Endehors/Contre le Duel
Contre le Duel
On n’a pas besoin d’être débarrassé de tous les préjugés sur lesquels se base l’existence de chaque jour pour penser et dire le plus grand mal du duel.
Étrange : l’entente se fait sur ce terrain.
Il est compris que le duel ne prouve rien. C’est une antique et barbare coutume qu’on aurait dû mettre au rancart dès l’heure où l’on cessa de croire au Jugement de Dieu.
Pourtant, si chacun blâme ces chevaleresques assauts, combien peu ont le très haut courage de ne se laisser entraîner jamais à ce mérovingien genre de sport ?
De dignes vieillards eux-mêmes provoquent des jeunes hommes : M. Bonaparte envoie ses témoins à M. Edmond Lepelletier.
À la suite d’un nombre plutôt considérable de mots évidemment spirituels commis sur le cas de Mme la princesse de Rute, — cette grande dame amoureuse de sa secrétaire — le frère de la princesse, un monsieur de soixante-dix automnes, a tiré flamberge au vent. Il désire en découdre. Et choisissant, parmi nos plus légers chroniqueurs, celui que Messaline et Nana ont mis le mieux en verve, voici qu’il veut à toute force l’emmener sur le pré. Le chroniqueur récalcitre :
— On ne se bat pas avec un vieux monsieur !
Et M. Lepelletier propose un moyen terme en annonçant qu’il se tient à la disposition d’un jeune homme qui voyage en Orient : M. le comte de Solms, fils de la victime.
Depuis deux jours les intervieweurs publient à ce sujet les cahotiques avis de tous les personnages qui passent pour être forts aux armes et ferrés sur l’agenda du point d’honneur.
Bien drôles, ces consultations, et il appert que toujours, dans ces questions de duel, le tragique frise le grotesque.
Je ne serais pas surpris de voir le comte de Solms, qui est en pleine jeunesse, refuser, à son retour, de se rencontrer avec M. Lepelletier, arguant que notre sympathique confrère n’a plus la crinière de Samson et qu’il remplace souvent, déjà, son monocle par des lunettes.
Comme il serait mieux et plus beau pour tous de prendre autrement la garde moderne, comme il serait bien d’entendre un Homme dire :
— Je ne me battrai point parce que je ne suis pas un affolé qu’impressionnent les Kss ! Kss ! de la galerie : je ne me battrai point parce que je trouve le duel imbécile. Je ne me battrai pas parce que je ne veux pas me battre et que j’ai l’orgueil de ma volonté !
Ce n’est pas si simple que ça en a l’air et les plus braves hésitent.
Ceux mêmes qui, étant anarchistes, semblent devoir être les plus éloignés de cette défaillance à main armée, s’y laissent glisser ; le compagnon Gégout n’a-t-il pas l’autre semaine donné un coup d’épée au citoyen Vaillant.
Dans un journal de province, le citoyen avait traité le compagnon de mouchard. Gégout l’a trouvée mauvaise et sans doute n’ayant pas le temps de courir après le monsieur lui faire réabsorber son mot, il a, pour en finir lestement, pris rendez-vous avec accompagnement de témoins.
Ce qu’il faut sabrer, en ce cas spécial, c’est la tendance des socialistes à se servir de l’épithète de mouchard quand ils parlent des révolutionnaires de nuance hardie. C’est leur terme favori. Ils n’y vont pas par quatre chemins : à la première discussion ils vous éclaboussent du mot de leur choix.
Combien ont-ils précipité d’événements avec le venin de ce mot ! combien ont-ils poussé à bout de fiers tempéraments…
N’est-ce pas eux qui ont mis le revolver dans la main de ce Lorion qui tua deux gendarmes pour prouver qu’on le calomniait en le traitant d’agent provocateur !
…Si donc on n’est pas encore assez en dehors des modes pour audacieusement faire fi des cartels[1], si l’on ne se sent pas en main ce coup droit contre un préjugé, alors qu’on se batte — mais qu’on choisisse ses têtes !
À aucune raison, pas de chocs entre ceux qui se doivent comprendre. Il y a, de par les sinécures, assez de routiers de lettres et de politique, assez de notables bourgeois, assez d’accapareurs sans vergogne, assez de pontifes encombrants, pour ne songer jamais à d’autres adversaires.
Là, seulement, la lutte au couteau, à l’épée ou au pistolet est presque admissible.
Qui sait ? ce serait peut-être parfois de fécondes batailles.
Si, de parti pris, l’on n’était pas contre le duel, on tenterait d’être le spadassin qui ferait de la place dans ce monde-là.
- ↑ Écrit par le rédacteur un jour où… il se battait. — N. de l’É.