Esprit des lois (1777)/L14/C2

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CHAPITRE II.

Combien les hommes sont différent dans les divers climats.


L’air froid[1] resserre les extrémités des fibres extérieures de notre corps ; cela augmente leur ressort, & favorise le retour du sang des extrémités vers le cœur. Il diminue la longueur[2] de ces mêmes fibres ; il augmente donc encore par-là leur force. L’air chaud au contraire relâche les extrémités des fibres, & les alonge ; il diminue donc leur force & leur ressort.

On a donc plus de vigueur dans les climats froids. L’action du cœur & la réaction des extrémités des fibres s’y font mieux, les liqueurs sont mieux en équilibre, le sang est plus déterminé vers le cœur, & réciproquement le cœur a plus de puissance. Cette force plus grande doit produire bien des effets : par exemple, plus de confiance en soi-même, c’est-à-dire plus de courage ; plus de connoissance de sa supériorité, c’est-à-dire, moins de désir de la vengeance ; plus d’opinion de sa sureté, c’est-à-dire, plus de franchise, moins de soupçons, de politique & de ruses. Enfin, cela doit faire des caracteres bien différens. Mettez un homme dans un lieu chaud & enfermé ; il souffrira, par les raisons que je viens de dire, une défaillance de cœur très-grande. Si dans cette circonstance on va lui proposer une action hardie, je crois qu’on l’y trouvera très-peu disposé ; sa foiblesse présente mettra un découragement dans son ame ; il craindra tout, parce qu’il sentira qu’il ne peut rien. Les peuples des pays chauds sont timides, comme les vieillards le sont ; ceux des pays froids sont courageux, comme le sont les jeunes gens. Si nous faisons attention aux dernieres[3] guerres, qui sont celles que nous avons le plus sous nos yeux, & dans lesquelles nous pouvons mieux voir de certains effets légers, imperceptibles de loin, nous sentirons bien que les peuples du nord transportés dans les pays du midi[4], n’y ont pas fait d’aussi belles actions que leurs compatriotes, qui, combattant dans leur propre climat, y jouissoient de tout leur courage.

La force des fibres des peuples du nord, fait que les sucs les plus grossiers sont tirés des alimens. Il en résulte deux choses : l’une que les parties du chyle, ou de la lymphe, sont plus propres, par leur grande surface, à être appliquées sur les fibres & à les nourrir : l’autre, qu’elles sont moins propres, par leur grossiéreté à donner une certaine subtilité au suc nerveux. Ces peuples auront donc de grands corps, & peu de vivacité.

Les nerfs qui aboutissent de tous côtés au tissu de notre peau, sont chacun un faisceau de nerfs : ordinairement ce n’est pas tout le nerf qui est remué, c’en est une partie infiniment petite. Dans les pays chauds, où le tissu de la peau est relâché, les bouts des nerfs sont épanouis, & exposés à la plus petite action des objets les plus foibles. Dans les pays froids, le tissu de la peau est resserré, & les mamelons comprimés ; les petites houpes sont en quelque façon paralytiques ; la sensation ne passe guere au cerveau, que lorsqu’elle est extrêmement forte, & qu’elle est de tout le nerf ensemble. Mais c’est d’un nombre infini de petites sensations que dépendent l’imagination, le goût, la sensibilité, la vivacité.

J’ai observé le tissu extérieur d’une langue de mouton, dans l’endroit où elle paroît à la simple vue couverte de mamelons. J’ai vu avec un microscope, sur ces mamelons, de petits poils ou une espece de duvet ; entre les mamelons, étoient des pyramides, qui formoient par le bout comme de petits pinceaux. Il y a grande apparence que ces pyramides sont le principal organe du goût.

J’ai fait geler la moitié de cette langue ; & j’ai trouvé, à la simple vue, les mamelons considérablement diminués ; quelques rangs même de mamelons s’étoient enfoncés dans leur gaine : j’en ai examiné le tissu avec le microscope, je n’ai plus vu de pyramides. À mesure que la langue s’est dégelée, les mamelons a la simple vue ont paru se relever ; & au microscope, les petites houpes ont commencé à reparoître.

Cette observation confirme ce que j’ai dit, que, dans les pays froids, les houpes nerveuses sont moins épanouies : elles s’enfoncent dans leurs gaines, où elles sont à couvert de l’action des objets extérieurs. Les sensations sont donc moins vives.

Dans les pays froids, on aura peu de sensibilité pour les plaisirs ; elle sera plus grande dans les pays tempérés ; dans les pays chauds, elle sera extrême. Comme on distingue les climats par les degrés de latitude, on pourroit les distinguer, pour ainsi dire, par les degrés de sensibilité. J’ai vu les opéras d’Angleterre & d’Italie ; ce sont les mêmes pièces & les mêmes acteurs : mais la même musique produit des effets si differens sur les deux nations, l’une est si calme, & l’autre si transportée, que cela paroît inconcevable.

Il en sera de même de la douleur : elle est excitée en nous par le déchirement de quelque fibre de notre corps. L’auteur de la nature a établi que cette douleur seroit plus forte, à mesure que le dérangement seroit plus grand : or il est évident que les grands corps & les fibres grossieres des peuples du nord sont moins capables de dérangement, que les fibres délicates des peuples des pays chauds ; l’ame y est donc moins sensible à la douleur. Il faut écorcher un Moscovite, pour lui donner du sentiment.

Avec cette délicatesse d’organes que l’on a dans les pays chauds, l’ame est souverainement émue par tout ce qui a du rapport à l’union des deux sexes ; tout conduit à cet objet.

Dans les climats du nord, à peine le physique de l’amour a-t-il la force de se rendre bien sensible ; dans les climats tempérés, l’amour accompagne de mille accessoires, se rend agréable par des choses, qui d’abord semblent être lui-même, & ne sont pas encore lui ; dans les climats plus chauds, on aime l’amour pour lui-même, il est la cause unique du bonheur, il est la vie.

Dans les pays du midi, une machine délicate, foible, mais sensible, se livre à un amour qui, dans un sérail, naît & se calme sans cesse ; ou bien à un amour, qui laissant les femmes dans une plus grande indépendance, est exposé à mille troubles. Dans les pays du nord, une machine saine & bien constituée, mais lourde, trouve ses plaisirs dans tout ce qui peut remettre les esprits en mouvement, la chasse, les voyages, la guerre, le vin. Vous trouverez dans les climats du nord des peuples qui ont peu de vices, assez de vertus, beaucoup de sincérité & de franchise. Approchez des pays du midi, vous croirez vous éloigner de la morale même ; des passions plus vives multiplieront les crimes ; chacun cherchera à prendre sur les autres tous les avantages qui peuvent favoriser ces mêmes passions. Dans les pays tempérés, vous verrez des peuples inconstans dans leurs manieres, dans leurs vices mêmes, & dans leurs vertus : le climat n’y a pas une qualité assez déterminée pour les fixer eux-mêmes.

La chaleur du climat peut être si excessive, que le corps y sera absolument sans force. Pour lors, l’abattement passera à l’esprit même ; aucune curiosité, aucune noble entreprise, aucun sentiment généreux ; les inclinations y seront toutes passives ; la paresse y sera le bonheur ; la plupart des châtimens y seront moins difficiles à soutenir, que l’action de l’ame ; & la servitude moins insupportable, que la force d’esprit qui est nécessaire pour se conduire soi-même.


  1. Cela paroît même à la vue : dans le froid on paroît plus maigre.
  2. On sait qu’il raccourcit le fer.
  3. Celles pour la succession d’Espagne.
  4. En Espagne, pas exemple