Endehors/Allez coucher, Capitaine !
Allez coucher, Capitaine !
Capitaine, frère de Tom et petit-fils de Sultan, est un roquet de luxe qui m’a joué bien des tours.
Ce n’est pas moi qui l’ai baptisé Capitaine : quand on me l’a donné, c’était son nom — il l’a gardé. Je n’ai pas l’âme ténébreuse des édiles qui ont enlevé le titre de la rue du Chat Noir pour y substituer le Victor Massé, égreneur de montmartroises discordes.
Capitaine est l’animal le plus turbulent du monde ; chien de chasse aussi peu que possible, mais aboyeur à tout propos, hors de propos et sans raisons, aboyeur comme chien de quartier.
Pourtant, malgré les rapines que ma cuisinière lui reproche, le toutou me charme et je l’aime mieux — le cœur a de ces dépravations — je l’aime mieux que les personnes qu’il m’a fallu, lors de ma végétation régimentaire, qualifier du grade.
D’ailleurs, avec lui, point besoin de façons. S’il vous embête à l’excès, ce n’est pas un cas foudroyable de lui crier d’une voix brève :
— Allez coucher, Capitaine !
Loin de moi la pensée d’un malséant badinage : ce n’est pas à l’heure où le « Ne touchez pas à la reine » a été si admirablement remplacé par le « Ne touchez pas à l’armée » que j’oserais me permettre la plus légère plaisanterie. Je sais combien elle est sublime aux heures sombres, la Grande Muette ! combien nous pouvons compter sur elle, combien elle est à la fois le bouclier pour les uns et le Lebel pour les autres. Je sais aussi quel respect s’impose pour les chefs de nos cohortes, les capitaines de nos compagnies, ces rejetons des anciens preux, ces organisateurs de nos prochaines victoires qui regardent la trouée des Vosges… avec des larmes dans les yeux ! Le sang des vieux gaulois coule encore dans leurs veines ; et c’est bien notre espoir qui passe quand on les voit défiler si crânes devant les bataillons… sous les plis flottants du drapeau.
Là, voilà qui est dit, maintenant je continue. Où en étais-je ? Ah ! oui, parfait :
— Allez coucher, Capitaine !
C’est une phrase de ce genre qui vient de perdre un réserviste.
On ne raconte pas comment l’incident est survenu, mais les journaux disent que le soldat accentua sa réponse en jetant son ceinturon à la tête de son chef. Fort heureusement, ajoutent-ils, le capitaine n’a pas été atteint… Le réserviste a été condamné à dix ans de travaux publics.
Se donnera-t-on la peine de regarder :
Une belle figure de capitaine — un ceinturon qui ne l’attrape pas — un père de famille qui terminait ses vingt-huit jours et qu’on flanque pour dix ans dans les pires galères.
Mais il ne faut pas toujours s’abandonner au courant de ses impressions, il ne faut pas surtout que le mot « capitaine » évoque seulement des tragédies. Ce n’est point parce que le capitaine Triponé est en prison comme traître que nous devons voir certains horizons tout en noir. L’opinion publique ne s’émouvra pas d’une exagérée manière ; nous avons des Bayards loyaux, nous en avons aussi de gais, et c’est déjà quelque chose.
Ainsi, à la huitième chambre correctionnelle où le capitaine Colin poursuivait sa gente épouse en adultère, on ne s’est pas ennuyé une seconde.
Le complice de l’accusée, M. Doré, était également capitaine. L’affaire se passait entre collègues et amis, si j’ose m’exprimer ainsi.
Les deux officiers, anciens camarades de promotion, avaient le même esprit de corps.
En a-t-on assez entendu de lutines révélations, de croustillants détails ? Il a été question d’une petite pompe aspirante et foulante, d’un mignon appareil hydraulique qui en l’occurrence fut l’instrument dénonciateur. Le capitaine Colin, né malin, trouvait assez bizarre de voir sa femme, en sortant, se munir généralement de ce que les pharmaciens fin-de-siècle appellent un intime doucheur. Il se méfiait, le capitaine. Un jour il suivit sa femme et celle-ci le mena tout droit, et bien involontairement du reste, chez son meilleur camarade, le capitaine Doré.
L’officier offensé fut assez maître de lui pour aller prévenir le commissaire de police. Escorté de ce magistrat, il pénétra dans la chambre où les coupables se livraient aux plus amoureux ébats…
Procès-verbal fut dressé comme pour de simples pékins et également, comme pour de simples pékins, l’audience a été publique, nonobstant conclusions d’avocats qui demandaient le huis clos sous je ne sais quels prétextes au fond desquels on sentait que l’armée était en jeu.
Tous les pots-aux-roses ont été mis à l’air. Je ne manquerai pas de générosité au point d’insister sur chaque petit côté, mais il me faut bien reconnaître que le capitaine Colin, à en croire du moins sa femme, poussait trop loin sa manie pour l’équitation : comme à une rétive pouliche, c’était à coups d’éperons dans le ventre qu’il indiquait l’allure du ménage. L’abdomen de l’épouse en était tout marqueté.
Force est bien de noter également la correspondance des deux amoureux qu’on a troublés : le brave capitaine Doré recevait, de sa douce amie, une carte télégramme dans laquelle il était gourmandement écrit :
« Je viendrai dîner avec toi, ce soir ; ne t’inquiète pas pour la note. Je réglerai ».
Je suis bien certain, pour ma part, que la légende des sous-offs est encore moins applicable à Messieurs de l’Épaulette ; mais c’est déjà trop, pour la fameuse Dignité, qu’on puisse une minute insinuer que les dames payent l’addition.
Je n’en crois rien, je le répète, mais la femme du premier capitaine compromettait fort vilainement le second en lui envoyant de pareils petits bleus.
Elle entourait de très déplacées promesses les aveux de sa belle passion les jours où elle susurrait :
— Allons coucher, capitaine !
Il résulte de tout cela que les porteurs des trois galons, cette semaine, ont beaucoup donné. À la rescousse, on les a vus sur les divers champs de bataille — du ridicule entre autres, et même suffisamment de la honte avec le territorial Triponé.
Je ne veux pas supposer qu’il y ait la moindre corrélation entre ces divers et fâcheux incidents qui, me dira-t-on, ne prouvent qu’à demi. J’en déplore le contre-coup sur mon pacifique caractère.
Des menaces d’orage énervent ; et il est de fait qu’à présent je deviens de plus en plus intraitable, même avec mon pauvre chien.
Lorsque la bonne bête se permet quelque nouvelle incartade, c’est plus rudement que je lui crie ces trois mots, toute une synthèse :
— Allez coucher, Capitaine !