Esprit des lois (1777)/L5/C17

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CHAPITRE XVII.

Des présens.


C’est un usage dans les pays despotiques, que l’on n’aborde qui que ce soit au-dessus de soi, sans lui faire un présent, pas même les rois. L’empereur du Mogol[1] ne reçoit point les requêtes de ses sujets, qu’il n’en ait reçu quelque chose. Ces princes vont jusqu’à corrompre leurs propres graces.

Cela doit être ainsi dans un gouvernement où personne n’est citoyen ; dans un gouvernement où l’on est plein de l’idée, que le supérieur ne doit rien à l’inférieur ; dans un gouvernement où les hommes ne se croient liés que par les châtimens que les uns exercent sur les autres ; dans un gouvernement où il y a peu d’affaires, & où il est rare que l’on ait besoin de se présenter devant un grand, de lui faire des demandes, & encore moins des plaintes.

Dans une république, les présens sont une chose odieuse, parce que la vertu n’en a pas besoin. Dans une monarchie, l’honneur est un motif plus fort que les présens. Mais dans l’état despotique, où il n’y a ni honneur ni vertu, on ne peut être déterminé à agir que par l’espérance des commodités de la vie.

C’est dans les idées de la république, que Platon[2] vouloit que ceux qui reçoivent des présens pour faire leur devoir, fussent punis de mort. Il n’en faut prendre, disoit-il, ni pour les choses bonnes ni pour les mauvaises.

C’étoit une mauvaise loi que cette loi Romaine[3] qui permettoit aux magistrats de prendre de petits présens,[4] pourvu qu’ils ne passassent pas cent écus dans toute l’année. Ceux à qui on ne donne rien, ne désirent rien ; ceux à qui on donne un peu, désirent bientôt un peu plus, & ensuite beaucoup. D’ailleurs, il est plus aisé de convaincre celui qui, ne devant rien prendre, prend quelque chose, que celui qui prend plus, lorsqu’il devroit prendre moins, & qui trouve toujours pour cela des prétextes, des excuses, des causes & des raisons plausibles.


  1. Recueil des voyages qui ont servi à l’établissement de la compagnie des Indes, tom. I. p. 80.
  2. Liv. XII. des lois.
  3. Leg. 6. §. 2. ss. ad Leg. Jul. reper.
  4. Munuscula.