Esprit des lois (1777)/L6/C1

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LIVRE VI.

Conséquences des principes des divers gouvernemens, par rapport à la simplicité des Lois civiles & criminelles, la forme des jugemens, & l’établissement des peines.




CHAPITRE PREMIER.

De la simplicité des lois civiles dans les divers gouvernemens.


Le gouvernement monarchique ne comporte pas des lois aussi simples que le despotique. Il y faut des tribunaux. Ces tribunaux donnent des décisions ; elles doivent être conservées ; elles doivent être apprises, pour que l’on y juge aujourd’hui comme l’on y jugea hier, & que la propriété & la vie des citoyens y soient assurées & fixes comme la constitution même de l’état.

Dans une monarchie, l’administration d’une justice qui ne décide pas seulement de la vie & des biens, mais aussi de l’honneur, demande des recherches scrupuleuses. La délicatesse du juge augmente à mesure qu’il a un plus grand dépôt, & qu’il prononce sur de plus grands intérêts.

Il ne faut donc pas être étonné de trouver dans les lois de ces états tant de regles, de restrictions, d’extensions, qui multiplient les cas particuliers, & semblent faire un art de la raison même.

La différence de rang, d’origine, de condition, qui est établie dans le gouvernement monarchique, entraîne souvent des distinctions dans la nature des biens ; & des lois, relatives à la constitution de cet état, peuvent augmenter le nombre de ces distinctions. Ainsi parmi nous, les biens sont propres, acquêts, ou conquêts ; dotaux, paraphernaux ; paternels & maternels ; meubles de plusieurs especes ; libres, substitués ; du lignage ou non ; nobles, en franc-aleu, ou roturiers ; rentes foncieres, ou constituées à prix d’argent. Chaque sorte de bien est soumise à des regles particulieres ; il faut les suivre pour en disposer : ce qui ôte encore de la simplicité.

Dans nos gouvernemens, les fiefs sont devenus héréditaires. Il a fallu que la noblesse eût une certaine consistance, afin que le propriétaire du fief fût en état de servir le prince. Cela a dû produire bien des variétés : par exemple, il y a des pays où l’on n’a pu partager les fiefs entre les freres ; dans d’autres, les cadets ont pu avoir leur subsistance avec plus d’étendue.

Le monarque, qui connoît chacune de ses provinces, peut établir diverses lois, ou souffrir différentes coutumes. Mais le despote ne connoît rien, & ne peut avoir d’attention sur rien ; il lui faut une allure générale ; il gouverne par une volonté rigide qui est par-tout la même ; tout s’applanit sous ses pieds.

À mesure que les jugemens des tribunaux se multiplient dans les monarchies, la jurisprudence se charge de décisions, qui quelquefois se contredisent ; ou parce que les juges qui se succedent pensent différemment ; ou parce que les affaires sont tantôt bien, tantôt mal défendues ; ou enfin par une infinité d’abus qui se glissent dans tout ce qui passe par la main des hommes. C’est un mal nécessaire, que le législateur corrige de temps en temps, comme contraire même à l’esprit des gouvernemens modérés. Car quand on est obligé de recourir aux tribunaux, il faut que cela vienne de la nature de la constitution, & non pas des contradictions & de l’incertitude des lois.

Dans les gouvernemens où il y a nécessairement des distinctions dans les personnes, il faut qu’il y ait des privileges. Cela diminue encore la simplicité, & fait mille exceptions.

Un des privileges le moins à charge à la société, & sur-tout à celui qui le donne, c’est de plaider devant un tribunal, plutôt que devant un autre. Voilà de nouvelles affaires ; c’est-à-dire, celles où il s’agit de savoir devant quel tribunal il faut plaider.

Les peuples des états despotiques sont dans un cas bien différent. Je ne sais sur quoi, dans ces pays, le législateur pourroit statuer, ou le magistrat juger. Il suit, de ce que les terres appartiennent au prince, qu’il n’y a presque point de lois civiles sur la propriété des terres. Il suit, du droit que le souverain a de succéder, qu’il n’y en pas non plus sur les successions. Le négoce exclusif qu’il fait dans quelques pays, rend inutiles toutes sortes de lois sur le commerce. Les mariages que l’on y contracte avec des filles esclaves, font qu’il n’y a guere de lois civiles sur les dots & sur les avantages des femmes. Il résulte encore de cette prodigieuse multitude d’esclaves, qu’il n’y a presque point de gens qui ayent une volonté propre, & qui par conséquent doivent répondre de leur conduite devant un juge. La plupart des actions morales, qui ne sont que les volontés du pere, du mari, du maître, se reglent par eux, & non par les magistrats.

J’oubliois de dire que ce que nous appellons l’honneur, étant à peine connu dans ces états, toutes les affaires qui regardent cet honneur, qui est un si grand chapitre parmi nous, n’y ont point de lieu. Le despotisme se suffit à lui-même ; tout est vide autour de lui.

Aussi, lorsque les voyageurs nous décrivent les pays où il regne, rarement nous parlent-ils des lois civiles[1].

Toutes les occasions de dispute & de procès y sont donc ôtées. C’est ce qui fait en partie qu’on y maltraite si fort les plaideurs : l’injustice de leur demande paroît à découvert, n’étant pas cachée, palliée, ou protegée par une infinité de lois.


  1. Au Mazulipatan, on n’a pu découvrir qu’il y eût de loi écrite. Voyez le recueil des voyages qui ont servi à l’établissement de la compagn. des Indes, tom. IV, part. I, p. 391. Les Indiens ne se reglent, dans les jugemens, que sur de certaines coutumes. Le Vedan & autres livres pareils, ne contiennent point de lois civiles, mais des préceptes religieux. Voyez lettres édif. quatorzieme recueil.