Endehors/Garçonnet

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Chamuel (p. 143-149).


Garçonnet


Quand, enlacés dans une invincible caresse, deux amants que tout séparait se sont unis dans la mort, quand leurs corps, épaves du fleuve, flottent à la dérive et viennent s’échouer sur la berge, il y a, pour ces malheureux, toujours un mot de pitié.

Quand, affolé dans la rage jalouse, un délaissé se venge et tue, il y a, pour sa tragique violence, toujours une parole d’excuse.

Quand la Mort apparaît, quand l’entraînement des sens fait des victimes, quand les passionnés payent leur passion de la vie, — devant leur corbillard qui passe, on se découvre plus triste.


Et moi tout à l’heure, en lisant qu’on enterrait ce matin Eugène Chollet, Alfred Robert, les héros pénibles du drame de la rue Montaigne, je me suis dit :

— Les pauvres fous que la mort charrie plus qu’elle ne les enlève ! les pauvres qui partent sans qu’on ose les plaindre, ces cadavres que lapident les imprécations des inapaisables vertueux et les épithètes clichées des reporters justiciers, pauvres, pauvres fous ! quelle marche au cimetière !

À leur exceptionnel roman, une exceptionnelle faillite : ces morts s’en vont devant une foule qui ricane.

Pourquoi ricane-t-elle, la foule ?

Oh ! mais c’est un scandale, un gros scandale ! pensez donc : deux garçons !…


Il n’avait pas vingt ans, Chollet, le corps gracile, une jolie tête de fillette avec un esprit d’enfant dépravé. Il était resté à dix-huit ans passés ce type féminin dont nous avons entrevu des échantillons au collège, premières amours des internes ! Il jouait son rôle inverti avec une bonne foi désarmante.

Pour lui, Robert, âgé de quelques années de plus, était le grand ami choisi de son existence, l’ami de toutes les intimités.

L’un faible et doux, alangui : l’autre avec des emportements, des colères, d’inracontables et fauves délicatesses, de compliquées et perverses galanteries, un monde de subtiles conventions…

Ainsi, tous deux, ils avaient plaisir à vivre leur maladive tendresse.

À part cette fatale affinité, contre eux rien de fâcheux à dire. Eugène Chollet avait la réputation, bourgeoisement appréciable, d’un petit employé assidu, exemplaire. Alfred Robert, lui, était le modèle des fils, s’imposant mille privations pour accomplir un devoir sacré, ne gardant jamais qu’une toute minime part de ses appointements pour apporter le reste à sa vieille mère malade.

Pourtant, pourtant, où allait-il Chollet en sortant de son atelier ? Où allait-il Robert avant de venir près de la mère adorée ? À quels invincibles appels répondaient-ils ?

Et le dénouement : Robert tuant son ami d’un coup de couteau en pleine gorge et le sang qui a rejailli sur lui, le lavant dans la pleine eau noyante de la Seine — un assassinat, un suicide.

Par quelles dramatiques successions de pensées en sont-ils arrivés là, les misérables ?

Peut-être le mot de cette énigme que, d’une façon précise, nul ne saura jamais, est-il une dernière pudeur dans l’âme d’un tourmenté qui s’est dit :

— Assez ! mon esprit s’écœure, et hurlent mes sens. Point de luttes possibles contre les lancinants désirs… disparaissons !

Et sur les dalles de la Morgue deux cadavres de plus se sont étendus.


Que les sans-pitié plaisantent, que les prudes se couvrent la face, que les moralistes crachent leur fiel, facile c’est !

Facile encore de gloser sur une suprême indulgence.

Nous, quand même, oserons parler, dire tout. C’est notre joie. Point n’est besoin des peureuses réticences qui font formuler des professions de foi et inciteraient à déclarer :

— Croyez-le bien, je n’approuve pas.

Inutile cela, pas la question ; deux pauvres diables victimes de dame Nature — si souvent contre nature — sont morts. Je les ai plaints…


D’exagérées indignations prennent mal.

Sans remonter à l’antiquité, les vices ont eu, chez nous, leurs complications légendaires et plus qu’admises : Henri III, ce bien-aimé non seulement de ses mignons, mais de tout un peuple ; Louis XV, aussi le bien-aimé ! et, aujourd’hui, ce spécimen du vieux riche libidineux.

Ah ! celui-ci, tout lui est acquis. Les basses gens, maraîchers de tout acabit, lui procurent les fruits verts ; les gens du monde qui se chuchotent à l’oreille les « cocasseries » du monsieur, lui font accueil, et le dévergondage de sa vie s’étale en une coquetterie que nulle acrimonieuse intransigeance ne vient molester.

Et ce spécimen, on le voit par douzaines déambuler sur les boulevards, rose, le teint fleuri, l’œil allumé, ventripotent, débraillé légèrement, mais la boutonnière rehaussée des couleurs vives d’une rosette. On les voit déambuler sur les boulevards, et très bas on les salue, ces minotaures.

Il n’y a là qu’un passe-temps de désœuvré qu’on excuse.

C’est comme un monopole. Un de plus alors ?

Le monopole du détraquement !

Quant aux rares humbles qu’un trouble égare et qu’une passion torture et tue, point de pitié pour ceux-là, point de pitié jamais.


Cette rigueur voilerait-elle pas d’inquiétantes similitudes ?…

On nous sert le fameux fin-de-siècle à toutes les sauces, aux plus pimentées ; c’est le mot à la mode et qui s’irise d’égrillards sous-entendus. Une vogue l’impose et la morale courante lui fait risette en l’employant à chaque bout de phrase.

Que l’on soit donc, complètement, fin-de-siècle !

Complètement, sceptiquement…

L’anathème n’est plus de saison.

Notre saison ne se classera pas à la pureté de ses jours — de ses nuits…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

En cette saison où filles très maigres, très plates, cheveux courts, genre de gavroches sont tant aimées, tant exaltées, il est prudent de se demander quelles énervantes illusions inconsciemment l’on cherche en elles ?

C’est qu’elle comprend son époque, la femme fin-de-siècle aux allures de garçonnet.