Esprit des lois (1777)/L6/C2

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CHAPITRE II.

De la simplicité des lois criminelles dans les divers gouvernemens.


On entend dire sans cesse qu’il faudroit que la justice fût rendue par-tout comme en Turquie. Il n’y aura donc que les plus ignorans de tous les peuples, qui auront vu clair dans la chose du monde qu’il importe le plus aux hommes de savoir ?

Si vous examinez les formalités de la justice, par rapport à la peine qu’a un citoyen à se faire rendre son bien ou à obtenir satisfaction de quelque outrage, vous en trouverez sans doute trop : Si vous les regardez dans le rapport qu’elles ont avec la liberté & la sureté des citoyens, vous en trouverez souvent trop peu ; & vous verrez que les peines, les dépenses, les longueurs, les dangers même de la justice, sont le prix que chaque citoyen donne pour sa liberté.

En Turquie, où l’on fait très-peu d’attention à la fortune, à la vie, à l’honneur des sujets, on termine promptement d’une façon ou d’une autre toutes les disputes. La maniere de les finir est indifférente, pourvu qu’on les finisse. Le bacha d’abord éclairci, fait distribuer à sa fantaisie des coups de bâton sur la plante des pieds des plaideurs, & les renvoie chez eux.

Et il seroit bien dangereux que l’on y eût les passions des plaideurs ; elles supposent un désir ardent de se faire rendre justice, une haine, une action dans l’esprit, une confiance à poursuivre. Tout cela doit être évité dans un gouvernement où il ne faut avoir d’autre sentiment que la crainte, & où tout mene tout-à-coup, & sans qu’on le puisse prévoir à des révolutions. Chacun doit connoître qu’il ne faut point que le magistrat entende parler de lui, & qu’il ne tient sa sureté que de son anéantissement.

Mais dans les états modérés, où la tête du moindre citoyen est considérable, on ne lui ôte son honneur & ses biens qu’après un long examen : on ne le prive de la vie que lorsque la patrie elle-même l’attaque ; & elle ne l’attaque qu’en lui laissant tous les moyens possibles de la défendre.

Aussi, lorsqu’un homme se rend plus absolu[1], songe-t-il d’abord à simplifier les lois. On commence dans cet état à être plus frappé des inconvéniens particuliers, que de la liberté des sujets dont on ne se soucie point du tout.

On voit que dans les républiques il faut pour le moins autant de formalités que dans les monarchies. Dans l’un & dans l’autre gouvernement, elles augmentent en raison du cas que l’on y fait de l’honneur, de la fortune, de la vie, de la liberté des citoyens.

Les hommes sont tous égaux dans le gouvernement républicain ; ils sont égaux dans le gouvernement despotique : dans le premier, c’est parce qu’ils sont tout ; dans le second, c’est parce qu’ils ne sont rien.


  1. César, Cromwell, & tant d’autres.