Esprit des lois (1777)/L14/C10
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Des lois qui ont rapport à la sobriété des peuples.
Dans les pays chauds, la partie aqueuse du sang se dissipe beaucoup par la transpiration[1] ; il y faut donc subsistuer un liquide pareil. L’eau y est d’un usage admirable, les liqueurs fortes y coaguleroient les globules[2] du sang qui restent après la dissipation de la partie aqueuse.
Dans les pays froids, la partie aqueuse du sang s’exhale peu par la transpiration ; elle reste en grande abondance. On y peut donc user de liqueurs spiritueuses, sans que le sang se coagule. On y est plein d’humeurs ; les liqueurs fortes, qui donnent du mouvement au sang, y peuvent être convenables.
La loi de Mahomet, qui défend de boire du vin, est donc une loi du climat d’Arabie : aussi, avant Mahomet, l’eau étoit-elle la boisson commune des Arabes. La loi[3] qui defendoit aux Carthaginois de boire du vin, étoit aussi une loi du climat ; effectivement le climat de ses deux pays est à peu près le même.
Une pareille loi ne seroit pas bonne dans les pays froids, où le climat semble forcer à une certaine ivrognerie de nature, bien différente de celle de la personne. L’ivrognerie se trouve établie par toute la terre, dans la proportion de la froideur & de l’humidité du climat. Passez de l’équateur jusqu’à notre pôle, vous y verrez l’ivrognerie augmenter avec les degrés de latitude. Passez du même équateur au pôle opposé, vous y trouverez l’ivrognerie aller vers le midi[4], comme de ce côté-ci elle avoit été vers le nord.
Il est naturel que, là où le vin est contraire au climat, & par conséquent à la santé, l’excès en soit plus sévérement puni, que dans les pays où l’ivrognerie a peu de mauvais effets pour la personne ; où elle en a peu pour la société ; où elle ne rend point les hommes furieux, mais seulement stupides. Ainsi les lois[5] qui ont puni un homme ivre, & pour la faute qu’il faisoit & pour l’ivresse, n’étoient appliquables qu’à l’ivrognerie de la personne, & non à l’ivrognerie de la nation. Un Allemand boit par coutume, un Espagnol par choix.
Dans les pays chauds, le relâchement des fibres produit une grande transpiration des liquides : mais les parties solides se dissipent moins. Les fibres, qui n’ont qu’une action très-foible & peu de ressort, ne s’usent guere ; il faut peu de suc nourricier pour les réparer : on mange donc très-peu.
Ce sont les différens besoins, dans les différens climats, qui ont formé les différentes manieres de vivre ; & ces différentes manieres de vivre ont formé les diverses sortes de lois. Que dans une nation les hommes se communiquent beaucoup, il faut de certaines lois ; il en faut d’autres, chez un peuple où l’on ne se communique point.
- ↑ M. Bernier faisant un voyage de Lahor à Cachemir, écrivoit : « Mon corps est un crible ; à peine ai-je avalé une pinte d’eau, que je la vois sortir comme une rosée de tous mes membres jusqu’au bout des doigts ; j’en bois dix pintes par jour, & cela ne me fait point de mal ». Voyage de Bernier, tom. II. p. 261.
- ↑ Il y a dans le sang des globules rouges, des parties fibreuses, des globules blancs, & de l’eau dans laquelle nage tout cela.
- ↑ Platon, liv. II. des lois : Aristote, du soin des affaires domestiques : Eusebe, prép. évang. liv. XII. ch. xvii.
- ↑ Cela se voit dans les Hottentots & les peuples de la pointe du Chily, qui sont plus près du sud.
- ↑ Comme fit Pittacus, selon Aristote, politiq. liv. II. ch. iii. Il vivoit dans un climat ou l’ivrognerie n’est pas un vice de nation.