Ennéades (trad. Bouillet)/IV/Livre 7

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Les Ennéades de Plotin,
Traduction de M. N. Bouillet
Ennéade IV, livre vii :
De l’Immortalité de l’âme | Notes



LIVRE SEPTIÈME.
DE L’IMMORTALITÉ DE L’ÂME[1].

I. Sommes-nous immortels ou mourons-nous tout entiers ? ou bien, des deux parties qui nous composent, l’une est-elle condamnée à se dissoudre et à périr, et l’autre, qui constitue notre personne même, subsiste-t-elle perpétuellement ? Voilà les questions que nous avons à résoudre ici par l’étude de notre nature.

L’homme n’est pas un être simple : il y a en lui une âme et un corps, qui est uni à cette âme, soit comme instrument, soit de quelque autre manière[2]. Voici comment il faut distinguer l’âme du corps et déterminer la nature et l’essence de chacun d’eux.

La nature du corps étant d’être composé, la raison fait comprendre qu’il ne peut durer perpétuellement, et les sens nous le montrent dissous, détruit, en proie à la corruption, parce que les éléments qui le composent retournent se joindre aux éléments de même nature, s’altèrent, se transforment, se détruisent les uns les autres surtout quand cette masse est abandonnée de l’âme, qui seule en tient les parties unies ensemble. Un corps, fût-il pris seul, n’est pas un ; il peut se décomposer en forme et en matière, principes nécessaires à la constitution de tous les corps, même de ceux qui sont simples[3]. D’ailleurs, étant étendus, les corps peuvent être coupés, divisés en parties infiniment petites et périr de cette manière[4]. Donc, si notre corps est une partie de nous-mêmes[5], nous ne sommes pas immortels tout entiers ; s’il n’est que l’instrument de notre âme, comme il ne lui est donné que pour un temps, il est encore périssable de sa nature.

Quant à l’âme, qui est la partie principale de l’homme et qui constitue l’homme même[6], elle doit être avec le corps dans le rapport de la forme avec la matière, ou d’un artisan avec son instrument[7]. Dans les deux cas, l’âme est l’homme même.

II. Quelle est donc la nature de l’âme ? Si elle est un corps, elle est décomposable, puisque tout corps est composé. Si elle n’est pas un corps, si elle à une autre nature, il faut examiner cette nature, soit de la même manière que nous avons examiné le corps, soit d’une autre façon.

I. l’âme n’est pas corporelle.

[1o Ni une molécule matérielle, ni une agrégation de molécules matérielles ne sauraient posséder la vie et l’intelligence.][8]

Considérons d’abord de quoi se composerait ce corps qu’on nomme âme. Comme toute âme possède nécessairement la vie, et que le corps qu’on regarde comme étant l’âme doit contenir au moins deux molécules, sinon un plus grand nombre, il faut ou qu’une seule d’entre elles possède la vie, ou que toutes la possèdent ou qu’aucune ne la possède. Si une molécule seule possède la vie, seule aussi elle sera l’âme[9]. De quelle nature sera donc cette molécule qu’on suppose posséder la vie par elle-même ? Sera-t-elle d’eau, d’air, de terre, ou de feu[10] ? Mais ce sont là des éléments inanimés par eux-mêmes, et qui, lors même qu’ils sont animés, n’ont qu’une vie empruntée. Il n’y a cependant pas d’autre espèce de corps. Ceux même qui ont admis d’autres éléments [que l’eau, l’air, la terre et le feu] les ont cependant regardés comme des corps, et non comme des âmes ; ils ne leur ont pas attribué la vie[11]. — Dira-t-on que la vie résulte de la réunion de molécules dont aucune cependant ne possède la vie par elle-même ? Ce serait faire une hypothèse absurde. — Dira-t-on enfin que chaque molécule possède la vie ? Alors, une seule suffit.

Ce qu’il y a de plus contraire à la raison, c’est d’avancer qu’une agrégation de molécules produit la vie, que des éléments sans intelligence engendrent l’intelligence. — Il faut, dira-t-on, que, pour produire la vie, ces éléments soient mêlés d’une certaine manière (οὐχ’ ὡποσοῦν ϰραθέντα). — Alors, il doit y avoir un principe qui produise l’ordre et soit la cause de la mixtion (ϰρᾶσις)[12], et ce principe seul mérite d’être regardé comme l’âme. Il n’existerait pas de corps simples, à plus forte raison de corps composés, s’il n’y avait une âme dans l’univers : car c’est la raison [séminale] qui, en s’ajoutant à la matière, produit le corps[13]. Or, d’où procède la raison, si ce n’est d’une âme ?

III. [2o Une agrégation d’atomes ne pourrait former un tout qui fût un et sympathique à lui-même.]

Soutiendra-t-on qu’il n’en est pas ainsi, que des atomes ou des indivisibles constituent l’âme par leur union[14] ? Pour réfuter cette erreur, il faut examiner en quoi consistent la sympathie (ou la communauté d’affection, ὁμοιοπαθεία)[15] et la juxtaposition (παράθεσις)[16]. D’un côté, une agrégation de molécules corporelles qui sont incapables d’être unies et qui ne sentent pas ne peut former un tout qui soit un et sympathique ; or l’âme est sympathique à elle-même. D’un autre côté, comment avec des atomes [qui seraient juxtaposés] constituer un corps, une étendue ?

[3o Tout corps est composé d’une matière et d’une forme, tandis que l’âme est une substance simple.]

Si l’on prend un corps simple, on ne prétendra pas sans doute que sa matière possède la vie par elle-même (car la matière n’a pas de qualité[17]) ; c’est donc sa forme qui lui donne la vie. Si la forme est une essence, l’âme ne sera pas à la fois la matière et la forme ; elle sera seulement ou la matière ou la forme. Elle ne sera donc pas le corps, puisque le corps n’est pas constitué par la matière seule, comme nous le démontrerons encore par l’analyse [si l’on nie cette vérité].

[4o L’âme n’est pas une simple manière d’être de la matière, parce que la matière ne saurait se donner elle-même une forme.]

Dira-t-on que cette forme n’est pas une essence, mais une simple manière d’être de la matière (πάθημα τῆς ὕλης[18]) ? D’où sont venues alors à la matière cette manière d’être et la vie qui l’anime ? Ce n’est certes pas la matière qui se donne elle-même une forme et une âme. Il faut donc que ce qui donne la vie à la matière ou à un corps quelconque soit un principe étranger et supérieur à la nature corporelle.

[5o Aucun corps ne subsisterait sans la puissance de l’Âme universelle.]

D’ailleurs, aucun corps ne subsisterait sans la puissance de l’Âme [universelle][19]. En effet, tout corps est dans un écoulement et un mouvement perpétuel[20], et le monde périrait bientôt s’il ne contenait que des corps, donnât-on à l’un d’eux le nom d’Âme : car cette Âme, étant composée de la même matière que les autres corps, éprouverait le même sort ; qu’eux ; ou plutôt, il n’y aurait pas même de corps, tout resterait à l’état d’une matière informe, puisqu’il n’y aurait pas de principe pour la façonner. Que dis-je ? il n’existerait même pas de matière, et l’univers s’abîmerait dans le néant, si le soin d’en tenir les parties unies ensemble était confié à un corps qui n’aurait de l’Âme que le nom, à de l’air par exemple, à un souffle sans cohésion[21], lequel n’est point un par lui-même. Tous les corps étant divisibles, si l’univers dépendait d’un corps, ne serait-il pas privé d’intelligence et abandonné au hasard ? Comment, en effet, y aurait-il de l’ordre dans un souffle qui a lui-même besoin que l’Âme lui donne de l’ordre ? Comment y aurait-il dans ce souffle une raison, une intelligence ? Dès que l’Âme existe, tous les éléments servent à constituer le corps du monde et celui de chaque animal, parce que toutes les forces diverses concourent ensemble à la fin du Tout ; ôtez l’Âme, il n’y a plus d’ordre, il n’existe même plus rien[22].

IV. [6o Si l’âme est autre chose que la simple matière, elle doit constituer une forme substantielle.]

Ceux qui admettent que l’âme est un corps sont, par la force même de la vérité, contraints de reconnaître qu’avant les corps et au-dessus d’eux il existe une forme propre à l’âme : car ils admettent l’existence d’un esprit intelligent, d’un feu intellectuel (πνεῦμα ἐννοῦν, πῦρ νοερόν)[23]. D’après eux, il semble qu’il ne peut y avoir dans l’ordre des êtres une nature supérieure sans esprit ni feu, et que l’âme ait besoin en quelque sorte d’un lieu où elle soit édifiée ; ce sont au contraire les corps seuls qui ont besoin d’être édifiés sur quelque chose, et dans le fait, ils sont édifiés sur les puissances de l’âme (ἐν ψυχῆς δυνάμεσι ἱδρύσθαι)[24]. Si l’on croit que l’âme et la vie ne sont qu’un esprit (πνεῦμα), pourquoi ajouter d’un certain caractère (τό πως ἔχον)[25], mot banal auquel on a recours quand on est forcé d’admettre une nature active supérieure à celle des corps ? Si tout esprit n’est pas une âme, puisqu’il y a des milliers d’esprits qui sont inanimés, si celui-là seul est une âme dans lequel on trouve un certain caractère, ce certain caractère et cette manière d’être (σχέσις) seront une-chose réelle ou ne seront rien. S’ils ne sont rien, il n’y aura de réel que l’esprit, et cette manière d’être dont on parle n’est qu’un mot ; par conséquent, dans ce système, rien n’existe véritablement que la matière : Dieu, l’âme et toutes les autres choses ne sont qu’un mot ; le corps seul subsiste réellement. Si, au contraire, cette manière d’être est quelque chose de réel, si elle est autre chose que le substratum ou la matière, si elle réside dans la matière sans être matérielle ni composée de matière, ce sera alors une nature autre que le corps, une raison[26].

[7o Le corps exerce une action uniforme, tandis que l’âme exerce une action très-diverse.]

L’impossibilité qu’il y a que l’âme soit un corps se démontre encore par les considérations suivantes. Un corps est chaud ou froid, dur ou mou, liquide ou solide, noir ou blanc, enfin possède des qualités qui diffèrent selon sa nature. S’il est seulement chaud ou froid, léger ou lourd, blanc ou noir, il communique son unique qualité à ce qui l’approche : car le feu ne saurait refroidir, ni la glace échauffer. Cependant, l’âme produit non-seulement des effets différents dans des animaux différents, mais encore des effets contraires dans le même être : elle rend certaines choses solides, denses, noires, légères, et certaines autres liquides, rares, blanches, pesantes. Elle ne devrait produire qu’un seul effet selon la différente qualité du corps et selon sa couleur ; cependant, elle exerce une action très-diverse.

V. [8o Le corps n’a qu’une seule manière de se mouvoir, tandis que l’âme a des mouvements différents.]

Si l’âme est un corps, comment se fait-il qu’elle ait des mouvements différents au lieu d’un seul, puisqu’un corps n’a qu’une seule manière de se mouvoir ? Expliquera-t-on ces mouvements par des déterminations volontaires et par des raisons [séminales] ? Fort bien. Mais ni la détermination volontaire, ni ces raisons, qui diffèrent entre elles, ne peuvent appartenir à un corps un et simple ; un tel corps ne participe à telle ou, telle raison que par le principe qui l’a rendu chaud ou froid.

9o L’âme, étant toujours identique, ne peut, comme le fait le corps, perdre des parties ni s’en adjoindre.]

D’où le corps pourrait-il tenir la faculté de faire croître les organes dans un temps déterminé et dans des proportions fixes ? Sa fonction est de croître, non de faire croître, à moins qu’on ne comprenne dans sa masse matérielle le principe de la croissance. Si l’âme qui fait croître le corps était elle-même un corps, elle devrait, en s’unissant à des molécules de même nature qu’elle, prendre une croissance proportionnée à celle des organes. Dans ce cas, les molécules qui viendront s’ajouter à l’âme seront animées ou inanimées : si elles sont animées, comment le seront-elles devenues, de qui ont-elles reçu ce caractère ? Si elles ne le sont pas, comment le deviendront-elles, comment pourra s’établir l’accord entre elles et la première âme ? Comment ne formeront-elles avec elle qu’une seule unité et s’accorderont-elles avec elle ? Ne constitueront-elles pas une âme qui restera étrangère à la première, qui n’en possédera pas les connaissances ? Cette agrégation de molécules qu’on nomme ainsi âme ressemblera à l’agrégation de molécules qui forme notre corps. Elle perdra des parties, elle s’en adjoindra de nouvelles ; elle ne sera pas identique[27]. Mais alors comment nous souvenir, comment connaître nos facultés propres, si nous n’avons pas une âme identique ?

[10° L’âme, étant une et simple, est tout entière partout et a des parties dont chacune est identique au tout ; il n’en est pas de même du corps.]

Si l’âme est un corps, tout corps étant divisible de sa nature, elle aura des parties qui ne seront pas identiques au tout. Si donc l’âme a une grandeur déterminée dont elle ne puisse rien perdre sans cesser d’être une âme, en perdant de ses parties, elle changera de nature, comme cela arrive à toute quantité[28]. Si un corps, en perdant de sa grandeur, reste identique cependant sous le rapport de la qualité, il n’en devient pas moins autre qu’il n’était sous le rapport de la quantité, et il ne reste identique que sous le rapport de la qualité, qui diffère de la quantité. Que répondront ceux qui prétendent que l’âme est un corps ? Diront-ils que, dans le même corps, chaque partie possède la même qualité que l’âme totale et qu’il en est de même de la partie d’une partie ? Alors la quantité n’est plus essentielle à la nature de l’âme ; cependant on supposait d’abord que l’âme avait besoin de posséder une grandeur déterminée. De plus, l’âme est tout entière partout ; or, il est impossible qu’un corps soit tout entier en plusieurs lieux à la fois, qu’il ait des parties identiques au tout[29]. Refuse-t-on le nom d’âme à chaque partie ? on compose alors l’âme de parties inanimées. Enfin, si l’âme est une grandeur déterminée, elle ne peut ni augmenter ni diminuer sans cesser d’être une âme ; il arrive cependant que d’une seule conception et d’une seule semence naissent deux êtres ou même un plus grand nombre, comme on le voit dans certains animaux chez lesquels la semence se divise[30] : en ce cas, chaque partie est identique au tout. Ce fait ne démontre-t-il pas, pour peu qu’on l’étudie avec attention, que le principe où la partie est identique au tout est essentiellement supérieur à la quantité, n’a nécessairement aucune espèce de quantité. C’est à cette condition seule que l’âme peut demeurer identique quand le corps perd de sa quantité, parce qu’elle n’a besoin d’aucune masse, d’aucune quantité, que son essence est d’une tout autre nature. L’âme et les raisons [séminales] n’ont donc pas d’étendue.

VI. [11° Le corps ne saurait posséder ni la sensation, ni la pensée, ni la vertu.]

Si l’âme était un corps, elle ne posséderait ni la sensation, ni la pensée, ni la science, ni la vertu, ni aucune des perfections qui l’embellissent[31]. En voici la démonstration.

[Impossibilité pour le corps de sentir.]

Le sujet qui perçoit un objet sensible doit être lui-même un, et saisir cet objet dans sa totalité par une seule et même puissance. C’est ce qui arrive quand nous percevons par plusieurs organes plusieurs qualités d’un seul objet, ou que, par un seul organe, nous embrassons dans son ensemble un objet complexe, un visage par exemple : il n’y a pas un principe qui voie le nez, un autre qui voie les yeux ; c’est le même principe (ταὐτὸν) qui embrasse tout à la fois. Sans doute, une impression sensible nous vient par les yeux, une autre par les oreilles ; mais il faut qu’elles aboutissent toutes deux à un principe un (ἔν τι). Comment, en effet, prononcer sur la différence des impressions sensibles, si elles ne convergent toutes ensemble vers le même principe ? Ce principe est comme un centre, et les sensations particulières comme des lignes qui de la circonférence se dirigeraient vers ce centre. Ce principe central est essentiellement un. S’il était divisible et que les impressions sensibles se rendissent à deux points éloignés l’un de l’autre comme le sont les extrémités d’une même ligne, ou elles concourraient encore vers un seul et même point, vers le milieu par exemple, ou bien une partie sentirait une chose, une autre partie une autre chose ; ce serait absolument comme si, placés tous deux en présence d’un même objet, d’un visage, par exemple, je sentais telle chose et que vous sentissiez telle autre[32]. Il faut donc admettre que les sensations viennent aboutir à un même principe, comme les faits le démontrent : ainsi, les images visibles se resserrent dans la pupille ; sans cela comment verrions-nous par elle les plus grands objets[33] ? Donc, à plus forte raison, les sensations qui viennent aboutir au principe dirigeant (τὸ ἡγεμονοῦν)[34] doivent ressembler à des intuitions indivisibles et être perçues par un principe indivisible. Si celui-ci était étendu, il pourrait se diviser comme l’objet sensible : chacune de ses parties percevrait ainsi une des parties de l’objet sensible, et rien en nous ne saisirait l’objet dans sa totalité. Il faut donc que le sujet qui perçoit soit tout entier un ; sinon, comment se diviserait-il ? On ne saurait le faire en quelque sorte coïncider avec l’objet sensible (comme deux figures égales posées l’une sur l’autre), » parce que le principe dirigeant n’a pas une étendue égale à celle de l’objet sensible[35]. Comment donc opérera-t-on la division ? Veut-on qu’il y ait dans le sujet qui sent autant de parties qu’il y en a dans l’objet sensible ? Chaque partie de l’âme, sentira-t-elle à son tour par ses propres parties, ou bien les parties des parties ne sentiront-elles pas y Cela n’est pas admissible. Si, d’un autre côté, chaque partie sent l’objet tout entier, toute grandeur étant divisible à l’infini, il en résulte que, pour un même objet, il y aura une infinité de sensations dans chaque partie de l’âme, et à plus forte raison, une infinité d’images dans le principe qui nous dirige. [Or, il n’en est rien.]

En outre, si le principe qui sent était corporel, il ne pourrait sentir qu’autant que les objets extérieurs produiraient dans le sang ou dans l’air une empreinte semblable à celle qu’un cachet fait sur la cire[36]. S’ils imprimaient leur image dans des substances humides, comme on le suppose sans doute, ces empreintes se confondraient comme des images dans l’eau, et il n’y aurait pas de mémoire. Si ces empreintes persistaient, ou bien elles feraient obstacle à celles qui viendraient ensuite, et il n’y aurait plus de sensation ; ou bien elles seraient effacées par les nouvelles, et il n’y aurait plus de souvenir. Si donc l’âme est capable de se rappeler les sensations antérieures, d’en avoir de nouvelles, auxquelles les précédentes ne fassent pas obstacle, c’est qu’elle n’est pas corporelle.

VII. On peut faire les mêmes réflexions au sujet de la douleur et du sentiment qu’on en a. Quand on dit qu’un homme a mal au doigt, on reconnaît sans doute que le siége de la douleur est dans le doigt, et que le sentiment de la douleur est éprouvé par le principe dirigeant. Ainsi, quand une partie de l’esprit souffre, cette souffrance est sentie par le principe dirigeant et partagée par l’âme tout entière[37]. Comment expliquer cette sympathie ? par la ' transmission de proche en proche (διαδόσει), dira-t-on : l’impression sensible est éprouvée d’abord par la partie de l’esprit animal qui est dans le doigt, puis transmise à la partie voisine et ainsi de suite jusqu’à ce qu’elle parvienne au principe dirigeant. Nécessairement, si la douleur est sentie par la première partie qui l’éprouve, elle le sera aussi par la seconde à laquelle elle sera transmise, puis par la troisième, et ainsi de suite, en sorte qu’une seule douleur causera un nombre infini de sensations ; enfin, le principe dirigeant percevra toutes ces sensations et de plus sa propre sensation après toutes les autres. À dire vrai, chacune de ces sensations ne fera pas connaître la souffrance du doigt, mais la souffrance d’une des parties intermédiaires : la seconde sensation, par exemple, fera connaître la souffrance de la main ; la troisième, celle du bras, et ainsi de suite ; il y aura donc une infinité de sensations. Quant au principe dirigeant, il ne sentira pas la douleur du doigt, mais sa propre douleur ; il ne connaîtra que celle-là, et il ne s’inquiétera pas du reste, parce qu’il ignorera la douleur éprouvée par le doigt. Donc, il n’est pas possible que la sensation ait lieu par transmission de proche en proche, ni qu’une partie du corps connaisse la souffrance éprouvée par une autre partie : car le corps a de l’étendue, et, dans toute étendue, les parties sont étrangères les unes aux autres[38]. Par conséquent, le principe qui sent doit être partout identique à lui-même[39] ; or, de tous les êtres, le corps est la substance à laquelle cette identité peut le moins convenir.

VIII. [Impossibilité pour le corps de penser.]

[A[40]] L’âme ne saurait non plus penser si elle était un corps, de quelque sorte que ce fût. En voici la démonstration.

Pour l’âme, sentir, c’est percevoir les objets sensibles en se servant du corps[41] ; penser ne peut donc également consister à percevoir au moyen du corps[42] ; sinon, sentir et penser ne seraient qu’une seule et même chose. Ainsi, penser doit consister à percevoir sans le secours du corps[43] ; donc, à plus forte raison, le principe pensant doit n’être pas corporel. Puisque c’est la sensation qui saisit les objets sensibles, ce doit être de même la pensée (ou l’intellection, νόησις) qui saisit les objets intelligibles. Si on le nie, on admettra du moins que nous pensons certains intelligibles, que nous percevons des objets sans étendue. Comment une substance étendue penserait-elle ce qui n’a nulle étendue ? une substance divisible, l’indivisible ? Sera-ce par une partie indivisible ? Dans ce cas, le sujet pensant ne sera pas corporel : car il n’est pas besoin que le sujet soit tout entier en contact avec l’objet ; il suffit qu’il l’atteigne par une de ses parties[44]. Si donc on nous accorde comme reconnue cette vérité, que les pensées les plus élevées ont des objets tout à fait incorporels, il faut, pour les connaître, que le principe pensant soit ou devienne lui-même indépendant du corps[45]. Dira-t-on que la pensée a pour objet les formes inhérentes à la matière ? Alors, on est encore obligé d’avouer que ces formes ne peuvent être pensées que quand elles sont séparées de la matière par l’intelligence[46]. Ce n’est pas avec cette masse charnelle, ni en général avec la matière que l’homme opère l’abstraction du triangle, du cercle, de la ligne, du point. L’âme doit donc, pour y arriver, se séparer elle-même du corps, par conséquent n’être pas un corps[47].

[Impossibilité pour le corps de posséder la vertu.]

La Beauté, la Justice n’ont pas non plus d’étendue, je pense ; il doit en être de même de leur conception. Ces choses ne peuvent être saisies et gardées que par la partie indivisible de l’âme. Si celle-ci était corporelle, où existeraient les vertus, la prudence, la justice, le courage ? [B[48]] Ces vertus ne seraient plus qu’une certaine disposition de l’esprit ou du sang[49] : le courage et la tempérance, par exemple, seraient l’une une certaine irritabilité, l’autre un heureux tempérament de l’esprit ; la beauté consisterait dans l’agréable forme des contours[50], qui fait nommer élégantes et belles les personnes chez lesquelles on la voit. Dans cette hypothèse, on conçoit que l’esprit puisse avoir dans ses formes de la vigueur et de la beauté. Mais quel besoin a-t-il de la tempérance ? Il semble au contraire qu’il doive chercher à être agréablement affecté par les choses qu’il touche et qu’il embrasse, à jouir d’une chaleur modérée, d’une douce fraîcheur, à n’être en contact qu’avec des objets doux, tendres, et polis. Que lui importe d’accorder à chacun ce qui lui est dû ?

Les notions de la vertu et les autres choses intelligibles que l’âme pense sont-elles éternelles, ou bien la vertu, par exemple, naît-elle et périra-t-elle ? Mais, s’il en est ainsi, par quel être et comment serait-elle formée ? La même question reste toujours à résoudre. Les choses intelligibles doivent donc être éternelles, immuables, comme les notions géométriques, par conséquent n’être pas corporelles. Enfin, le sujet en qui elles subsistent doit être de la même nature qu’elles, par conséquent n’être pas non plus un corps : car la nature du corps n’est pas de rester immuable, mais d’être dans un écoulement perpétuel.

[12° Les corps n’agissent que par des puissances incorporelles.]

Il est des hommes qui, voyant le corps produire certains effets, échauffer ou refroidir, pousser ou arrêter, établissent l’âme dans le corps, pour l’édifier en quelque sorte en un lieu où elle agisse[51]. C’est qu’ils ignorent, d’abord, que les

corps ne produisent ces effets que par des puissances incorporelles, ensuite, que ce ne sont pas là les puissances que nous attribuons à l’âme, mais la pensée, la sensation, le raisonnement, le désir, le pouvoir d’agir avec convenance et sagesse, toutes choses qui ne peuvent appartenir à une substance corporelle. Il en résulte que les hommes dont nous parlons attribuent aux corps toutes les facultés des essences incorporelles et ne laissent rien à celles-ci.

Que les corps ne produisent leur action que par des facultés incorporelles, en voici la preuve. La quantité et la qualité sont deux choses différentes : tout corps a une quantité, mais n’a pas toujours une qualité[52], comme c’est le cas de la matière[53]. Si vous l’admettez, vous êtes forcés d’admettre aussi que la qualité, étant une chose différente de la quantité, est par conséquent différente du corps. Comment, n’étant pas une quantité, la qualité pourrait-elle être un corps, puisque tout corps a une quantité ? D’ailleurs, comme nous l’avons déjà dit plus haut [§ 5], tout corps, toute masse s’altère par la division ; cependant. quand on coupe un corps en morceaux, chaque partie conserve la qualité tout entière sans qu’elle subisse d’altération : chaque molécule du miel, par exemple, possède à un aussi haut degré la qualité de la douceur que toutes les molécules prises ensemble ; de là résulte que la douceur n’est pas corporelle, et il en est de même des autres qualités. Ensuite, si les puissances actives étaient corporelles, elles devraient avoir une masse matérielle proportionnée à leur force ou à leur faiblesse : or, il y a de grosses masses qui ont peu de force, de petites masses qui en ont beaucoup[54] ; cela montre assez que la puissance ne dépend pas de l’étendue, qu’elle doit être attribuée à une substance sans étendue. Enfin, vous dites que la matière est la même chose que le corps, qu’elle ne produit les différents êtres qu’en recevant différentes qualités[55] ; comment ne voyez-vous pas que les qualités ajoutées ainsi à la matière sont des raisons premières et immatérielles[56] ! N’objectez pas que quand l’esprit et le sang les abandonnent, les animaux cessent de vivre : car, si ces choses sont nécessaires à la vie, il y en a beaucoup d’autres qui le sont également, l’âme fût-elle présente[57]. D’ailleurs, ni l’esprit, ni le sang ne sont répandus dans toutes les parties du corps.

[13° L’âme pénètre le corps tout entier, tandis qu’un corps tout entier ne peut pénétrer un autre corps tout entier.]

Ensuite, si l’âme est corporelle et qu’elle pénètre tout le corps, elle formera avec lui un mixte[58] semblable aux autres corps [qui sont constitués par la mixtion de la matière et de la qualité[59]].

Or, comme nul des corps qui entrent dans une mixtion n’est en acte[60], l’âme, au lieu d’être en acte dans les corps, n’y serait plus qu’en puissance ; par conséquent, elle cesserait d’être âme, comme le doux cesse d’être doux quand il est mêlé à l’amer ; nous n’aurions donc plus d’âme. Si, quand un corps forme un mixte avec un autre corps, il le pénètre totalement, de telle sorte que chaque molécule renferme des parties égales des deux corps et que chaque corps soit répandu dans tout l’espace occupé par la masse de l’autre sans qu’il y ait augmentation de volume, il ne restera rien qui ne soit divisé[61]. En effet, la mixtion ne s’opère pas seulement entre les grosses parties (ce ne serait alors qu’une simple juxtaposition) ; il faut qu’un corps pénètre l’autre tout entier, fût-il plus petit (sans doute il est impossible que le plus petit soit l’égal du grand ; cependant, il doit, en le pénétrant, le diviser tout entier). Si la mixtion s’opère de cette manière dans chaque partie, et qu’il ne reste aucune partie de la masse qui ne soit divisée, il faut que le corps soit divisé en points, ce qui est impossible. En effet, si cette division est poussée à l’infini, puisque tout corps et toujours divisible, il faudra que les corps soient infinis non-seulement en puissance, mais encore en acte. Il est donc impossible qu’un corps tout entier en pénètre un autre tout entier. Or l’âme pénètre le corps tout entier. Elle est donc incorporelle[62].

[14° Si, comme le prétendent les Stoïciens, l’homme était d’abord une habitude (c’est-à-dire une certaine nature)[63] ; puis une âme, enfin une intelligence, le parfait naîtrait de l’imparfait, ce qui est impossible.]

Dire que la première nature de l’âme est d’être un esprit, que cet esprit n’est devenu âme qu’après avoir été exposé au froid et trempé en quelque sorte par son contact, parce que le froid l’a rendu plus subtil[64], c’est avancer une hypothèse absurde. Beaucoup d’animaux naissent dans des endroits chauds, et n’ont pas leur âme soumise à l’action du froid. Dans cette hypothèse, on fait dépendre la première nature de l’âme du concours des circonstances extérieures. On pose donc comme principe ce qui est moins parfait [l’âme], et l’on regarde même comme antérieure [à l’âme] une chose moins parfaite encore, qu’on appelle habitude (ἕξις)[65]. L’intelligence se trouve ainsi placée au dernier rang puisqu’elle est supposée naître de l’âme, tandis qu’il faudrait au contraire assigner le premier rang à l’intelligence, le second à l’âme, le troisième à la nature, et regarder ainsi toujours comme postérieur ce qui est moins parfait, suivant l’ordre naturel. Enfin, dans ce système, Dieu, par cela même qu’il possède l’intelligence, est postérieur, engendré, n’a qu’une intelligence adventive ; il en résulte qu’il n’y a ainsi ni âme, ni, intelligence, ni Dieu : car jamais ce qui est en puissance ne peut passer à l’état d’acte, s’il n’y a antérieurement un principe en acte. Qui fera, en effet, passer à l’état d’acte ce qui est en puissance, s’il n’y a rien d’antérieur à ce qui est en puissance ? Si ce qui est en puissance se fait passer soi-même à l’état d’acte (ce qui est absurde), il faudra que, pour passer à l’état d’acte, il contemple au moins une chose qui ne soit pas en puissance, mais en acte. Cependant, si l’on admet que ce qui est en puissance puisse toujours demeurer identique, il passera de lui-même à l’état d’acte, et il sera supérieur à l’être qui n’est qu’en puissance parce qu’il sera l’objet de l’aspiration d’un tel être. Il faut donc assigner le premier rang à l’être qui à une nature parfaite et incorporelle, qui est toujours en acte. Ainsi, l’intelligence et l’âme sont antérieures à la nature ; l’âme n’est donc pas un esprit ni par conséquent un corps. On pourrait encore donner, et on a donné en effet d’autres raisons pour démontrer que l’âme est incorporelle ; mais ce que nous avons dit suffit pleinement[66].

II. l’âme n’est pas l’harmonie ni l’entéléchie du corps.

[1o L’âme n’est pas l’harmonie du corps.]

Puisque l’âme n’est pas corporelle, il faut déterminer sa nature propre. Admettrons-nous qu’elle est une chose distincte du corps, mais dépendante de lui, une harmonie, par exemple ? Pythagore, en effet, ayant employé ce mot dans un sens particulier, on a cru ensuite que l’harmonie du corps était quelque chose de semblable à l’harmonie d’une lyre. Comme la tension produit dans les cordes une manière d’être (πάθημα) que l’on appelle harmonie, de même, les éléments contraires étant mélangés dans notre corps, telle mixtion (ἡ ποιὰ ϰρᾶσις) produit la vie et l’âme, qui n’est ainsi qu’une certaine manière d’être de cette mixtion (τὸ ἐπὶ τῇ ϰράσει πάθημα)[67].

Comme nous l’avons déjà dit précédemment [§ 3], cette hypothèse est inadmissible pour plusieurs raisons :

D’abord, l’âme est antérieure [au corps] et l’harmonie lui est postérieure. Ensuite, l’âme maîtrise le corps, le gouverne, lui résiste même souvent, ce qu’elle ne saurait faire si elle n’était qu’une simple harmonie. L’âme en effet est une essence, l’harmonie n’en est pas une : lorsque les principes corporels dont nous sommes composés sont mélangés dans de justes proportions, leur tempérament constitue la santé [mais non une essence, telle que l’âme]. D’ailleurs, chaque partie du corps étant mélangée d’une manière différente devrait former [une harmonie différente, par conséquent] une âme différente, en sorte qu’il y en aurait plusieurs. Enfin, ce qui est décisif, cette âme [qui consiste en une harmonie] présuppose une autre âme qui produise cette harmonie, comme une lyre a besoin d’un musicien qui imprime aux cordes des vibrations harmoniques, parce qu’il possède en lui-même la raison d’après laquelle il produit l’harmonie : car les cordes de la lyre ne vibrent pas d’elles-mêmes, et les éléments de notre corps ne peuvent se mettre eux-mêmes en harmonie. Cependant, dans cette hypothèse, on constitue les essences animées et pleines d’ordre avec des choses inanimées et sans ordre ; on veut enfin que ces essences pleines d’ordre doivent au hasard leur ordre et leur existence. Cela est impossible pour des parties aussi bien que pour un tout. L’âme n’est donc pas une harmonie.

[2o L’âme n’est pas l’entéléchie du corps.]

[C[68]] Examinons maintenant l’opinion de ceux qui appellent l’âme une entéléchie. Ils disent que, dans le composé, l’âme joue, à l’égard du corps qu’elle anime, le rôle de la forme à l’égard de la matière ; qu’elle n’est pas la forme de tout corps, ni du corps en tant qu’il est corps, mais du corps naturel, organisé, qui a la vie en puissance[69].

Si l’âme est avec le corps dans le même rapport que la forme de la statue avec le bronze, il en résulte qu’elle est divisée avec le corps, et qu’en coupant un membre on coupe avec lui une portion de l’âme. Dans cette doctrine, l’âme ne se sépare pas du corps pendant le sommeil, puisqu’elle doit être inhérente au corps dont elle est l’entéléchie, en sorte que le sommeil devient par là tout à fait inexplicable[70]. Si l’âme est une entéléchie, il n’y aura plus de lutte possible de la raison contre les passions. L’être humain tout entier n’éprouvera qu’un seul et même sentiment, sans jamais être en désaccord avec lui-même. Si l’âme est une entéléchie, il y aura peut-être encore des sensations, mais des sensations seulement ; les pensées pures seront impossibles. Aussi les Péripatéticiens eux-mêmes sont-ils obligés d’introduire [dans la nature humaine] une autre âme, savoir, l’intelligence pure (νοῦς), qu’ils font immortelle[71]. Il faut donc que l’âme raisonnable soit entéléchie autrement qu’ils ne l’entendent, si toutefois il convient de se servir encore de ce nom.

Quant à l’âme sensitive, qui conserve les formes des objets sensibles précédemment perçus, elle doit les conserver sans le corps. Sans cela, ces formes seraient en elle comme des figures et des images corporelles. Or, si ces formes étaient de cette manière dans l’âme sensitive, elles ne pourraient y être reçues autrement [qu’en qualité d’empreintes corporelles]. C’est pourquoi, si l’on admet la réalité de l’entéléchie, elle n’est pas inséparable du corps. La partie concupiscible elle-même, non pas celle qui nous fait sentir le besoin de boire et de manger, mais celle qui désire les choses indépendantes du corps, ne saurait davantage être une entéléchie inséparable[72].

Reste l’âme végétative. On pourrait supposer que celle-ci du moins est une entéléchie inséparable. Mais cela ne convient pas non plus à sa nature. Car, si le principe de toute plante est dans la racine, si c’est autour d’elle et par le bas que se produit la croissance[73], comme cela a lieu dans beaucoup de plantes, il est évident que l’âme végétative, abandonnant toutes les autres parties, s’est concentrée dans la racine seule ; elle n’était donc point répandue dans la plante entière comme une entéléchie inséparable. Ajoutez que cette âme, avant que la plante ne grandisse, est déjà contenue dans le petit corps [de la semence]. Si donc, après avoir vivifié une grande plante, l’âme végétative peut se resserrer dans un petit espace, si d’un petit espace elle peut se répandre dans la plante entière, qui empêche qu’elle ne soit entièrement séparable de la matière ?

Comment d’ailleurs, étant indivisible, l’entéléchie du corps divisible deviendrait-elle divisible comme lui ? En outre, la même âme passe du corps d’un animal dans le corps d’un autre animal. Comment l’âme du premier deviendrait-elle l’âme du second, si elle n’était que l’entéléchie d’un seul ? L’exemple des animaux qui se métamorphosent rend évidente cette impossibilité. L’âme n’est donc pas la simple forme d’un corps ; c’est une véritable essence (οὐσία)[74], qui ne doit pas l’existence à ce qu’elle est édifiée sur le corps, et qui existe, au contraire, avant de devenir l’âme de tel animal. Ce n’est donc pas le corps qui engendre l’âme[75].

III. l’âme est une essence incorporelle et immortelle.
Quelle est donc la nature de l’âme, si elle n’est ni un corps, ni la manière d’être d’un corps, et que cependant la force active, la puissance productrice (πρᾶξις, ποίησις) et les autres facultés résident en elle ou viennent d’elle ? À quel genre appartient donc cette essence qui a une existence indépendante des corps ? Évidemment, elle appartient au genre que nous appelons l’essence véritable. Il faut, en effet, ranger dans le genre de la génération et exclure du genre de l’essence véritable tout ce qui est corporel, qui naît et périt, qui n’existe jamais véritablement, qui ne doit son salut qu’à ce qu’il participe de l’être véritable, et cela en tant qu’il en participe.

IX. Il est absolument nécessaire qu’il y ait une nature différente des corps, possédant pleinement par elle-même l’être véritable, qui ne peut ni naître ni périr ; autrement, toutes choses s’évanouiraient sans retour, si jamais venait à périr l’être qui conserve les individus et l’univers, qui en fait le salut comme la beauté. L’âme, en effet, est le principe du mouvement[76] ; c’est elle qui le communique au reste ; quant à elle, elle se meut elle-même. Elle donne la vie au corps qu’elle anime ; mais seule elle possède la vie, sans être jamais sujette à la perdre, parce qu’elle la possède par elle-même. Tous les êtres, en effet, ne vivent pas d’une vie empruntée ; sinon, il faudrait remonter à l’infini de cause en cause. Il y a donc une nature premièrement vivante, nécessairement incorruptible et immortelle parce qu’elle est le principe de la vie pour tout le reste. C’est là qu’il faut édifier[77] tout ce qui est divin et bienheureux, qui vit et qui existe par soi-même, qui vit et qui existe au premier degré, qui est immuable dans son essence, qui ne peut ni naître ni périr. Comment, en effet, l’être naîtrait-il et périrait-il ? Si le. nom d’être lui convient réellement, il faut qu’il existe toujours, comme la blancheur n’est pas tantôt blanche, tantôt noire. Si la blancheur était l’être même, elle posséderait avec son essence [qui est d’être la blancheur] une existence éternelle ; mais, dans la réalité, elle n’est que la blancheur. Donc, le principe qui possède l’être par lui-même et au premier degré existera toujours. Or, cet être premier, éternel, ne doit pas être une chose morte comme une pierre, un morceau de bois. Il doit vivre, et vivre d’une vie pure, tant qu’il demeure en lui-même. Si quelque chose de lui se mêle à ce qui est inférieur, cette partie rencontre des obstacles dans son aspiration au bien, mais elle ne perd pas sa nature, et elle reprend son ancienne condition quand elle retourne à ce qui lui est propre[78].

X. L’âme a de l’affinité avec la nature divine et éternelle : cela est évident, puisque, comme nous l’avons démontré, elle n’est pas un corps, elle n’a ni figure ni couleur, et qu’elle est impalpable. On en peut encore donner les preuves suivantes.

C’est une chose admise que tout ce qui est divin et qui possède l’existence véritable jouit d’une vie heureuse et sage : considérons d’après ce principe la nature de notre âme. Prenons une âme, non une âme qui soit dans un corps, qui éprouve les mouvements irrationnels de la Concupiscence et de la Colère et les autres affections nées du corps, mais une âme qui ait éloigné d’elle tout cela, qui n’ait, autant que possible, aucun commerce avec le corps : elle nous montre que les vices sont choses étrangères à l’essence de l’âme et lui viennent d’ailleurs, qu’étant purifiée elle possède en propre les plus éminentes qualités, la sagesse et les autres vertus[79]. Si telle est l’âme quand elle rentre en elle-même, comment ne participerait-elle pas de cette nature que nous avons reconnue propre à tout ce qui est éternel et divin ? La sagesse et la véritable vertu, étant choses divines, ne sauraient résider dans une substance vile et mortelle[80] ; l’être qui les reçoit est nécessairement divin, puisqu’il participe des choses divines par l’affinité et la communauté d’essence qu’il a avec elles ; Quiconque de nous possède ainsi la sagesse et la vertu diffère peu des êtres supérieurs par son âme ; il ne leur est inférieur qu’en ce qu’il a un corps. Si tous les hommes, ou du moins si beaucoup d’entre eux avaient leur âme dans cette disposition, nul ne serait assez sceptique pour refuser de croire que l’âme est immortelle. Mais, comme maintenant on considère l’âme avec les vices qui la souillent, on ne conçoit pas qu’elle ait une essence divine et immortelle.

Or, quand on examine la nature d’un être, il faut toujours la contempler dans sa pureté, puisque les choses qui lui sont ajoutées empêchent de la bien connaître. Que l’on considère donc l’âme abstraction faite des choses étrangères, ou plutôt, que celui qui fait cette abstraction se considère lui-même en cet état : il ne doutera pas qu’il ne soit immortel quand il se verra dans le monde pur de l’intelligence : il verra son intelligence occupée, non à regarder quelque objet sensible et mortel, mais à penser l’éternel par une faculté également éternelle[81] ; il verra tous les êtres dans le monde intelligible et il se verra lui-même devenu intelligible, radieux, illuminé par la vérité émanée du Bien, qui répand sur tous les intelligibles la lumière de la vérité[82]. Il aura alors le droit de dire :

Adieu, je suis maintenant un dieu immortel[83].


Car il s’est élevé vers la divinité et il lui est devenu semblable. Comme la purification permet de connaître les choses qui sont les meilleures, alors s’éclaircissent les notions que nous avons en nous, et qui forment la véritable science[84]. En effet, ce n’est pas en parcourant les objets extérieurs que l’âme a l’intuition de la sagesse et de la vertu, c’est en rentrant en elle-même, en se pensant elle-même dans sa condition primitive : alors elle éclaircit et elle reconnaît en elle-même des images divines, souillées par la rouille du temps. De même, si un morceau d’or était animé et se dégageait de la terre dont il est enveloppé, après s’être d’abord ignoré parce qu’il ne voyait pas son éclat, il s’admirerait lui-même en se considérant dans sa pureté ; il trouverait qu’il n’avait nul besoin d’une beauté empruntée, et il se regarderait comme heureux de rester isolé de tout le reste[85].

XI. Quel homme sensé, après avoir considéré ainsi la nature de l’âme, pourrait encore douter de l’immortalité d’un principe qui ne tient la vie que de lui-même et qui ne peut la perdre ? Comment l’âme perdrait-elle la vie, puisqu’elle ne l’a pas empruntée d’ailleurs, qu’elle ne la possède pas comme le feu possède la chaleur ? (car, sans être un accident du feu, la chaleur est cependant un accident de sa matière ; aussi le feu périt-il.) Mais, dans l’âme, la vie n’est pas un accident qui vienne s’ajouter à un sujet matériel pour constituer l’âme. En effet, de deux choses l’une : ou la vie est une essence, et une essence de cette nature est vivante par elle-même ; alors, cette essence est l’âme que nous cherchons, et on ne peut lui refuser l’immortalité ; ou l’âme est composée, et il faut la décomposer jusqu’à ce qu’on arrive à quelque chose qui soit immortel et se meuve par soi-même ; alors un pareil principe ne saurait être soumis à la mort. Enfin, si l’on dit que la vie n’est qu’une modification accidentelle de la matière (πάθος ἐπαϰτὸν τῇ ὕλῃ), on est forcé de reconnaître que le principe qui a donné à la matière cette modification est immortel et incapable d’admettre rien de contraire à ce qu’il communique [c.-à-d. à la vie][86] ; or, il n’y a qu’une seule nature qui possède la vie en acte.

XII. Soutiendra-t-on que toute âme est périssable[87] ? Dans ce cas, tout devrait être détruit depuis longtemps. Dira-t-on que notre âme est mortelle, tandis que l’Âme universelle est immortelle ? Qu’on rende alors raison de cette différence. Chacune des deux est un principe de mouvement, vit par elle-même, saisit les mêmes objets par la même faculté, soit qu’elle pense les choses contenues dans le ciel ou supérieures au ciel, soit qu’elle considère l’essence de chaque être et qu’elle remonte jusqu’au premier principe. Puisque notre âme pense les essences absolues soit par les notions qu’elle en trouve en elle-même, soit par la réminiscence, évidemment elle est antérieure au corps ; possédant des connaissances éternelles, elle doit être elle-même éternelle. Tout ce qui se dissout, n’existant que par sa composition, peut naturellement se dissoudre de la même manière qu’il est composé. Mais l’âme est un acte un, simple, dont l’essence est la vie ; elle ne peut donc périr de cette manière. Périra-t-elle en se divisant en une foule de parties ? Mais, comme nous l’avons démontré, l’âme n’est ni une masse, ni une quantité. Périra-t-elle en s’altérant ? L’altération, en détruisant une chose, lui enlève sa forme et lui laisse sa matière ; c’est donc le propre d’un composé. Par conséquent, puisque l’âme ne peut périr d’aucune de ces façons, elle est impérissable.

XIII. Comment se fait-il que l’âme descende dans un corps[88], puisque les intelligibles sont séparés des choses sensibles ? — Tant que l’âme est une intelligence pure, impassible, qu’elle jouit d’une vie purement intellectuelle comme les autres êtres intelligibles, elle demeure parmi eux : car elle n’a ni appétit ni désir. Mais, la partie qui est inférieure à l’Intelligence et capable d’avoir des désirs suit leur impulsion, procède (πρόεισιν) et s’éloigne du monde intelligible. Désirant orner la matière sur le modèle des idées qu’elle a contemplées dans l’Intelligence, pressée de déployer sa condité et de mettre au jour les germes qu’elle porte en son sein[89], l’âme s’applique la produire et il créer, et, par suite de cette application, elle est en quelque sorte tendue vers les objets sensibles. D’abord, elle partage avec l’Âme universelle le soin d’administrer le monde entier, sans y entrer cependant ; puis, voulant en administrer seule une partie, elle se sépare de l’Âme universelle, et passe dans un corps. Mais, lors même qu’elle est présente au corps, l’âme ne se donne pas à lui tout entière, quelque chose d’elle en reste dehors : ainsi, son intelligence reste impassible[90].

L’âme est tantôt dans le corps, tantôt dehors. En effet, quand, écoutant son inclination, elle descend des choses qui occupent le premier rang [c’est-à-dire des choses intelligibles] à celles qui occupent le troisième [c’est-à-dire vers les choses d’ici-bas], elle procède (προελθοῦσα) par la vertu de l’acte de l’Intelligence, qui, restant en elle-même, embellit tout par le ministère de l’âme, et qui, étant elle-même immortelle, ordonne tout par une puissance immortelle : car l’Intelligence existe toujours par un acte continu[91].

XIV. Quant aux animaux inférieurs à l’homme, les âmes [raisonnables] qui ont poussé l’égarement jusqu’à descendre dans des corps de brutes sont cependant immortelles aussi[92]. S’il y a des âmes d’une autre espèce [que les âmes raisonnables], elles ne peuvent procéder que de la nature vivante [c’est-à-dire de l’Âme universelle[93]], et elles sont nécessairement des principes de vie pour tous les animaux. Il en est de même des âmes qui sont dans les végétaux[94]. En effet, toutes les âmes sont sorties du même principe [l’Âme universelle], toutes ont une vie propre, sont des essences indivisibles et incorporelles.

Si l’on dit qu’il faut que l’âme humaine se décompose parce qu’elle comprend trois parties[95], nous répondrons que, lorsque les âmes sortent d’ici-bas, celles qui sont purifiées quittent ce qui leur avait été ajouté dans la génération[96], que les autres s’en affranchissent avec le temps. Au reste, cette partie inférieure de l’âme elle-même ne périt pas ; elle existe aussi longtemps que le principe dont elle procède. En effet, rien de ce qui existe ne s’anéantit.

XV. Voilà ce que nous avions à dire sur ce sujet à ceux qui veulent une démonstration. Quant à ceux qui demandent le témoignage de la foi et des sens, il faut, pour les satisfaire, extraire de l’histoire les preuves nombreuses qu’elle fournit[97], citer les oracles rendus par les dieux qui ordonnent d’apaiser les âmes victimes d’une injustice et d’honorer les morts[98], d’après les rites observés par tous les hommes envers ceux qui ne sont plus[99] ; ce qui suppose que leurs âmes y sont sensibles. Beaucoup d’âmes qui ont vécu sur la terre ont, après être sorties de leur corps, continué d’accorder des bienfaits aux hommes[100]. En révélant l’avenir[101] et en rendant d’autres services, elles prouvent par elles-mêmes que les autres âmes n’ont pas dû non plus périr.


    intelligibilia percipienda conaretur avertere, et, in quantum posset, in tantum illa posset intueri, eaque visione melior et præstantior fieri. Nullo quippe modo forma, vel color, vel ipsa etiam corporis temperatio, quæ certa commixtio est earum quatuor naturarum quibus idem corpus subsistit, avertere se ab eo potest, in quo subjecto est inseparabiliter. Ad hæc, ea quæ intelligit animus, quum se avertit a corpore, non sunt profecto corporea, et tamen sunt, maximeque sunt : nam eodem modo semper se habent. Nam nihil absurdius esse potest quam ea esse quæ oculis videmus, ea non esse quæ intelligentia cernimus, quum dubitare dementis sit intelligentiam incomparabiliter oculis anteferri. Hæc autem quæ intelliguntur eodem modo semper sese habentia, quum ea intuetur animus, satis ostendit se illis esse conjunctum miro quodam eodemque incorporali modo, scilicet non localiter : namque, aut in illo sunt, aut ipse in illis. Et utrumlibet horum sit, aut in subjecto alterum in altero est, aut utrumque substantia est. Sed, si illud primum est, non est in subjecto corpore animus ut color et forma, quia vel ipse substantia est, vel alteri substantiæ, quæ corpus non est, in subjecto inest. Si autem hoc secundum verum est, non est in subjecto corpore tanquam color animus, quia substantia est. Temperatio autem corporis in subjecto corpore est tanquam color. Non est ergo temperatio corporis animus, sed vita est animus ; et se nulla res deserit : non igitur animus mori potest. (De Immortalitate animæ, 10.) Sur la nécessité où est l’intelligence de se séparer du corps pour concevoir les choses intelligibles, Voy. ci-dessus, p. 450, note 5 ; et sur l’identité de l’âme et de la vie, Voy. ci-après, p. 472, note 1.

  1. Pour les Remarques générales, Voy. les Éclaircissements sur ce livre à la fin du volume.
  2. Voy. ci-dessus, p. 306.
  3. Voy. t. I, p. 201-203.
  4. Voy. t. I, p. 244.
  5. Voy. t. I, p. 47.
  6. Voy. t. I, p. 44, 47.
  7. Voy. ci-dessus, p. 304-306.
  8. Pour plus de clarté, nous ajoutons entre [] le sommaire de chaque preuve.
  9. Ce passage est cité par le P. Thomassin, Dogmata theologica, t. I, p. 197.
  10. Ce que Plotin dit dans le § 2 paraît s’appliquer aux philosophes de l’école d’Ionie : « Selon Anaximène, Archélaüs, Diogène, l’âme est d’air, ἀερώδης ; selon Hippon, d’eau, ἐξ ὕδατος ; selon Héraclite, d’une nature lumineuse, φωτοειδής. (Stobée, Eclogœ physicœ, p. 797, éd. Heeren.) Voy. aussi Aristote, De l’Âme, I, 2.
  11. Plotin paraît faire ici allusion aux principes mathématiques des Pythagoriciens.
  12. Le mot ϰρᾶσις signifie mixtion (t. I, p. 243), tempérament. Il est possible que Plotin ait ici en vue non-seulement les philosophes ioniens, mais encore Hippocrate et Galien, selon lesquels l’âme est tel tempérament du corps, τοιάδε ϰρᾶσις τοῦ σώματος (Némésius, De la Nature de l’homme, ch. II). Voy. sur ce sujet le discours du médecin Éryximaque dans le Banquet de Platon. Voy. encore ci-après, dans l’Appendice, les fragments de Jamblique : De l’Âme, § 2.
  13. Voy. Enn. II, liv. VII, § 8 ; t. I, p. 949.
  14. Ici Plotin combat la doctrine de Leucippe, de Démocrite et d’Épicure : « Selon Leucippe, l’âme est de feu (ἐϰ πυρός) ; selon Démocrite, c’est un mélange igné (πυρῶδες σύγϰριμα) des principes qui ne peuvent être connus que par la raison [c’est-à-dire des atomes], qui ont une forme ronde et une nature ignée : d’où résulte que l’âme est un corps. Épicure a dit que l’âme est un mélange de quatre choses, d’un certain feu, d’un certain air, d’un certain esprit (ἐϰ ποιοῦ πυρώδους, ἐϰ ποιοῦ ἀερώδους, ἐϰ ποιοῦ πνευματιϰοῦ), et d’une quatrième chose sans nom (ἐϰ τετάρτον τινός ἀκατονομαστοῦ), qui était pour lui la puissance sensitive : l’esprit engendre en nous le mouvement ; l’air, le repos ; le feu, la chaleur sensible du corps ; et la quatrième chose sans nom, la sensation, puisque la sensation n’existe dans aucun des éléments. » (Stobée, Eclogœ physicœ, p. 797, éd. Héeren.)
  15. Pour Plotin, comme pour les Stoïciens, la communauté d’affection entre les parties diverses d’un même corps est le caractère distinctif de l’être vivant. Voy. t. I, p. 173.
  16. Voy. t. I, p. 243.
  17. Voy. t. I, p. 206.
  18. Voy. ci-après, § 8, p. 460.
  19. Cette démonstration est empruntée à Ammonius et à Numénius. Voy. t. I, p. XCIV, C.
  20. « Héraclite dit que tout passe, que rien ne subsiste, et, comparant au cours d’un fleuve les choses de ce monde : Jamais, dit-il, vous ne pourrez entrer deux fois dans le même fleuve. » (Platon, Cratyle ; t. XI, p. 54 de la trad. de M. Cousin.)
  21. « Animum autem alii [dixerunt] animam, ut fere nostri ; ipsum declarat nomen : nam et agere animam et efflare dicimus, et animosos, et bene animatos, et ex animi sententia ; ipse autem animus ab anima dictus est. » (Cicéron, Tusculanes, I, 9.)
  22. Saint Augustin a reproduit le fond de cette argumentation : « Si, quod vere dicitur, factum est corpus, aliquo faciente factum est, nec eo inferiore : neque enim esset potens ad dandum ei quod faceret, quidquid illud est, quod est id quod faciebat. Sed ne pari quidem : oportet enim facientem melius aliquid adhibere ad faciendum, quam est id quod facit. Nam de gignente non absurde dicitur hoc eum esse quod est illud quod ab eo gignitur. Universum igitur corpus ab aliqua vi et natura potmtiore atque meliore factum est, non utique corporea : nam si corpus a corpore factum est, non potuit universum fieri ; verissimum est enim quod in exordio ratiocinationis hujus posuimus, nullam rem a se posse fieri. Hœc autem vis et natura incorporea effectrix corporis universi prœsente potentia tenet universum : non enim fecit atque discessit, effectumque deseruit. Ea quippe substantiva quæ corpus non est, neque, ut ita dicam, localiter movetur, ut ab ea substantia quæ locum obtinet separari queat, et illa effectoria vis vacare non potest, quin id quod ab ea factum est tueatur, et specie carere non sinat, qua est in quantumcunque est. Quod enim per se non est, si destituatur ab eo per quod est, protecto non erit : et non possumus dieere id accepisse corpus quum iactum est ut seipso jam contentum esse posset, etiamsi a Conditore desereretur. » (De Immmortalitate animœ, 8.)
  23. Plotin combat ici les Stoïciens qui professaient la même doctrine qu’Héraclite sur la nature de l’âme : « Selon les Stoïciens, l’âme est un esprit intelligent et chaud, πνεῦμα νοερὸν, θερμόν (Stobée, Eclogœ physicœ, p. 797, éd. Heeren). » Cicéron dit aussi, dans son traité De Natura deorum (III, 14) : « Omnia vestri, Balbe, solent ad igneam vim referre, Heraclitum, ut opinor, sequentes. »
  24. Voy. t. I, p. 360, note 3.
  25. Plotin dit ailleurs que, pour les Stoïciens, tous les êtres, Dieu même, ne sont que la matière modifiée, ὕλη πως ἔχουσα (t. I, p. 195-196). L’expression το πως ἔχον peut s’appliquer aussi à d’autres doctrines, notamment à celle de Dicéarque et d’Aristoxène (Voy. ci-après, p. 461, note 1).
  26. Sur le sens donné ici à ce mot, Voy. t. I, p. 240, note 2.
  27. Saint Augustin démontre d’une manière analogue que l’âme ne peut s’accroître ni diminuer matériellement : « Recte dicitur anima discendo quasi crescere, et contra minui dediscendo, sed translata verbo, ut supra ostendimus. Tamen illud cavendum est ne quasi spatium loci majus occupare videatur, dum dicitur crescere ; sed majorem quamdam vim peritior quam imperitior habere ad agentium, etc. » (De Quantitate animœ, 19.)
  28. Ce passage est cité par le P. Thomassin dans ses Dogmata theologica, t. I, p. 197.
  29. Saint Augustin a reproduit cet argument dans plusieurs de ses écrits. Voici comment il s’exprime à ce sujet dans sa Lettre CLXVI (De Origine animœ hominis, § 2) : « Si corpus non est, nisiquod per loci spatium aliqua longitudine, latitudine, altitudine ita sistitur vel movetur, ut majore sui parte majorem locum occupet et breviore breviorem, minusque sit in parte quam in toto, non est corpus anima. Per totum quippe corpus, quod animat, non locali diffusione, sed quadam vitali intentione porrigitur. Nam per omnes ejus particulas tota simul adest, nec minor in minoribus et in majoribus major, sed alicubi intentius, alicubi remissius, et in omnibus tota, et in singulis tota est. » Voy. encore ci-dessus, p. 255, note 2.
  30. Voy. Enn. V, liv. VII, § 3.
  31. Ce passage est cité par le P. Thomassin, dans ses Dogmata theologica. t. I, p. 197.
  32. Cette démonstration est empruntée à Aristote : « Chacun des sens s’applique à son sujet sensible, et chaque sens est dans l’organe en tant que cet organe est spécial… Mais puisque nous jugeons le blanc et le doux, et chacune des choses sensibles, par rapport à toutes les autres, comment sentons-nous aussi que les choses diffèrent ? Nécessairement, c’est par un sens, puisque ce sont des choses sensibles. Cela nous fait bien voir encore que la chair n’est pas l’organe extrême de la sensation : car alors il faudrait nécessairement que ce qui juge jugeait en touchant l’objet lui-même. Mais des sens séparés ne peuvent pas davantage juger que le doux est autre que le blanc. Loin de là, il faut que ces deux qualités apparaissent en toute évidence à un seul et unique sens. Ce serait absolument comme lorsque je sens telle chose et que vous sentez telle autre ; il est alors tout à fait clair que ces choses sont différentes l’une de l’autre. Mais il faut ici que ce soit un être unique qui dise qu’il y a différence, et qui dise que le doux est différent du blanc. Et c’est parce que le même être le dit que, de même qu’il le dit, il le pense et le sent. » (De l’Âme, III, 2 ; p. 269 de la trad. de M. Barthélemy-Saint-Hilaire.) Sur l’unité du principe sentant, Voy. encore ci-dessus, p. 269-270.
  33. « Quum autem oculi medium, quæ pupilla dicitur, nihil aliud sit quam quoddam punctum oculi, in quo tamen tanta vis est ut eo dimidium cœlum, cujus ineffabile spatium est, ex aliquo eminenti loco cerni collustrarique possit, non abhorret a vero animum carere omni corporea magnitude, quæ tribus illis differentiis consummatur, quamvis corporum magnitudines quaslibet imaginari queat. » (S. Augustin, De Quantitate animœ, 14.)
  34. Voy. ci-dessus, p. 258.
  35. Saint Augustin se sert du même argument pour prouver que l’âme n’a point d’étendue : « Cur ergo, quum tam parvo spatio sit anima quam corpus est ejus, tam magnæ in ea possunt exprimi imagines, ut et urbes, et latitude terrarum, et quæque alia ingentia apud se possit imaginari ? Volo enim cogites paulo diligentius quanta et quam multa memoria nostra contineat, quæ utique anima continentur. Quis ergo fundus est, quis sinus, quæ immensitas quæ possit hæc capere, quum eam tantam quantum corpus est superior ratio docuisse videatur, etc. ? » (De Quantitate animœ, 5.) Voy. aussi le traité De l’Âme et de son origine (IV, 27), traité que saint Augustin a composé pour réfuter un certain Vincentius Victor, qui soutenait, comme le faisaient les Stoïciens, que l’âme est un corps.
  36. Voy. ci-dessus, p. 424, note 2.
  37. Toute l’argumentation de Plotin roule sur la définition que les Stoïciens donnaient des sens : « Les sens sont des esprits tendus du principe dirigeant aux différents organes, πνεύματα ἀπὸ τοῦ ἡγεμονιϰοῦ ἐπι τὰ ὄργανα τεταμένα. » (Plutarque, De Placitis philosophorum, III, 8.) C’est à cette définition que se rattache l’idée de la transmission de proche en proche, διάδοσις, dont il a été déjà question ci-dessus, p. 258.
  38. La conclusion de Plotin est juste l’opposé de celle de Cléanthe : Cléanthe disait : L’incorporel ne partage pas les affections du corps (οὐδέν ἀσώματον συμπάσϰει τῷ σώματι), et réciproquement. Le corps seul partage les affections du corps. Or, l’âme partage les affections du corps lorsqu’il est malade ou blessé ; de même, le corps partage les affections de l’âme, car il rougit lorsqu’elle éprouve de la honte et il pâlit lorsqu’elle éprouve de la crainte ; l’âme est donc un corps. » (Némésius, De la Nature de l’homme, chap. II ; p.35 de la trad. de M. Thibault).
  39. Voici comment saint Augustin résume cette argumentation : « In omnibus [particulis corporis] et in singulis tota [anima] est. Neque enim aliter, quod in corpore etiam non toto sentit, tamen tota sentit. Nam, quum exiguo puncto in carne viva aliquid tangitur, quamvis locus ille non solum corporis totius non sit, sed vix in corpore videatur, animam tamen totem non latet ; neque id quod sentitur per corporis cuncta discurrit, sed ibi tantum sentitur ubi fit. Unde ergo ad totam mox pervenit quod non in toto fit, nisi quia et ibi tota est ubi fit, neque ut tota ibi sit, cetera deserit ? etc. » (S. Augustin, Lettre CLXVI, De Origine animœ hominis, § 2.) Voy. encore ci-dessus. p. 257, note 2.
  40. On ne trouve dans les traductions de Ficin et de Taylor que la partie du § 8 qui est désignée ici par la lettre A. Voy. les Éclaircissements sur ce livre à la fin du volume.
  41. τὸ αἰσθάνεσθαι ἐστι τῷ σώματι προσχοωμένοην τὴν ψυχὴν ἀντιλαμϐάνεσθαί τῶν αἰσθητῶν. Voy. ci-dessus. p. 364.
  42. τὸ διὰ σώματος ϰαταλαμϐάνειν. C’était l’expression employée par Zénon. Pour les Stoïciens, l’acte principal de l’intelligence était la vision compréhensive, φαντασία ϰαταληπτιϰή. Voy. M. Ravaisson, Du Stoïcisme (Mém. de l’Acad. des Inscriptions et Belles-Lettres. t. XXI, p. 32, 34.)
  43. τὸ νοεῖν ἐστι τὸ ἄνευ σώματος ἀντιλαμϐάνεσθαί. C’est une définition empruntée à Aristote. Voy. notre tome I, p. 344.
  44. Plotin se sert ici contre les Stoïciens de l’argumentation même d’Aristote contre Platon : « Si l’intelligence était une grandeur, comment penserait-elle ? Penserait-elle tout entière ou par une de ses parties ? Et ses parties auraient-elles de la grandeur ou seraient-elles réduites à un point, si toutefois on peut donner le nom de partie à un point ? Si elles sont réduites à être des points, comme les points sont infinis, il est évident que l’intelligence ne pourra jamais les parcourir ; et si elles ont de la grandeur, l’intelligence pensera la même chose fort souvent, ou plutôt un nombre infini de fois. Mais, pour penser, il semble qu’il suffise de toucher une seule fois. S’il suffit à l’intelligence, pour comprendre les choses, de les toucher par l’une de ses parties, à quoi bon alors la faire mouvoir en cercle, ou même lui donner absolument aucune grandeur ? » (De l’Âme, I, 3 ; p. 129 de la trad. de M. Barthélemy-Saint-Hilaire.)
  45. Voy. le passage d’Aristote cité dans le tome I, p. 346, et le fragment d’Ammonius traduit dans le tome I. p. XCVI. Saint Augustin oppose le même argument à Vincentius Victor : « Per hoc non habet [anima] ubi capiat imaginem Dei, manente in se ista imagine corporis ; nisi quemadmodum nummus, ut dixi, aliter ex inferiore, aliter ex parte superiore formetur. Ad ista te absurda, quando de anima cogitas, carnalis cogitatio corporum, velis nolisne, compellit. Sed Deus, ut etiam ipse rectissime confiteris, non est corpus : quomodo igitur capiat ejus imaginem corpus ? » (De Anima et ejus origine, IV, 14.)
  46. Voy. le passage d’Aristote cité dans le tome I, p. 345.
  47. Voy. saint Augustin (De Trinitate, X, 10) : « Sed quoniam de natura mentis agitur, removeamus a cogitatione nostra omnes notitias quæ capiuntur extrinsecus per sensus corporis, etc. » Voy. encore ci-après, p. 461, note 1.
  48. Tout le morceau qui est désigné par la lettre B, et qui commence à cette phrase : « Ces vertus ne seraient plus qu’une certaine disposition de l’esprit et du sang ; » jusqu’au morceau sur l’entéléchie, désigné par la lettre C, est tiré d’Eusèbe (Préparation évangélique, XV, 22) et se rattache parfaitement à ce qui précède. Quant au morceau sur entéléchie désigné par la lettre C, il est tiré d’un autre passage d’Eusèbe (ibid., XV. 10). C’est à la dernière ligne de ce morceau qu’appartiennent les mots σωζομένον ϰαθ’ ὅσον ἂν αὐτοῦ μεταλαμϐάνῃ, que Creuzer veut à tort placer à la fin du § 14. Voy., à la fin du volume, les Éclaircissements sur ce livre.
  49. πνεῦμά τι ἥ αἶμά τι et : « D’autres, comme Critias, ont soutenu que l’âme est du sang, supposant que le propre de l’âme est de sentir, et que nous n’avons la sensation que par la nature du sang. » (Aristote, De l’Âme, I, 2, p. 118 de la trad.) Empédocle professait la même opinion : « Empedocles animum esse censet cordi suffusum sanguinem. » (Cicéron, Tusculanes, I, 9.)
  50. εὐμορφία τις ἐν τύποις. C’est une allusion à la définition que les Stoïciens donnaient de la beauté. Voy. t. I, p. 99, note 1.
  51. οἶον ἐν δραστηρίω τόπῳ ἱδρύοντες αὐτήν. « Selon les Stoïciens, dit M. Ravaisson, le principe actif, la force ne saurait subsister sans la matière ; il lui faut un sujet où elle réside, dans lequel elle agisse et se meuve. » (Essai sur la Métaphysique d’Aristote, t. II, p. 138.) Quant au mot ἵδρυσθαι, on l’a déjà vu ci-dessus, p. 441.
  52. Il y a dans le texte ποσόν : il faut évidemment lire ποίον.
  53. Selon Plotin, la matière n’a ni qualité, ni quantité (t. I, p. 205-208). Mais, pour mieux combattre les Stoïciens, Plotin se place dans l’hypothèse qui sert de base à leur système. Or, selon ces philosophes, la matière est un corps sans qualité, ἄποιον σῶμα, mais possédant la grandeur, τὸ μέγεθος. Voy. t. I, p. 195-196.
  54. On trouve la même idée dans saint Augustin : « Ut enim membrorum magnitude ideo nihil affert argumenti cur animam adjuvet, quod multi exilioribus brevioribusque membris prudentiores inveniuntur quibusdam magna mole corporis præditis, etc. » (De Quantitate animœ, 17.)
  55. Selon les Stoïciens, auxquels Plotin s’adresse ici, il y a dans tout être deux principes, l’un passif, la matière, qui forme la substance, l’autre actif, la qualité, qui fait de la matière telle ou telle chose déterminée (t. I. p. CXXX, note 2). De là vient qu’ils disaient que tous les êtres, Dieu même, ne sont que la matière modifiée, ὕλη πως ἔχουσα (t. I, p. 195-196).
  56. Pour les Stoïciens la qualité est un corps, comme la matière elle-même.
  57. La même démonstration se trouve dans un passage de Nemésius qui peut servir de commentaire à celui-ci : « Quant à ceux qui pensent que l’âme est l’esprit ou le sang, il ne faut pas leur répondre comme certaines personnes qui pensent avoir trouvé une excellente objection, en disant : Donc, lorsqu’une portion du sang s’est écoulée, une portion de l’âme s’est écoulée aussi. C’est là un argument futile : car, pour les substances composées de parties semblables, la portion qui reste est comme le tout ; l’eau, en grande ou en petite quantité, est toujours de l’eau. De même, le sang qui reste, quelle que soit sa quantité, constitue encore l’âme, si l’âme n’est autre chose que le sang. Il vaut mieux dire ceci : Si l’âme est ce dont la perte entraîne la mort de l’animal, assurément la pituite et les deux sortes de bile constituent aussi l’âme : car la perte de ces choses entraîne la mort de l’animal. » (Némésius, De La Nature de l’homme, chap. II ; p. 32 de la trad. de M. Thibault.)
  58. Cette argumentation de Plotin contre la doctrine des Stoïciens sur la mixtion de l’âme et du corps est empruntée à Alexandre d’Aphrodisie. Voy. M. Ravaisson, Essai sur la Métaphysique d’Aristote, t. II, p. 296-299.
  59. La théorie générale des Stoïciens sur la mixtion est exposée dans le livre VII de l’Ennéade II. Voy. aussi t. I, p. CXXX, note 2.
  60. Voy. t. I, p. 244, note 1.
  61. Voy. t. I, p. 243-245.
  62. On trouve la même démonstration dans Némésius : « Voici le raisonnement de Chrysippe : La mort est la séparation de l’âme d’avec le corps ; mais une chose qui n’est pas corps ne se sépare pas d’avec le corps, puisqu’elle ne peut pas s’y joindre ; or, l’âme se joint au corps et elle s’en sépare ; l’âme est donc un corps. Il est vrai que la mort est la séparation de l’âme d’avec le corps ; mais en disant, en général, que ce qui n’est pas corps ne peut pas se joindre au corps, on commet une erreur, quoique cela soit vrai si l’on parle de l’âme. C’est faux, en général, puisque la ligne, qui n’est point un corps, est jointe au corps et peut en être abstraite ; il en est de même de la blancheur. Mais s’il s’agit de l’âme, cela est vrai, parce que l’âme n’est pas jointe au corps : car, si elle y est jointe, il est évident qu’elle lui est coétendue ; or, dans ce cas, elle n’est pas coétendue au corps tout entier, parce qu’il n’est pas possible qu’un corps soit coétendu à un autre corps tout entier (ἀδύνατον σῶμα σώματι ὅλον ὅλῳ παραϰεῖσθαι) ; ainsi, l’animal ne serait pas animé tout entier. S’il est animé tout entier, l’âme n’est pas jointe au corps, elle n’est pas elle-même un corps et elle se sépare du corps sans être elle-même un corps. » (De la Nature de l’homme, ch. II ; p. 86 de la trad. de M. Thibault.)
  63. Voy. t. I, p. 221, note 3.
  64. ἐν ψυχρῷ γενομένην ϰαὶ στομωθεῖσαν ψυχὴν γέγνεσθαι, λεπτοτέραν ἐν ψυχρῷ γενομένην. « Chrysippe pense que l’enfant est nourri dans le sein de sa mère par une nature (φύσις), comme une plante, mais qu’au moment où il naît, il change et devient un animal, parce que son esprit est refroidi et trempé par l’air ; de là vient que cet esprit a reçu avec raison le nom d’âme, ψυχή, à cause de son refroidissement, παρὰ τὴν ψύξιν. » (Plutarque, De Stoicorum repugnantib., p. 1052.) Il y a là un jeu de mots qu’on ne peut rendre en français : il roule sur l’étymologie du mot âme, que les Stoïciens dérivaient de ψῦχος, froid. Cette théorie a été aussi professée par quelques hérétiques, tels que Vincentius Victor, que saint Augustin cite en ces termes : « De hac enim [anima] loquebaris, quum diceres : « Et gelante substantia quæ comprehendi non poterat, efficeret corpus aliud intra corpus naturæ suæ vi et spiramine conglobatum, exindeque inciperet homo interior apparere, quem veluti in forma vaginæ corporalis inclusum ad similitudinem sui delineavit exterioris hominis habitudo. » Post hæc incipiens loqui de spiritu : « Hæc, inquis, anima, quæ ex flatu Dei haberet originem, sine sensu intimo atque intellectu intime esse non potuit, quod est spiritus. » Sicut ergo video, interiorem hominem vis esse animam ; intimum, spiritum ; tanquam et ipse interior sit animæ, sicut illa corpori. » (De Anima et ejus origine, IV, 14.)
  65. Selon les Stoïciens, l’homme est d’abord une plante dans le sein de sa mère ; il devient ensuite un animal au moment de sa naissance, enfin un homme à l’âge de raison ; par conséquent, l’esprit igné et intelligent qui nous donne la vie est d’abord habitude ou nature (t. I, p. 221, note 3) ; il devient ensuite âme, enfin intelligence ou raison. Dieu lui-même se transforme avec le monde. Selon Plotin, au contraire. si l’on considère Dieu, on voit que l’Âme universelle procède de l’Intelligence et que l’Intelligence procède du Bien (t. I, p. 118) ; si l’on considère l’homme, on voit qu’il possède toutes ses facultés des que son âme est unie à son corps, quoiqu’il ne les développe que successivement (t. I, p. 346).
  66. Le fond de cette argumentation est emprunté à Aristote : « Ici, une difficulté se présente. Tout être en acte a, ce semble, la puissance, tandis que ce qui à la puissance ne passe pas toujours à l’acte. L’antériorité appartiendrait donc à la puissance. Or, s’il en est ainsi, rien de ce qui est ne saurait exister : car ce qui a la puissance d’être peut n’être pas encore… Comment y aura-t-il donc mouvement, s’il n’y a pas de cause en acte ? Ce n’est pas la matière qui se mettra elle-même en mouvement ; ce qui l’y met, c’est l’art de l’ouvrier. etc. » (Métaphysique, liv. XII, 6 ; t. II, p. 217 de la trad. de MM. Pierron et Zévort.) Voy. aussi Enn. II, liv. V, § 3 ; t. I, p. 231.
  67. Plotin a déjà dit ci-dessus (§ 2, 3) que, selon certains philosophes, l’âme est une mixtion et une manière d’être de la matière. Il reproduit ici, en les résumant, les critiques dirigées contre cette opinion par Platon dans le Phédon (t. I, p. 250, 264-271 de la trad. de M. Cousin) et par Aristote dans le traité De l’âme (t. I, 4, p. 135-139 de la trad. de M. Barthélemy-Saint-Hilaire). Voici comment Platon formule l’opinion combattue ici par Plotin : « L’idée que nous nous faisons ordinairement de l’âme revient à peu près à celle-ci : que notre corps étant composé et tenu en équilibre par le chaud, le froid, le sec et l’humide, notre âme est le rapport de ces principes entre eux, et l’harmonie qui résulte de l’exactitude et de la justesse de leur combinaison. » Aristote s’exprime de même à ce sujet : « On dit que l’âme est une harmonie ; l’harmonie, ajoute-t-on, est un mélange et un composé de contraires, et le corps se compose aussi de contraires. » Il n’est pas facile de déterminer quels sont les auteurs combattus par Platon et par Aristote. En tout cas, d’opinion que l’âme est une harmonie a été professée par deux classes d’hommes, par des médecins, tels que Hippocrate et Galien, comme nous l’avons dit ci-dessus (p. 437, note 4), et par des philosophes, tels que Dicéarque et Aristoxène : L’âme, disait Dicéarque, est l’harmonie des quatre éléments, ἁρμονία τῶν τεσσάρων στοιϰείων, c’est-à-dire la mixtion et l’accord du chaud, du froid, du sec et de l’humide. » (Némésius, De la Nature de l’homme, ch. II.) Quant à Aristoxène, il comparait l’âme à l’harmonie de la lyre : « Aristoxenus musicus, idemque philosophus, ipsius corporis intentionem quamdam, vel, ut in cantu et fidibus, quæ harmonia dicitur, sic ex corporis totius natura et figura varios motus cieri, tanquam in cantu sonos. » (Cicéron, Tusculanes, I, 10.) Pour plus de détails, Voy. M. Ravaisson, Essai sur la Métaphysique d’Aristote, t. II, p. 32. Saint Augustin a développé de la manière suivante les objections que Plotin fait à cette théorie : Nisi forte vitam temperationem aliquam corporis, ut nonnulli opinati sunt, debemus credere. Quibus profecto nunquam hoc visum esset, si ea quæ vere sunt et incommutabilia permanent eodem animo a corporum consuetudine alienato atque purgato videre valuissent. Quis enim, bene se inspiciens, non expertus est tanto se aliquid intellexisse sincerius, quanto removere atque subducere intentionem mentis a corporis sensibus potuit ? Quod si temperatio corporis esset animus, non utique id posset accidere. Non enim ea res, quæ naturam propriam non haberet neque substantiva esset, sed in subjecto corpore tanquam color et forma inseparabiliter inesset, ullo modo se ab eodem corpore ad
  68. Tout le morceau sur l’entéléchie, désigné par la lettre C, est tiré de la Préparation évangélique d’Eusèbe (XV, 10). Voy. les Éclaircissements sur ce livre à la fin du volume.
  69. Pour la définition de l’entéléchie par Aristote, Voy. t. I, p. 357.
  70. Cet argument paraît emprunté à Ammonius. Voy. t. I, p. XCVI. Saint Augustin emploie le même argument : « Corporeos sensus somnus sopit et claudit quodam modo, ita sane ut tali mutationi corporis cedat anima cum voluptate, quia secundum naturam est talis commutatio quaæ reficit corpus a laboribus : non tamen hæc adimit animo vel sentiendi vim vel intelligendi, etc. » (De Immortalitate animœ, 14.)
  71. « On ne saurait ici encore rien affirmer de fort clair ni de l’intelligence, ni de la faculté de percevoir ; mais l’intelligence semble être un autre genre d’âme et le seul qui puisse être isolé du reste, comme l’éternel s’isoler du périssable. Quant aux autres parties de l’âme, les faits prouvent bien qu’elles ne sont pas séparables, comme on le soutient quelquefois. Mais, au point de vue de la raison, elles sont différentes évidemment : car c’est tout autre chose d’être sensible et d’être pensant, parce que sentir et juger sont choses très-différentes. Et de même pour chacune des facultés qu’on vient de nommer… Ce n’est point lorsque tantôt elle pense et tantôt elle ne pense pas, c’est seulement quand elle est séparée que l’intelligence est vraiment ce qu’elle est, et cette intelligence seule est immortelle et éternelle. » (Aristote, De l’Âme, II, 2 ; III, 5 ; p. 176, 304 de la trad. de M. Barthélemy-Saint-Hilaire.)
  72. Voy. le passage d’Aristote cité t. I, p. 369.
  73. « Ce qui fait que de toutes les plantes on peut dire qu’elles vivent, c’est qu’elles paraissent avoir en elles-mêmes une force et un principe dont elles firent leur accroissement et leur dépérissement en sens contraires. Car on ne saurait soutenir qu’elles croissent par en haut seulement et non par en bas ; elles se développent et se nourrissent également des deux manières et en tous sens, et elles continuent de vivre tout le temps qu’elles peuvent prendre de la nourriture. » (Aristote, De l’Âme, II, 2, p. 174 de la tr. fr.).
  74. οὐσία, que nous traduisons par essence, correspond ici à ce que la philosophie moderne appelle la substance. Mais pour Plotin, comme pour Platon, la substance se confond avec la matière.
  75. On peut rapprocher de cette régulation de la doctrine péripatéticienne les fragments de Porphyre dont on trouvera la traduction ci-après, p. 622.
  76. Voy. la démonstration que Platon donne de l’immortalité de l’âme dans le Phèdre (t. VI, p. 47 de la trad. de M. Cousin).
  77. Voy. ci-dessus, p. 453, note 2.
  78. Voy. Platon, Phédon, t. I, p. 299 de la trad. de M. Cousin ; Saint Augustin démontre par les mêmes raisons que l’âme ne devient pas corporelle par son union avec un corps : « Si quamvis locum occupant [corpori] animus non localiter jungitur, summis illis æternisque rationibus, quæ incommutabiliter manent nec utique loco continentur, prior afficitur anima quam corpus ; nec prior tantum, sed etiam magis. Tanto enim prior, quanto propinquior ; et eadem causa tanto etiam magis quanto etiam corpore melior ; nec ista propinquitas loco, sed naturæ ordine dicta sit. Hoc autem ordine intelligitur a summa essentia speciem corpori per animam tribui, qua est in quantumcunque est. Per animam ergo corpus subsistit, et eo ipso est quo animatur, sive universaliter, ut mundus, sive particulariter, ut unumquodque animal intra mundum. Quapropter consequens erat ut anima per animam corpus fieret, nec omnino aliter posset. Quod quia non fit, manente quippe anima in eo quo anima est, corpus per illam subsistit dantem speciem, non adimentem, commutari in corpus anima non potest, etc. » (De Immortalitate animœ, 15.)
  79. Voy. le passage de Platon (République, X, p. 611) cité et commenté par Plotin dans l’Enn. I, liv. I, § 12 (t. I, p. 49). Il a été commenté dans le même sens par Proclus : « La descente de l’âme dans le corps l’a séparée des essences divines par lesquelles elle était remplie d’intelligence, de puissance et de pureté ; elle l’a unie à la génération, à la nature et aux choses corporelles, par lesquelles elle est remplie d’oubli, d’erreur et d’ignorance. En effet, en descendant, l’âme a reçu de l’univers des vies multiples [la vie sensitive et la vie végétative] et des vêtements divers, qui l’attirent vers une constitution mortelle et lui voilent la vue des êtres véritables. Il faut donc élever directement l’âme qui séjourne ici-bas vers la nature vigilante [de l’intelligence], régler les facultés du second et du troisième rang qui lui sont attachées, comme le sont au dieu marin Glaucus les herbes et les coquillages qui le couvrent, réprimer les appétits qui la font sortir d’elle-même, lui rendre le souvenir des êtres véritables et de l’essence divine, de laquelle elle est descendue et à laquelle il faut rapporter toute notre vie. » (Commentaire sur l’Alcibiade, t. III, p. 75-76, édit. de M. Cousin.)
  80. Saint Augustin formule cet argument de la manière suivante : Si anima subjectum est in quo ratio inseparabiliter, ea necessitate quoque qua in subjecto esse monstratur, nec nisi viva anima esse potest anima, nec in ea ratio esse potest sine vita et immortalis est ratio, immortalis est anima, etc. » (De Immortalitate animœ, 5.) Voy. aussi les Soliloques, 13.
  81. Voy. la même idée développée dans l’Enn. I, liv. I, § 11 (t. I, p. 47-48). Proclus s’exprime sur ce sujet à peu près dans les mêmes termes : « L’intelligence est toujours active en nous et nous éclaire toujours par la lumière de la pensée, et avant que nous inclinions vers cette vie irrationnelle, et quand nous vivons dans les passions, et quand nos passions sont calmées ; mais nous n’en avons pas toujours conscience. Nous en avons conscience quand nous sommes purifiés du trouble de le génération et que nous sommes arrivés à une vie calme : alors l’intelligence se révèle à nous ; alors, sortant de son silence, elle communique avec nous et elle nous parle. » (Commentaire sur l’Alcibiade, t. II, p. 118, éd. de M. Cousin.)
  82. Voy. Enn. I, liv. VI, § 9 ; t. I, p. 112. Le P. Thomassin cite ce passage dans ses Dogmata theologica (t. I, p. 145), et l’apprécie en ces termes : « Audire mihi videor Augustinum prædicantem ut a summo Bono et Patre Deo generetur Verbum, veritas æterna, qua deinde collustrentur intelligibilia et vera omnia : quando quæcunque vera sunt veritate vera sunt, et quæcunque intelliguntur vera veritatis luce intelliguntur. »
  83. Plotin cite ici un des vers d’Empédocle conservés par Diogène Laërce (VIII, § 62) :

    ϰαίρετ’ · ἐγώ δ’ ὕμμιν θεὸς ἄμϐροτος, οὐϰέτι θνητὸς,
    πωλεῦμαι, μετὰ πᾶσι τετιμένος, ὥσπερ ἔοιϰεν,
    ταινέαις τε περίστεπτος στεφεσίν τε θαλείοις.

  84. On peut rapprocher de ce passage de Plotin un passage de Proclus où est développée la même idée : « Il faut appliquer l’âme à la contemplation après l’avoir délivrée de ses entraves. Nous avons naturellement en nous la connaissance de la vérité, mais nous n’y faisons pas attention parce que nous sommes distraits par les passions qui proviennent de la génération, par l’oubli, par l’opinion et l’imagination trompeuses, par les désirs déréglés. Une fois que nous en sommes délivrés, il nous reste à nous tourner vers nous-mêmes. » (Commentaire sur Alcibiade, t. III, p. 60, éd. de M. Cousin.) Proclus ajoute encore (p. 144) : « Le but de Platon dans ce dialogue est de nous ramener à la connaissance de nous-mêmes, de montrer que l’essence de notre âme consiste dans des formes et des raisons, qu’elle tire d’elle-même toutes les sciences, qu’elle reconnaît en elle-même toutes les formes divines et naturelles. Le P. Thomassin cite le passage de Plotin et fait à ce sujet les réflexions suivantes : « Hallucinatur hic Plotinus : nec enim ideo purgato mentis duntaxat oculo statim veritas intelligitur, quod scientiæ et disciplinæ jam ante in anima sint ; sed quia veritas intelligibilis, semper præsens et animæ semper intima, puro mentis oculo cerni potest, impuro et lippiente non potest. Sed, seposita illa reminiscentiæ absurda opinatione, et re tota huc quo Augustinus præit reflexa, pulcherrima sunt et mirificæ sapientiæ plena Plotini verba. » (Dogmata theologica, t. I, p. 145.) Sur la réminiscence, Voy. ci-dessus, p. 429, note 5.
  85. Voy. Enn. I, liv. VI, § 5 ; t. I p. 106.
  86. Plotin fait ici allusion à un passage de Platon : « L’âme n’admettra jamais ce qui est contraire à ce qu’elle apporte toujours avec elle [la vie]. L’âme est donc immortelle… Si ce qui n’est point susceptible de froid était nécessairement exempt de périr, lorsque quelque chose de froid approcherait du feu, il ne s’éteindrait pas, il ne périrait pas, mais il sortirait de là dans toute sa force. Il faut donc nécessairement dire aussi la même chose de ce qui est immortel, etc. » (Phédon, t. I, p. 297 de la trad. de M. Cousin.) Voici comment saint Augustin formule cet argument : « Quod si quisquam non eum interitum dicit formidandum animo, quo efficitur ut nihil sit quod aliquid fuit, sed eum quo dicimus ea mortua quæ vita carent, attendat quod nulla res se ipsa caret. Est autem animus vita quædam, unde omne quod animatum est, vivere, omne autem inanime quod animari potest, mortuum, id est vita privatum, intelligitur. Non ergo potest animus mori. Nam si carere poterit vita, non animus, sed inanimatum aliquid erit. Quod si absurdum est, multo minus hoc genus interitus timendum est animo, quod vitæ certe non est timendum. Nam prorsus si tunc moritur animus quum illum deserit vita illa, ipsa vita quæ hunc deserit multo melius intelligitur animus, ut jam non sit animus quidquid a vita deseritur, sed ea ipsa vita quæ deserit. Quidquid enim vita desertum mortuum dicitur, id ab anima desertum intelligitur ; hæc autem vita, quæ deserit ea quæ moriuntur, quia ipse est animus et se ipsam non deserit, non moritur animus. » (De Immortalitate animœ, 9.)
  87. C’était l’opinion des Stoïciens. Voy. Cicéron, Tusculanes, I, 32.
  88. Sur la descente de l’âme dans le corps, Voy. ci-après le livre VIII, § 5, p. 488.
  89. Ces expressions sont empruntées au Banquet de Platon (p. 206 ; t. VI, p. 312, 313 de la trad. de M. Cousin.)
  90. Voy. ci-après le livre VIII, § 8.
  91. Pour le sens de ce passage, Voy. ci-après le livre VIII, § 6-7.
  92. Sur la nature animale dans la bête, Voy. t. I, p. CXII, note 7 ; p. 377-380, 385-386.
  93. Voy. Porphyre, Principes de la théorie des intelligibles, § XXXIX, t. I, p. LXXX.
  94. Plotin, en accordant une âme aux plantes, se conforme à l’opinion de Platon et d’Aristote : « Le végétal vit et n’est pas autre chose qu’un animal ; mais il est fixé d’une manière immobile et enraciné dans la terre, parce qu’il est privé de la faculté de se mouvoir lui-même… » (Platon, Timée, p. 77 ; p. 207 de la trad. de M. H. Martin.) « Le principe qui est dans les plantes paraît bien aussi une sorte d’âme : car les animaux et les plantes n’ont de commun que cette seule âme. » (Aristote, De l’Âme, I, 5 ; p. 160 de la trad.)
  95. Voy. Porphyre, Des Facultés de l’âme, t. I, p. XCII.
  96. Ce qui est ajouté à l’âme raisonnable dans la génération, c’est l’âme irraisonnable qui en procède (t. I, p. 49, 324). Plotin dit ensuite que l’âme irraisonnable ne périt pas, parce qu’à la mort elle rentre dans le principe dont elle était émanée, c’est-à-dire qu’au lieu d’exister en acte elle n’existe plus qu’en puissance. Voy. ci-dessus le livre V, § 7, p. 423.
  97. C’est ce que fait Cicéron, par exemple, dans les Tusculanes, I, 12-16.
  98. Porphyre avait, dans ce but, composé un traité intitulé : Philosophie tirée des oracles, dont Eusèbe nous a conservé des fragments.
  99. Voy. Platon dans Diogène Laërce, III, § 83. De là, chez les Romains, ce qu’on appelait Jura Manium.
  100. Voy. Cicéron. Tusculanes, I, 12, 28.
  101. Voy. Cicéron, Tusculanes, I, 16, 37 ; De la Divination, I, 58.