Esprit des lois (1777)/L28/C1

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LIVRE XXVIII.

De l’origine & des révolutions des Lois civiles chez les François.


In nove sert animus mutatas dicere formas
Corpora. . . . . . .

Ovid. Metam




CHAPITRE PREMIER.

Des différens caracteres des Lois des peuples Germains.


Les Francs étant sortis de leur pays, ils firent rédiger[1] par les sages de leur nation les lois saliques. La tribu des Francs Ripuaires s’étant jointe sous Clovis[2] à celle des Francs Saliens, elle conserva ses usages ; & Théodoric[3] roi d’Austrasie, les fit mettre par écrit. Il recueillit[4] de même les usages des Bavarois & des Allemands qui dépendoient de son royaume. Car la Germanie étant affoiblie par la sortie de tant de peuples, les Francs, après avoir conquis devant eux, avoient fait un pas en arriere, & porté leur domination dans les forêts de leurs peres. Il y a apparence que le code[5] des Thuringiens fut donné par le même Théodoric, puisque les Thuringiens étoient aussi ses sujets. Les Frisons ayant été soumis par Charles-Martel & Pepin, leur[6] loi n’est pas antérieure à ces princes. Charlemagne, qui le premier dompta les Saxons, leur donna la loi que nous avons. Il n’y a qu’à lire des deux derniers codes, pour voir qu’ils sortent des mains des vainqueurs. Les Wisigoths, les Bourguignons, & les Lombards ayant fondé des royaumes, firent écrire leurs lois, non pas pour faire suivre leurs usages aux peuples vaincus, mais pour les suivre eux-mêmes.

Il y a dans les lois saliques & Ripuaires, dans celles des Allemands, des Bavarois, des Thuringiens & des Frisons, une simplicité admirable : on y trouve une rudesse originale & un esprit qui n’avoit point été affoibli par un autre esprit. Elles changerent peu, parce que ces peuples, si on en excepte les Francs, resterent dans la Germanie. Les Francs même y fonderent une grande partie de leur empire : ainsi leurs lois furent toutes Germaines. Il n’en fut pas de même des lois des Wisigoths, des Lombards & des Bourguignons ; elles perdirent beaucoup de leur caractere, parce que ces peuples, qui se fixerent dans leurs nouvelles demeures, perdirent beaucoup du leur.

Le royaume des Bourguignons ne subsista pas assez long-temps, pour que les lois du peuple vainqueur pussent recevoir de grands changemens. Gondebaud & Sigismond, qui recueillirent leurs usages, furent presque les derniers de leurs rois. Les lois des Lombards reçurent plutôt des additions que des changemens. Celles de Rotharis furent suivies de celles de Grimoald, de Luitprand, de Rachis, d’Aistulphe ; mais elles ne prirent point de nouvelle forme. Il n’en fut pas de même des lois de Wisigoths[7] ; leurs rois les refondirent, & les firent refondre par le clergé.

Les rois de la première race ôterent[8] bien aux lois saliques & Ripuaires ce qui ne pouvoit absolument s’accorder avec le Christianisme : mais ils en laisserent tout le fond. C’est ce qu’on ne peut pas dire des lois des Wisigoths.

Les lois des Bourguignons, & sur-tout celles des Wisigoths, admirent les peines corporelles. Les lois saliques & Ripuaires ne les reçurent[9] ; elles conserverent mieux leur caractere.

Les Bourguignons & les Wisigoths dont les provinces étoient très-exposées, chercherent à se concilier les anciens habitans, & à leur donner des lois civiles les plus impartiales[10] : mais les rois Francs, sûrs de leur puissance, n’eurent[11] pas ces égards.

Les Saxons, qui vivoient sous l’empire des Francs, eurent une humeur indomptable, & s’obstinerent à se révolter. On trouve dans leurs[12] lois des duretés du vainqueur, qu’on ne voit point dans les autres codes des lois des barbares.

On y voit l’esprit des lois des Germains dans les peines pécuniaires, & celui du vainqueur dans les peines afflictives.

Les crimes qu’ils font dans leur pays, sont punis corporellement ; & on ne suit l’esprit des lois Germaniques que dans la punition de ceux qu’ils commettent hors de leur territoire.

On y déclare que pour leurs crimes ils n’auront jamais de paix, & on leur refuse l’asyle des églises mêmes.

Les évêques eurent une autorité immense à la cour des rois Wisigoths ; les affaires les plus importantes étoient décidées dans les conciles. Nous devons au code des Wisigoths toutes les maximes, tous les principes & toutes les vues de l’inquisition d’aujourd’hui ; & les moines n’ont fait que copier contre les Juifs, des lois faites autrefois par les évêques.

Du reste, les lois de Gondebaud pour les Bourguignons paroissent assez judicieuses ; celles de Rotharis & des autres princes Lombards le sont encore plus. Mais les lois des Wisigoths, celles de Recessuinde, de Chaindasuinde & d’Egiga, sont puériles, gauches, idiotes ; elles n’atteignent point le but : pleines de rhétorique, & vuides de sens, frivoles dans le fond, & gigantesques dans le style.


  1. Voyez le prologue de la loi salique. M. de Leibnitz dit, dans son traité de l’origine des Francs, que cette loi fut faite avant le regne de Clovis : mais elle ne put l’être avant que les Francs fussent sortis de la Germanie : ils n’entendoient pas pour lors la langue Latine.
  2. Voyez Grégoire de Tours.
  3. Voyez le prologue de la loi des Bavarois & celui de la loi salique.
  4. Ibid.
  5. Lex Angliorum Werinorum, hoc est, Thuringorum.
  6. Ils ne savoient point écrire.
  7. Euric les donna, Leuvigilde les corrigea. Voyez la chronique d’Isidore. Chaindasuinde & Récessuinde les réformerent. Egiga fit faire le code que nous avons, & en donna la commission aux évêques ; on conserva pourtant les lois de Chaindasuinde & de Récessuinde, comme il paroît par le seizieme concile de Tolede.
  8. Voyez le prologue de la loi des Bavarois.
  9. On en trouve seulement quelques-unes dans le décret de Childebert.
  10. Voyez le prologue du code des Bourguignons & le code même ; sur-tout le tit. 12, §. 5, & le tit. 38. Voyez aussi Grégoire de Tours, liv. II, ch. xxxiii ; & le code des Wisigoths.
  11. Voyez ci-dessous, le ch. iii.
  12. Voyez le chap. ii, §. 8 & 9, & le chap. iv, §. 2 & 7.