Esprit des lois (1777)/L7/C2

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CHAPITRE II.

Des Lois somptuaires dans la démocratie.


Je viens de dire que dans les républiques, où les richesses sont également partagées, il ne peut point y avoir de luxe ; & comme on a vu au livre cinquieme[1], que cette égalité de distribution faisoit l’excellence d’une république, il suit que moins il y a de luxe dans une république, plus elle est parfaite. Il n’y en avoit point chez les premiers Romains ; il n’y en avoit point chez les Lacédémoniens ; & dans les républiques où l’égalité n’est pas tout-à-fait perdue, l’esprit de commerce, de travail & de vertu, fait que chacun y peut & que chacun y veut vivre de son propre bien, & que par conséquent il y a peu de luxe.

Les lois du nouveau partage des champs, demandées avec tant d’instance dans quelques républiques, étoient salutaires par leur nature. Elles ne sont dangereuses que comme action subite. En ôtant tout-à-coup les richesses aux uns, & augmentant de même celles des autres, elles font dans chaque famille une révolution, & en doivent produire une générale dans l’état.

À mesure que le luxe s’établit dans une république, l’esprit se tourne vers l’intérêt particulier. À des gens à qui il ne faut rien que le nécessaire, il ne reste à désirer que la gloire de la patrie & la sienne propre. Mais une ame corrompue par le luxe a bien d’autres désirs. Bientôt elle devient ennemie des lois qui la gênent. Le luxe que la garnison de Rhege commença à connoître, fit qu’elle en égorgea les habitans.

Si-tôt que les Romains furent corrompus, leurs désirs devinrent immenses. On en peut juger par le prix qu’ils mirent aux choses. Une cruche de vin de Falerne[2] se vendoit cent deniers Romains ; un baril de chair salée du Pont en coûtoit quatre cents ; un bon cuisinier quatre talens ; les jeunes garçons n’avoient point de prix. Quand par une impétuosité[3] générale tout le monde se portoit à la volupté, que devenoit la vertu ?


  1. Chap. III & IV.
  2. Fragment du livre 365 de Diodore, rapporté par Const. Porphyrog. Extrait des vertus & des vices.
  3. Cùm maximus omnium impétus ad luxuriam esset, ibid.