Esprit des lois (1777)/L21/C21

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CHAPITRE XXI.

Découverte de deux nouveaux mondes. État de l’Europe à cet égard.


La boussole ouvrit pour ainsi dire l’univers. On trouva l’Asie et l’Afrique dont on ne connoissoit que quelques bords, & l’Amérique dont on ne connoissoit rien du tout.

Les Portugais naviguant sur l’océan Atlantique, découvrirent la pointe la plus méridionale de l’Afrique ; ils virent une vaste mer ; elle les porta aux Indes orientales. Leurs périls sur cette mer, & la découverte de Mozambique, de Mélinde & de Calicut, ont été chantés par le Camoëns, dont le poëme fait sentir quelque chose des charmes de l’Odyssée & de la magnificence de l’Enéide.

Les Vénitiens avoient fait jusques-là le commerce des Indes par les pays des Turcs, & l’avoient poursuivi au milieu des avanies & des outrages. Par la découverte du cap de Bonne-Espérance, & celles qu’on fit quelque temps après, l’Italie ne fut plus au centre du monde commerçant ; elle fut pour ainsi dire, dans un coin de l’univers, & elle y est encore. Le commerce même du Levant dépendant aujourd’hui de celui que les grandes nations font aux deux Indes, l’Italie ne le fait plus qu’accessoirement.

Les Portugais trafiquerent aux Indes en conquérans. Les lois gênantes[1] que les Hollandois imposent aujourd’hui aux petits princes Indiens sur le commerce, les Portugais les avoient établies avant eux.

La fortune de la maison d’Autriche fut prodigieuse. Charles-Quint recueillit la succession de Bourgogne, de Castille & d’Arragon ; il parvint à l’empire ; & pour lui procurer un nouveau genre de grandeur, l’univers s’étendit, & l’on vit paroître un monde nouveau sous son obéissance.

Christophe Colomb découvrit l’Amérique ; & quoique l’Espagne n’y envoyât point de forces qu’un petit prince de l’Europe n’eût pu y envoyer tout de même, elle soumit deux grands empires, & d’autres grands états.

Pendant que les Espagnols découvroient & conquéroient du côté de l’Occident, les Portugais poussoient leurs conquêtes & leurs découvertes du côté de l’Orient : ces deux nations se recontrerent ; elles eurent recours au Pape Alexandre VI, qui fit la célebre ligne de démarquation, & jugea un grand procès.

Mais les autres nations de l’Europe ne les laisserent pas jouir tranquillement de leur partage : les Hollandois chasserent les Portugais de presque toutes les Indes orientales, & diverses nations firent en Amérique des établissemens.

Les Espagnols regarderent d’abord les terres découvertes comme des objets de conquête : des peuples plus rafinés qu’eux trouverent qu’elles étoient des objets de commerce, & c’est là-dessus qu’ils dirigerent leurs vues. Plusieurs peuples se sont conduits avec tant de sagesse, qu’ils ont donné l’empire à des compagnies de négocians, qui, gouvernant ces états éloignés uniquement pour le négoce, ont fait une grande puissance accessoire, sans embarrasser l’état principal.

Les colonies qu’on y a formées, sont sous un genre de dépendance dont on ne trouve que peu d’exemples dans les colonies anciennes, soit que celles d’aujourd’hui relevent de l’état même, ou de quelque compagnie commerçante établie dans cet état.

L’objet de ces colonies est de faire le commerce à de meilleures conditions qu’on ne le fait avec les peuples voisins, avec lesquels tous les avantages sont réciproques. On a établi que la métropole seule pourroit négocier dans la colonie ; & cela avec grande raison, parce que le but de l’établissement a été l’extension du commerce, non la fondation d’une ville ou d’un nouvel empire.

Ainsi c’est encore une loi fondamentale de l’Europe, que tout commerce avec une colonie étrangere est regardé comme un pur monopole punissable par les lois du pays : & il ne faut pas juger de cela par les lois & les exemples des anciens peuples[2] qui n’y sont guere applicables.

Il est encore reçu que le commerce établi entre les métropoles, n’entraîne point une permission pour les colonies, qui restent toujours en état de prohibition.

Le désavantage des colonies qui perdent la liberté du commerce, est visiblement compensé par la protection de la métropole[3], qui la défend par ses armes, ou la maintient par ses lois.

De-là suit une troisieme loi de l’Europe, que quand le commerce étranger est défendu avec la colonie, on ne peut naviguer dans ses mers, que dans les cas établis par les traités.

Les nations qui sont à l’égard de tout l’univers ce que les particuliers sont dans un état, se gouvernent comme eux par le droit naturel & par les lois qu’elles se sont faites. Un peuple peut céder à un autre la mer, comme il peut céder la terre. Les Carthaginois exigerent[4] des Romains qu’ils ne navigueroient pas au-delà de certaines limites, comme les Grecs avoient exigé du roi de Perse qu’il se tiendroit toujours éloigné des côtes de la mer[5] de la carriere d’un cheval.

L’extrême éloignement de nos colonies n’est point un inconvénient pour leur sureté ; car si la métropole est éloignée pour les défendre, les nations rivales de la métropole ne sont pas moins éloignées pour les conquérir.

De plus, cet éloignement fait que ceux qui vont s’y établir ne peuvent prendre la maniere de vivre d’un climat si différent ; ils sont obligés de tirer toutes les commodités de la vie du pays d’où ils sont venus. Les Carthaginois[6], pour rendre les Sardes & les Corses plus dépendans, leur avoient défendu, sous peine de la vie, de planter, de semer & de faire rien de semblable ; ils leur envoyoient d’Afrique des vivres. Nous sommes parvenus au même point, sans faire des lois si dures. Nos colonies des îles Antilles sont admirables ; elles ont des objets de commerce que nous n’avons ni ne pouvons avoir ; elles manquent de ce qui fait l’objet du nôtre.

L’effet de la découverte de l’Amérique fut de lier à l’Europe l’Asie & l’Afrique ; l’Amérique fournit à l’Europe la matiere de son commerce avec cette vaste partie de l’Asie, qu’on appela les Indes Orientales. L’argent, ce métal si utile au commerce, comme signe, fut encore la base du plus grand commerce de l’univers, comme marchandise. Enfin la navigation d’Afrique devint nécessaire ; elle fournissoit des hommes pour le travail des mines & des terres de l’Amérique.

L’Europe est parvenue à un si haut degré de puissance, que l’histoire n’a rien à comparer là-dessus ; si l’on considere l’immensité des dépenses, la grandeur des engagemens, le nombre des troupes, & la continuité de leur entretien, même lorsqu’elles sont le plus inutiles, & qu’on ne les a que pour l’ostentation.

Le P. du Halde[7] dit que le commerce intérieur de la Chine est plus grand que celui de toute l’Europe. Cela pourroit être, si notre commerce extérieur n’augmentoit pas l’intérieur. L’Europe fait le commerce & la navigation des trois autres parties du monde ; comme la France, l’Angleterre & la Hollande font à peu près la navigation & le commerce de l’Europe.


  1. Voyez la relation de François Pyrard, deuxieme partie, chap. xv.
  2. Excepté les Carthaginois, comme on voit par le traité qui termina la premiere guerre Punique.
  3. Métropole est, dans le langage des anciens, l’état qui a fondé la colonie.
  4. Polybe, liv. III.
  5. Le Roi de Perse s’obligea, par un traité, de ne naviguer avec aucun vaisseau de guerre au-delà des roches Scyanées & des îles Chelidoniennes. Plutarque, vie de Cimon.
  6. Aristote, des choses merveilleuses, Tite-Live, liv. VII, de la seconde décade.
  7. Tome II, pag. 170.