Entre deux caresses/4

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PREMIÈRE PARTIE : SENTIMENT


Jeanne Mexme n’ignorait point où Raia rendait ses oracles. Elle en avait tant ouï parler !… Elle fut bientôt rue du Colisée et vit, à gauche d’une vaste porte, entre la plaque d’un médecin et celle d’un courtier en films, le triangle écarlate au centre duquel un R d’or étalait sa délinéation mystérieuse.

Deux minutes plus tard, Jeanne se trouvait introduite par une soubrette délurée, au teint pourtant bizarre et couleur de safran, dans un petit salon strictement carré. Au milieu était une table ronde, couverte de plans à l’aspect astronomique. Face à la fenêtre, un nègre de bois sculpté, grandeur nature, étalait son obscénité de fétiche. Aux murs, des tableaux de chiffres à colonnes, avec des pointages à l’encre rouge. Enfin un seul fauteuil, vissé, dans l’axe d’une ligne rouge tracée sur le parquet.

Jeanne, d’un regard, détailla ce mobilier qui n’avait rien d’ensorcelant. Elle s’assit enfin. Un malaise lui fut perceptible au sein de ses fibres les plus secrètes. Elle se releva et vint, par la fenêtre, regarder la rue étroite et les maisons d’en face. Du temps passa. Soudain, elle crut deviner une présence à son côté. Cela était si aigu que le cœur lui en sauta. Une horreur incompréhensible se dégageait du silence.

Une porte s’ouvrit. Un homme entra. Il saluait avec toute la grave humilité d’un Oriental, puis il dit d’une voix sans timbre :

— Madame, veuillez attendre, je vous en prie, quelques minutes. Madame Raia sera à vous dans peu d’instants.

Jeanne dévisagea l’inconnu avec curiosité. Il se tenait, les paupières baissées, très droit, avec sur les lèvres une expression de douleur.

— Voulez-vous, Madame, me dire, s’il vous agrée, le quantième de votre naissance ?

Jeanne dit, avec une légère ironie :

— Neuf avril.

L’homme vint à la table et mania les cercles de bois minces qui se superposaient en un plan arrondi à rebords de cuivre.

Il disposa tout selon un ordre à son gré.

— L’heure, Madame ?

— Une heure du matin.

Il modifia quelque chose, puis sembla attentivement lire dans la figure complexe que l’ensemble dessinait :

Enfin il dit, sans lever les yeux :

— 1898 n’est-ce pas ?

Jeanne sursauta. Pour masquer son trouble, elle répondit comme si le doute avait été impossible :

— Évidemment !

Le personnage alla au mur consulter un tableau. Il suivit une ligne de chiffres, et revint modifier quelque chose à la figure. Il parut alors calculer, puis médita un instant.

— Oui, dit-il enfin, vous avez failli mourir, à six ans, je crois, un accident. L’« Eau ! ».

Jeanne se raidit, comme si sous elle le plancher oscillait. Elle se souvint de sa chute dans un bassin, à cet âge même… Mais qui donc peut connaître cette histoire ?…

— L’« Eau », reprit l’homme, l’eau est dans votre famille une fascination héréditaire…

Il murmura des mots bizarres et des chiffres :

— 124 degrés… Trine… sextile… Maison parentale… 56… Neptune et le trident…

— Madame votre mère a été aussi victime de l’eau…

Jeanne tente de coordonner ses idées. Une stupeur la possède. Sa mère, lorsque le Titanic coula, était à bord et fut sauvée. Mais comment donc les choses sont-elles décelées à cet individu incolore et blême ?

Il reprend :

— Mariage… Amour… Finance… Dissentiments légers… aggravation. Oh !… Oh !… Départ… Et voici… voici… Non !… Il reviendra…

Il va encore au mur consulter un tableau, puis s’adresse à Jeanne :

— Madame, votre vie s’inscrit moins belle qu’au temps où l’on bâtissait le Parthénon. Tous les hommes subissent désormais un maléfice qui durera près de quatre mille ans…

Il arrête, puis reprend :

— Les plus beaux dons du destin ne sont aujourd’hui qu’un tourment fatidique. Et vous… vous…

Jeanne le dévisagea farouchement. Il avait levé les paupières et ses yeux brillaient d’une insoutenable lumière. Il continua avec majesté :

— L’eau vous désunira. Vous l’ignorez même, fascinée vous aussi par l’eau… Mais l’eau rapproche… Il est trop tard pour arrêter le malheur infailliblement pur… Qui donc croit encore qu’il faille implorer le fils de Rhée ?…

L’eau vous restituera une des faces du bonheur, Madame. Mais encore répandrez-vous également les deux sangs dont naquit Aphrodite…

Il leva la main en l’air :

— Tous les cercles se recoupent. Nul désir ne vaincra votre volonté. Mais le sang vaincra votre corps…


L’inconnu était disparu. Jeanne tentait de comprendre les paroles sibyllines. Elle suivait sans les interpréter les menaces étranges et obscures. Une sorte de vertige le pénétrait.


Une femme merveilleusement mince était apparue. On eut dit qu’elle se matérialisait dans l’air même. Jeanne, égarée, regarda le long du péplos rouge qui vêtait ce corps insexué. Appelée par un geste bref, elle suivit l’apparition et se trouva dans une pièce à cinq pans. Tout y était d’un blanc laiteux. Deux fauteuils s’y faisaient face. Au centre, une boule de cristal grosse comme une tête d’homme s’épanouissait au sommet d’une tige d’acier vrillée.

La fenêtre n’avait pas de rideaux, mais on eut cru qu’une buée légère couvrait les vitres.

Elle était devant Raia.

La devineresse regarda dix secondes sa cliente avec attention. Son regard avait la froideur sinistre de certains yeux de fauves. Enfin elle dit d’une voix harmonieuse et chaude :

— Je pense, Madame, que vous désirez savoir certaines choses sans avoir à m’exposer vos soucis. Est-ce vrai ?

Jeanne fit « oui » de la tête.

— Je vais vous faire répondre par l’avenir même. Non pas l’avenir total… Celui seulement qui saura le mieux vous dire les aboutissements…

Elle parlait avec sérénité et ses deux bras nus, pendant hors de la tunique écarlate, semblaient des serpents animés d’une vie sourde. Elle était absolument nue, sous cette soie molle et collante. On eut dit quelque statue égyptienne. Son visage portait aux coins de la bouche des plis de dégoût ou de mépris. L’œil avait pourtant une entière jeunesse. Le vert tendre des cornées donnait du relief à un iris mélangé d’orangeâtre et d’outremer. Elle semblait à la fois violente et lasse.

Alors elle tendit son bras droit. La main était d’une blancheur de plâtre. L’index et le médius s’unissaient comme pour une bénédiction. Au pouce scintillait une pierre flammée. Jeanne vit ce pouce venir au contact de son front puis s’éloigner. Une sorte de picotement douloureux se fit sentir à l’intérieur de son cerveau et elle ferma une seconde les yeux.

Lorsqu’elle les rouvrit, le bras décrivait devant elle une courbe fermée, inclinée à quarante-cinq degrés vers le parquet.

Et voilà que l’intérieur de la courbe ovalaire fut une sorte de ténébreuse nuit, une nuit interplanétaire, où le regard se perdait dans une horreur inconcevable. Là-dedans passaient des choses sans nom, inconnues et plus obscures encore que la nuit qui les baignait. Mais brusquement, un fragment de réalité jaillit de cette ténèbre. C’était comme une vue de télescope et la précision des détails s’atténuait du centre à la périphérie. Cela n’occupait qu’une moitié de l’ovale et y tremblotait.

Jeanne reconnut un restaurant, de nuit, sans doute, ou plutôt une partie de la salle. Des femmes dansaient. On voyait des tziganes à veste rouge se démener sur leurs instruments de musique. Un maître d’hôtel en frac passa, glabre, digne et compassé, portant un seau de glace ou trempait une bouteille de champagne coiffée d’or.

Alors Jeanne vit…

Sortant d’un couloir qui menait certainement à ces cabinets particuliers où la débauche ignore toutes vergognes, un couple se dirigeait vers la sortie. Jeanne Mexme reconnut l’homme, Séphardi, et enfin la femme elle-même…

Mais la Jeanne entrevue n’était point celle d’aujourd’hui. Cette grande bête souple et onduleuse, les seins presque nus dans une robe bas-décolletée, la face lasse et irritante comme après le plaisir, marchait avec un lascif déhanchement. Elle riait aussi en une étonnante attitude de fille, la tête renversée, tandis qu’entre ses paupières filtrait un regard lubrique et dur.

Jeanne Mexme, horrifiée, se crispa. Elle crut courir, sans savoir où, dans son avenir comme dans une forêt, pour y localiser l’abominable scène. Les mâchoires serrées, les vertèbres froides, elle eut voulu mourir de rage à nouveau.

Elle ferma encore ses yeux affolés et se contint pour demeurer calme. Au bout d’un instant, elle regarda à nouveau.

Le tableau changeait… Il se formait peu à peu, comme par des retouches insensibles, une autre figure ; puis ce fut…

Une sorte de paysage exotique, une combe tropicale écœurante de complexité. Les arbres s’y entassaient, énormes et verruqueux, parmi les lianes en vrille, dans une sorte de magma végétal. À terre couraient d’étranges bestioles polychromes et des serpents minuscules aux nuances ignobles, pareils à des suintements de pus.

Alors, d’un buisson sabré surgissait un étrange individu : un homme vêtu d’une sorte de bourgeron jaunâtre et déchiqueté.

Les jambes étaient couvertes de toiles serrées par des cordes. Sur la tête, l’inconnu portait une façon de chapeau en paille à bords usés… Il tenait à droite un sabre court, et à gauche un gourdin courbé. Attaché aux épaules par des cordes, un sac lourd et étagé se voyait.

Il regarda soigneusement le sol autour de lui, et, du bâton, fouilla la terre. Une souche le requit. Il y vint et s’assit pesamment… Il levait une tête creuse et fatiguée, où les muscles soulevaient directement la peau. La barbe était sale et courte, les maxillaires se contractaient spasmodiquement. Une extraordinaire noblesse ressortait pourtant de ce masque dur, farouche et impassible. Le regard clair et fixe, la pose des mains sur le manche du sabre et sur le lourd bâton, la cambrure orgueilleuse du torse, et une expression de volonté indéfectible disaient sans doute des efforts prodigieux, mais aussi la réussite…

La réussite de quoi ?… Mais Jeanne vit sur le côté gauche du bourgeron sale une tache de couleur qui avait dû être un numéro de drap cousu : Un forçat…

Jeanne Mexme reconnaissait Georges Mexme…


La jeune femme avait quitté l’antre de la sorcière sans presque s’en apercevoir. La mystérieuse Raia ne lui avait plus dit un seul mot et la regarda s’enfuir comme une bête chassée. Jeanne courait maintenant les Champs Élysées pour retrouver sa quiétude, par l’espace, la vie et la douceur du soir tombant.

Quelle étrange idée avait-elle eu d’aller consulter cette magicienne ? Quel souvenir, quel appel, quelle prévision tragique se trouvait maintenant en elle comme le ver dans un fruit ? Il lui fallait chasser ces images redoutables de son cerveau. Pourrait-elle ?

Cependant, à marcher sous les arbres aux feuilles opalisées par les reflets du couchant, elle reconquit peu à peu le calme. Son inconscient réagissait. Dans le chaos des perceptions réelles, les images entrevues chez Raia reculèrent lentement. Elle raisonnait pour expliquer cette jonglerie. Car c’était, n’est-ce pas, une sorte de rêve provoqué par quelque secret, qui, durant un court instant, avait possédé son cerveau.

Le calme lui revint. Quoi, sans doute la sorcière faisait-elle voir à tout le monde quelque chose de semblable et les imaginations de ses clients travaillaient alors seules sur l’unique donnée fantastique. Oh ! C’était certes bien fait. Mais…

Et puis, maintenant que tout cela s’était effacé, comment pouvait-elle croire s’être reconnue ? Une grande femme mince et blonde, soit, mais il y en a tant, et la mode unifie si bien les corps, même les visages… Elle cherchait, pour se rassurer, une explication scientifique. Ce devait être une projection de cinéma, mais faite dans l’air. La chose ne semble pas absurde au premier coup. La couche d’air est une réalité. En somme, elle peut servir à former des images… À preuve le mirage… Cette fois, Jeanne reconquit le calme. Le besoin de se rassurer, la force spontanée d’optimisme de cette idée surtout, du mirage suffirent à effacer en elle les traces de l’extravagante aventure.

Une amie venait au devant d’elle.

— Bonjour, Sophie !

— Bonjour, Jeanne.

— Où vas-tu de ce pas agile de Diane fuyant Actéon ?

— Au nouveau dancing, rue Boissy d’Anglas.

— Cela se nomme ?

— Suburre…

— Allons-y ! Je ne t’embarrasse pas ?

— Il s’en faut. Nous y verrons Tennis-Barlesse, qui me parlait de toi l’autre jour.

— Que disait-il ?

— « Elle ne vadrouille donc pas un peu dans ce genre de boîtes, la femme de Mexme ? » J’ai répondu que ça ne t’amusait pas et qu’on n’y vient guère que pour se frotter aux hommes, tandis que ton mari te suffit.

— Tu es un ange, Sophie !

— Attends ! il a répondu :

« Sophie, si je n’avais pas été bien avec vous, au lieu de vous rapporter cent mille francs, votre procès avec Pancrasse vous les aurait coûtés. Or, une femme de banquier a encore plus de raisons d’être bien avec un Président de Cour d’Appel qu’une femme de lettres. Un banquier, c’est toute sa vie exposé aux mitrailleuses du Code Pénal. »

— Quel cochon !…


Jeanne Mexme avait oublié.