & de l’héroïsme. Une Mythologie favorable aux Arts & propre à se lier intimement avec les institutions que je viens de nommer, rapprochoit les Héros des Dieux, &, par une destinée idéale, faisoit passer des mortels à cette nature qui est si élevée au-dessus d’eux.

Les Arts nourris de ces idées, les Artistes occupés sans cesse. à représenter des Dieux & des Héros, se trouvoient entraînés à exprimer, sous les apparences les plus parfaites, des formes humaines, pour ainsi dire divinisées, la perfection sublime que nous nommons beau-idéal.

Ce genre de beauté n’ayant plus les mêmes bases, ne peut, comme on le voit, nous inspirer géralement les mêmes idées, & c’est de-là que naît la difficulté d’atteindre à la même perfection que les Anciens, & de s’exprimer sur cet objet de manière à être entendu de tout le monde.

Je dois, relativement à la forme de cet ouvrage, me borner à ces explications sommaires sur le beau idéal. Décrire éloquemment les impressions qu’il produit, est inutile aux ames éclairées Qu’elles éprouvent une seule de ces impressions, bientôt elles les cornoîtront toutes. Car un sentiment instruit plus que toutes les exclamations, les descriptions & les éloges ; & ceux qui n’auraient pas dans leur ame le germe des idées que je viens d’exposer, ne seroient entraînés par l’éloquence du discours que comme des aveugles qu’on fait courir, & qui s’arrêtent aussitôt qu’on ne les contraint plus de marcher. Je finirai par adresser, suivant ma coutume, aux Artistes & sur-tout à la jeunesse des Arts, quelques observations raisonnées qui peuvent leur être utiles.

Ne vous livrez pas, dans vos premières études, à des idées trop abstraites sur la perfection ; elles nuiroient à de véritables & solides progrès, parce que, dans la jeunesse, l’imagination n’est pas encore en état de produire des fruits parfaitement organises. Une surabondance précoce peut épuiser le génie naissant, comme des abus prématurés de nos forces altèrent notre constitution.

Vous perdrez, en poursuivant des beautés trop difficiles à saisir, un temps précieux pour les études méthodiques qui vous sont indispensables. Elles doivent marcher les premières ; enfin vous risquez de prendre, en cherchant l’idéal avant le positif ; des routes où vous resteriez égarés pour toujours.

Si vous observez donc, dans vos premiers desirs de succès, les chefs-d’œuvre antiques, & si vous y entrevoyez la beauté idéale, suspendez votre crayon, & admirez avec le respect religieux qu’impose le sublime des textes sacrés. Craignez sur-tout, craignez ceux qui commentent ou paraphrasent.

Si vous êtes ravis d’admiration en regardant & en dessinant l’Apollon antique, si votre ame est faisie de l’expression céleste qui s’y joint à toutes les beautés des formes ; que vous serviroit qu’un des plus célèbres enthousiastes du beau idéal & de l’antiquité vous dit : « L’idée de la beauté est comme une substance abstraite de la matière par l’action du feu, comme un esprit qui cherche à se créer un être à l’image de la première créature raisonnable, formée par l’intelligence de la divinité ».

Entendrez-vous ce langage d’un homme[1] digne d’ailleurs de la plus grande estime par ses connoissances, son érudition & son desir d’inspirer ce qu’il ressentoit à la vue des chefs-d’œuvre antiques ? non sans doute. Craignez donc de perdre, à le comprendre, le temps que vous devez employer à sentir & à pratiquer ; mais gardez-vous également de vous jetter dans une extrémité trop opposée ; gardez-vous de tourner en dérision ce qui a rapport à la beauté idéale ; vous vous verriez entraîné si rapidement à l’imitation de la nature vulgaire, plus facile à saisir, que vous croiriez peut-être enfin le choix même peu nécessaire ; vous descendriez d’une perfection trop élevée pour vous, à un mérite trop inférieur même à vos forces, & ce seroit un égarement plus blâmable que celui que vous vouliez éviter.

C’est dans le choix comparatif que consiste la perfection moyenne, qui malheureusement suffit à nos idées artielles modernes ; mais par le choix délicat, par le choix le plus parfait, vous vous rapprocherez au moins du sublime. N’éteignez donc pas un desir d’élévation qui soutiendra votre talent à la hauteur de votre ame, & que par l’émulation des succès, par l’étude des beautés qu’ont atteint les plus célèbres Artistes, par une secrette inspiration enfin, vous sentiez que le sublime, bien qu’on le nomme idéal, n’est pas chimérique.

Après vous être exercés de bonne heure & long-temps à l’imitation des modèles qui vous sont offerts par vos maîtres, premièrement sans autre but que d’imiter exactement, exercez-vous par des comparaisons fréquentes & méditées, à apprécier & à choisir. Hasardez d’après l’appercevance de ce qui est plus ou moins beau dans vos modèles, de substituer aux parties dont vous n’êtes pas satisfait par l’idée plus élevée que vous prenez de la Nature, d’autres parties que votre sentiment appuyé de principes inaltérables, vous sera concevoir comme plus parfaites.


Donnez enfin, si vous avez reçu quelque étincelle du flambeau qui anima Homère ou Phidias, un essor libre à votre imagination, & élancez-vous vers le sublime.

Le génie peut seul diriger ce vol, & les avis qu’on tenteroit de vous donner en ce moment ressembleroient à ceux qu’Apollon donnoit à son fils : « Dirigez, lui disoit-il, votre char de manière à éviter les périls qui s’offriront à vous ; moderez quelquefois vos coursiers, poussez-les à propos ; craignez de vous égarer dans les vastes espaces que vous voulez parcourir »

C’étoit un Dieu qui instruisoit un jeune héros, & cependant le héros se perdit.

Pour offrir encore quelques notions & même quelques conseils à ceux qui se croient en droit de guider à leur gré, le crayon & le ciseau des Artistes, parce qu’ayant l’avantage de les employer, ils prescrivent des évaluations pécuniaires au talent & même au génie, je hasarderai de leur dire :

Vous est-il donc possible, d’après vos occupations, vos dissipations, vos desœuvremens, d’acquérir assez d’idées’ libérales pour atteindre dans les Arts, & l’oserois-je dire, dans les sentimens même, à la beauté & aux perfections que nous nommons idéales ou sublimes ? Ce que vous pourriez & qu’on doit vous demander, c’est de laisser au moins un libre & juste essor aux Artistes, & de ne pas les asservir à des choix dont la préférence n’est fondée que sur vos affections personnelles. La vérité qu’il seroit avantageux de vous faire reconnaître encore & qu’on ne peut trop vous répéter, c’est que les satisfactions que vous cherchez dans les Arts seroient beaucoup plus grandes & plus durables, si elles dépendoient moins de vos décisions & de vos caprices.

Ecoutez donc les Artistes ; mais vous leur ôtez souvent la faculté ou le courage de vous éclairer, parce qu’ils ont-malheureusement un plus indispensable besoin de ceux qui les emploient & les protègent, que ceux-ci n’ont besoin réellement d’Artistes habiles & éclairés.

  1. * Winkelmann.