Escalades dans les Alpes/CHAPITRE IX

La bibliothèque libre.
Traduction par Adolphe Joanne.
Librairie Hachette et Cie (p. 213-237).

Une nuit avec Croz.

CHAPITRE IX.



ascension de la pointe des écrins.

Le 23 juin, 5 heures du soir, nous descendîmes à grands pas le sentier abrupt qui conduit à la Bérarde. Là nous rendîmes visite au chasseur-guide Rodier, affable et souriant selon son habitude ; puis, la liste des civilités épuisée, nos conventions arrêtées, nous allâmes hors du village guetter l’arrivée d’un individu nommé Alexandre Pic, que nous avions chargé de transporter nos bagages par Freney et Venosc ; il devait arriver à la Bérarde vers le soir. Mais la nuit vint et Pic ne parut pas. Force nous fut donc de modifier nos plans, car ce porteur attardé était indispensable à notre existence, puisqu’il portait notre nourriture, notre tabac, toutes nos provisions, en un mot. Après une courte discussion, nous résolûmes de renoncer à une partie de notre programme, de passer la nuit du 24 au sommet du glacier de la Bonne-Pierre, et de tenter le 25 l’ascension du sommet des Écrins. Cette résolution prise, nous allâmes nous étendre sur des bottes de paille.

Le lendemain matin, maître Pic fit son apparition d’un air agréable et dégagé ; chacun sauta aussitôt sur sa brosse à dents, puis on chercha les cigares qui ne se firent remarquer que par leur absence. « Holà ! monsieur Pic, où sont nos cigares, s’il vous plaît ? — Messieurs, s’écria-t-il, vous voyez un homme au désespoir ! » Alors, d’un air bonasse, il se mit à nous débiter une kyrielle d’histoires sur une prétendue attaque dont il avait été victime au beau milieu de la route ; des brigands, des voleurs avaient pillé nos sacs pendant que lui, l’infortuné Pic, gisait sans connaissance sur la route ; quand il avait repris ses sens, les scélérats avaient disparu. « Ah ! monsieur Pic, nous devinons bien la vérité, c’est vous qui avez fumé nos cigares ! — Oh ! messieurs, je ne fume jamais, jamais ! » Informations prises en secret, nous apprîmes qu’il était un fumeur. Malgré tout, il affirma n’avoir jamais rien dit de plus vrai ; c’est bien possible, car il a la réputation d’être le plus grand menteur du Dauphiné.

Enfin nous pouvions partir ; nous nous mîmes donc en route à 1 heure 45 minutes de l’après-midi, pour aller bivouaquer sur le glacier de la Bonne-Pierre : Rodier nous accompagnait, courbé sous une énorme charge de couvertures. Il nous fallut gravir bien des pentes, franchir bien des torrents, décrits par M. Tuckett[1]. Cependant nous évitâmes les difficultés que les torrents lui avaient présentées, en les traversant beaucoup plus haut aux points de leur cours où ils sont divisés. Mais, quand nous atteignîmes la moraine du côté droit du glacier (ou, à proprement parler, l’une des moraines, car il y en a plusieurs), des brouillards, qui descendirent sur nous, nous causèrent quelques embarras. Il était 5 heures 30 minutes lorsque nous arrivâmes à l’endroit où nous nous proposions de camper.

Chacun se choisit son gîte pour la nuit, puis nous nous réunîmes autour d’un grand feu allumé par nos guides. Le potage concentré de Fortnum et Mason fut coupé en tranches, délayé dans de l’eau chaude et trouvé excellent ; mais je dois ajouter que, avant de devenir excellent, il absorba trois fois la quantité indiquée dans le prospectus. Un certain art est nécessaire pour boire cette soupe aussi bien que pour la faire ; le point essentiel est de toujours laisser boire ses amis les premiers : d’abord c’est plus poli, ensuite on évite de se brûler la bouche si le potage est trop chaud, enfin le dessous vaut deux fois le dessus, car le meilleur reste au fond du vase.

[Pendant que nous étions occupés à ces diverses opérations, le brouillard qui enveloppait le glacier et les pics supérieurs commença à s’éclaircir. L’azur du ciel se montra çà et là. Nous regardions la partie supérieure du glacier, quand soudain apparut, à une prodigieuse hauteur au-dessus de nous, dans une petite déchirure d’un bleu foncé, la plus merveilleuse des Aiguilles, illuminée par les rayons d’un magnifique soleil couchant. Cette vue superbe nous causa une telle impression que plusieurs secondes se passèrent avant que nous nous fussions rendu compte de ce que nous venions de voir. Cette cime extraordinaire, qui paraissait s’élancer dans le ciel à plusieurs kilomètres du sol, était bien l’un des sommets les plus élevés des Écrins. Avant qu’un autre soleil vînt le dorer de ses rayons, nous espérions bien nous reposer sur un pic même plus élevé. Les nuages montaient, puis retombaient comme un immense rideau, nous dévoilant par moments des séries de vues grandioses ; enfin, disparaissant entièrement, ils nous montrèrent le glacier et les immenses précipices qui le bordaient sur un ciel d’un bleu pâle d’une nuance exquise, libre de l’apparence même d’un nuage.]

La nuit se passa sans aucun incident digne d’une mention, mais, au matin, nous eûmes l’occasion d’observer un exemple curieux de l’évaporation que l’on peut remarquer fréquemment dans les Alpes. La veille au soir, nous avions suspendu à une aspérité du rocher l’outre imperméable qui contenait cinq bouteilles du mauvais vin de Rodier. Le matin, quoique l’outre ne parût pas avoir été débouchée pendant toute la nuit, les quatre cinquièmes du contenu s’étaient évaporés. C’était fort étrange ; ni mes amis ni moi nous n’avions bu une goutte de vin, et les guides déclarèrent l’un après l’autre qu’ils n’avaient vu personne en goûter. Évidemment, la seule explication de ce phénomène devait être la sécheresse de l’air. Cependant il importe de remarquer que la sécheresse de l’air (ou, l’évaporation du vin) est toujours plus considérable quand un étranger fait partie d’une expédition, et la sécheresse causée par la présence d’un seul porteur de Chamonix est même tellement grande que ce ne sont plus les quatre cinquièmes qui s’évaporent, mais bien le tout à la fois. J’éprouvai pendant un certain temps une grande difficulté à combattre ce phénomène singulier, mais je finis par découvrir que, lorsque je me servais de l’outre de vin en guise d’oreiller, aucune évaporation n’avait lieu.

À 4 heures du matin, nous entreprîmes la traversée du glacier, nous dirigeant sur une seule file vers la base d’un grand couloir conduisant des pentes supérieures du glacier de la Bonne-Pierre au point le plus bas de la chaîne qui relie les Écrins à la montagne nommée Roche Faurio. Rodier salua de cris de joie la vue de ce couloir, car il fut alors renvoyé à la Bérarde avec toutes ses couvertures. Ce goulet ou couloir avait été découvert par M. Tuckett qui le descendit ; aussi devons-nous revenir pendant quelques instants sur les explorations antérieures de ce montagnard accompli.

En 1862, M. Tuckett eut la bonne fortune d’obtenir du Dépôt de la Guerre à Paris une copie manuscrite de la feuille 189 de la carte de France, qui n’avait pas encore été publiée. Cette feuille à la main, il parcourut en tous sens les Alpes Dauphinoises, sans être embarrassé par aucun de ces doutes sur l’identité des pics, qui nous avaient causé, à Macdonald et à moi, tant de perplexités en 1867. Grâce à ce guide précieux, il put constater, à n’en pouvoir douter, que nous avions confondu les Écrins avec une autre montagne, — le Pic sans Nom. Notre connaissance imparfaite de la contrée et les rapports inexacts des gens du pays nous avaient fait commettre une méprise qui n’a rien d’extraordinaire (les deux montagnes se ressemblent beaucoup), si l’on songe à la difficulté que l’on éprouve dans cette région à obtenir, excepté des sommets les plus élevés, une vue complète de ce groupe enchevêtré.

On peut saisir d’un coup d’œil la situation de ces principaux sommets sur la carte qui accompagne le texte, et qui reproduit une partie de la feuille 189. Dans cette section, l’arête principale


de la chaîne court presque du nord au sud. La Roche Faurio, à l’extrémité septentrionale, est à 3746 mètres au-dessus du niveau de la mer. Le point le plus bas entre cette montagne et les Écrins (le col des Écrins) est à 3353 mètres. L’arête, se relevant de nouveau, dépasse 3964 mètres de hauteur dans le voisinage des Écrins. Le sommet le plus élevé de cette montagne (4102 mètres) est cependant situé un peu à l’est et en dehors de la chaîne principale qui s’abaisse de nouveau et, dans le voisinage du col de la Tempe, tombe peut-être au-dessous de 3350 mètres, mais, immédiatement au sud de ce col, se dresse une pointe à laquelle les ingénieurs français ont assigné une altitude de 3756 mètres. Cette pointe ne porte aucun nom. La chaîne continue à se relever à mesure qu’elle s’étend vers le sud, et son point culminant est la montagne que les ingénieurs français ont appelée le sommet de l’Ailefroide. Dans le pays on l’appelle très-communément l’Aléfroide.

Il règne quelque incertitude sur l’élévation de cette montagne[2]. Les Français lui donnent au maximum 3925 mètres, mais M. Tuckett, qui avait emporté un bon théodolithe au sommet du mont Pelvoux (dont il évalua l’altitude à 3954 mètres) d’accord avec son prédécesseur, constata que le sommet de l’Aléfroide dépassait sa station de 4′ ; or, comme la distance entre les deux points était de 3799 mètres, il devrait y avoir une différence de 5 mètres d’altitude en faveur de l’Aléfroide. En 1861, quand je vis cette montagne de la cime du Pelvoux, j’hésitai à décider quelle était la plus haute des deux ; et, en 1864, du sommet de la Pointe des Écrins (comme je vais le raconter tout à l’heure) elle me parut vraiment plus élevée que le Pelvoux. Aussi je ne doute guère que M. Tuckett n’ait raison en donnant à l’Aléfroide une altitude d’environ 3961 mètres, au lieu de 3925 mètres que lui assignent les ingénieurs français.

Le mont Pelvoux est situé à l’est de l’Aléfroide et en dehors de la chaîne principale, et le Pic sans Nom (3914 mètres) se dresse entre ces deux montagnes. Le Pic sans Nom est un des pics les plus grandioses du Dauphiné, mais il est tellement renfermé au milieu des cimes qui l’entourent qu’on le voit rarement, si ce n’est d’une grande distance, et alors on le confond ordinairement avec les sommets voisins. Son nom a été par erreur omis sur la carte, mais sa position est indiquée par la grande masse de rochers, presque entourée de glaciers, que l’on remarque entre les mots Ailefroide et mont Pelvoux.

La dépression la plus basse de la chaîne principale, au sud de l’Aléfroide, est le col du Selé qui, suivant M. Tuckett, a 3302 mètres. La chaîne, se relevant de nouveau, rejoint, un peu plus loin vers le sud, une autre chaîne qui s’étend presque de l’est à l’ouest. Les Français ont donné à la montagne formant le point de jonction de ces deux chaînes le nom singulier de Crête des Bœufs Rouges ! La pointe la plus élevée, voisine de cette montagne, a 3354 mètres ; mais un peu à l’ouest se dresse un autre pic (le mont Bans) dont l’altitude est de 3652 mètres. À partir de ce dernier pic, la chaîne se dirige, en suivant à peu près la direction du nord-ouest, sur les cols de Says, qui dépassent tous deux 3048 mètres.

L’élévation générale de cette chaîne principale égale donc, comme on le voit, presque celle du Mont-Blanc, ou des Alpes Pennines centrales ; et, si nous devions soit en faire une étude plus complète, soit étudier les autres chaînes qui l’entourent ou qui s’en détachent, nous remarquerions qu’il n’existe dans toute la contrée aucune dépression ou brèche basse, et qu’on compte un nombre extraordinaire de pics d’une élévation moyenne[3]. La difficulté que les explorateurs ont éprouvée à constater l’identité des pics dans le Dauphiné provient en grande partie de ce que l’élévation de la chaîne principale y est généralement plus uniforme que dans les Alpes ; aussi chaque pointe y est-elle facilement cachée par une autre. L’étroitesse des vallées et leur direction irrégulière a encore augmenté cette difficulté.

La copie de la feuille 189 de la carte de France, qu’il avait obtenue, permit à M. Tuckett de visiter, avec sûreté et avec profit, toute cette partie des Alpes Dauphinoises, et, en 1862, il ajouta trois passages intéressants à ceux qui étaient déjà connus. Le premier, de Ville-Vallouise à la Bérarde, par le village de Claux et les glaciers du Selé et de la Pilatte (le col du Selé), le second, de Ville-Vallouise à Villar-d’Arène (sur la route du Lautaret) par Claux et les glaciers Blanc et d’Arsine (le col du glacier Blanc), et enfin le troisième, de Ville-Vallouise à la Bérarde, par le glacier Blanc, le glacier de l’Encula et le glacier de la Bonne-Pierre (le col des Écrins.)

Ce dernier passage fut découvert accidentellement. M. Tuckett partit avec l’intention de tenter l’ascension de la Pointe des Écrins, mais les circonstances ne lui furent pas favorables, ainsi qu’il l’a raconté lui-même :

« Arrivés sur le plateau (du glacier de l’Encula) les Écrins nous apparurent tout à coup, dit-il, sous l’aspect le plus saisissant ; et un examen rapide nous encouragea dans l’espérance que l’ascension pouvait en être praticable. Comme je l’ai déjà expliqué, ce pic présente, du côté de la Bérarde et du glacier Noir, les parois les plus escarpées et les plus inaccessibles que l’on puisse imaginer ; mais les pentes sont moins rapides dans la direction du glacier de l’Encula, nom sous lequel la carte française désigne le plateau supérieur du glacier Blanc, les pentes sont moins raides, et d’immenses masses de névé ou des séracs couvrent la montagne presque jusqu’à son sommet.

« La neige était très-défavorable, et, comme nous y enfoncions à chaque pas jusqu’au genou, la réalisation de nos espérances devenait évidemment très-douteuse. À mesure que nous avancions, nous découvrions des traces d’avalanches fraîches. Après une mûre délibération et un examen approfondi fait avec le télescope, nous décidâmes que les chances de succès étaient trop faibles pour perdre notre temps à continuer notre tentative…

« En examinant la carte, je m’aperçus que le glacier que l’on découvrait à l’ouest au delà de la brèche (la chaîne qui s’étend entre la Roche Faurio et les Écrins), à une grande profondeur au-dessous, devait être celui de la Bonne-Pierre. Si l’on pouvait descendre au point où il prend son origine, on trouverait probablement un passage pour gagner la Bérarde. Je proposai donc à Croz et à Pernn de renoncer à notre ascension projetée des Écrins — que l’état de la neige rendait impossible — et d’utiliser notre expédition en faisant la découverte d’un nouveau col, découverte aussi intéressante qu’importante. Tous deux y consentirent de grand cœur, et, en quelques minutes, Pernn, planté sur le bord de l’arête, y taillait des pas avec la hache pour descendre le couloir presque formidable, etc., etc.[4]. »

C’est au pied de ce même couloir que nous nous trouvâmes dès l’aube du 25 juin 1864 ; cependant, je dois, avant de commencer le récit de cette journée pleine d’événements mémorables, relater les tentatives faites par MM. Mathews et Bonney en 1862.

Ces deux touristes, accompagnés des deux Croz, essayèrent d’escalader les Écrins peu de semaines après que M. Tuckett eut examiné cette montagne. « Le 26 août, dit M. Bonney[5], nous montions avec ardeur, et nos espérances de succès devenaient de plus en plus vives ; le prudent Michel lui-même se permit de crier : « Ah ! malheureux Écrins, vous serez bientôt morts, » au moment où nous attaquions la dernière pente qui conduisait au pied du cône terminal. Mais le vieux proverbe : Il ne « faut pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir jeté par terre… » devait encore se trouver justifié dans cette occasion. Arrivés au sommet de la pente, nous nous vîmes brusquement séparés du pic par une formidable bergschrund que traversait le plus fragile des ponts de neige. Nous regardions à droite et à gauche, pour voir si nous pourrions atteindre l’une ou l’autre des arêtes qui en dominaient les extrémités ; mais, au lieu de surgir directement de la neige comme on aurait pu le croire en les voyant d’en bas, ces arêtes se terminaient par une muraille de rochers haute de près de 12 mètres. La bergschrund ne présentait qu’un seul endroit assez étroit pour qu’on pût la traverser, et il fallait ensuite escalader une paroi de glace, puis tailler des degrés dans une pente de neige fort raide avant d’atteindre l’arête. Enfin, après avoir cherché en vain un passage pendant quelque temps, Michel nous dit de l’attendre, et il alla seul explorer la brèche qui sépare le pic le plus élevé du dôme de neige situé à droite, afin de voir s’il était possible d’escalader la muraille rocheuse. Il reparut presque aussitôt sur les rochers qu’il gravissait évidemment avec peine, et il atteignit enfin l’arête. Cette fois encore nous crûmes la partie gagnée, et nous nous élançâmes à sa suite. Tout à coup il nous cria de faire halte, et se mit à redescendre. Bientôt il s’arrêta. Après une longue pause, il cria à son frère qu’il lui était impossible de redescendre par le même chemin. Jean était visiblement inquiet, et pendant quelque temps nous le suivîmes des yeux avec anxiété. À la fin, Michel tailla des degrés dans la neige sur le versant du pic qui nous faisait face. À ce moment, Jean nous quitta, et, se dirigeant vers la paroi de glace dont j’ai parlé, il se mit à y tailler des pas ; en un quart d’heure de travail, il parvint à s’y hisser je ne sais comment, puis il tailla de nouveaux degrés pour aller rejoindre son frère. Presque tous ces degrés paraissaient taillés à travers une croûte de neige dans la glace dure qu’elle recouvrait, et un petit torrent de neige commença à descendre en sifflant le long des flancs du pic pendant qu’ils l’entaillaient avec leurs haches. Michel n’était guère à plus de 100 mètres de nous et il s’écoula trois grands quarts d’heure avant que les deux frères se fussent rejoints. Quand ils furent réunis, ils descendirent avec précaution, enfonçant profondément leur hache dans la neige à chaque pas.

« Michel nous raconta alors qu’il avait atteint l’arête avec beaucoup de peine, et constaté qu’elle était praticable jusqu’à une certaine distance et en réalité aussi loin que sa vue s’étendait ; mais, ajouta-t-il, la neige était très-dangereuse, car elle n’avait aucune consistance et reposait sur de la glace très-dure ; quand il avait commencé à descendre afin de nous en prévenir, il trouva la surface des rochers tellement polie et glissante que le retour n’était pas possible ; pendant quelque temps même il courut un véritable danger. Nous aurions donc pu atteindre l’arête par le chemin qu’avaient suivi nos guides pour redescendre ; mais évidemment, dans leur opinion, toute nouvelle tentative était impossible, aussi n’insistâmes-nous pas. Nous les connaissions trop bien pour ne pas être sûrs qu’ils ne reculeraient que devant un danger réel ; aussi donnâmes-nous le signal de la retraite. »

Un temps magnifique avait favorisé ces deux expéditions, et ni M. Tuckett, ni MM. Mathews et Bonney n’avaient été obligés de se presser pour redescendre, car ils avaient passé la nuit sur la montagne à une élévation considérable, et ils arrivèrent de très-bonne heure à la base du pic terminal des Écrins sans avoir aucunement dépensé leurs forces, ayant tout le temps nécessaire pour poursuivre leur ascension. Dans les deux tentatives, guides et touristes étaient des hommes d’élite, des montagnards expérimentés qui avaient donné de nombreuses preuves d’adresse et de courage, et qui n’étaient pas habitués à renoncer à une entreprise simplement parce qu’elle est difficile.

Ces deux tentatives d’ascension ne furent pas poursuivies parce que dans l’état de la neige à la base et sur les flancs du dernier pic, — état qui devait faire craindre la chute d’une avalanche, — le danger était trop positif ; il eût donc été inexcusable de persister.

Nous avons déjà signalé plusieurs fois dans ce récit l’extrême variabilité du temps sur les sommités des Alpes ; aussi n’avions-nous, nous ne l’ignorions pas, qu’une bien faible chance de trouver réunies le 25 juin, ou tout autre jour fixé d’avance, les conditions indispensables pour le succès de notre entreprise. L’opinion de nos amis nous inspirait une confiance tellement absolue que nous convînmes entre nous de ne poursuivre notre entreprise que dans le cas où nous rencontrerions des circonstances manifestement favorables.

À 6 heures 20 minutes, nous avions atteint le sommet du couloir (un couloir de première classe, haut d’environ 300 mètres) ; et de là nous découvrions parfaitement toutes les difficultés qu’il nous restait à vaincre. La Pointe des Écrins[6], qui nous avait paru de loin si difficile, si effilée, si aiguë, nous sembla bien plus difficile et bien plus aiguë au moment où nous passâmes du sommet du couloir dans la brèche de l’arête. Aucune ombre délicate n’annonçait des arêtes larges et arrondies ; la terrible montagne dressait dans un ciel sans nuages ses arêtes pointues, dentelées et brûlées par le soleil.


La Pointe des Écrins.

Nous nous proposions, avons-nous dit, de suivre une des arêtes du pic terminal, mais, aussi ébréchées et aussi déchirées l’une que l’autre, elles offraient toutes deux un aspect également décourageant. Elles me rappelaient mon échec sur la Dent d’Hérens en 1863, et une certaine partie d’une arête semblable sur laquelle il était aussi difficile d’avancer que de reculer. À supposer cependant que l’une de ces arêtes fût praticable, encore nous fallait-il y arriver, car une énorme bergschrund, entourant complétement la base du pic supérieur, le séparait presque entièrement des pentes qu’il dominait. Évidemment l’ascension ne pouvait pas réussir sans de sérieux efforts, et elle exigerait tout notre temps et l’emploi de toutes nos facultés. Nous étions favorisés à bien des égards ; les nuages s’étaient dissipés, l’atmosphère était pure et parfaitement calme ; grâce à une longue série de beaux jours, la neige offrait des conditions excellentes, et, ce qui était plus important encore, la dernière neige tombée sur le pic supérieur, manquant de solidité, avait roulé dans le glacier en avalanches gigantesques par-dessus les schrunds, les névés, les séracs, les collines et les vallées du glacier, nivelant les unes, comblant les autres jusqu’au col où elle formait d’énormes amas qui ne pouvaient plus nous nuire. Ces avalanches avaient laissé derrière elles, en glissant, une large traînée, presque une route, sur laquelle il nous était facile d’avancer avec rapidité, du moins pendant une partie de notre ascension.

Tout cela vu et apprécié en quelques minutes, comme il n’y avait pas de temps à perdre, nous mangeâmes quelques morceaux à la hâte, nous laissâmes au col nos sacs, nos provisions et tout ce qui eût pu nous gêner, puis nous repartîmes à 6 heures 1/2 en nous dirigeant en droite ligne vers le côté gauche de la bergschrund, car sur ce point seulement elle était praticable.


Nous la traversâmes à 8 heures 10 minutes. On peut suivre notre route sur le plan ci-joint. La flèche désignée par la lettre D indique la direction du glacier de la Bonne-Pierre. L’arête située en travers sur le premier plan est celle qui est indiquée en partie au haut de la carte, à la page 217, et qui conduit de la Roche Faurio dans la direction de l’O. N. O. Nous venions du point D quand nous atteignîmes le plateau du glacier de l’Encula, situé derrière cette arête ; et nous nous dirigeâmes presque en ligne droite à la gauche de la bergschrund vers le point A.

Jusque-là, aucun obstacle sérieux ne nous arrêta ; mais tout changea soudain. La Pointe des Écrins se termine par une espèce de pyramide triangulaire de 220 mètres. L’une des trois faces de cette pyramide, qui domine le glacier Noir, est un des précipices les plus abrupts et des plus effroyables de toutes les Alpes. La seconde, moins escarpée et d’une forme moins régulière que la première, domine le glacier du Vallon. La troisième, celle par laquelle nous nous approchions du sommet, regarde le glacier de l’Encula. Imaginez une surface plane triangulaire, haute de 220 ou 240 mètres, formant un angle de plus de 50° ; supposez cette surface polie comme du verre ; représentez-vous ses crêtes supérieures dentelées et découpées en longues pointes aiguës, dont chacune a une inclinaison différente ; parsemez par l’imagination cette surface polie de menus fragments de roches à peine adhérents, et couverts de verglas : figurez-vous tout cela et vous aurez une faible idée du versant des Écrins sur lequel nous montions. Impossible de ne pas détacher des pierres qui en tombant faisaient pousser des exclamations que je n’oserais pas répéter. En pareille situation les meilleurs amis se diraient des gros mots. Ayant atteint l’arête orientale, nous nous efforçâmes pendant une demi-heure de nous rapprocher du sommet ; mais ce fut en vain (chaque mètre de terrain nous coûtait un temps incroyable) ; force nous fut donc de battre en retraite, et de retourner à la bergschrund ; car nous n’éprouvions en réalité aucun désir de faire un peu trop promptement connaissance avec le glacier Noir. À la suite d’un nouveau conseil, il fut décidé à l’unanimité que nous échouerions si nous ne parvenions pas à nous tailler un passage le long du bord supérieur de la bergschrund, jusqu’à la base même du sommet, d’où nous tenterions une dernière escalade. Croz ôta donc son habit et se mit à l’ouvrage sur la glace, non pas sur cette glace noire dont il a été si souvent parlé et qui est si rarement vue, mais sur une glace aussi dure que la glace peut l’être. Rude et ennuyeuse besogne pour les guides. Croz tailla des degrés pendant plus d’une demi-heure, et nous ne semblions pas avancer du tout. L’un de nous, placé à l’arrière-garde, voyant combien ce travail était pénible et combien nos progrès étaient lents, insinua qu’après tout nous ferions mieux de retourner sur l’arête. À ces mots tout le sang de Croz lui monta au visage. Indigné du peu de cas qu’on semblait faire de sa vigueur, il laissa là son travail, revint sur ses pas et s’élança vers moi avec une vivacité qui me fit frissonner : « Allons-y donc par tous les moyens, dit-il, le plus tôt sera le mieux. » On n’avait eu aucune intention de l’offenser, et il reprit son travail. Almer le relaya au bout de quelque temps. Il était dix heures et demie ; une heure s’était écoulée, et ils taillaient toujours des pas. Triste occupation pour nous, car il n’y avait guère moyen de gambader à l’aise dans ce maudit passage ; il fallait pour ne pas tomber se tenir par les mains aussi bien que par les pieds ; les doigts et les orteils se refroidissaient singulièrement ; la glace détachée par la hache se précipitait au fond de la bergschrund avec des bonds qui donnaient à réfléchir ; la conversation se trouvait très-limitée, car 6 mètres de corde nous séparaient l’un de l’autre. Une autre heure s’écoula. Nous nous trouvions alors presque immédiatement à la base du sommet, et nous nous arrêtâmes pour le regarder. Il était aussi éloigné de nous (verticalement) que trois heures auparavant. Ce jour-là, tout nous semblait contraire. Les seuls rochers qui fussent à portée de la main étaient des débris épars à peine gros comme des tasses à thé, et, ainsi que nous le reconnûmes plus tard, couverts de verglas pour la plupart. Le temps nous manquait pour tailler des pas en droite ligne dans la direction du sommet quand même ce travail eût été possible. Nous nous décidâmes donc à grimper sur l’arête par les rochers. Pour faire cette tentative, il fallait avoir une certaine confiance l’un dans l’autre : nous étions, en effet, dans une situation telle que non-seulement la moindre glissade pouvait être, que dis-je, devait être fatale à toute l’expédition : et rien n’était plus facile que de glisser. C’était un de ces endroits où tout le monde doit manœuvrer à l’unisson, et où la corde ne doit être ni trop relâchée ni trop tendue. Une heure s’était encore écoulée, et, à midi 30 minutes, nous atteignîmes de nouveau l’arête, mais à un point plus élevé (B), près du sommet. Nos hommes étaient exterminés de fatigue ; la meilleure préparation à une pareille entreprise n’est certes pas de tailler des pas dans un couloir de 300 mètres de hauteur. Nous fûmes donc tous assez contents de pouvoir nous reposer un instant, car nous ne nous étions pas assis une minute depuis que nous avions quitté le col, c’est-à-dire depuis six heures. Cependant Almer ne voulut prendre aucun repos ; voyant qu’il était midi passé, et qu’il nous restait fort à faire, il se détacha pour tenter de se rapprocher du sommet. Des couches de neige réunissaient les dents des rochers ; Almer en traversait une à quelques mètres de moi, quand, tout à coup, elle s’effondra sous lui et tomba sur le glacier. Il chancela une seconde, un pied levé et l’autre déjà posé sur la masse de neige qui glissait ; je le crus perdu, heureusement il tomba sur le côté droit et put s’arrêter. S’il eût posé le pied gauche au lieu du pied droit dans la neige, il fût tombé probablement pendant plusieurs centaines de mètres sans se heurter à aucun obstacle, et ne se fût arrêté que sur le glacier, situé verticalement à plus de 1000 mètres au-dessous.

Nous dûmes encore travailler près d’une heure pour atteindre le sommet dont nous étions séparés par une distance ridiculement faible. Almer était en avant de quelques mètres ; avec la modestie qui le caractérise, il hésita à escalader le premier la pointe la plus élevée, et se retira pour nous laisser passer à sa place. Un cri unanime désigna Croz, à qui nous devions la plus grande part du succès, mais Croz déclina cet honneur, et nous nous avançâmes tous ensemble vers le sommet ; je veux dire que nous nous serrâmes tout autour, à un mètre ou deux au-dessous, car il était beaucoup trop étroit pour que nous pussions y tenir tous.

Suivant mon habitude, je mis dans mon sac un fragment du rocher le plus élevé (c’était de l’ardoise chlorite), et plus tard je constatai qu’il offrait une similitude frappante avec le pic supérieur des Écrins. J’ai fait, dans d’autres occasions[7], cette remarque curieuse : non-seulement des fragments calcaires, par exemple, présentent souvent les formes caractéristiques des roches dont on les a détachés, mais des morceaux d’ardoises micacées ressemblent d’une manière merveilleuse aux pics dont elles faisaient partie. Pourquoi n’en serait-il pas ainsi, si la masse de la montagne est toujours plus ou moins homogène ? Les mêmes causes qui produisent les formes les plus petites créent aussi les plus grandes sur le même modèle. Les unes et les
Fragment du sommet de la Pointe des Écrins.
autres sont soumises à des influences semblables ; la même gelée, la même pluie forment la masse aussi bien que ses parties.

Quand même l’espace ne me manquerait pas, je ne saurais donner qu’une très-faible idée de la vue que l’on découvre du sommet des Écrins. Un panorama qui embrasse un espace presque aussi vaste que l’Angleterre entière mérite bien qu’on prenne un peu de peine pour le regarder, car on n’en rencontre pas fréquemment de pareils dans les Alpes. Pas un nuage n’en dérobait une parcelle à notre vue, et la liste des sommets que nous découvrions comprendrait presque tous les pics les plus élevés de la chaîne. Je voyais maintenant le Pelvoux — de même que j’avais vu les Écrins du Pelvoux trois ans auparavant — par-dessus tout le bassin du glacier Noir. C’est une splendide montagne, quoique sa voisine l’Aléfroide l’égale en hauteur, si même elle ne la surpasse pas.

Nous ne pûmes rester que très-peu de temps sur le sommet de la Pointe des Écrins, et, à deux heures moins un quart, nous nous préparâmes à la descente. En regardant au-dessous de nous et en songeant aux mauvais pas que nous avions dû franchir pour monter, nous hésitâmes tous à repasser par le même chemin. Moore s’écria carrément : non. Walker en dit autant, moi aussi ; les deux guides furent du même avis ; cependant nous étions au fond intimement persuadés que nous n’avions pas de choix à faire. Mais nous gardions rancune à « ces maudits rochers de la fin ». S’ils n’avaient eu qu’une étendue modérée, ou s’ils avaient simplement été recouverts de verglas, nous eussions essayé de les descendre, mais ils n’avaient vraiment pas le sens commun ; non contents de ne pas nous permettre d’être solides, ils ne savaient pas l’être eux-mêmes. Nous nous tournâmes donc vers l’arête occidentale, nous confiant à notre bonne étoile pour descendre à la bergschrund, et ensuite pour la traverser. Nos physionomies trahissaient nos pensées, et, suivant toute apparence, nos pensées n’étaient pas folâtres. Si quelqu’un m’eût dit : « Il faut que vous soyez fou pour être venu là, » j’aurais répondu en toute humilité : « Ce n’est que trop vrai. » Et si mon censeur eût ajouté : « Jurez que vous ne ferez plus aucune autre ascension si vous réussissez à descendre sain et sauf des Écrins, » j’aurais, je le crois bien, prêté le serment demandé. En réalité, le jeu ne valait pas la chandelle. Les guides le sentaient aussi bien que nous, et Almer, en prenant la tête de la petite troupe, dit, avec plus de piété que de logique : « Le bon Dieu nous a permis de monter jusqu’ici sains et saufs, il nous en fera descendre. » Exclamation qui nous révélait trop clairement le fond de sa pensée.

L’arête que nous entreprenions de descendre n’était pas moins difficile que l’autre. Toutes deux étaient si dentelées qu’il était impossible d’y rester constamment, et nous fûmes obligés, à plusieurs reprises, de passer sur la face septentrionale pour remonter ensuite sur l’arête. Toutes deux étaient tellement en décomposition que les plus habiles d’entre nous renversaient à chaque instant, comme les autres, des blocs grands ou petits. Toutes deux étaient si minces et si étroites, que nous nous demandions souvent de quel côté un bloc déplacé allait tomber.

Arrivés à un certain point, nous crûmes que nous serions obligés de remonter au sommet pour redescendre par l’autre arête. Nous étions sur l’étroite crête de l’arête ; d’un côté s’enfonçait l’immense précipice qui fait face au Pelvoux, et qui est presque à pic ; de l’autre descendait une pente dépassant 50°. Une brèche profonde nous força soudain de faire halte. Almer, qui tenait la tête, s’avança avec précaution jusqu’au bord sur les mains et sur les genoux, puis il plongea un regard curieux dans l’abîme ; ces précautions n’étaient pas le moins du monde inutiles, car plusieurs fois les rochers s’étaient brusquement éboulés sous nos pieds.

Après un examen attentif, sans dire une parole, il tourna la tête de notre côté et nous regarda. Sa physionomie, qui aurait pu exprimer l’inquiétude et la crainte, ne témoignait ni joie ni espérance. Il n’était pas possible de descendre, et nous devions, s’il fallait absolument franchir cette brèche, sauter par-dessus pour retomber sur un bloc fort peu solide situé de l’autre côté. On décida de tenter l’aventure ; Almer allongea la corde qui le liait à nous et sauta ; le bloc vacilla au moment où il retomba dessus, mais il en étreignit un autre dans ses bras et s’y amarra solidement. Ce qui était difficile et dangereux dans ce passage pour le premier qui s’y risquait était assez facile pour les autres, et nous le franchîmes tous avec moins de peine que je ne l’avais craint, stimulés par cette observation parfaitement juste de Croz, que, si nous ne passions pas là, nous n’avions pas plus de chance de descendre par l’autre chemin.

Arrivés au point marqué C, nous ne pûmes plus continuer à suivre l’arête ; aussi, commençâmes-nous de nouveau à descendre sur la face même de la montagne. Bientôt nous nous approchâmes de la bergschrund, mais il nous était impossible de la voir parce que le bord supérieur surplombait. Depuis que nous avions quitté le sommet, deux heures s’étaient déjà écoulées, et, selon toute probabilité, il nous faudrait passer la nuit sur le glacier Blanc. Almer, toujours en tête, taillait en vain des pas au bord même de la bergschrund, il ne pouvait encore voir au-dessous de lui ; alors, nous avertissant de le tenir solidement, il raidit son corps tout entier, et, debout sur le large degré qu’il avait creusé dans ce but, il pencha sur l’abîme la partie supérieure de son corps jusqu’à ce qu’il eût vu ce qu’il voulait voir. Il nous cria alors que nous étions au bout de nos peines, me dit d’approcher du bord et de me détacher de la corde, fit avancer nos compagnons jusqu’à ce qu’il eût une longueur de corde suffisante, puis, avec un jödel retentissant, il s’élança sur la neige molle. Moitié adresse, moitié bonheur, il avait rencontré le point où la crevasse était le plus facile à franchir, et nous n’eûmes qu’à faire un saut de trois mètres environ de hauteur.

Il était quatre heures quarante-cinq minutes de l’après-midi ; nous avions donc mis plus de huit heures et demie à faire l’ascension du pic supérieur, qui n’a que cent soixante mètres de hauteur, suivant les observations faites par M. Bonney, en 1862[8]. Pendant ces huit heures et demie nous ne nous étions guère arrêtés qu’une demi-heure ; nerfs et muscles avaient dû tout le temps supporter la tension la plus extrême. Aussi, on le comprendra aisément, la traversée d’un glacier dans les conditions ordinaires fut-elle acceptée comme un agréable délassement, tout ce qui en d’autres circonstances nous eût paru formidable, nous le traitâmes de pure bagatelle. Malgré l’heure avancée et le peu de solidité qu’offrait la neige, nous marchions si vite que nous arrivâmes en moins de quarante minutes au col des Écrins. Nous ne perdîmes pas de temps à emballer notre bagage, car il nous fallait encore traverser un long glacier et nous frayer un chemin à travers deux cascades de glace, avant que la nuit arrivât, la petite troupe se remit donc en marche à cinq heures trente-cinq minutes, sans boire ni manger, et d’un tel pas qu’elle sortit du glacier Blanc à sept heures quarante-cinq minutes[9]. À huit heures quarante-cinq minutes, nous avions dépassé la moraine du glacier Noir juste au moment où la dernière lueur du jour disparaissait. Croz et moi nous étions un peu en avant des autres, fort heureusement pour nous, au moment où ils allaient commencer à descendre la dernière pente du glacier, toute la partie de la moraine qu’elle supportait s’écroula avec un fracas effroyable.

Nous eûmes alors le plaisir de marcher sur une plaine connue sous le nom de Pré de Madame Carle, couverte de cailloux de toutes grandeurs, et sillonnée d’une quantité de petits

Descente de l’arête occidentale de la Pointe des Écrins.
torrents. Trous et pierres s’y confondaient. Trébuchant à chaque pas, nous tombions meurtris de tous côtés, à bout de forces et de bonne humeur. Mes compagnons, tous deux myopes, trouvaient cette promenade finale particulièrement désagréable ; nul d’entre nous ne s’étonna donc quand, arrivés sur un énorme bloc de rochers gros comme une maison, cube régulier, tombé des flancs du Pelvoux, et qui n’offrait pas l’ombre d’un abri, Moore s’écria avec extase : « Oh ! délicieux ! charmant ! juste ce que j’ai toujours rêvé ! Nous allons organiser un bivouac tout à fait original et imprévu. » La nuit — il importe de l’ajouter — nous promettait du tonnerre, des éclairs, de la pluie et bien d’autres jouissances.

Pour Croz et pour moi, les agréments d’un bivouac pareil n’ayant pas le mérite de la nouveauté, nous souhaitions prosaïquement de nous procurer le ridicule abri d’un toit, mais Walker et Almer déclarèrent, avec leur condescendance habituelle, qu’eux aussi ils désiraient bivouaquer en plein air. Le trio enthousiaste résolut donc de faire halte. Nous lui laissâmes généreusement toutes les provisions, — 30 centimètres cubes de jambon gras et une demi-chandelle, — puis nous partîmes au plus vite pour descendre aux chalets d’Ailefroide, nous croyions du moins nous diriger de ce côté sans en être bien sûrs. Après une demi-heure de marche, nous nous trouvâmes arrêtés par le torrent principal, et Croz disparut subitement. Je m’avançai avec précaution pour tâcher de jeter un coup d’œil inquiet sur l’endroit où je supposais qu’il devait être tombé, mais le pied me manqua et je me trouvai soudain au beau milieu d’une énorme touffe de rhododendrons, la tête en bas, les jambes en l’air. En travaillant, non sans peine, à me tirer de ce mauvais pas, une deuxième culbute par-dessus un bloc de rochers me fit glisser dans une crevasse si voisine du torrent que l’eau m’éclaboussait entièrement.

Le colloque suivant s’engagea alors au milieu du fracas des eaux :

« Ohé, Croz !

— Eh ! monsieur. — Où diable êtes-vous ?

— Ici, monsieur.

— Où est-ce, ici ?

— Je ne sais pas. Et vous, où êtes-vous ?

— Mais, ici, Croz ; » et ainsi de suite.

Impossible de nous rendre compte de notre situation respective, tant le torrent faisait de bruit et si profonde était l’obscurité de la nuit. Cependant, au bout de dix minutes, nous finîmes par nous rejoindre, et, trouvant tous deux que cette promenade devenait trop fantastique, nous allâmes nous établir sous un rocher qui nous promettait un abri plus hospitalier, il était 10 heures 15 minutes.

Que je me rappelle bien la nuit passée sous ce rocher, en compagnie de Croz dont la belle humeur ne se démentit pas[10] ! Tous deux nous avions les jambes trempées et une faim dévorante ; malgré tout, le temps s’écoula fort agréablement. À minuit nous causions encore assis près d’un grand feu de genévrier, fumant nos pipes et nous racontant des histoires merveilleuses, incroyables, et je dois avouer que, sur ce terrain, mon compagnon me battit complétement. Nous finîmes par nous jeter sur nos lits de rhododendrons pour y dormir d’un paisible sommeil, et nous réveiller le lendemain dimanche par une belle matinée, aussi reposés que nous pouvions l’être, et disposés à jouir avec nos amis d’une journée de farniente et d’abondance à Ville Vallouise.

L’ascension de la Pointe des Écrins n’est pas une entreprise ordinaire ; j’espère l’avoir fait comprendre. Chaque jour, les touristes qui écrivent sur les Alpes se montrent de plus en plus portés à diminuer l’importance des difficultés et des dangers qu’ils ont rencontrés ; cette disposition est, selon moi, aussi fâcheuse que celle qui jadis se plaisait à tout exagérer. Si difficile à gravir que fût la Pointe des Écrins, nous avions, dans mon opinion, choisi pour son ascension le meilleur et peut-être même le seul bon moment de l’année. La grande pente dont l’escalade nous avait pris tant de temps eût été très-dangereuse si elle n’eût pas été dénudée par l’avalanche dont j’ai parlé : couverte de neige, nous n’eussions pu la gravir sans nous exposer au plus grand péril ; notre expédition eût été un désastre au lieu d’un succès. La glace de cette pente reste toujours sous la neige, son angle est très-aigu, et les rochers ne se projettent pas assez loin pour donner à la neige le soutien qui lui est nécessaire quand son inclinaison est aussi forte. Je ne voudrais donc inspirer à personne le désir de recommencer cette expédition, et même ajouterai-je, comme l’expression de ma conviction : quelque malheureux, quelque désolé qu’un individu ait pu être jusqu’alors, il le sera cent fois plus s’il se trouve au sommet de la Pointe des Écrins, quand une neige fraîche vient d’y tomber[11].



  1. Alpine Journal, décembre 1863.
  2. On peut la voir dans la gravure de la page 39. Elle offre plusieurs pointes également élevées, qui toutes paraissent accessibles. L’ascension de l’une d’elles a été faite en 1870.
  3. On compte plus de vingt pics dépassant 3657 mètres, et trente autres dépassant 3353 mètres, dans la contrée limitée par ces trois rivières : la Romanche, le Drac et la Durance.
  4. Alpine Journal, décembre 1863.
  5. Alpine Journal, juin 1863.
  6. La vue des Écrins (v. la page suivante) a été prise au sommet du col du Galibier.
  7. L’exemple le plus frappant que j’aie constaté de visu se trouve cité dans le chapitre XXI.
  8. Voir le tome I, p. 73, de l’Alpine Journal. La hauteur assignée au pic supérieur par M. Bonney nous parut trop faible ; nous pensions qu’il fallait bien y ajouter 60 mètres.
  9. Le glacier Blanc se trouve dans la direction indiquée par la flèche placée au-dessus de la lettre E sur le plan, p. 225.
  10. Voir la gravure placée en tête de ce chapitre.
  11. Depuis 1864, l’ascension de la Pointe des Écrins a été faite une fois par un Français du nom de Vincent, accompagné des guides Jean Carrier et Alexandre Tournier. Ils suivirent la même route que nous, mais à rebours, c’est-à-dire ils montèrent par l’arête occidentale et descendirent par l’arête orientale.

    Les touristes qui voudraient faire l’ascension de la Pointe des Écrins devront se munir d’une échelle ou employer tout autre moyen pour traverser la bergschrund au milieu, immédiatement au-dessous du sommet. Ils pourraient alors monter en droite ligne, évitant ainsi la fatigue et les difficultés qu’il faut surmonter quand on suit les arêtes.