Esprit des lois (1777)/L12/C18

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CHAPITRE XVIII.

Combien il est dangereux, dans les républiques, de trop punir le crime de lese-majesté.


Quand une république est parvenue à détruire ceux qui vouloient la renverser, il faut se hâter de mettre fin aux vengeances, aux peines, & aux récompenses mêmes.

On ne peut faire de grandes punitions, & par conséquent de grands changemens, sans mettre dans les mains de quelques citoyens un grand pouvoir. Il vaut donc mieux dans ce cas pardonner beaucoup, que punir beaucoup ; exiler peu, qu’exiler beaucoup ; laisser les biens, que multiplier les confiscations. Sous prétexte de la vengeance de la république, on établiroit la tyrannie des vengeurs. Il n’est pas question de détruire celui qui domine, mais la domination. Il faut rentrer le plutôt que l’on peut dans ce train ordinaire du gouvernement, où les lois protegent tout, & ne s’arment contre personne.

Les Grecs ne mirent point de bornes aux vengeances qu’ils prirent des tyrans ou de ceux qu’ils soupçonnerent de l’être. Ils firent mourir les enfans[1], quelquefois cinq des plus proches parens[2]. Ils chasserent une infinité de familles. Leurs républiques en furent ébranlées ; l’exil ou le retour des exilés furent toujours des époques qui marquerent le changement de la constitution.

Les Romains furent plus sages. Lorsque Cassius fut condamné pour avoir aspiré à la tyrannie, on mit en question si l’on feroit mourir ses enfans : ils ne furent condamnés à aucune peine. « Ceux qui ont voulu, dit Denys d’Halicarnasse[3], changer cette loi à la fin de la guerre des Marses & de la guerre civile, & exclure des charges les enfans des proscrits par Sylla, sont bien criminels ».

On voit dans les guerres de Marius & de Sylla, jusqu’à quel point les ames, chez les Romains, s’étoient peu à peu dépravées. Des choses si funestes firent croire qu’on ne les reverroit plus. Mais sous les triumvirs, on voulut être plus cruel, & le paroître moins : on est désolé de voir les sophismes qu’employa la cruauté. On trouve dans Appien[4] la formule des proscriptions. Vous diriez qu’on n’y a d’autre objet que le bien de la république, tant on y parle de sang froid, tant on y montre d’avantages, tant les moyens que l’on prend sont préférables à d’autres, tant les riches sont en sureté, tant le bas peuple sera tranquille, tant on craint de mettre en danger la vie des citoyens, tant on veut appaiser les soldats, tant enfin on sera heureux[5].

Rome étoit inondée de sang, quand Lepidus triompha de l’Espagne ; & par une absurdité sans exemple, sous peine d’être proscrit[6], il ordonna de se réjouir.


  1. Denys d’Halicarnasse, antiquités Romaines, liv. VIII.
  2. Tyranno occiso, quinque ejus proximos cognasione magistratus necato. Cicéron, de inventione, lib. II.
  3. Liv. VIII. page 547.
  4. Des guerres civiles, liv. IV.
  5. Quod felix faustamque fit.
  6. Sacris & epulis dent hunc diem : qui secius faxit icter proscriptos esto.