Esprit des lois (1777)/L31/C18

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CHAPITRE XVIII.
Charlemagne.


Charlemagne songea à tenir le pouvoir de la noblesse dans ses limites, & à empêcher l’oppression du clergé & des hommes libres. Il mit un tel tempérament dans les ordres de l’état, qu’ils furent contrebalancés, & qu’il resta le maître. Tout fut uni par la force de son génie. Il mena continuellement la noblesse d’expédition en expédition ; il ne lui laissa pas le temps de former des desseins, & l’occupa toute entiere à suivre les siens. L’empire se maintint par la grandeur du chef : le prince étoit grand, l’homme l’étoit davantage. Les rois ses enfans furent ses premiers sujets, les instrumens de son pouvoir, & les modeles de l’obéissance. Il fit d’admirables réglemens : il fit plus, il les fit exécuter. Son génie se répandit sur toutes les parties de l’empire. On voit dans les lois de ce prince, un esprit de prévoyance qui comprend tout, & une certaine force qui entraîne tout. Les prétextes[1] pour éluder les devoirs sont ôtés ; les négligences corrigées ; les abus réformés ou prévenus. Il savoit punir ; il savoit encore mieux pardonner. Vaste dans ses desseins, simple dans l’exécution, personne n’eut à un plus haut degré l’art de faire les plus grandes choses avec facilité, & les difficiles avec promptitude. Il parcouroit sans cesse son vaste empire, portant la main par-tout où il alloit tomber. Les affaires renaissoient de toutes parts, il les finissoit de toutes parts. Jamais prince ne sut mieux braver les dangers, jamais prince ne les sut mieux éviter. Il se joua de tous les périls, & particuliérement de ceux qu’éprouvent presque toujours les grands conquérans, je veux dire les conspirations. Ce prince prodigieux étoit extrêmement modéré ; son caractere étoit doux, ses manieres simples ; il aimoit à vivre avec les gens de sa cour. Il fut peut-être trop sensible au plaisir des femmes : mais un prince qui gouverna toujours par lui-même, & qui passa sa vie dans les travaux, peut mériter plus d’excuses. Il mit une regle admirable dans sa dépense : il fit valoir ses domaines avec sagesse, avec attention, avec économie ; un pere de famille pourroit[2] apprendre dans ses lois à gouverner sa maison. On voit dans ses capitulaires la source pure & sacrée d’où il tira ses richesses. Je ne dirai plus qu’un mot : il ordonnoit[3] qu’on vendît les œufs des basses-cours de ses domaines, & les herbes inutiles de ses jardins ; & il avoit distribué à ses peuples toutes les richesses des Lombards, & les immenses trésors de ces Huns qui avoient dépouillé l’univers.


  1. Voyez son capitulaire III, de l’an 811, p. 486, art. 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7 & 8 ; & le capitulaire I, de l’an 812, p. 490, art. I ; & le capitulaire de la même année, p. 494, art. 9 & 11 ; & autres.
  2. Voyez le capitulaire de Willis, de l’an 800, son capitulaire II. de l’an 813, art. 6 & 19 ; & le livre V des capitulaires, art. 303.
  3. Capitulaire de Willis, art. 39. Voyez tout ce capitulaire, qui est un chef-d’œuvre de prudence, de bonne administration & d’économie.