Escalades dans les Alpes/CHAPITRE VIII

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Traduction par Adolphe Joanne.
Librairie Hachette et Cie (p. 189-212).

Le vallon des Étancons.

CHAPITRE VIII.



de saint-michel, sur la route du mont-cenis, à la bérarde, par le col des aiguilles d’arve, le col de martignare et la brèche de la meije[1].

Quand, en 1861, nous atteignîmes le sommet le plus élevé du mont Pelvoux dans le Dauphiné, nous vîmes à notre grande surprise et à notre grand désappointement qu’il n’était pas le point culminant de la contrée, et qu’une autre montagne — éloignée de quelques kilomètres et séparée de nous par un abîme infranchissable — réclamait cet honneur. J’avais l’esprit très-préoccupé de notre découverte, et bien souvent mes pensées se reportaient vers cette haute cime aux flancs taillés à pic, qui ne pouvait se comparer qu’au Cervin pour son apparence inaccessible. Elle avait encore un droit de plus à mon attention : c’était la plus haute montagne de la France[2].

L’année 1862 s’écoula sans que j’eusse pu en tenter l’escalade, et, en 1863, mon congé fut trop court pour que je pusse même y penser ; mais, en 1864, l’entreprise devint possible, et je résolus de rendre le repos à mon esprit en achevant la tâche que j’avais laissée incomplète en 1861.

D’autres touristes, cependant, avaient pendant ce laps de temps dirigé leur attention sur le Dauphiné. En première ligne (1862), je dois citer M. F. F. Tuckett, — le célèbre montagnard, dont le nom est si connu sur toute l’étendue des Alpes, — accompagné des guides Michel Croz, Peter Perrn et Bartolomeo Peyrotte. De grands succès avaient récompensé ses efforts. Mais M. Tuckett s’arrêta devant la Pointe des Écrins, et, découragé par son aspect, il battit en retraite pour aller remporter ailleurs des victoires moins dangereuses.

Son expédition jeta toutefois une certaine lumière sur la question de l’ascension des Écrins. Il désigna la direction dans laquelle une expédition nouvelle avait le plus de chance de réussir ; aussi, M. William Mathews et le Rév. T. G. Bonney, auxquels il communiqua le résultat de ses travaux, suivirent ses indications dans la tentative qu’ils firent pour escalader la Pointe des Écrins, accompagnés des frères Michel et J. B. Croz. Mais tous deux échouèrent, ainsi que je vais le raconter avec plus de détails.

Michel Croz ayant pris part à ces deux expéditions dans le Dauphiné, je pensai naturellement à lui pour guide. M. Mathews, auquel je demandai des renseignements sur son compte, me répondit que c’était « un grand caractère » et conclut en me disant : « Il n’est heureux que quand il se sent à plus de 3000 mètres d’altitude. »

Je sais maintenant ce que voulait dire mon ami. Plus Croz pouvait déployer toutes ses facultés, plus il était heureux. Les endroits où vous et moi eussions « peiné, et sué bien que gelés jusqu’aux os », n’étaient pour lui que bagatelles. Quand il s’élevait au-dessus de la foule des hommes ordinaires, dans les
Michel-Auguste Croz (1865).
circonstances qui exigeaient l’emploi de sa force prodigieuse et de la connaissance incomparable qu’il avait des glaces et des neiges, alors seulement on pouvait dire que Michel Croz se sentait complétement et réellement heureux.

De tous les guides avec lesquels j’ai voyagé, Michel Croz est celui que j’ai préféré. Il faisait son devoir de tout cœur. Nul besoin de le presser ou de lui répéter deux fois le même ordre. Il suffisait de lui dire ce qu’il fallait faire, comment il fallait le faire, et ce qu’on lui avait demandé était fait si cela était possible. De tels hommes ne sont pas communs, et, quand on les rencontre, on les apprécie à leur juste valeur. Michel n’avait pas une grande réputation, mais ceux qui le connaissaient revenaient toujours à lui. L’inscription placée sur sa tombe rappelle avec vérité qu’il était « aimé de ses camarades, estimé des voyageurs. »

Dans le même moment où je traçais le plan de mon voyage, mes amis MM. A. W. Moore et Horace Walker dressaient aussi leur programme, et, comme nos intentions étaient à peu près semblables, nous convînmes de réunir nos deux expéditions pour n’en former qu’une seule. Les excursions décrites dans ce chapitre et dans les deux chapitres suivants ont été exécutées, d’un commun accord, d’après nos inspirations mutuelles.

Notre programme fut réglé de manière à éviter de passer la nuit dans les auberges et à pouvoir découvrir, du point le plus élevé que nous pourrions atteindre en un jour, une grande partie de la route qu’il nous faudrait suivre le lendemain. Ce dernier point était très-important pour nous, car toutes nos excursions projetées étaient nouvelles, et devaient nous conduire dans des localités sur lesquelles les livres publiés jusqu’alors contenaient bien peu de renseignements.

Mes amis avaient très-heureusement engagé Christian Almer, de Grindelwald, comme guide. Réunir Croz et Almer était un vrai coup de maître. Tous deux étaient dans la force de l’âge[3], doués d’une force et d’une activité bien au-dessus de la moyenne ordinaire ; leur courage et leur expérience étaient également incontestables. Le caractère d’Almer était de ceux que rien ne saurait rebuter ; intrépide mais sûr, on le trouvait toujours plein de patience et d’obligeance. Ce qui lui manquait comme vivacité, comme élan, Croz qui, à son tour, était modéré par Almer, le possédait. Il est agréable de se rappeler avec quel touchant accord ils s’entendaient ensemble, et comment chacun d’eux venait à son tour nous confier qu’il se plaisait si bien avec l’autre, parce qu’il travaillait si bien ; mais il est triste, très-triste, pour ceux qui les ont connus, de savoir que jamais ils ne retravailleront ensemble.

Nous nous trouvâmes réunis à Saint-Michel, sur la route du Mont-Cenis, le 20 juin 1864 à midi, et nous nous dirigeâmes dans la journée par le col de Valloires sur le village du même nom. Le sommet de cet agréable petit passage est à près de 1065 mètres au-dessus de Saint-Michel ; nous y découvrîmes une belle vue sur les Aiguilles d’Arve, groupe formé de trois pics d’une forme singulière et qui était l’objet spécial de nos investigations[4]. Elles avaient été vues par nous, ainsi que par d’autres touristes, de bien des points éloignés, et elles avaient toujours paru très-élevées et inaccessibles ; mais nous n’avions pu obtenir sur aucune d’elles d’autre renseignement que les quelques mots contenus dans l’Itinéraire du Dauphiné (1er volume, Isère ; 2e volume, Drôme, Pelvoux, Viso, Vallées vaudoises), par Adolphe Joanne. Du col de Valloire, il nous sembla qu’on pourrait en approcher par la vallée de Valloire ; en conséquence, nous nous hâtâmes de descendre dans cette vallée, afin d’y chercher un lieu convenable pour y passer la nuit, aussi rapproché que possible de l’entrée de la petite vallée latérale qui remontait jusqu’aux Aiguilles.

Nous arrivâmes vers la fin du jour à l’entrée de cette petite vallée (vallon des Aiguilles d’Arve), et nous y trouvâmes quelques maisons situées juste à l’endroit où nous les cherchions. La propriétaire nous reçut avec bienveillance, et mit une vaste grange à notre disposition, sous la condition qu’on n’y allumerait aucune allumette et qu’on n’y fumerait pas une seule pipe ; dès que nous le lui eûmes promis, elle nous invita à entrer dans son propre chalet, alluma un grand feu, fit chauffer quelques pintes de lait et nous traita avec la plus cordiale hospitalité.

Le lendemain matin, nous reconnûmes que le vallon des Aiguilles d’Arve remontait à l’ouest de la vallée de Valloire, et que le village de Bonnenuit se trouvait situé, dans cette dernière vallée, presque en face de la jonction des deux torrents.

Le 21, à 3 heures 55 minutes du matin, nous nous mîmes en route pour remonter le vallon, traversant d’abord des pâturages, puis un désert pierreux, profondément raviné par les eaux. À 5 heures 30 minutes, nous découvrions parfaitement les deux Aiguilles principales et nous constations en même temps que les officiers chargés de lever la carte de l’état-major sarde avaient fait sur ce point, comme à peu près partout, un travail tout à fait fantastique.

Il nous fallut donc tenir conseil.

Trois questions furent posées : 1o Quelle est la plus élevée de ces Aiguilles ? 2o Au sommet de laquelle devons-nous monter ? 3o Par où passerons-nous ?

Les officiers d’état-major français avaient donné aux deux plus élevées les altitudes suivantes : 3509 mètres, 3513 mètres ; mais nous ne savions pas quelles étaient celles qu’ils avaient mesurées. Joanne nous apprenait à la vérité (mais sans spécifier si ce renseignement s’appliquait aux trois Aiguilles


que l’ascension en avait été faite plusieurs fois, et il mentionnait comme particulièrement facile à gravir celle qui a 3509 mètres[5].

Nous nous dîmes alors : « Nous allons monter sur le pic qui a 3513 mètres d’altitude. » Mais cette décision ne résolvait pas la seconde question. Le pic « relativement facile à escalader » de Joanne était évidemment, d’après sa description, le plus septentrional des trois. Le nôtre devait donc être un des deux autres ; — mais lequel ? Nous penchions en faveur du plus central ; mais nous étions embarrassés, tant leur hauteur paraissait égale. Cependant, quand le conseil vint à examiner la troisième question : Par où y monterons-nous ? il fut voté à l’unanimité que l’ascension était sans aucun doute relativement difficile par les côtés oriental et méridional, et qu’il fallait contourner la montagne pour atteindre le côté septentrional.

Ce mouvement tournant fut donc exécuté. Après avoir gravi quelques pentes de neige extrêmement raides (inclinées à plus de 40 degrés), nous nous trouvâmes, à 8 heures 45 minutes du matin, dans une espèce de brèche située entre l’Aiguille centrale et celle qui est la plus septentrionale ; nous nous mîmes alors à étudier la face septentrionale de ce pic que nous voulions gravir, et nous finîmes par conclure qu’il était relativement impraticable. Croz, haussant ses épaules de géant, s’écria : « Ma foi ! je crois que vous ferez bien de le laisser à d’autres.» Almer, plus explicite encore, affirma qu’il n’essayerait pas, même pour 1000 francs. Nous revînmes alors au pic le plus septentrional, mais son versant méridional paraissait encore plus inaccessible que les flancs nord du pic central. Nous nous accordâmes en conséquence le luxe, bien rare pour nous, d’un repos de trois heures au sommet de notre col ; car nous avions décidé que ce devait être un col.

Nous aurions pu avoir une plus mauvaise idée. Nous nous trouvions en effet à 3200 ou 3230 mètres au-dessus du niveau de la mer et nous découvrions une vue très-pittoresque sur les montagnes de la Tarentaise ; vers le sud-est, nous voyions le roi du massif du Dauphiné, avec lequel nous avions l’intention de faire plus ample connaissance. Trois heures s’écoulèrent ainsi au soleil et nous pensâmes à la descente. Nous apercevions au-dessous de nous les pâturages éloignés d’une vallée (que nous supposions être le vallon du ravin de la Sausse) ; une longue pente de neige y descendait. Mais des rochers à pic nous empêchèrent d’atteindre cette pente de neige, et, d’après notre première impression, nous pensâmes qu’il nous faudrait nous en retourner par le même chemin. Cependant, en rôdant çà et là, l’un de nous découvrit deux petits couloirs, remplis de petits filets de neige ; la descente fut résolue par le plus septentrional des deux. C’était un chemin escarpé, mais sûr, car ce couloir était si étroit, que nous pouvions appuyer nos épaules sur un de ses côtés et nos pieds sur l’autre ; en outre, les derniers restes des neiges de l’hiver, très-durcies, adhéraient fortement au fond du couloir et nous offraient un point d’appui solide quand les rochers nous le refusaient. Nous


Les Aiguilles d’Arve ; vue prise au-dessus du chalet de Rieublanc.


atteignîmes en une demi-heure la partie supérieure de la grande pente de neige.

Walker dit alors : « Nous pouvons descendre en glissant. »

« — Non, la pente est trop raide, » répondirent les guides.

Cependant, notre ami s’élança en se laissant glisser debout, et, pendant un moment, il descendit avec beaucoup d’adresse, mais il perdit bientôt l’équilibre et se balança avec une si grande rapidité que nous craignions à chaque seconde de le voir tomber la tête la première. Il laissa échapper sa hache, qui le suivit et le frappa rudement ; il descendit ainsi avec elle, pendant plus de cent mètres, et finit par s’arrêter dans les rochers situés au bas de la pente. Nous fûmes bientôt rassurés sur son compte, car il nous pria ironiquement de ne pas le faire attendre trop longtemps.

Nous suivîmes donc le chemin qu’il nous avait ouvert et qui est tracé sur la gravure ci-jointe par une ligne de points (en faisant des zigzags pour éviter les petits îlots rocheux qui émergeaient hors de la neige et par lesquels Walker avait été à demi renversé) ; mais, pour plus de sûreté, nous nous laissâmes glisser assis et nous rejoignîmes, sans accident, notre ami. Alors, nous tournâmes de suite à gauche pour suivre l’arête d’une vieille moraine très-élevée. Les boues de cette moraine étaient extrêmement dures, car nous étions obligés d’y tailler des pas avec nos haches à glace quand nous rencontrions de grands blocs erratiques perchés sur leur crête.

Guidés par des mugissements éloignés, nous eûmes promptement découvert les chalets les plus élevés de la vallée, nommés les chalets de Rieublanc. Trois vieilles femmes les habitaient ; elles semblaient appartenir à quelque chaînon transitoire que les naturalistes cherchent à retrouver, car elles étaient dépourvues de toute idée qui ne concernât pas les vaches, et elles parlaient un patois barbare presque inintelligible pour le Savoyard Croz. Elles refusèrent obstinément de croire que nous avions passé entre les Aiguilles.

« C’est impossible, les vaches n’y vont jamais.

— Pouvons-nous arriver à la Grave en passant par-dessus l’arête qui est là-bas ?

— Oh oui ! les vaches l’ont souvent traversée.

— Pourriez-vous nous montrer le chemin ?

— Non ; mais vous pourriez suivre les traces laissées par les vaches. »

Nous nous reposâmes un moment près de ces chalets, pour examiner les flancs occidentaux des Aiguilles d’Arve, et, d’un avis unanime, celle du centre fut déclaré aussi inaccessible de ce côté que par l’est, le nord ou le sud, le lendemain, nous l’étudiâmes de nouveau du côté du sud-est, d’une hauteur de 3350 mètres, et notre opinion resta la même.

Du 20 au 22 juin, l’Aiguille centrale fut l’objet d’un nouvel examen sous toutes les faces ; nous contournâmes presque entièrement aussi les deux autres ; seulement, nous ne pûmes voir du côté du nord l’Aiguille la plus méridionale (justement celle dont Joanne dit l’ascension relativement facile). Nous n’osons donc émettre aucune opinion sur son ascension, excepté en ce qui concerne le sommet actuel. Ce sommet est formé par deux rochers en forme de cornes ou de pointes singulières, et, nous l’avouons, nous ne comprenons pas comment on peut les gravir toutes les deux ou seulement l’une d’elles ; aussi, ne serions-nous pas surpris d’apprendre un jour que cette ascension n’a été faite qu’en imagination, comme la célèbre ascension du Mont-Blanc qu’on n’avait pas accomplie « tout à fait jusqu’au sommet, mais seulement jusqu’au Montanvert ! »

Les trois Aiguilles peuvent peut-être être escaladées, mais je n’ai jamais vu aucune montagne qui parût plus inaccessible. Leurs cimes sont les sommets les plus élevés de la chaîne qui sépare la vallée de la Romanche et celle de l’Arc, elles se dressent un peu au nord du point de partage des eaux entre ces deux vallées, et une ligne tirée sur leurs pointes va presque exactement du nord au sud.

Nous descendîmes par un sentier difficile de Rieublanc aux chalets de la Sausse, qui donnent son nom au vallon ou ravin dans lequel ils sont situés. C’est une des nombreuses branches de la vallée qui descend par Saint-Jean d’Arve à Saint-Jean de Maurienne.

Deux passages, plus ou moins connus, conduisent de cette vallée au village de la Grave (sur la route du Lautaret) dans la vallée de la Romanche. Ce sont : le col de l’Infernet et le col de Martignare.

Il y a trente ans, le professeur J. D. Forbes a franchi le premier de ces cols qu’il a mentionné dans son ouvrage, la Norvége et ses Glaciers. L’autre col, qui s’ouvre au nord du premier, est rarement traversé par les touristes ; mais, comme il nous convenait mieux, nous nous mîmes en route pour y monter le matin du 22, après avoir passé dans le foin, à la Sausse, une nuit suffisamment confortable, mais sans faste ; du reste, la simplicité primitive de notre installation y fut plus que compensée par la bienveillance et l’hospitalité de nos hôtes[6].

[Nous voulions maintenant nous rendre à la Grave (situé sur la grande route de Briançon) en traversant les montagnes, et faire en chemin l’ascension de quelque point suffisamment élevé (pour nous offrir une belle vue sur les Alpes du Dauphiné en général et sur la grande chaîne de la Meije en particulier. Avant de quitter l’Angleterre, une étude approfondie de l’itinéraire de « Joanne » nous avait démontré que la route la plus courte de la Sausse à la Grave était le col de Martignare ; et qu’il était possible de faire, en partant de ce col, l’ascension d’une pointe élevée que l’auteur du guide appelle le Bec-de-Grenier et qui porte aussi le nom d’Aiguille de Goléon. Cependant, en étudiant la carte sarde, nous y trouvâmes marqués, à l’est du col de Martignare, non pas un seul pic portant ces deux noms, mais deux sommets distincts : l’un, situé juste au-dessus du col — le Bec-de-Grenier (dont la hauteur n’était pas indiquée) ; l’autre, — situé plus loin à l’est, et un peu au sud du point de partage des eaux — l’Aiguille de Goléon (haute de 3430 mètres), puis un glacier très-considérable, — le glacier Lombard, qui s’étendait entre les deux pics. D’un autre côté, la carte française ne portait aucun des deux noms mentionnés par la carte sarde[7], mais un pic appelé Aiguille de la Sausse (3312 mètres) y occupait la place assignée sur la carte sarde au Bec-de-Grenier ; tandis que plus loin à l’est il s’y trouvait un second pic sans nom (3317 mètres) qui n’occupait pas du tout la position donnée à l’Aiguille de Goléon, qui n’était du reste pas plus indiquée que le glacier Lombard. Tous ces renseignements, on le voit, sont confus et peu satisfaisants ; mais, comme nous nous étions convaincus que nous pourrions escalader une des pointes situées à l’est du col de Martignare (qui dominait le ravin de la Sausse), nous résolûmes de prendre ce col pour base de nos opérations[8].]

Nous quittâmes les chalets à 4 heures 45 minutes du matin, sous une pluie de bons souhaits que répandaient sur nous nos hôtesses. Nous nous dirigeâmes d’abord vers l’extrémité supérieure du ravin, puis nous dûmes, pour monter au col de Martignare, contourner un long contre-fort formant une saillie extraordinaire dans la vallée ; mais, avant d’en atteindre le point culminant, il nous fallut encore doubler un autre chaînon qui nous barrait le passage[9]. À 6 heures du matin, nous étions parvenus à la ligne de faîte qui est le point de partage des eaux et que nous suivîmes pendant quelque temps dans la direction de l’est ; mais nous dûmes ensuite nous détourner un peu vers le sud pour éviter une autre aiguille assez considérable, qui nous empêchait de nous avancer en droite ligne vers le pic que nous voulions escalader. À 9 heures 15 minutes, nous avions enfin atteint le sommet de ce pic, d’où nous pouvions nous rendre parfaitement compte de la configuration de la contrée voisine.

Il entourait avec trois autres un plateau que remplissait un glacier. Désignons-les par les lettres A, B, C, D (voir le plan ; p. 194.). Nous étions sur la pointe C, qui avait presque la même altitude que la pointe B, mais qui était plus élevée que la pointe D et plus basse que la pointe A. La pointe A, la plus élevée des quatre, avait près de 60 mètres de plus que les pointes B et C ; nous reconnûmes que c’était l’Aiguille de Goléon (carte française, 3430 mètres). La pointe D devait être le Bec-de-Grenier ; et, à défaut d’autres noms, nous donnâmes à B et à C le nom d’Aiguilles de la Sausse. Le glacier qui descendait dans la direction du sud-est était le glacier Lombard.

Les pics B et C dominaient le ravin de la Sausse, ainsi qu’une autre aiguille (E) à laquelle ils étaient reliés.

La chaîne au-dessus de laquelle se dressaient ces trois Aiguilles se continuait au delà de leur base et allait rejoindre les Aiguilles d’Arve. L’extrémité supérieure du ravin de la Sausse était donc entourée de six pics, dont trois devaient être appelés les Aiguilles de la Sausse, et les trois autres les Aiguilles d’Arve.

Nous avions été fort heureux dans le choix de notre sommet. Sans parler de ses autres avantages, il nous offrait une vue superbe sur la chaîne dont le point culminant est le pic de la Meije (3987 mèt.) que les touristes désignent ordinairement sous le nom d’Aiguille du Midi de la Grave.

Vue du village de la Grave, cette montagne excite, à juste titre, l’admiration de tous ceux qui ont le bonheur de la contempler en allant de Grenoble à Briançon par le col du Lautaret. Les grandes routes des Alpes ne présentent guère de plus beaux paysages ; seule l’Orteler Spitze, vue du Stelvio, peut lui être comparée, et les voyageurs qui les ont admirées toutes deux préfèrent généralement la première. Mais on n’est pas plus capable d’apprécier de la Grave les proportions majestueuses et l’élégance de l’Aiguille de la Meije que de comprendre l’admirable symétrie du dôme de Saint-Paul quand on le voit du cimetière.

Je ne tenterai pas de décrire la Meije. Les mêmes mots et les mêmes phrases doivent être employés pour décrire bien d’autres montagnes ; leur répétition devient fatigante ; et on se sent d’ailleurs découragé à la pensée qu’aucune description, si exacte et si consciencieuse qu’elle soit, ne pourrait donner une idée de la réalité.

Malgré tout, la Meije mérite mieux qu’une simple mention sommaire. C’est le dernier — le seul — grand pic alpestre qui n’ait pas encore été foulé par le pied de l’homme, et on ne pourra jamais être accusé d’exagération en célébrant ses arêtes dentelées, ses glaciers torrentiels et ses effroyables précipices[10]. Mais si je voulais décrire ces merveilles sans le secours du crayon ou du pinceau, je tenterais l’impossible, car on ne saurait exprimer par des mots la grâce d’une courbe, la beauté d’une couleur, ou l’harmonie d’un son ; je réussirais tout au plus à faire sentir vaguement que les choses dont je parle ont pu être agréables à voir ou à entendre, bien qu’à la lecture elles soient absolument incompréhensibles.

Pendant notre station au sommet de l’Aiguille de la Sausse, notre attention se concentra sur un point situé immédiatement vis-à-vis de nous, — sur une brèche ou entaille qui s’ouvrait entre la Meije et la montagne appelée le Rateau. Nous avions surtout tenu à faire l’ascension de cette Aiguille pour bien voir cette brèche de son sommet. Mes compagnons le remarquèrent comme moi, elle avait tout à fait l’aspect d’un véritable col. Jamais aucun être humain ne l’avait traversée, mais elle eût dû l’avoir été ; aussi, les gens du pays l’appelaient-ils très-justement : la Brèche de la Meije.

J’avais bien remarqué cette espèce de col en 1860 et en 1861, mais à cette époque l’idée d’y passer ne m’était pas venue ; nous ne la connaissions guère que par une reproduction photographique de la feuille 189 de la grande carte de France, feuille qui n’était pas publiée à cette époque, et que M. Tuckett avait, avec sa générosité ordinaire, mise à ma disposition. D’après cette carte, il était bien évident que, si nous réussissions à traverser la Brèche, nous aurions trouvé la route la plus directe entre le village de la Grave et celui de la Bérarde dans le département de l’Isère ; la distance entre ces deux villages serait ainsi d’un tiers moins longue que par la route ordinaire qui traverse les villages de Freney et de Venosc.

Quelques-uns de mes lecteurs pourront me demander pourquoi aucun touriste, ni même aucun habitant du pays n’avait déjà essayé de franchir cette brèche ? Par l’excellente raison que le versant méridional de la vallée (Vallon des Étançons) est inhabité, et que la Bérarde elle-même est un misérable village, sans intérêt, sans commerce et presque sans population. Pourquoi donc voulions-nous donc traverser ce fameux col ? Parce que nous nous proposions de faire l’ascension de la Pointe des Écrins, dont la Bérarde était l’endroit habité le plus rapproché.

Vue de l’Aiguille de la Sausse, la Brèche nous paraissait réunir les difficultés les plus formidables. Aussi désespérions-nous presque de pouvoir l’escalader. Évidemment une seule direction permettait d’en approcher. Nous distinguions au sommet du passage un mur de neige ou de glace très-raide (si raide qu’il devait être de la glace) protégé à sa base par une grande crevasse ou fossé qui le séparait des champs de neige situés au-dessous. En descendant du regard la montagne, nous apercevions des champs de neige ondulés qui aboutissaient à un grand glacier. Ces champs de neige offraient un passage facile, mais le glacier était comme labouré dans tous les sens. D’immenses crevasses semblaient le traverser d’un bord à l’autre dans quelques endroits ; partout il présentait cet aspect étrange et tourmenté qui indique le mouvement inégal de la glace. Comment pourrions-nous parvenir même jusqu’à lui ? À sa base, il se terminait brusquement au haut d’un rocher à pic par-dessus lequel il déversait périodiquement ses avalanches, comme nous en témoignait une vaste couche triangulaire de débris amassée au-dessous. Impossible de nous aventurer de ce côté ; il fallait donc prendre le glacier en flanc. Mais de quel côté ? Pas par le côté ouest, assurément ; qui eût pu tenter d’escalader de tels escarpements ? S’il était possible d’y monter, ce ne pouvait être que par les rochers de l’est qui avaient bien eux-mêmes l’apparence de roches moutonnées.

Nous descendîmes donc bien vite vers la Grave, pour savoir ce que Melchior Anderegg aurait à nous dire sur notre expédition future, car il venait justement de traverser ce village avec la famille de notre ami Walker. Qu’est-ce que Melchior Anderegg ? Ceux qui me font cette question n’ont certes pas voyagé dans les Alpes suisses, où le nom de Melchior est aussi connu que celui de Napoléon. Melchior, lui aussi, est un empereur dans son genre, — un véritable prince parmi les guides. Son empire, à lui, ce sont « les neiges éternelles » et son sceptre est une hache à glace.

Melchior Anderegg, plus familièrement et peut-être plus généralement connu sous le simple nom de Melchior, est né à Zaun, près de Meiringen, le 6 avril 1828. La petite notice de Hinchcliff, l’Été dans les Alpes[11], le fit pour la première fois connaître aux touristes, car, au moment où ce livre parut, un très-petit nombre de personnes en avaient entendu parler. En 1855, il était préposé au nettoyage des bottes à l’hôtel du Grimsel. Quand à cette époque il accompagnait quelque expédition, c’était au bénéfice de son maître, le propriétaire de l’hôtel : Melchior lui-même n’avait droit qu’au trinkgelt (pourboire). En 1856, il alla à l’auberge du Schwarenbach sur la Gemmi,
Melchior Anderegg en 1864.
où il employait son temps à sculpter les menus objets en bois qu’il vendait aux voyageurs. Il fit en 1856 de nombreuses excursions avec MM. Hinchcliff et Stephen, et leur prouva qu’il possédait au plus haut degré une adresse rare, un courage indomptable et un admirable caractère. Depuis lors il a joui d’une réputation incontestée, et pendant longtemps il n’y eut pas de guide plus recherché. Il est ordinairement retenu une année à l’avance. Dire ce qu’il n’a pas fait, serait peut-être une tâche plus facile que d’énumérer ses exploits. Un succès continu l’accompagne, quoi qu’il entreprenne ; partout où il va, il conduit ceux qui le suivent à la victoire, mais non à la mort. Aucun accident n’est arrivé, que je sache, aux voyageurs dont il a été le guide. Ainsi que son ami Almer, il peut être appelé un homme sûr. C’est le plus grand éloge qui puisse être accordé à un guide de premier rang.

Nous arrivâmes de bonne heure dans l’après-midi à la petite auberge de la Grave, sur la grande route du Lautaret ; c’était une espèce de petit caravansérail à peine bâti, à demi écroulé, où rien n’est solide et garanti si ce n’est la mauvaise odeur, comme le remarqua spirituellement mon ami Moore[12]. Melchior était parti, nous laissant une note ainsi conçue : « Le passage de la Brèche est, je crois, possible, mais il sera très-difficile. » Son opinion était la nôtre ; aussi allâmes-nous nous coucher, nous attendant bien à marcher le lendemain dix-huit ou vingt heures.

Nous quittâmes la Grave le lendemain matin à 2 heures 40 minutes ; nous traversâmes la Romanche quelques minutes après notre départ, et à 4 heures nous avions atteint la moraine de la branche orientale du glacier qui descend de la Brèche[13]. Entre les deux bras de ce glacier se dressaient les rochers que nous devions gravir, ils nous paraissaient toujours aussi polis ; en outre, aucune fissure ne s’y montrait. À 5 heures, nous les avions attaqués. De loin, leur aspect nous avait tout à fait trompés. Le plus habile charpentier n’aurait pu construire un escalier plus commode et mieux raboté ; l’aspect poli, qu’ils présentaient à une certaine distance, provenait simplement de leur singulière solidité.

[C’était un vrai plaisir d’escalader ces délicieux rochers. On y marchait avec tant de sécurité qu’il eût été presque impossible de glisser, à moins d’y mettre de la bonne volonté.]

En une heure nous nous étions élevés au-dessus de la partie la plus crevassée du glacier et nous commencions à chercher un chemin pour y entrer. Une plaque de vieille neige s’étendait justement à l’endroit où elle pouvait nous être utile ; grâce à elle, au lieu de gagner le glacier en exécutant des tours de force désespérés, nous passâmes des rochers sur la glace aussi facilement qu’un marin marche sur un passe-avant. À 6 heures et demie nous étions au centre du glacier. Les habitants de la Grave, sortis en masse sur la route, nous suivaient des yeux avec stupéfaction en constatant que leurs trop confiantes prédictions se trouvaient démenties. Ils pouvaient, en effet, ouvrir de grands yeux, car cette petite caravane, semblable de loin à une file de mouches montant sur un mur, grimpait de plus en plus haut sans aucune hésitation, sans aucune halte, disparaissant un instant quand elle s’enfonçait dans quelque crevasse, et reparaissant de l’autre côté. Plus nous nous élevions, plus l’ascension devenait facile. Les pentes diminuaient ; aussi accélérions-nous le pas. La neige n’avait pas encore reçu les rayons du soleil et nous y marchions aussi facilement que sur une grande route ; quand, à 7 heures 44 minutes, nous aperçûmes le sommet de la Brèche, nous nous y élançâmes avec furie comme sur une brèche ouverte dans la muraille d’une forteresse ; prenant notre élan, nous franchîmes d’un bond le fossé, nous escaladâmes par un dernier effort la pente raide qui le domine, et à 8 heures 50 minutes nous étions au sommet de la petite entaille ouverte dans la chaîne, à 3369 mètres d’altitude. La Brèche était conquise ! Les gens de la Grave avaient bien le droit d’être étonnés ; nous avions gravi 1700 mètres en cinq heures et un quart[14]. Nous poussâmes des cris de triomphe quand ils rentrèrent chez eux pour déjeuner.

Tous les touristes montagnards savent combien il est avantageux d’étudier à l’avance, et d’une hauteur qui la domine, la route que l’on doit parcourir, surtout dans une contrée inconnue. Seuls, les étourdis négligent cette précaution qui est d’une importance capitale. Règle générale, plus on se rapproche de la base terminale d’un pic, plus il est difficile de choisir son chemin avec intelligence. On attribue une importance exagérée à des sommets inférieurs ; des crêtes secondaires semblent les crêtes principales ; et des pentes plus ou moins raides dérobent à la vue les points qui les dominent. C’est un miracle si les plus grandes difficultés ne s’opposent pas à une ascension trop légèrement entreprise sans une étude préliminaire de l’importance et de la situation relative des différentes parties du trajet.

L’examen d’une route projetée, fait d’une hauteur plus ou moins rapprochée, sera très-utile à tous ceux qui ont déjà acquis l’habitude d’escalader les montagnes, et leur permettra d’éviter bien des obstacles qui eussent été presque insurmontables ; mais il ne leur fournira pas les éléments nécessaires pour décider avec certitude si toute la route sera ou non praticable. Par exemple, personne ne peut se prononcer positivement à distance sur la nature des rochers. Ceux dont il a été parlé plus haut offrent une preuve de cette vérité. Trois des guides les plus habiles et les plus expérimentés des Alpes s’accordèrent à penser qu’ils présenteraient les plus grandes difficultés, et ils n’en présentèrent aucune.

En réalité, plus les rochers sont entiers et en bon état de conservation, plus ils paraissent impraticables quand ils sont vus de loin, tandis que des rochers d’une pierre tendre et par conséquent trop facile à briser, et qui sont souvent les plus périlleux et les plus difficiles à gravir, semblent parfois à distance devoir être d’un accès si facile qu’un enfant les escaladerait aisément.

On risque moins de se tromper en décidant à l’avance si un glacier est ou non praticable. On en juge la traversée possible quand il offre peu de crevasses découvertes (ce qui se voit même à une grande distance), mais on ne peut pas savoir jusqu’à quel point ce glacier ou un glacier sillonné par un grand nombre de crevasses sera difficile ; cela dépend absolument de la profondeur et de la largeur de ses crevasses ainsi que de son inclinaison. Si nombreuses que soient les crevasses d’un glacier, on les traverse parfois sans dévier de la ligne droite lorsqu’elles sont étroites ; au contraire, si rares qu’elles soient, elles deviennent infranchissables quand la pente est trop forte. En théorie, un homme armé d’une bonne hache va partout sur un glacier ; mais, en pratique, pour y avoir la liberté de ses mouvements, il faut que les angles d’inclinaison ne soient pas trop prononcés. Aussi est-il nécessaire de connaître approximativement les angles de la surface d’un glacier avant de pouvoir déterminer s’il offrira une traversée facile, difficile ou même impossible. Or, on ne peut résoudre cette question préliminaire en regardant les glaciers à distance et de face ; il faut les voir de profil, et souvent de face et de profil, d’abord pour pouvoir étudier la direction des crevasses, ensuite pour remarquer sur quels points elles sont plus ou moins nombreuses, enfin pour constater l’inclinaison plus ou moins prononcée des angles. Les pentes sont-elles trop raides, il vaut mieux les éviter et monter par les rochers même les plus difficiles à escalader ; mais on monte toujours plus rapidement par les glaciers qui offrent peu de crevasses découvertes, et qui ont une pente douce, que par les rochers les plus faciles à gravir.

Ces explications doivent faire comprendre pourquoi nous nous trompions quand nous contemplions la Brèche de la Meije du haut de l’Aiguille de la Sausse. Nous prîmes note de toutes les difficultés, mais nous ne remarquâmes pas assez la distance où se trouvait la Brèche au sud de la Grave. Le dessin de la page 210 me fera mieux comprendre. La figure 1, tracée d’après les indications fournies par les ingénieurs français, servira aussi à démontrer combien l’œil seul est insuffisant pour apprécier les angles de hauteur.

Le village de la Grave est situé à 1524 mètres d’altitude, et le sommet le plus élevé de la Meije a 3987 mètres de hauteur absolue. Leur niveau présente donc une différence de 2453 mètres. Mais le sommet de la Meije est, au sud de la Grave, à une distance de 4494 mètres ; par conséquent, une ligne tirée de la Grave au sommet de la Meije ne forme pas une pente plus raide que la ligne de points tirée de A à C, fig. 1 ; en d’autres termes, si l’on pouvait se rendre en ligne directe de la Grave au sommet de la Meije, la montée aurait une inclinaison de moins de 30°. En se plaçant au sommet de l’Aiguille de la Sausse, neuf personnes sur dix estimeraient probablement cet angle double de ce qu’il est en réalité[15].

La Brèche est à 609 mètres au-dessous du sommet de la Meije, et à 1828 mètres seulement au-dessus de la Grave. En conséquence, si l’on pouvait monter en ligne droite du village à la Brèche, la pente ne dépasserait guère 20°. Mais, étant donnée l’impossibilité de monter comme les oiseaux volent, il faut bien suivre une route moins directe et beaucoup plus longue. Le chemin que nous avions pris avait probablement deux fois la longueur d’une ligne droite tirée entre les deux points opposés. En doublant la longueur des angles on diminue leur inclinaison de moitié. Ce raisonnement fort simple aboutit à cette conclusion singulière : dans ce passage, un des plus raides des Alpes, la moyenne de tous les angles ne dépasse pas 11 ou 12°. Je dis la moyenne, car, dans certains passages, les angles étaient beaucoup plus inclinés s’ils l’étaient moins dans d’autres.

Tranquillement assis au sommet de la Brèche, nous ne nous inquiétions guère de tous ces beaux raisonnements. Notre journée nous semblait terminée, car MM. Mathews et Bonney nous avaient affirmé que le versant opposé de la montagne n’offrait aucune difficulté ; aussi nous abandonnions-nous tout à loisir aux douceurs du repos. En regardant le Rateau et les Écrins, nous nous demandions avec étonnement comment l’une de ces montagnes pouvait encore se tenir debout, et si l’autre résisterait à nos efforts pour la conquérir. La première paraissait tellement en décomposition qu’elle semblait devoir s’écrouler la plus légère bouffée de vent, ou tomber en morceaux au plus petit coup de tonnerre ; tandis que la seconde se dressait fièrement comme la reine du groupe, dépassant de sa cime élancée tous les autres pics qui forment le grand fer à cheval du Dauphiné. Un abominable courant d’air glacé vint tout à coup nous donner le frisson, et nous obliger à nous transporter sur une petite terrasse gazonnée, à 900 mètres plus bas, — une oasis dans un désert ; — nous y passâmes près de quatre heures à admirer la muraille splendide qui protége de ce côté le sommet de la Meije contre toute tentative d’escalade[16]. Nous nous mîmes donc à descendre un peu à l’aventure le vallon des Étançons[17], désert horrible et sauvage, abomination de la désolation, également dépourvu de vie animale ou végétale, privé de tout sentier, ne donnant guère que l’idée du chaos, couvert dans toute sa longueur de débris variant entre la grosseur d’une noix et celle d’une maison. À le contempler, on eût dit qu’une demi-douzaine de moraines de première classe y avaient été transportées et précipitées en des milliers de débris.

Tant de piéges s’ouvraient sous nos pas que notre humeur s’en ressentait. Impossible de ne pas regarder constamment ses pieds ; si quelque infortuné se hasardait à se moucher sans s’arrêter, il était sûr de tomber à l’instant même, de s’écorcher les jambes ou de se démettre à moitié la cheville. C’était toujours à recommencer, nous nous sentions à bout de patience ; chacun de nous jurait à l’envi qu’aucune puissance humaine ne l’obligerait jamais à descendre ou à remonter cette insupportable vallée.

Cependant, le vallon des Étançons, entouré de montagnes splendides, inconnues il est vrai, mais dignes d’une haute réputation, ne méritait pas nos malédictions ; dans une contrée moins désagréable, ces montagnes eussent été très-visitées et vantées comme des types parfaits de hardiesse et de grâce.

Il n’y a peut-être pas bien longtemps, le vallon des Étançons offrait un aspect moins désolé. Un grand nombre des vallées des Alpes françaises ont subi, à une époque tout à fait récente, par suite du déboisement des montagnes, les transformations les plus regrettables[18]. L’abus du droit de pacage et la destruction totale des forêts ont privé le sol des arbres, des plantes et des mousses, et les rayons brûlants du soleil lui ont donné, après l’avoir desséché, la dureté de la pierre ; l’eau des pluies ou des neiges fondues n’étant plus retenue par aucun obstacle, au lieu de s’écouler lentement, forme en quelques instants de profonds ruisseaux, entraîne dans ses flots torrentiels des pierres ou des blocs de rochers qui en quintuplent la force, enlève toutes les terres cultivables et recouvre d’une couche énorme de débris, que les populations ruinées, condamnées à l’émigration, ne peuvent même pas tenter de déblayer, les plaines désormais stériles.



  1. Pour les routes décrites dans ce chapitre, voir la carte générale et le plan qui est dans le texte à la page 194.
  2. Note du traducteur. Pas en 1861 toutefois, puisque en 1860 l’annexion de la Savoie nous avait donné le Mont-Blanc.
  3. Croz était né au village du Tour, dans la vallée de Chamonix, le 22 avril 1830 ; Almer était plus âgé d’un an ou deux.
  4. Du sommet du col de Valloires on découvre aussi la Pointe des Écrins qui se dresse au-dessus du col du Galibier. C’est le point le moins élevé d’où j’ai vu le sommet des Écrins.
  5. Ces montagnes, on doit le remarquer, faisaient partie du territoire récemment cédé à la France. La carte sarde, dont il a été question ci-dessus, était la vieille carte officielle. La carte française à laquelle il sera fait allusion dans ce chapitre, est celle qui doit continuer la grande carte officielle de l’état-major français.
  6. En 1869, pendant que je m’étais arrêté à l’hospice sur le col du Lautaret, je fus accosté par un paysan entre deux âges, qui me demanda si je voulais bien lui faire l’honneur de monter dans sa voiture jusqu’à Briançon. Il parut très-curieux de savoir si je connaissais la contrée et finit par me demander « Êtes-vous allé à la Sausse ? » — « Oui. » — Eh bien alors, je puis vous dire que vous y avez vu quelques individus comme il y en a peu en ce monde. » — « Oui, répondis-je, ils sont certainement très-primitifs. » — Mais il parlait sérieusement et il continua en ces termes : « Oui, de très-braves gens ; » et, tapant sur son genou avec emphase, il ajouta : « et il n’en existe pas de pareils pour savoir soigner les vaches ! »

    Il devint alors plus communicatif. « Quand je vous ai offert de vous prendre dans ma voiture pour descendre avec moi la vallée, vous avez sans doute pensé que j’étais un pauvre diable, n’ayant pas un sou vaillant ; mais je vas vous dire… c’était ma montagne, ma montagne à moi !… que vous avez vue à la Sausse ; c’étaient mes vaches ! il y en a bien une centaine en tout. » — « Ainsi, vous êtes riche ? » — « Passablement riche. Je possède une autre montagne sur le col du Galibier, et une autre à Villeneuve. » Bien qu’à le juger sur son apparence extérieure on l’eût pris pour un paysan ordinaire, il m’avoua qu’il possédait une centaine de mille francs.

  7. Nous avions vu une épreuve des feuilles de la carte française qui n’étaient pas encore publiées.
  8. Les passages renfermés entre des crochets dans les chapitres VIII, IX et X, sont extraits du journal de M. A. W. Moore.

    Il serait sans aucun intérêt et sans aucun profit d’engager ici une discussion sur la confusion de ces noms. Il suffira d’ajouter qu’ils étaient confondus de la manière la plus embarrassante pour nous, non-seulement par toutes les autorités que nous pouvions consulter, mais aussi par les gens du pays.

  9. Une grande partie de la route gravissait des schistes sans consistance et très-désagréables, qui étaient sans doute la continuation des couches bien connues du col du Galibier et du col du Lautaret.
  10. La chaîne qui porte le nom de Meije court de l’E. S. E. à l’O. N. O. ; elle est couronnée par de nombreuses Aiguilles d’une hauteur assez égale. Les deux plus élevées sont situées vers les extrémités orientale et occidentale de la chaîne et s’en trouvent éloignées de plus d’un kilomètre. Les ingénieurs français assignent à la première une hauteur de 3879 mètres, et à la seconde celle de 3985 mètres. Dans notre opinion, l’Aiguille occidentale peut à peine dépasser de 60 mètres l’Aiguille orientale. Sa hauteur peut avoir diminué depuis qu’elle a été mesurée.

    En 1869, j’ai examiné avec beaucoup de soin, du col du Lautaret, l’extrémité orientale de la chaîne, et j’ai vu que la cime qui la domine peut être escaladée, en suivant un long glacier qui en descend au N. E., dans la vallée d’Arsine. Le point le plus élevé peut offrir des difficultés, mais il n’est pas inaccessible. Toutes les tentatives que l’on pourrait faire pour l’escalader devront avoir lieu par le versant septentrional.

    La feuille 189 de la carte française est extrêmement inexacte pour les montagnes qui environnent la Meije, et en particulier pour le versant septentrional. Les arêtes et les glaciers qui y sont indiqués peuvent à peine être reconnus sur le terrain.

  11. Summer Months in the Alps.
  12. La justesse de cette observation sera appréciée par tous les voyageurs qui ont passé une nuit à la Grave avant ou pendant l’année 1864. À cette époque, les écuries des chevaux du courrier qui y relayait, en allant de Grenoble à Briançon et vice versâ, se trouvaient situées juste au-dessous de la salle à manger et des chambres à coucher. Une vapeur âcre et puante, montant à travers les fentes du plancher, infectait constamment la maison entière. Depuis 1864, cette mauvaise auberge, m’a-t-on dit, a reçu quelques améliorations bien nécessaires.
  13. On peut suivre sur la carte qui accompagne le texte notre route de la Grave à la Bérarde.
  14. On monte généralement de 300 mètres par heure dans les grandes ascensions alpestres.
  15. La figure 2 représente de la même manière la distance et la hauteur du Cervin par rapport à Zermatt.
  16. On peut donner une idée de cette muraille en la comparant à la Gemmi, vue des bains de Louèche et exagérée. Du sommet le plus élevé de la Meije jusqu’au bas du Glacier des Étançons (c’est-à-dire à une profondeur de 975 mètres), le rocher absolument à pic semble être tout à fait inaccessible. Les dimensions de ces pages sont insuffisantes pour que je puisse y représenter convenablement cette magnifique muraille, la plus imposante de ce genre que j’aie vue dans tous mes voyages.
  17. Voir la gravure de la page 189.
  18. Note du traducteur. On consultera avec intérêt, sur ce triste sujet, le remarquable ouvrage publié par M. Surell, sous ce titre : Étude sur les torrents des Hautes-Alpes. — 2 vol. in-8o. Paris, 1870-1872.