Essai de Sémantique/Chapitre XIX

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Hachette (p. 199-208).



TROISIÈME PARTIE

COMMENT S’EST FORMÉE LA SYNTAXE



CHAPITRE XIX

DES CATÉGORIES GRAMMATICALES

Ce qu’il faut entendre par les catégories grammaticales. — Comment ces catégories existent dans l’esprit. — Sont-elles innées ou acquises ? — Sont-elles toutes du même temps ?

Les catégories grammaticales, telles que substantif, adjectif, pronom, adverbe, ont-elles existé de tout temps, ou sont-elles une acquisition graduelle ? La question ne se confond pas avec le problème de l’origine du langage, car il y a des langues qui, encore aujourd’hui, ne distinguent point de catégories grammaticales, et il se peut fort bien que nos idiomes aient passé par un état semblable. Il s’agit donc de faits relativement récents, pour lesquels l’observation ne doit pas être, a priori, déclarée impossible.

Non seulement elle n’est pas impossible, mais les moyens d’information fournis par l’histoire des langues indo-européennes remontent assez haut pour nous permettre de voir plusieurs de ces catégories se former sous nos yeux. Commençons donc par les plus modernes.

L’une des plus récentes est l’adverbe. Les mots comme οἴκοι, πέδοι, χαμαί, εὖ, κακῶς, οὕτως, humi, domi, recte, valde, primum, rursum, hic, illic, sont des substantifs, adjectifs ou pronoms régulièrement fléchis. Mais quand un mot a cessé d’être en un rapport immédiat et nécessaire avec le reste de la phrase, quand il sert à mieux déterminer quelque autre terme sans être pourtant indispensable, il est prêt à prendre la valeur d’un adverbe. Pour peu qu’il cesse d’être parfaitement clair en sa structure, pour peu surtout qu’on y puisse voir la moindre apparence d’irrégularité, il est rangé dans une catégorie à part.

Non qu’il faille supposer rien de préétabli et d’inné dans l’esprit. Mais nos langues indo-européennes étant faites de telle sorte qu’elles distinguent extérieurement les mots selon le rôle qu’ils jouent dans la phrase, l’esprit s’est habitué à certaines désinences qu’il a rencontrées plus souvent en ce rôle de complément un peu lâche et surabondant, et il en a fait les désinences adverbiales. C’est notamment l’origine des désinences ως en grec, ē et ter en latin.

Le premier apport en ce genre a été formé sans doute par quelques mots qu’il est permis de croire antérieurs à l’invention du mécanisme grammatical, et qui, par la singularité de leur aspect, par l’absence de désinence, invitaient l’esprit à les mettre dans une classe à part[1].

Ce qui prouve l’âge récent de la catégorie de l’adverbe, c’est que les différentes langues indo-européennes ne sont pas d’accord pour le choix des désinences : le grec n’a rien de semblable aux adverbes latins en tim ou en e, ni le latin n’a rien de pareil aux adverbes grecs en δον, δην, ις, θεν, θα. Ce désaccord, qui ne se retrouve pas pour les désinences de la conjugaison ou de la déclinaison, est l’indice d’une formation moins ancienne.

Et cependant on peut affirmer qu’aujourd’hui la catégorie de l’adverbe existe dans l’intelligence. En français, non seulement une désinence spéciale, qui est un ancien substantif détourné à cet usage, lui sert d’exposant, mais même sans cette désinence nous reconnaissons l’adverbe au rôle qu’il joue dans la phrase : Il faut parler haut. — Des voix qui ne chantent pas juste.


Plus moderne encore que la catégorie de l’adverbe est celle de la préposition. Il n’y a pas, à l’époque de la séparation de nos idiomes, une seule préposition véritable. Nous avons déjà indiqué plus haut quelle est l’origine de cette partie du discours. Un temps est venu pour tous nos idiomes où les cas de la déclinaison, ne paraissant pas assez clairs ou assez précis en eux-mêmes, ont été, par surcroît, escortés d’un adverbe. C’est ainsi que l’ablatif, qui marque par lui-même l’éloignement, a cependant été accompagné de ab ou de ex. L’accusatif, qui marque le lieu où l’on va, a été accompagné de in ou de ad. Ces mots ab, ex, in, ad, étaient des adverbes de lieu, comme on le voit encore pour la plupart d’entre eux en remontant à leur plus ancienne forme et à leur plus ancien emploi. Mais l’habitude de les voir joints à un certain cas a suggéré l’idée d’un rapport de cause à effet : ce petit mot, qui était un simple accompagnement de l’accusatif ou de l’ablatif, parut les régir. Dès lors il les a régis en effet : d’adverbe il devint préposition.

La catégorie de la préposition s’est si bien imprimée en notre esprit comme celle d’un mot qui veut être suivi d’un régime, que nous avons peine à comprendre une préposition employée seule : elle appelle, elle attend « son complément ». Au temps de Plaute et de Térence, præ pouvait encore s’employer comme adverbe[2]. Mais un peu plus tard on ne le trouve plus que suivi d’un ablatif. Les langues romanes, en ceci fidèles continuatrices du latin, ont hérité des prépositions anciennes, en ont formé de nouvelles, et se sont appliquées à séparer de plus en plus nettement la préposition de l’adverbe : la distinction que ne fait pas encore Corneille entre dans et dedans, entre sous et dessous, etc., est devenue une règle du français moderne.


L’accord qui règne sur ce point entre les diverses langues de l’Europe (car nous voyons partout les prépositions se former de la même manière) montre qu’étant donné le plan général de leur grammaire, la création de cette catégorie était indiquée d’avance. Du moment que les désinences avaient besoin du concours d’un mot pour les préciser, ce mot devait après un certain temps paraître la cause des désinences.

Il est intéressant de voir comment cette catégorie s’est enrichie successivement de mots qui lui sont venus de tous les coins de l’horizon. Nous voyons en français des participes comme excepté, passé, hormis, vu, durant, pendant, des adjectifs comme sauf, des substantifs comme chez, faire fonction de préposition. Déjà en latin, penes, secundum, avaient eu le même sort[3].

Les prépositions les plus avancées en âge ont une tendance à se vider de leur signification pour devenir de simples outils grammaticaux. En anglais, on fait souvent précéder l’infinitif de la particule to, simplement pour montrer qu’il s’agit d’un infinitif.

C’est la présence de ces mots en apparence vides qui a fait paraître la création du langage une œuvre supérieure à la raison humaine.


Il s’est passé quelque chose de semblable pour la catégorie de la conjonction. Si l’on considère un mot aussi dépouillé de sens que l’est notre conjonction française que, on a peine à concevoir comment l’intelligence a pu créer et ensuite faire accepter un signe si abstrait. Mais les choses s’expliquent à mesure que nous remontons le cours des âges. La conjonction que reprend sa place parmi les pronoms. Le subjonctif qu’elle a aujourd’hui l’air de régir lui est, au contraire, antérieur. Par une illusion analogue à ce que nous venons de voir pour les prépositions, l’esprit crée entre les deux mots un rapport de cause à effet, rapport qui est devenu réel, puisqu’en matière de langage les erreurs du peuple deviennent peu à peu des vérités.

L’histoire des conjonctions latines, comme ut, ne, quominus, quin, etc., nous montre des faits tout pareils. Ces mots avaient d’abord une signification pleine : mais celle-ci s’est perdue dans le mouvement de la phrase, à laquelle ils servent dès lors de charnière.

L’origine pronominale des anciennes conjonctions, comme ὡς, ut, les rend très propres à prendre successivement une signification de temps ou de cause. Mais le même fait s’observe aussi pour des conjonctions venant de substantifs. Nous allons en donner un exemple tiré de l’allemand.

Le mot allemand weil, « parce que », est un ancien substantif entraîné dans la catégorie de la conjonction. On a dit d’abord die wîle, die weile, « aussi longtemps que ». Luther l’emploie de cette façon, et Göthe, qui aime le langage populaire, l’a souvent employé aussi. Mais de l’idée de temps, le mot a passé à l’idée de cause, comme cela est arrivé en latin pour quoniam. Aujourd’hui weil fait l’impression d’un mot abstrait annonçant qu’on va indiquer le motif d’un fait.


Puisque les trois catégories de l’adverbe, de la préposition et de la conjonction n’ont pas existé de tout temps, mais se sont formées à une époque relativement récente, par une lente élaboration, il n’est pas téméraire de supposer quelque chose de pareil, à une époque plus ancienne, pour les catégories du substantif, de l’adjectif et du verbe. Non pas que l’idée d’un objet, d’une qualité, d’une action, ait attendu l’éclosion des langues indo-européennes : il n’y a pas de langue qui n’ait des mots pour représenter les objets de la nature, tels que homme, pierre, montagne, ou les qualités des objets tels que grand, petit, haut, bas, éloigné, rapproché, ou les actions les plus visibles, comme marcher, courir, manger, boire, parler. Mais ce n’est pas là ce que nous appelons la catégorie du substantif, de l’adjectif et du verbe. La catégorie du substantif comprend des noms qui représentent de simples conceptions de l’esprit, ces noms étant traités exactement à la façon des autres substantifs. La catégorie de l’adjectif comprend des mots qui ne correspondent à aucune qualité, comme quand on dit en grec : τριταῖος ἦλθεν, « il vint le troisième jour », ou en latin : nocturnus obambulat. La catégorie du verbe suppose un système de personnes, de temps et de modes. Ainsi entendues, ces catégories ne sont pas contemporaines du premier éveil de l’intelligence. Elles se sont formées petit à petit, comme celles de l’adverbe et de la préposition, quoique trop anciennement pour que nous en puissions suivre l’évolution.


L’espèce de mot qui a dû se distinguer d’abord de toutes les autres, c’est, selon nous, le pronom. Je crois cette catégorie plus primitive que celle du substantif, parce qu’elle demande moins d’invention, parce qu’elle est plus instinctive, plus facilement commentée par le geste. On ne doit donc pas se laisser induire en erreur par cette dénomination de « pronom » (pro nomine), qui nous vient des Latins, lesquels ont traduit eux-mêmes le grec ἀντωνυμία. L’erreur a duré jusqu’à nos jours[4]. Les pronoms sont, au contraire, à ce que je crois, la partie la plus antique du langage. Comment le moi aurait-il jamais manqué d’une expression pour se désigner ?

À un autre point de vue, les pronoms sont ce qu’il y a de plus mobile dans le langage, puisqu’ils ne sont jamais définitivement attachés à un être, mais qu’ils voyagent perpétuellement. Il y a autant de moi que d’individus qui parlent. Il y a autant de toi que d’individus à qui je puis m’adresser. Il y a autant de il que le monde renferme d’objets réels ou imaginaires. Cette mobilité vient de ce qu’ils ne contiennent aucun élément descriptif. Aussi une langue qui ne se composerait que de pronoms ressemblerait au vagissement d’un enfant ou à la gesticulation d’un sourd-muet. Le besoin d’un autre élément, dont le substantif, l’adjectif et le verbe furent formés, était donc évident. Mais il n’en est pas moins vrai que le pronom vient se placer à la base et à l’origine des langues : c’est sans doute par le pronom, venant s’opposer aux autres sortes de mots, qu’a commencé la distinction des catégories grammaticales.


  1. Tels sont (pour les citer sous leur forme grecque) ἀπό, περί, ἐπί, πρό, ἐνί, etc.
  2. Plaute, Amph., I, 3, 45. Abi præ, Sosia ; jam ego sequor. — Térence, Eun., V, 2, 69. I præ : sequor.
  3. On trouve dans Plaute præsente testibus et dans Térence præsente nobis. C’est ce qu’on peut appeler des formations prépositionnelles restées à moitié chemin.
  4. Les pronoms, dit encore Reisig, sont une invention de la commodité (eine Erfindung der Bequemlichkeit), pour remplacer soit un substantif, soit un adjectif.