Essai de Sémantique/Chapitre V

La bibliothèque libre.
Hachette (p. 62-66).



CHAPITRE V

FAUSSES PERCEPTIONS

Fausses désinences du pluriel. — Fausses désinences des cas. — L’apophonie.

Nous sommes ainsi conduit à parler d’un phénomène proche parent du précédent : « la fausse perception ».

Nous croyons souvent percevoir la désinence là où elle n’est pas. Ainsi un Anglais, prononçant le pluriel oxen, croit sentir dans la syllabe en la marque du nombre : cependant on a simplement ici le thème anglo-saxon oxen, « bœuf » ; sanscrit, ukšan. La vraie marque de la pluralité est tombée.

Il est aisé de voir à quoi tient cette illusion. C’est que le singulier, ayant perdu la moitié du thème, est réduit à la syllabe ox. Dès lors, entre le singulier et le pluriel, il y a une différence qui est interprétée comme servant à l’expression du nombre. Le peuple a le sentiment de l’utilité, mais nullement le souci de l’histoire. Il emploie ce qu’il a ; s’il fait des pertes, il utilise ce qui lui reste. Il fait entrer du sens en des syllabes qui n’en avaient pas. La perception est donc fausse au point de vue de l’histoire, mais au point de vue de l’histoire seulement.

Le même exemple peut servir pour l’allemand. Il est même arrivé que l’allemand s’est si bien persuadé avoir une désinence, qu’il a mobilisé cette syllabe et en a fait librement usage. Non seulement il décline : der Ochs, die Ochsen, mais il fait : der Mensch, die Menschen, et même, en déclinant des mots d’origine étrangère : der Soldat, die Soldat-en.

L’allemand a une autre syllabe dont l’histoire est encore plus instructive.

Quand on dit que Kind fait au pluriel Kind-er, on donne à entendre que er est la désinence du pluriel : cependant er n’est pas autre chose que le suffixe es ou er que nous avons dans le latin gener-is, dans le grec γένε(σ)-ος. Ce qui n’a pas empêché que toute une catégorie de mots ait suivi ce modèle : die Weiber, die Lämmer, die Dächer, die Bücher, die Götter. On peut donc dire que le sentiment qui fait aujourd’hui reconnaître dans Kind-er, Weib-er, Häus-er une désinence du pluriel est, au point de vue de l’histoire, une fausse perception, ce qui n’empêche pas qu’elle soit devenue une désinence régulière de la langue[1].

Les faits de ce genre sont plus aisés à observer dans les langues modernes que dans les langues anciennes. On en devine aisément la raison, qui n’est autre que le manque de documents antérieurs. Toutefois, nous voyons qu’en latin l’e de dulce, nobile, fait l’effet d’être le signe du neutre, quoique le neutre soit simplement reconnaissable à l’absence de désinence. Il suffit de rapprocher le grec ἴδρις, neutre ἴδρι, ou εὔχαρις, neutre εὔχαρι, pour voir que l’e de dulce tient la place d’un ancien i final.

Si l’on pouvait interroger un contemporain d’Auguste sur l’impression qu’il a des mots comme onus, scelus, il dirait sans doute que la syllabe us est là pour marquer la désinence. Un Grec, dans l’imparfait ἔλυε, dans l’aoriste ἔλυσε, pensait sentir la troisième personne, quoique la marque de cette troisième personne (un t) fût tombée.

Une autre sorte de fausse perception est de croire à la présence de formes grammaticales qui n’ont jamais existé. En latin, la déclinaison est au pluriel d’un cas plus courte qu’au singulier : en effet, le datif et l’ablatif ne possèdent et n’ont probablement jamais possédé qu’une seule et même désinence plurielle. Cependant ce déficit n’est pas senti. On le sent si peu que les linguistes ne sont pas encore d’accord pour savoir quel est, des deux cas, celui qui manque.

Nous venons de voir que la perte d’une désinence peut ajouter à la valeur significative de ce qui survit. Les phénomènes bien connus de l’Umlaut et de l’Ablaut tirent de là la plus grande partie de leur importance.

On sait que la différence de voyelle entre man et men, entre Vater et Väter n’est nullement primitive, mais que « l’adoucissement » de l’a en e ou en ä est dû à l’influence d’une syllabe finale autrefois présente, mais plus tard emportée par l’usure du temps. Cette différence de voyelle suffit pour distinguer le pluriel du singulier. Elle a même d’autant plus de valeur qu’elle est seule aujourd’hui à marquer un important rapport grammatical. Cette façon de marquer le pluriel, si elle avait pu être introduite partout, aurait eu le mérite de l’élégance et de la brièveté.

On ne peut penser à la différence entre man et men sans songer aussitôt à la différence qui existe dans la conjugaison entre les divers temps de certains verbes : sing, sang, sung. Là aussi le sentiment présent de la langue n’est point d’accord avec l’histoire. Il semble que cette variété de voyelles ait été inventée exprès pour marquer la variété des temps. Cependant il n’en est rien : en remontant de quelques siècles en arrière, on constate qu’elle n’est qu’un accompagnement d’autres exposants, lesquels sont les exposants significatifs et véritables. La diversité des voyelles est produite par des raisons secondaires, raisons d’accentuation ou de contraction. Mais le sentiment suggéré par la langue moderne, c’est que le changement d’i en a est destiné à indiquer le prétérit, que le changement de l’i en u est fait pour marquer le participe. N’étant pas significatif à l’origine, ce changement de voyelle est devenu significatif. Peut-être même y a-t-il entre cet avènement à la signification et la chute de l’appareil flexionnel une connexion plus intime, car on peut soupçonner que le peuple ne laisse tomber ce qui lui est utile que s’il sent déjà par devers lui qu’il a le moyen de le remplacer.


  1. L’anglais child, qui faisait anciennement au pluriel cildru, cildre, a encore ajouté par-dessus la syllabe en : children. Sur l’identité primitive de Kind et de child, voir les Mémoires de la Société de linguistique, t. VII, p. 445.