Esprit des lois (1777)/L20/C23
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À quelles nations il est désavantageux de faire le commerce.
Les richesses consistent en fonds de terre, ou en effets mobiliers : les fonds de terre de chaque pays sont ordinairement possédés par ses habitans. La plupart des états ont des lois qui dégoûtent les étrangers de l’acquisition de leurs terres ; il n’y a même que la présence du maître qui les fasse valoir : ce genre de richesses appartient donc à chaque état en particulier. Mais les effets mobiliers, comme l’argent, les billets, les lettres de change, les actions sur les compagnies, les vaisseaux, toutes les marchandises, appartiennent au monde entier, qui dans ce rapport ne compose qu’un seul état, dont toutes les sociétés sont les membres : le peuple qui possede le plus de ces effets mobiliers de l’univers, est le plus riche. Quelques états en ont une immense quantité ; ils les acquierent chacun par leurs denrées, par le travail de leurs ouvriers, par leur industrie, par leurs découvertes, par le hasard même. L’avarice des nations se dispute les meubles de tout l’univers. Il peut se trouver un état si malheureux, qu’il sera privé des effets des autres pays, & même encore de presque tous les siens : les propriétaires des fonds de terre n’y seront que les colons des étrangers. Cet état manquera de tout, & ne pourra rien acquérir ; il vaudroit bien mieux qu’il n’eût de commerce avec aucune nation du monde : c’est le commerce qui, dans les circonstances où il se trouvoit, l’a conduit à la pauvreté.
Un pays qui envoie toujours moins de marchandises ou de denrées qu’il n’en reçoit, se met lui-même en équilibre en s’appauvrissant : il recevra toujours moins, jusqu’à ce que, dans une pauvreté extrême, il ne reçoive plus rien.
Dans les pays de commerce, l’argent qui s’est tout-à-coup évanoui revient, parce que les états qui l’ont reçu le doivent : dans les états dont nous parlons, l’argent ne revient jamais, parce que ceux qui l’ont pris ne doivent rien.
La Pologne servira ici d’exemple. Elle n’a presqu’aucune des choses que nous appellons les effets mobiliers de l’univers, si ce n’est le blé de ses terres. Quelques seigneurs possedent des provinces entieres ; ils pressent le laboureur pour avoir une plus grande quantité de blé qu’ils puissent envoyer aux étrangers, & se procurer les choses que demande leur luxe. Si la Pologne ne commerçoit avec aucune nation, ses peuples seroient plus heureux. Ses grands qui n’auroient que leur blé, le donneroient à leurs paysans pour vivre ; de trop grands domaines leur seroient à charge, ils les partageroient à leurs paysans ; tout le monde, trouvant des peaux ou des laines dans ses troupeaux, il n’y auroit plus une dépense immense à faire pour les habits ; les grands qui aiment toujours le luxe, & qui ne le pourroient trouver que dans leur pays, encourageroient les pauvres au travail. Je dis que cette nation seroit plus florissante, à moins qu’elle ne devint barbare ; chose que les lois pourroient prévenir.
Considérons à présent le Japon. La quantité excessive de ce qu’il peut recevoir, produit la quantité excessive de ce qu’il peut envoyer : les choses seront en équilibre, comme si l’importation & l’exportation étoient modérées ; & d’ailleurs cette espece d’enflure produira à l’état mille avantages : il y aura plus de consommation, plus de choses sur lesquelles les arts peuvent s’exercer, plus d’hommes employés, plus de moyens d’acquérir de la puissance : il peut arriver des cas où l’on ait besoin d’un secours prompt, qu’un état si plein peut donner plutôt qu’un autre. Il est difficile qu’un pays n’ait des choses superflues ; mais c’est la nature du commerce de rendre les choses superflues utiles, & les utiles nécessaires. L’état pourra donc donner les choses nécessaires à un plus grand nombre de sujets.
Disons donc que ce ne sont point les nations qui n’ont besoin de rien, qui perdent à faire le commerce, ce sont celles qui ont besoin de tout. Ce ne sont point les peuples qui se suffisent à eux-mêmes, mais ceux qui n’ont rien chez eux, qui trouvent de l’avantage à ne trafiquer avec personne.