Ennéades (trad. Bouillet)/III/Livre 9/Notes

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LIVRE NEUVIÈME.
CONSIDÉRATIONS DIVERSES SUR L’ÂME, L’INTELLIGENCE ET LE BIEN.

Ce livre est le treizième dans l’ordre chronologique.

Le § 3 a été traduit par M. Barthélemy-Saint-Hilaire (De l’École d’Alexandrie, p. 229).

Comme ce livre se compose de pensées détachées, ainsi que l’indique son titre, M. Kirchhoff a pris soin, dans son édition, de faire un alinéa de chacune d’elles. Nous avons adopté sa division et, pour plus de clarté, nous avons ajouté un titre à chaque alinéa.

Dans son Commentaire sur le Timée de Platon (p. 130), Proclus cite ce livre de Plotin dans les termes suivants :

Plotin considère l’Animal-même (τὸ αὐτοζῶον) sous deux points de vue différents : tantôt, il admet que l’Animal-même est meilleur que l’Intelligence, comme dans ses Considérations diverses [§ 1] ; tantôt il admet qu’il est inférieur à l’intelligence comme dans son livre Des Nombres [Enn. VI, liv. vi, § 8], où il assigne le premier rang à l’Être, le deuxième à l’Intelligence, et le troisième à l’Animal-même. »

La prétendue contradiction que Proclus croit découvrir ici dans Plotin n’existe que dans son imagination : car Plotin affirme partout que l’Animal-même (c’est-à-dire l’Intelligible) et l’Intelligence sont identiques, tandis que Proclus en fait des principes distincts et soulève ainsi une question subtile qui est étrangère au système de notre auteur.

RAPPROCHEMENTS ENTRE PLOTIN, EULOGE ET MARIUS VICTORINUS.

Le P. Thomassin, dont nous avons déjà eu occasion de citer le savant travail, nous apprend qu’Euloge et Victorinus sont les premiers qui aient fait connaître, l’un dans l’Église grecque, l’autre dans l’Église latine, les idées de Plotin qui étaient susceptibles d’être admises dans l’enseignement de la doctrine chrétienne. Nous avons déjà cité ci-dessus en note (p. 246) le passage où le P. Thomassin établit des rapprochements entre la doctrine d’Euloge et celle de Plotin sur l’Un. Quant à Victorinus, voici comment le même Père signale ses rapports avec notre auteur au sujet de sa doctrine sur l’unité et l’incompréhensibilité de Dieu :

« Ex Latinis unum proferam Marium Victorinum Afrum ita in speciem Platonico patrocinantem systemati ut a Christianœ Theologiœ castris secessisse videri possit, et mox tamen, et se et quæcunque dixerat, Christianæ Catholicæque veritati reddentem et aptantem : « Ante omnia quæ vere sunt Unum fuit, sive Unalitas, sive ipsum Unum, antequam sit esse ei esse unum[1], etc. » (Dogmata theologica, t. I, p. 101. Voy. encore ibid., p. 71, 207, 229.)

Mais, avant d’aller plus loin, il faut que nous fassions connaître au lecteur quel rôle a joué Victorinus. Quoique cet auteur soit aujourd’hui aussi peu connu qu’Euloge, il a une tout autre importance pour l’histoire de la philosophie : c’est que, par ses traductions, il a fait connaître à saint Augustin plusieurs des livres de Plotin ; il a ainsi servi d’intermédiaire entre le chef de l’école néoplatonicienne et le docteur le plus accrédité du christianisme.

A. Victorinus avait traduit les livres de Plotin et de Porphyre que cite saint Augustin.

Saint Augustin nous apprend lui-même que c’est par des traductions latines qu’il a connu les livres des Platoniciens qu’il cite, c’est-à-dire de Plotin et de Porphyre. Voici en quels termes il s’exprime à ce sujet dans ses Confessions (VII, 9) :

« Votre bonté, mon Dieu, me voulant faire connaître comme vous résiste : aux superbes et accordez votre grâce aux humbles, et combien est grande la miséricorde que vous avez fait paraître aux hommes dans cette prodigieuse humilité, par laquelle votre Verbe s’est fait homme et a habité parmi nous, vous permîtes que, par le moyen d’un homme extraordinairement vain et glorieux, il me tombât entre les mains des livres des Platoniciens traduits du grec en latin. Je les lus et j’y trouvai les vérités suivantes, non pas en propres termes, mais absolument dans le même sens, et avec plusieurs sortes de preuves à l’appui : que dès le commencement était le Verbe, que le Verbe était en Dieu et que le Verbe était Dieu ; que le Verbe était en Dieu dès le commencement ; que toutes choses ont été faites par lui, et que rien de ce qui a été fait n’a été fait sans lui ; que ce qui a été fait en lui est la vie ; que cette vie était la lumière des hommes, que la lumière luit dans les ténèbres, mais que les ténèbres ne l’ont point comprise ; qu’encore que l’âme de l’homme rende témoignage à la lumière, ce n’est point elle qui est la lumière, mais le Verbe de Dieu ; que ce Verbe de Dieu, Dieu lui-même, est la véritable lumière qui éclaire tous les hommes venant en ce monde ; qu’il était dans le monde, que le monde a été fait par lui et que le monde ne l’a point connu.

Voilà ce que je lus dans ces livres. Mais je n’y lus pas que, le Verbe étant venu chez soi, les siens ne l’ont pas reçu ; et qu’il a donné le pouvoir d’être faits enfants de Dieu à tous ceux qui l’ont reçu et qui ont cru en son nom.

Je lus aussi que ce Verbe n’était pas né de la chair, ni du sang, ni des désirs sensuels de la volonté de l’homme, mais de Dieu. Mais je n’y lus pas que le Verbe a été fait homme et a habité parmi nous.

Je trouvai qu’il était marqué en plusieurs endroits de ces livres. et en différentes expressions, que le Fils, ayant la même essence que le Père, n’a pas cru faire un larcin en se rendant égal à Dieu, puisqu’il est par sa nature une même chose avec lui. Mais je n’y lus point qu’il s’est anéanti soi-même en prenant la forme d’un esclave, etc.

Je trouvai dans ces mêmes livres que votre Fils unique est éternel comme vous, qu’il subsiste avant tous les temps et au delà de tous les temps d’une substance immuable ; que les âmes ne sont heureuses que par les effusions qu’elles reçoivent de sa plénitude, et qu’elles ne sont renouvelées pour devenir sages que par la participation de sa sagesse qui se communique à elles. Mais qu’il soit mort dans le temps pour les pêcheurs, que vous n’ayez pas épargné votre Fils unique, et que vous l’ayez livré à la mort pour les hommes, je ne le vis pas dans ces livres, etc. »

Dans le livre suivant du même ouvrage (VIII, 2), saint Augustin complète ces détails et nous apprend le nom du traducteur :

« J’allai trouver Simplicien, lequel était le père spirituel de l’évêque Ambroise, qu’il avait baptisé, et que ce prélat aimait véritablement comme un père. Je lui racontai les agitations et les égarements de mon âme. Quand je lui dis que j’avais lu des livres des Platoniciens que Victorinus, qui était autrefois professeur de rhétorique à Rome[2], et que l’on m’assurait être mort chrétien[3], avait traduits en latin, il me félicita de n’être pas tombé sur les écrits des autres philosophes, lesquels sont pleins d’erreurs et de déceptions, parce qu’ils s’arrêtent aux éléments de ce monde ; au lieu que les livres des Platoniciens tendent par tous leurs raisonnements à élever l’esprit à la connaissance de Dieu et de son Verbe. »

Ainsi, c’est par les traductions de Victorinus que saint Augustin connut les livres des Platoniciens. Reste à déterminer quels sont les philosophes qu’il désigne sous le nom de Platoniciens et quels sont ceux de leurs écrits qu’il lut.

1o  Quels sont les philosophes que saint Augustin désigne sous le nom de Platoniciens :

Dans la Cité de Dieu (VIII, 12), saint Augustin nous apprend lui-même quels sont les philosophes auxquels il donne le nom de Platoniciens :

« Vainement, après la mort de Platon, Speusippe, son neveu, et Xénocrate, son disciple bien-aimé, le remplacèrent à l’Académie et eurent eux-mêmes des successeurs qui prirent le nom d’Académiciens ; tout cela n’a pas empêché les meilleurs philosophes de notre temps qui ont voulu suivre Platon, de se faire appeler, non pas Péripatéticiens, ni Académiciens, mais Platoniciens. Les plus célèbres entre les Grecs sont Plotin, Porphyre et Jamblique. Joignez à ces Platoniciens illustres l’africain Apulée, également versé dans les deux langues, la grecque et la latine. »

Dans d’autres livres de la Cité de Dieu, où il cite soit Plotin, soit Porphyre (car il ne cite jamais les écrits de Jamblique), saint Augustin leur attribue exactement la même doctrine que celle qu’il nous a dit plus haut avoir trouvée dans les ouvrages des Platoniciens.

Pour commencer par Plotin, saint Augustin affirme, en le nommant, que, dans ses écrits, on trouve sur les rapports de l’âme humaine avec le Verbe des idées qui sont tout à fait conformes à l’Évangile de saint Jean :

Nous n’avons sur cette question [de la béatitude] aucun sujet de contestation avec les illustres philosophes de l’école platonicienne. Ils ont vu, ils ont écrit de mille manières dans leurs ouvrages que le principe de notre félicité est aussi celui de la félicité des esprits célestes, savoir cette lumière intelligible, qui est Dieu pour ces esprits, qui est autre chose qu’eux, qui les illumine, les fait briller de ses rayons, et, par cette communication d’elle-même, les rend heureux et parfaits. Plotin, commentant Platon, dit nettement et à plusieurs reprises que cette âme même dont ces philosophes font l’âme du monde n’a pas un autre principe de félicité que la nôtre, et ce principe est une lumière supérieure à l’âme, par qui elle a été créée, qui l’illumine et la fait briller de la splendeur de l’intelligible[4]. Pour faire comprendre ces choses de l’ordre spirituel, il emprunte une comparaison aux corps célestes. Dieu est le soleil, et l’âme, la lune : car c’est du soleil, suivant eux, que la lune tire sa clarté. Ce grand platonicien pense donc que l’âme raisonnable, ou plutôt l’âme intellectuelle (car sous ce nom il comprend aussi les âmes des bienheureux immortels, dont il n’hésite pas à reconnaître l’existence et qu’il place dans le ciel), cette âme, dis-je, n’a au-dessus de soi que Dieu, créateur du monde et de l’âme elle-même, qui est pour elle comme pour nous le principe de la béatitude et la lumière de la vérité. Or cette doctrine est parfaitement d’accord avec l’Évangile, où il est dit : « Il y eut un homme envoyé de Dieu qui s’appelait Jean. Il vint comme témoin pour rendre témoignage à la lumière, afin que tous crussent par lui. Il n’était pas la lumière, mais il vint pour rendre témoignage à celui qui était la lumière. Celui-là était la vraie lumière qui illumine tout homme venant en ce monde. » Cette distinction montre assez que l’âme raisonnable et intellectuelle, telle qu’elle était dans saint Jean, ne peut pas être à soi-même sa lumière et qu’elle ne brille qu’en participant à la lumière véritable. C’est ce que reconnaît le même saint Jean, quand il ajoute en rendant témoignage à la lumière : « Nous avons tous reçu de sa plénitude. » (Cité de Dieu, X, 3 ; t. II, p. 183 de la trad. de M. Saisset.)

Ensuite, la théorie que saint Augustin, dans le passage qu’en vient de lire, attribue aux Platoniciens sur le Verbe, considéré comme engendré de toute éternité et comme consubstantiel au Père, se trouve dans le livre de Plotin qui a pour titre Des trois hypostases principales (Enn. V, liv. I). On y lit notamment au § 6 :

« Invoquons d’abord Dieu même, non en prononçant des paroles, mais en élevant notre âme jusqu’à lui par la prière…. Il est nécessaire que tout être qui est mû ait un but vers lequel il soit mû. Nous devons donc admettre que ce qui n’a pas de but vers lequel il soit mû reste immobile, et que ce qui naît de ce principe doit en naître sans que ce principe cesse d’être tourné vers lui-même. Éloignons de notre esprit toute idée d’une génération opérée dans le temps. Il s’agit ici de choses éternelles. C’est seulement pour établir entre elles un rapport d’ordre et de causalité que nous parlons ici de génération[5]. Ce qui est engendré par l’Un doit être engendré par lui sans qu’il soit mû ; s’il était mû, ce qui serait engendré par lui tiendrait le troisième rang au lieu d’occuper le second [serait l’Âme au lieu d’être l’Intelligence].... Ce qui est éternellement parfait engendre éternellement, et ce qu’il engendre est éternel, mais inférieur au principe générateur. Que faut-il donc penser de Celui qui est souverainement parfait ? N’engendre-t-il pas ? Tout au contraire, il engendre ce qu’il y a de plus grand après lui. Or, ce qu’il y a de plus parfait après lui, c’est le principe qui tient le second rang, l’Intelligence. L’Intelligence contemple l’Un, et n’a besoin que de lui ; mais l’Un n’a pas besoin de l’Intelligence. Ce qui est engendré par le Principe supérieur à l’Intelligence est nécessairement l’Intelligence : celle-ci est ce qu’il y a de meilleur après l’Un, puisqu’elle est supérieure à tous les autres êtres. L’Âme est en effet le verbe et l’acte de l’intelligence, comme l’Intelligence est le verbe de l’Un. Mais l’Âme est un verbe obscur : étant l’image de l’Intelligence, elle doit contempler l’Intelligence, comme celle-ci doit, pour exister, contempler l’Un. Si l’Intelligence contemple l’Un, ce n’est pas qu’elle s’en trouve séparée, c’est seulement parce qu’elle est après lui. Il n’y a nul intervalle entre l’Un et l’Intelligence, non plus qu’entre l’Intelligence et l’Âme. Tout être engendré désire s’unir au principe qui l’engendre, et il l’aime, surtout quand Celui qui engendre et Celui qui est engendré sont seuls. Or, quand Celui qui engendre est souverainement parfait, Celui qui est engendré doit lui être si étroitement uni qu’il n’en soit séparé que sous ce rapport qu’il en est distinct (σύνεστιν αὐτῷ, ᾥστε τῇ ἑτερότητι μόνον ϰεχορίσθαι).

Nous sommes d’autant plus fondé à admettre que saint Augustin, en parlant de la théorie du Verbe chez les Néoplatoniciens, fait allusion à ce morceau de Plotin, que ce même morceau est commenté dans le même sens par saint Cyrille (Adversus Julianum, livre VIII).

Nous trouvons d’ailleurs dans les écrits de Victorinus lui-même une preuve à l’appui de notre opinion. Victorinus a laissé un Traité contre Arius. Or, dans un morceau de ce traité que nous citons plus loin (p. 562), et dans lequel l’auteur nous apprend qu’il se borne à résumer les théories qu’il a exposées dans d’autres livres, on lit un passage qui rappelle le début du morceau de Plotin dont nous venons de donner la traduction. Voici ce passage de Victorinus :

« Puisse l’Esprit-Saint nous assister, et nous exposerons avec fidélité ce qui nous a été inspiré, pourvu que le lecteur veuille bien nous accorder son attention. Mais nous avertissons qu’il faut écarter ici de son esprit toute idée de temps pour concevoir une génération qui, étant éternelle, n’a pas commencé dans le temps, parce qu’ici ces deux principes, Celui qui engendre et Celui qui est engendré, ne forment en réalité qu’un seul principe[6]. D’abord, c’est en demeurant dans leur repos, en continuant d’être ce qu’elles sont, qu’ont engendré, sans changer ni se mouvoir, les choses qui sont éternelles, divines, qui tiennent le premier rang : savoir le premier Dieu, puis le Verbe ou l’Intelligence, etc…. L’âme seule entre en mouvement pour engendrer. » (Adversus Arium, liv. IV, p. 285-286 ; dans la Bibliothèque des Pères, t. IV, Lyon, MDCLXXVII.)

Voilà ce que nous avions à dire pour ce qui concerne Plotin. Quant à Porphyre, saint Augustin le cite aussi en termes qui sont d’accord avec ceux qu’il a employés plus haut :

« Tu reconnais hautement le Père, ainsi que son Fils, que tu appelles l’Intelligence du Père… Mais le chemin du salut, mais le Verbe immuable fait chair, qui seul peut nous élever à ces objets de notre foi où notre intelligence n’atteint qu’à peine : voilà ce que vous ne voulez pas reconnaître. » (Cité de Dieu, X, 29.)

Il nous reste encore la traduction d’un livre de Porphyre par Victorinus ; c’est celle de l’Isagoge (Introduction aux Catégories d’Aristote). Boëce nous a conservé ce travail en l’intercalant dans le commentaire qu’il a composé lui-même pour l’éclaircir, et qui est intitulé : In Porphyrium a Victorino translatum.

2o  Quels sont les livres de Plotin et de Porphyre que saint Augustin paraît avoir lus ?

Saint Augustin cite, en nommant formellement Plotin, quelques-uns des plus beaux livres des Ennéades, savoir :

Enn. I, liv. VI, Du Beau (Voy. notre t. I, p. 422) ;
Enn. III, liv. II, De la Providence (t. II, p. 54) ;
Enn. IV, liv. III, Questions sur l’âme (t. II, p. 290, 537-558)[7] ;
Enn. V, liv. I, Des trois hypostases principales (t. I, p. 322).

En outre, nous avons prouvé par de nombreux rapprochements que saint Augustin avait dû connaître les livres suivants :

Enn. I, liv. II, Des Vertus (t. II, p. 544-546, et p. 590-591)[8] ;
Enn. II, liv. I, Du Ciel (t. I, p. 445) ;
Enn. III, liv. VI, De l’Impassibilité des choses incorporelles (t. II, p. 125-133) ;
Enn. III, liv. VII, De l’Éternité et du Temps (t. II, p. 549) ;
Enn. IV, liv. VII, Comment l’âme tient le milieu entre l’essence indivisible et l’essence divisible (t. II, p. 255, 257)[9] ;
Enn. IV, liv. VII, De l’immortalité de l’âme (t. II, p. 440-472) ;
Enn. VI, liv. V, L’Être un et identique est partout présent tout entier (t. II, p. 553) ;
Enn. VI, liv. VI, Des Nombres (t. II, p. 125, note 1, fin)[10].

Quant à Porphyre, saint Augustin cite de lui le livre intitulé Retour de l’âme à Dieu, la Philosophie des oracles et la Lettre à Anébon (Cité de Dieu, X, XI, XIX).

Nous avons en outre indiqué ci-dessus (p. 545) qu’on trouve dans saint Augustin un passage tiré textuellement des Principes de la théorie des intelligibles.

B. Victorinus a développé dans son Traité contre Arius des idées empruntées à Plotin.

Victorinus ne s’est pas borné à traduire des livres de Plotin et de Porphyre, comme nous venons de le prouver par le témoignage de saint Augustin et par celui de Boëce. Il a encore, dans son Traité contre Arius, développé des idées qui sont évidemment empruntées aux Ennéades, et, le premier en Occident, il paraît avoir donné l’exemple de faire servir la doctrine néoplatonicienne à la défense de la foi. Sous ce rapport, son ouvrage offre une étude curieuse. On y passe continuellement de l’explication de textes de l’Écriture sainte à des arguments tirés des livres de Plotin et de Porphyre, et dans une foule de passages, hérissés d’ailleurs de termes grecs propres à la langue des Néoplatoniciens, on croit lire une traduction littérale plutôt qu’une œuvre originale. Au reste, Victorinus indique lui-même qu’il a fait des emprunts aux philosophes.

« Dieu est la cause de toutes les essences ; par conséquent, il est toutes choses. Il est donc la vie et l’intelligence considérées comme produisant toujours intérieurement ce qu’on nomme être, c’est-à-dire vivre[11]. Ainsi, pour Dieu, vivre, c’est être. Donc, être un et être tout-puissant, c’est, pour Dieu, être toutes choses. Mais si Dieu se produit intérieurement lui-même, ou plutôt s’il se produit par la vie et l’intelligence, comment ces choses [la vie et l’intelligence] ont-elles pu se manifester au dehors ? Qu’est-ce qu’être dedans et qu’être dehors pour le Verbe ? Des philosophes et des hommes versés dans la connaissance de l’Écriture sainte ont examiné ce que sont ces choses [la vie et l’intelligence] et où elles sont : ce qu’elles sont, pour que nous expliquions comment elles existent ; où elles sont, pour que nous expliquions si elles existent en Dieu ou bien en dehors de lui et dans les autres êtres, ou bien en lui et partout[12]. Nous avons exposé ces choses dans d’autres livres d’une manière suivie et complète[13]. Nous allons maintenant les résumer brièvement.

Avant l’Être et avant le Verbe est cette puissance d’exister qu’on exprime par esse (être), en grec τὸ εἶναι, etc.[14] » (Adversus Arium, I, p. 285)[15]. »

Voici maintenant la traduction du morceau de Victorinus que le P. Thomassin, ainsi qu’on l’a vu ci-dessus (p. 555), cite comme contenant des idées empruntées à la doctrine néoplatonicienne sur l’unité et l’incompréhensibilité de Dieu, et qui se rapporte par conséquent aux livres VIII et IX de l’Ennéade III.

Avant toutes les choses qui existent véritablement a existé l’Un, ou l’Unité, ou l’Un absolu, avant qu’il y eût en lui l’être un. Il faut en effet appeler l’Un, et concevoir comme tel, ce qui n’implique aucune différence, l’Un seul, simple, antérieur à toute essence, à toute entité, et surtout à toutes les choses inférieures, à l’être même, l’Un préexistant à l’être, par conséquent à toute essence, à toute entité, à toute existence, à tout ce qui est supérieur même ; l’Un sans essence, sans existence, sans intelligence. Car l’Un est au-dessus de tout : il est infini, invisible, incompréhensible universellement et pour les choses qui sont en lui, et pour celles qui sont après lui, et pour celles qui procèdent de lui. Il n’est compréhensible que pour lui-même ; il est défini par son existence même. Il n’est pas un acte, en sorte que l’existence et la connaissance de lui-même ne sont pas en lui autre chose que lui-même. Il est indivisible sous tous les rapports ; il est sans figure, sans qualité, sans couleur, sans espèce, sans forme d’aucun genre, quoiqu’il soit la forme par laquelle sont formées toutes les essences universelles et particulières. Il est la cause première de tous les principes, le principe de toutes les intelligences, l’Intelligence transcendante de toutes les puissances, la force plus puissante que le mouvement, plus stable que le repos : car il est repos par un mouvement ineffable, et mouvement transcendant par un repos également ineffable. » (Adv. Arium, I, p. 267-268.)

Dans les lignes qui précèdent, Victorinus se borne à développer ce que Plotin avait déjà dit sur ce point :

« Si vous contemplez l’Unité des choses qui existent véritablement, c’est-à-dire leur principe, leur source, leur puissance productrice, pouvez-vous douter de sa réalité et croire que ce principe n’est rien ? Sans doute ce principe n’est aucune des choses dont il est le principe : il est tel qu’on ne saurait en affirmer rien, ni l’être, ni l’essence, ni la vie, parce qu’il est supérieur à tout cela. » (Enn. III, liv. VIII, § 9, p. 234.)

Les dernières lignes de Victorinus rappellent ce que Plotin dit sur l’Un supérieur au repos et au mouvement, par conséquent à la pensée :

Le Premier est la puissance du mouvement et du repos ; aussi est-il supérieur à ces deux choses. Le second principe se rapporte au Premier par son mouvement et par son repos : il est l’Intelligence, parce que, différant du Premier, il dirige vers lui sa pensée, tandis que le Premier ne pense pas. Le principe pensant est double parce qu’il comprend la chose pensante et la chose pensée] ; il se pense lui-même, et, par cela même, il est défectueux, parce que son bien consiste à penser, non à subsister (οὐϰ ἐν τῇ ὑποστάσει). » (Enn. III, liv. IX, no 7, p. 245.)

Citons encore le passage suivant de Victorinus :

« Quelques-uns ont dit que Dieu est un et tout, et n’est pas un[16]. Affirmer que Dieu est un et tout et n’est pas un (car il est le principe de tout), c’est déclarer que Dieu est le père et le principe de toutes choses. Par cela même que Dieu n’est pas un, il est d’autant mieux toutes choses, parce qu’il est la cause et le principe de tout, et qu’il est toutes choses en toutes choses… Quand on dit que toutes choses sont dans l’Un, ou que l’Un est toutes choses[17] ; quand on dit que l’Un est toutes choses et en même temps n’est pas un, n’est pas toutes choses : alors Dieu devient infini, inconnu, incompréhensible, inconcevable, il devient véritablement ἀοριστία, (c’est-à-dire infinité, indétermination[18]. En effet, il devient l’être de tout, la vie de tout, l’intelligence de tout ; il est ainsi un, de telle sorte que sa conception n’admet aucune différence. Mais, d’un autre côté, il n’est pas un, sous ce rapport qu’il est le principe de toutes choses, par conséquent, le principe de l’unité même. Par là nous sommes forcés de dire de Dieu que son être, sa vie, son intelligence, sont incompréhensibles ; et non-seulement que son être, sa vie, son intelligence, sont incompréhensibles, mais encore que ces choses paraissent ne pas exister en lui, parce qu’il est supérieur à tout. Il s’ensuit qu’on l’appelle ἀνύπαρϰτος, ἀνούσιος, ἄζων, c’est-à-dire sans existence, sans essence, sans vie, non par στέρησις, c’est-à-dire par privation, mais dans un sens transcendant[19]. Car toutes les choses que le langage peut nommer sont au-dessous de lui. De là vient qu’il n’est pas ὄν (être), mais πρὸ ὄν (antérieur à l’être)[20]. » (Adv. Arium, IV, p. 286.)

  1. Nous abrégeons la citation parce que nous donnons la traduction complète de ce morceau ci-après, p. 563.
  2. Saint Augustin ajoute quelques lignes plus bas que Victorinus avait approfondi l’étude de la philosophie : philosophorum multa leqerat et difudicaverat et dilucidaverat. Boëce porte le même jugement sur cet auteur : Victorinus orator sui temporis ferme doctissimus.
  3. Saint Augustin raconte tout au long dans le même chapitre de ses Confessions la conversion de Victorinus.
  4. Cette idée se trouve exprimée dans beaucoup de passages de Plotin, notamment Voy. Enn. II, liv. IX, § 2 ; t. I, p. 262. Mais les détails que saint Augustin ajoute à sa citation se rapportent au § 11 du livre III de l’Ennéade IV (t. II, p. 288-289) : « L’Intelligence divine est le soleil qui brille là-haut. Considérons-la comme le modèle de la Raison [de l’univers]. Au-dessous de l’Intelligence est l’Âme, qui en dépend, qui subsiste par elle et avec elle…. Les êtres que nous appelons des dieux [c’est-à-dire les âmes unies à l’Âme universelle] méritent d’être regardés comme tels parce que jamais ils ne s’écartent des intelligibles, qu’ils sont suspendus à l’Âme universelle considérée dans son principe, au moment même où elle sort de l’Intelligence. »
  5. Victorinus a reproduit cette idée dans les vers suivants, où, attribuant l’être au Père et le mouvement au Fils, il dit que la génération du Fils n’implique qu’une idée d’ordre et de causalité :

    Esse enim prius est, sic moveri posterum ;
    Non quo tempus illi adsit, sed in divinis ordo virtus est.
    Esse nam præcedit motum, re prius, non tempore.

    (De Trinitate hymnus I.)

  6. Dans un autre endroit du même ouvrage (IV, p. 281), on lit encore : « Dieu a produit premièrement (si l’on peut dire que dans les œuvres de Dieu il y ait quelque chose de premier ; mais, pour parvenir à concevoir ce qu’elle étudie, l’intelligence humaine se représente, non-seulement comme engendrées, mais encore comme engendrées successivement et séparées sous le rapport du temps, des choses qui existent simultanément ou qui sont inséparables), Dieu, dis-je, a produit premièrement les essences des universaux, que Platon nomme idées, formes génératrices de toutes les formes qui existent dans les êtres, tels que l’entité (ὀντότης, la vitalité (ζωότης), l’intellectualité (νόησις), l’identité (ταυτότης), la différence (ἑτερότης). » La phrase qui est en italique reproduit presque textuellement ce que Plotin dit à propos des mythes dans le livre V de l’Ennéade III, p. 120-121.
  7. S. Augustin cite encore ce livre en désignant Plotin conjointement avec Porphyre par l’expression doctissimi homines. Voy. notre tome II, p. 305.
  8. Même observation pour ce livre, p. 546, note 6.
  9. Même observation pour ce livre, p. 588, note 7.
  10. Nous reviendrons sur ce rapprochement dans le volume suivant.
  11. Voy. le passage de l’Ennéade VI cité ci-dessus, p. 229, note 1.
  12. La fin de cette phrase rappelle le titre des livres IV et V de l’Ennéade VI : L’Être un et identique est partout présent tout entier.
  13. Hæc quidem nos in aliis libris exequenter pleneque tradidimus. »
  14. Plotin a dit ci-dessus (p. 247) que l’intelligence est inférieure à l’Un, parce que son bien consiste à penser, non à subsister.
  15. Dans l’édition que nous avons entre les mains, le texte de Victorinus contient des fautes typographiques assez nombreuses qui ajoutent encore à la barbarie et à l’obscurité du style de l’auteur.
  16. Voy. Porphyre, Principes de la théorie des intelligibles, § XL ; t. I, LXXXI.
  17. Voy. Plotin, Enn. III, liv. IX, no 4, p. 243.
  18. Voy. Enn. II, liv. IV, § 15 ; t. I, p. 220-221.
  19. Voy. le morceau du P. Thomassin que nous avons cité ci-dessus, p. 249, note I, et dans lequel ce savant théologien explique le véritable sens de cette doctrine.
  20. Voy. le passage d’Euloge que nous avons cité ci-dessus, p. 246, note 2.