Esprit des lois (1777)/L14/C15

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CHAPITRE XV.

De la différente confiance que les lois ont dans le peuple selon les climats.


Le peuple Japonois a un caractere si atroce, que ses législateurs & ses magistrats n’ont pu avoir aucune confiance en lui. Ils ne lui ont mis devant les yeux que des juges, des menaces & des châtimens : ils l’ont soumis, pour chaque démarche, à l’inquisition de la police. Ces lois qui, sur cinq chefs de famille, en établissent un comme magistrat sur les quatre autres ; ces lois qui, pour un seul crime, punissent toute une famille ou tout un quartier ; ces lois, qui ne trouvent point d’innocens là où il peut y avoir un coupable, sont faites pour que tous les hommes se méfient les uns des autres, pour que chacun recherche la conduite de chacun, & qu’il en soit l’inspecteur, le témoin & le juge.

Le peuple des Indes au contraire est doux[1], tendre, compatissant. Aussi ses législateurs ont-ils eu une grande confiance en lui. Ils ont établi peu[2] de peines, & elles sont peu séveres ; elles ne sont pas même rigoureusement exécutées. Ils ont donné les neveux aux oncles, les orphelins aux tuteurs, comme on les donne ailleurs à leurs peres : ils ont réglé la succession par le mérite reconnu du successeur. Il semble qu’ils ont pensé que chaque citoyen devoit se reposer sur le bon naturel des autres.

Ils donnent aisément la liberté[3] à leurs esclaves ; ils les marient ; ils les traitent comme leurs enfans[4] : heureux climat qui fait naître la candeur des mœurs & produit la douceur des lois !


  1. Voyez Bernier, tome II. p. 140.
  2. Voyez dans le quatorzieme recueil des lettres édifiantes, p. 403. les principales lois ou coutumes des peuples d’Inde de la presqu’île deçà le Gange.
  3. Lettres édifiantes, neuvieme recueil, p. 378.
  4. J’avois pensé que la douceur de l’esclavage aux Indes avoit fait dire à Diodore, qu’il n’y avoit dans ce pays ni maître ni esclave : mais Diodore a attribué à toute l’Inde, ce qui, selon Strabon, liv. XV. n’étoit propre qu’à une nation particuliere.