Endehors/Paysage de barrière

La bibliothèque libre.
Chamuel (p. 155-158).


Paysage de barrière


Il y a quelque temps les journaux parlaient d’une société de bonneteurs : il était question de capital social, de statuts et de plusieurs centaines de membres. Maintenant, les faits divers enregistrent quotidiennement les arrestations des joueurs de bonneteau, ces dangereux filous, ces escrocs !

On néglige de dire si les gaillards appréhendés font tous partie d’un comité… Ce détail demeure d’un petit intérêt — surtout pour nous qui apprécions les syndicats d’une façon relative.

Toujours est-il que les bonneteurs sont traqués et que les feuilles à reportage pittoresque insistent de nouveau sur l’existence d’une sorte d’organisation ayant pour but de dévaliser le bourgeois bénévole. Telle combinaison ne serait pas autrement désapprouvable — alléger les gens trop lourds c’est encore de l’harmonie. Le fait serait même gracieusement curieux… Le malheur c’est qu’il soit faux.


Sur les routes sans ombre qui partent de Paris, se déroulant vers la campagne, dans ces stériles paysages de barrière, plus tristes aux premiers beaux jours, nous allons le rencontrer, le bonneteur !

Sur le chemin poudreux où les claires joies du soleil semblent une ironie brûlante, du côté de Clichy, de Saint-Ouen ou de Pantin, il est là, l’homme aux trois cartes. À l’affût, si vous y tenez, mais sans l’escopette romantique. Il attend. Devant lui un parapluie ouvert est posé, et sur cette singulière table, essentiellement portative, les trois cartes se montrent : les deux rouges et la noire.

De temps à autre, dévalent sur la grand’route, un calicot en bonne fortune, un rentier cherchant le bon air, un véritable choix de ridicules petits seigneurs qui croient aimer la campagne parce qu’ils ont la nostalgie de l’herbe sale.

Souvent ces idylliques personnages font une pause devant le parapluie, ces amateurs de pastorales rêvent de joindre l’utile à l’agréable ballade : si vraiment, la friture payée, ou la gibelotte, ils pouvaient s’en retourner gaiment — de l’argent gagné dans la poche ?

Le gueux mal fichu apparaît tentateur avec ces pauvres deux pièces de cent sous qui sonnent dans sa main.

Le bourgeois s’arrête pour détrousser le gueux…


La lutte est courte, d’ailleurs. Et loyale.

— La noire ! vous la voyez bien, noire ! noire !

Et les cartes vont et reviennent sous les doigts agiles du bonneteur.

Le client, lui, roublard ! suit des yeux. La noire, il en est sûr, il y voit clair, c’est celle-ci. Elle passe là, puis là ; il n’y a pas de doute, c’est la seconde :

— Cinq francs sur la seconde !

On retourne la carte… C’est la rouge.

La bourgeoisie se trompe toujours.


À présent que, vilain joueur, le monsieur rage, aille quérir les sergents de ville et se lamenter aux échos, ça ne modifie pas la note :

— Ah ! c’est ignoble, je suis victime de filous ! Il y avait des compères, des gens qui gagnaient tout le temps, qui empochaient. Je voyais que l’homme n’avait presque plus le sou, que la déveine s’appliquait sur lui ; je croyais qu’il allait tout perdre, c’est ignoble ! on m’a allumé, on m’a alléché, on m’a volé !

Les jérémies sont pleins de candeur. Et ils glapissent des aveux.

On sait comment on les allèche les petits seigneurs — et les grands aussi : quand un être semble prêt à sombrer, ils accourent pour les dépouilles.

Il est consolant que les honnêtes gens acharnés sur les pauvres diables laissent, à ce jeu, quelques louis.