Esprit des lois (1777)/L21/C20

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CHAPITRE XX.

Comment le commerce se fit jour en Europe à travers la barbarie.


La philosophie d’Aristote ayant été portée en Occident, elle plut beaucoup aux esprits subtils, qui dans les temps d’ignorance, sont les beaux esprits. Des scholastiques s’en infatuerent, & prirent de ce philosophe[1] bien des explications sur le prêt à intérêt, au lieu que la source en étoit si naturelle dans l’évangile ; ils le condamnerent indistinctement & dans tous les cas. Par là le commerce, qui n’étoit que la profession des gens vils, devint encore celle des mal-honnêtes gens : car toutes les fois que l’on défend une chose naturellement permise ou nécessaire, on ne fait que rendre mal-honnêtes gens ceux qui la font.

Le commerce passa à une nation pour lors couverte d’infamie ; & bientôt il ne fut plus distingué des usures les plus affreuses, des monopoles, de la levée des subsides, & de tous les moyens mal-honnêtes d’acquérir de l’argent.

Les Juifs[2] enrichis par leurs exactions, étoient pillés par les princes avec la même tyrannie ; chose qui consoloit les peuples, & ne les soulageoit pas.

Ce qui se passa en Angleterre donnera une idée de ce qu’on fit dans les autres pays. Le roi Jean[3] ayant fait emprisonner les Juifs pour avoir leur bien, il y en eut peu qui n’eussent au moins quelqu’œil crevé : ce roi faisoit ainsi sa chambre de justice. Un d’eux, à qui on arracha sept dents, une chaque jour, donna dix mille marcs d’argent à la huitieme. Henri III tira d’Aaron, Juif d’York, quatorze mille marcs d’argent, & dix mille pour la Reine. Dans ces temps-là on faisoit violemment ce qu’on fait aujourd’hui en Pologne avec quelque mesure. Les rois ne pouvant fouiller dans la bourse de leurs sujets, à cause de leurs privileges, mettoient à la torture les Juifs, qu’on ne regardoit pas comme citoyens.

Enfin il s’introduisit une coutume, qui confisqua tous les biens des Juifs qui embrassoient le christianisme. Cette coutume si bizarre, nous la savons par la loi[4] qui l’abroge. On en a donné des raisons bien vaines ; on a dit qu’on vouloit les éprouver, & faire en sorte qu’il ne restât rien de l’esclavage du démon. Mais il est visible que cette confiscation étoit une espece de droit[5] d’amortissement pour le prince ou pour les seigneurs, des taxes qu’ils levoient sur les Juifs, & dont ils étoient frustrés lorsque ceux-ci embrassoient le christianisme. Dans ces temps-là on regardoit les hommes comme des terres. Et je remarquerai en passant, combien on s’est joué de cette nation d’un siecle à l’autre. On confisquoit leurs biens lorsqu’ils vouloient être chrétiens, & bientôt après on les fit brûler lorsqu’ils ne voulurent pas l’être.

Cependant on vit le commerce sortir du sein de la vexation & du désespoir. Les Juifs, proscrits tour-à-tour de chaque pays, trouverent le moyen de sauver leurs effets. Par-là ils rendirent pour jamais leurs retraites fixes ; car tel prince qui voudroit bien se défaire d’eux, ne seroit pas pour cela d’humeur à se défaire de leur argent.

Ils inventerent les lettres[6] de change ; & par ce moyen, le commerce put éluder la violence & se maintenir par-tout ; le négociant le plus riche n’ayant que des biens invisibles, qui pouvoient être envoyés par-tout, & ne laissoient de trace nulle part.

Les théologiens furent obligés de restreindre leurs principes ; & le commerce qu’on avoit violemment lié avec la mauvaise, foi, rentra pour ainsi dire dans le sein de la probité.

Ainsi nous devons aux spéculations des scholastiques tous les malheurs[7] qui ont accompagné la destruction du commerce ; & à l’avarice des princes l’établissement d’une chose qui le met en quelque façon hors de leur pouvoir.

Il a fallu depuis ce temps que les princes se gouvernassent avec plus de sagesse qu’ils n’auroient eux-mêmes pensé : car, par l’événement, les grands coups d’autorité se sont trouvés si maladroits, que c’est une expérience reconnue, qu’il n’y a plus que la bonté du gouvernement qui donne de la prospérité.

On a commencé à se guérir du Machiavélisme, & on s’en guérira tous les jours. Il faut plus de modération dans les conseils. Ce qu’on appelloit autrefois des coups d’état, ne seroit aujourd’hui, indépendamment de l’horreur, que des imprudences.

Et il est heureux pour les hommes d’être dans une situation, où pendant que leurs passions leur inspirent la pensée d’être méchant ils ont pourtant intérêt de ne pas l’être.


  1. Voyez Aristote, polit. liv. I, chap ix & x.
  2. Voyez dans Morca Hispanica, les constitutions d’Arragon des années 1228 & 1231 ; & dans Brussel, l’accord de l’année 1206, passé entre le Roi, la comtesse de Champagne & Gui de Dampierre.
  3. Slowe, in his survey of London, liv. III, p. 54.
  4. Édit donné à Baville le 4 avril 1392.
  5. En France, les Juifs étoient serfs, main-mortables ; & les seigneurs leur succédoient. M. Brusset rapporte un accord de l’an 1206, entre le Roi & Thibaut, comte de Campagne, par lequel il étoit convenu que les Juifs de l’un ne prêteroient point dans les terres de l’autre.
  6. On sait que sous Philippe-Auguste & sous Philippe-le-long, les Juifs, chassés de France, se réfugierent en Lombardie ; & que là ils donnerent aux negocians étrangers & aux voyageurs des lettres secrettes sur ceux à qui ils avoient confié leurs effets en France, qui furent acquittées.
  7. Voyez dans le corps du droit la quatre vingt-troisieme Novelle de Léon, qui révoque la loi de Basile son pere. Cette loi de Basile est dans Herménopule, sous le nom de Léon, livre III, tit. 7. §. 27