Endehors/Légitime défense
Légitime défense
Monsieur Grévy qui fut un passionné des carambolages ne les comprenait pas de la même façon que Monsieur Crampon dont l’aventure défraye la chronique.
Le billard n’était pour l’ancien président qu’une hygiénique distraction à laquelle il se livrait dans un salon très décoré — ce qui pourtant ne lui rapportait rien. Le tapis vert, les boules blanches et rouge ont été, pour Crampon et ses deux camarades, le prétexte d’une opération où ils pensèrent enlever la forte somme.
Vers le soir, trois hommes montent au premier étage d’un cabaret, ils vont faire leur consommation en cinquante points au billard. Peu de monde dans le café : quelques clients en bas ; mais, en haut, dans la salle, personne ! Les joueurs ne seront pas dérangés.
Ils l’ont été cependant et juste au moment où les trois clients, se préoccupant peu de faire une « série », s’exerçaient à de savants massés sur la serrure d’une armoire où ils espéraient trouver autre chose que de la craie pour marquer les points, Au voleur ! cria le garçon qui les pinçait la main à l’œuvre, au voleur ! Et les billardiers, en bousculade, dégringolèrent l’escalier, et, sans grands tâtonnements, se précipitèrent, véritable trombe, par la porte donnant sur la rue.
L’employé du mastroquet criait toujours : Au voleur ! aux voleurs, arrêtez-les !
À moins d’incorporation dans les brigades de soutien des salariés de l’Ordre, qui s’agitera pour ce « menu fait » ?
L’anecdote du débitant qu’on a failli soulager du reliquat des bénéfices réalisés sur de partiels empoisonnements ne fait pas naître une émotion poignante. Les trois sans-le-sou réduits, pour manger, à tenter le suprême emprunt au cabaretier, n’excitent qu’une colère restreinte. Le vendeur de casse-poitrine peut, sans que notre plainte soit amère, être visité de temps en temps par quelque original joueur de billard.
Il est des vols d’autre envergure…
Aux appels du commis, la foule s’est amassée. On ignore du reste ce qui est advenu : simplement, les bons badauds, qui les premiers sont accourus, ont aperçu, filant à toutes jambes, les trois mauvais garçons.
— Arrêtez-les !
Des cris et encore des cris retentissent, successifs échos à l’ordre impératif ; c’est bientôt un feu sur toute la ligne : Arrêtez-les, arrêtez-les ! Amateurs toujours prêts et curieux bénévoles se lancent sur la piste, on court, on court…
Dans le dédale des rues, en la demi-obscurité des passages mal éclairés par de rares becs de gaz, deux des fugitifs réussissent à dépister les limiers non patentés. Ces Nemrods pour l’honneur sont furieux : deux de perdus ! qu’il y en ait au moins un de retrouvé ! Et la chasse continue, plus âpre, plus précise. Pour tous, un seul but : l’homme essoufflé, le gueux qui, à trois pas en avant, bondit comme gibier traqué par la meute.
— Sus ! Sus ! Arrêtez-le !
La galopade échevelée continue, battant le pavé.
L’homme fait un faux pas, glisse… derrière lui des demi-douzaines de bras s’allongent pour saisir. Pas encore — il s’est redressé, l’homme.
D’un élan, il a regagné dix mètres.
Maintenant c’est en avant, quelqu’un barre la route, puis un peu plus loin, un autre, un autre encore. De toutes parts convergent les volontés de faire tomber ce pauvre diable qui détale, éperdu : des boutiquiers jettent sur le passage des caisses vides, des cochers zigzaguent avec leur voiture, coupant la route, brandissant leur fouet.
Les gamins hurlent, les hommes s’acharnent.
Lui, le pourchassé, le misérable vagabond, bientôt n’en peut plus, il sent que c’est la fin. On va le prendre et ce sera la prison, le tribunal, les chiourmes. Qu’est-ce qu’ils ont donc, ceux de cette bande implacable ? Ce ne sont pas des sergots pourtant, ce sont des ouvriers, c’est du peuple.
— Voyons, me laissera-t-on passer ? Je me sauve, en vaincu ! Il n’y a rien eu, rien. Qu’est-ce que cela vous fera si l’on m’enferme pour des ans ? Laissez-moi vivre !
Ah ! bien oui, tandis que le malheureux divague en d’enfantins espoirs et court ses dernières enjambées, la meute plus proche sonne l’hallali.
Sous une charrette, Crampon s’est abattu.
— Nous le tenons !
C’est le triomphe répugnant de la foule. Steeple pour la pose : à qui le premier empoignera le fugitif.
Alors, lui, affolé, arme son revolver et, par trois fois, tire sur cette horde qui veut voler sa liberté.
Deux morts, un blessé. Quant à Crampon après avoir été esquinté par les bons citoyens, il est appréhendé par des policiers — professionnels ceux-là. En perspective, la guillotine.
Ce quadruple résultat est dû aux limiers sans mandats.
Le meurtrier apparaît sauvagement en état de légitime défense.
Les victimes dans leur course à la mort n’inspirent que le dégoût. Si quelque chose nous écœure plus que la rousse patentée, c’est la police dilettante.
Il est bon que de temps à autre certains enthousiasmes soient refroidis.