Esprit des lois (1777)/L20/C22

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CHAPITRE XXII.

Réflexion particuliere.


Des gens frappés de ce qui se pratique dans quelques états, pensent qu’il faudroit qu’en France il y eût des lois qui engageassent les nobles à faire le commerce. Ce seroit le moyen d’y détruire la noblesse, sans aucune utilité pour le commerce. La pratique de ce pays est très-sage : Les négocians n’y sont pas nobles ; mais ils peuvent le devenir ; ils ont l’espérance d’obtenir la noblesse, sans en avoir l’inconvénient actuel ; ils n’ont pas de moyen plus sûr de sortir de leur profession que de la bien faire, ou de la faire avec honneur, chose qui est ordinairement attachée à la suffisance.

Les lois qui ordonnent que chacun reste dans la profession, & la fasse passer à ses enfans, ne sont & ne peuvent être utiles que dans les états[1] despotiques, où personne ne peut, ni ne doit avoir d’émulation.

Qu’on ne dise pas que chacun fera mieux sa profession lorsqu’on ne pourra pas la quitter pour une autre. Je dis qu’on fera mieux sa profession, lorsque ceux qui y auront excellé espéreront de parvenir à une autre.

L’acquisition qu’on peut faire de la noblesse à prix d’argent, encourage beaucoup les négocians à se mettre en état d’y parvenir. Je n’examine pas si l’on fait bien de donner ainsi aux richesses le prix de la vertu : il y a tel gouvernement où cela peut être très-utile.

En France, cet état de la robe qui se trouve entre la grande noblesse & le peuple ; qui sans avoir le brillant de celle-là, en a tous les privileges ; cet état qui laisse les particuliers dans la médiocrité, tandis que le corps dépositaire des lois est dans la gloire ; cet état encore dans lequel on n’a de moyen de se distinguer que par la suffisance & par la vertu ; profession honorable, mais qui en laisse toujours voir une plus distinguée : cette noblesse toute guerriere, qui pense qu’en quelque degré de richesses que l’on soit, il faut faire sa fortune ; mais qu’il est honteux d’augmenter son bien, si on ne commence par dissiper ; cette partie de la nation, qui sert toujours avec le capital de son bien ; qui, quand elle est ruinée, donne sa place à un autre qui servira avec son capital encore ; qui va à la guerre pour que personne n’ose dire qu’elle n’y a pas été ; qui, quand elle ne peut espérer les richesses, espere les honneurs ; & lorsqu’elle ne les obtient pas, se console, parce qu’elle a acquis de l’honneur : toutes ces choses ont nécessairement contribué à la grandeur de ce royaume. Et si depuis deux ou trois siecles, il a augmenté sans cesse sa puissance, il faut attribuer cela à la bonté de ses lois, non pas à la fortune, qui n’a pas ces sortes de constance.


  1. Effectivement cela y est souvent ainsi établi.