Esprit des lois (1777)/L31/C28

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CHAPITRE XXVIII.

Changemens arrivés dans les grands offices & dans les fiefs.


Il sembloit que tout prît un vice particulier, & se corrompît en même temps. J’ai dit que, dans les premiers temps, plusieurs fiefs étoient aliénés à perpétuité : mais c’étoient des cas particuliers, & les fiefs en général conservoient toujours leur propre nature ; & si la couronne avoit perdu des fiefs, elle en avoit substitué d’autres. J’ai dit encore que la couronne n’avoit[1] jamais aliéné les grands offices à perpétuité[2].

Mais Charles le chauve fit un règlement général, qui affecta également é les grands offices & les fiefs : il établit, dans ses capitulaires, que les comtés[3] seroient donnés aux enfans du comte ; & il voulut que ce règlement eût encore lieu pour les fiefs.

On verra tout à l’heure que ce règlement reçut une plus grande extension ; de sorte que les grands offices & les fiefs passerent à des parens plus éloignés. Il suivit de là que la plupart des seigneurs, qui relevoient immédiatement de la couronne, n’en releverent plus que médiatement. Ces comtes, qui rendoient autrefois la justice dans les plaids du roi ; ces comtes, qui menoient les hommes libres à la guerre, se trouverent entre le roi & ses hommes libres ; & la puissance se trouva encore reculée d’un degré.

Il y a plus : il paroît par les capitulaires[4], que les comtes avoient des bénéfices attachés à leurs comtés, & des vassaux sous eux. Quand les comtés furent héréditaires, ces vassaux du comte ne furent plus les vassaux immédiats du roi ; les bénéfices attachés aux comtés ne furent plus les bénéfices du roi ; les comtes devinrent plus puissans, parce que les vassaux qu’ils avoient déjà les mirent en état de s’en procurer d’autres.

Pour bien sentir l’affoiblissement qui en résulta à la fin de la seconde race, il n’y a qu’à voir ce qui arriva au commencement de la troisieme, où la multiplication des arriere-fiefs mit les grands vassaux au désespoir.

C’étoit une coutume du royaume[5], que, quand les aînés avoient donné des partages à leurs cadets, ceux-ci en faisoient hommage à l’aîné ; de maniere que le seigneur dominant ne les tenoit plus qu’en arriere-fief. Philippe Auguste, le duc de Bourgogne, les comtes de Nevers, de Boulogne, de Saint Paul, de Dampierre, & autres seigneurs, déclarerent[6] que dorénavant, soit que le fief fût divisé par succession ou autrement, le tout releveroit toujours du même seigneur, sans aucun seigneur moyen. Cette ordonnance ne fut pas généralement suivie ; car, comme j’ai dit ailleurs, il étoit impossible de faire dans ces temps-là des ordonnances générales : mais plusieurs de nos coutumes se réglerent là-dessus.


  1. Voyez la loi de Guy roi des Romains, parmi celles qui ont été ajoutées à la loi salique & à celle des Lombards, tit. 6, §. 2, dans Echard.
  2. Des auteurs ont dit que la comté de Toulouse avoit été donnés par Charles Martel, & passa d’héritier en héritier jusqu’au dernier Raymond : mais, si cela est, ce fut l’effet de quelques circonstances qui purent engager à choisir les comtes de Toulouse parmi les enfans du dernier possesseur.
  3. Voyez son capitulaire, de l’an 877, tit. 53. art. 9 & 10, apud Carisiacum. Ce capitulaire se rapporter à un autre de la même année & du même lieu, art. 3.
  4. Le capitulaire III, de l’an 812, art. 7 ; & celui de l’an 815, art. 6, sur les Espagnols ; le recueil des capitulaires, liv. V, art. 228 ; & le capitul. de l’an 869, art. 2 ; & celui de l’an 877, art. 13, édit. de Baluze
  5. Comme il paroît par Othon de Frissingue, des gestes de Frédéric, liv. II, ch. xxix.
  6. Voyez l’ordonnance de Philippe Auguste, de l’an 1209, dans le nouveau recueil.