Esprit des lois (1777)/L7/C1

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LIVRE VII.

Conséquences des différens principes des trois gouvernemens, par rapport aux Lois somptuaires, au luxe, & à la condition des femmes.




CHAPITRE PREMIER.

Du luxe.


Le luxe est toujours en proportion avec l’inégalité des fortunes. Si, dans un état, les richesses sont également partagées, il n’y aura point de luxe ; car il n’est fondé que sur les commodités qu’on se donne par le travail des autres.

Pour que les richesses restent également partagées, il faut que la loi ne donne à chacun que le nécessaire physique. Si l’on a au-delà, les uns dépenseront, les autres acquerront, & l’inégalité s’établira.

Supposant le nécessaire physique égal à une somme donnée, le luxe de ceux qui n’auront que le nécessaire, sera égal à zéro ; celui qui aura le double, aura un luxe égal à un ; celui qui aura le double du bien de ce dernier, aura un luxe égal à trois ; quand on aura encore le double, on aura un luxe égal à sept : de sorte que le bien du particulier qui suit, étant toujours supposé double de celui du précédent, le luxe croîtra du double plus une unité, dans cette progression 0, 1, 3, 7, 15, 31, 63, 127.

Dans la république de Platon[1], le luxe auroit pu se calculer au juste. Il y avoit quatre sortes de cens établis. Le premier étoit précisément le terme où finissoit la pauvreté, le second étoit double, le troisieme triple, le quatrieme quadruple du premier. Dans le premier cens le luxe étoit égal à zéro ; il étoit égal à un dans le second, à deux dans le troisieme, à trois dans le quatrieme ; & il suivoit ainsi la proportion arithmétique.

En considérant le luxe des divers peuples, les uns à l’égard des autres, il est dans chaque état en raison composée de l’inégalité des fortunes qui est entre les citoyens, & de l’inégalité des richesses des divers états. En Pologne, par exemple, les fortunes sont d’une inégalité extrême ; mais la pauvreté du total empêche qu’il n’y ait autant de luxe que dans un état plus riche.

Le luxe est encore en proportion avec la grandeur des villes, & sur-tout de la capitale ; en sorte qu’il est en raison composée des richesses de l’état, de l’inégalité des fortunes des particuliers, & du nombre d’hommes qu’on assemble dans de certains lieux.

Plus il y a d’hommes ensemble, plus ils sont vains & sentent naître en eux l’envie de se signaler par de petites choses[2]. S’ils sont en si grand nombre, que la plupart soient inconnus les uns aux autres, l’envie de se distinguer redouble, parce qu’il y a plus d’espérance de réussir. Le luxe donne cette espérance ; chacun prend les marques de la condition qui précede la sienne. Mais à force de vouloir se distinguer, tout devient égal, & on ne se distingue plus : comme tout le monde veut se faire regarder, on ne remarque personne.

Il résulte de tout cela une incommodité générale. Ceux qui excellent dans une profession mettent à leur art le prix qu’ils veulent ; les plus petits talens suivent cet exemple ; il n’y a plus d’harmonie entre les besoins & les moyens. Lorsque je suis forcé de plaider, il est nécessaire que je puisse payer un avocat ; lorsque je suis malade, il faut que je puisse avoir un médecin.

Quelques gens ont pensé qu’en assemblant tant de peuple dans une capitale, on diminuoit le commerce, parce que les hommes ne sont plus à une certaine distance les uns des autres. Je ne le crois pas ; on a plus de désirs, plus de besoins, plus de fantaisies quand on est ensemble.


  1. Le premier cens étoit le sort héréditaire en terre ; & Platon ne vouloit pas qu’on pût avoir en autres effets plus du triple du sort héréditaire. Voyez ses Lois, liv. IV.
  2. Dans une grande ville, dit l’auteur de la fable des abeilles, tom. I. pag. 133. on s’habille au-dessus de sa qualité, pour être estimé plus qu’on n’est par la multitude. C’est un plaisir pour un esprit foible, presqu’aussi grand que celui de l’accomplissement de ses désirs.