Essai de Sémantique/Chapitre XXI

La bibliothèque libre.
Hachette (p. 221-226).



CHAPITRE XXI

LA CONTAGION

Exemples de contagion. — Les mots négatifs en français. — L’anglais but. — Le participe passé actif. — La conjonction si.

J’ai autrefois proposé d’appeler du nom de contagion un phénomène qui se présente assez souvent, et qui a pour effet de communiquer à un mot le sens de son entourage. Il est bien clair que cette contagion n’est pas autre chose qu’une forme particulière de l’association des idées.

Le français en fournit un exemple très connu, mais tellement probant que je ne peux me dispenser de le rappeler.

Tout le monde sait ce qui s’est passé pour les mots pas, point, rien, plus, aucun, personne, jamais. Ils servaient à renforcer la seule négation véritable, à savoir ne. Je n’avance pas (passum). — Je ne vois point (punctum). — Je ne sais rien (rem). — Je n’en connais aucun (aliquem unum). — Je n’en veux plus (plus). — Il n’est personne (persona) qui l’ignore. — Je ne l’oublierai jamais (jam magis).

Ces mots, par leur association au mot ne, sont devenus eux-mêmes négatifs. Ils le sont si bien devenus qu’ils peuvent se passer de leur compagnon. Qui va là ? Personne. — Pas d’argent, pas de Suisse. — Sans la connaissance de soi-même, point de solide vertu. — Son style est toujours ingénieux, jamais recherché.

Il est intéressant pour la sémantique de consulter à tour de rôle, au sujet de ces mots, un dictionnaire de l’usage et un dictionnaire historique. Cette comparaison est comme un coup de sonde donné dans l’intelligence. Les deux réponses qu’on obtient sont contradictoires, mais, à la réflexion, quoique opposées entre elles, elles ont l’une et l’autre leur raison d’être et leur légitimité.

L’Académie française, dans son dictionnaire de l’usage, fait passer le sens négatif avant tous les autres.

« Aucun, dit l’édition de 1878, adj. Nul, pas un. » — « Rien. Néant, nulle chose. »

En quoi il ne faut pas blâmer l’Académie. Il entrait dans son plan d’expliquer les mots selon l’impression qu’ils font aujourd’hui. C’est, d’ailleurs, celle qu’ils faisaient déjà au xviie siècle :

… Laissez faire, ils ne sont pas au bout,
J’y vendrai ma chemise, et je veux rien ou tout.

Racine (Plaideurs).

Et même au xiiie siècle :

Car de rien fait-il tout saillir,
Lui qui a rien ne peut faiblir.

Écoutons maintenant Littré :

« Aucun, quelqu’un. — Rien, quelque chose. »

On voit quelle est la distance entre le sens originaire et le sens produit par le long séjour dans les phrases négatives. Il faut toutefois ajouter que ce n’est pas seulement par les phrases négatives, c’est encore par les phrases interrogatives que s’est fait le changement : « De tous ceux qui se disaient mes amis, aucun m’a-t-il secouru ? » — « Auriez-vous jamais cru ? » — « Avons-nous rien négligé ? »

Il y a des rencontres où le sens reste à mi-chemin entre les deux acceptions : « Il m’est défendu de rien dire. » — « Je doute qu’aucun homme d’honneur y consente. »

Ce n’est donc pas le contact direct, ce n’est pas le voisinage matériel de la négation qui est cause du changement. L’action contagieuse a été produite par le sens général de la phrase.


Il existe quelque chose de semblable en anglais.

L’anglais but, qui vient de l’anglo-saxon būtan (= be-utan), signifie proprement « hors »[1]. Quand il a le sens « seulement », il est pour ne but. La négation a fini par être supprimée. « Nous avons seulement cinq pains et deux poissons » (Matth., XIV, 17) : We have here but five loaves and two fishes. Tel est le texte de la version autorisée. Mais l’Évangile anglo-saxon dit : We nabbad (ne habbad) her buton fif hlafas und twegen fiscas. Dans la suite des temps, la négation est devenue superflue, la particule but en ayant assumé en elle le sens.


La contagion fournit, je crois, la véritable explication d’un fait de la langue française qui a beaucoup occupé nos grammairiens : le changement du participe passé passif en participe actif. Dans ces phrases : « J’ai reçu de mauvaises nouvelles, j’ai pris la route la plus directe », reçu, pris, ont aujourd’hui le sens actif, qu’ils doivent au voisinage de l’auxiliaire avoir. La preuve qu’ils ont le sens actif, c’est qu’en langage télégraphique je dirai : « Reçu de mauvaises nouvelles. — Pris la ligne directe. »

Là est, si je ne me trompe, la raison de cette règle de non-accord qui a donné lieu à tant d’explications embarrassées. La vérité est que le participe, par contagion, est devenu actif. Il fait corps avec son auxiliaire. Mais comme il a fallu du temps pour opérer ce changement, comme les anciens tours sont longs à se perdre, et comme la moindre dérogation au train ordinaire leur est un prétexte pour se maintenir, le changement en question ne s’est imposé qu’avec la construction la plus fréquente, celle que nous sommes habitués à considérer comme la construction normale. Partout ailleurs, la langue se montre fidèle à l’ancienne grammaire.


Je veux encore montrer par un autre exemple la force de la contagion.

D’où vient l’idée conditionnelle qu’éveille en français, et qu’éveillait déjà en latin la conjonction si ? Pour nous l’expliquer, il faut nous transporter beaucoup de siècles en arrière.

La particule latine si était primitivement un adverbe signifiant « de cette façon, en cette manière ». L’idée conditionnelle y est entrée par le voisinage du subjonctif ou de l’optatif. La vieille formule des invocations et des vœux : Si hæc, Dii, faxitis, tire sa signification hypothétique du verbe[2]. Le sens était d’abord le même que s’il y avait eu : Sic, Dii, hæc faxitis[3]. La seconde proposition vient ensuite énoncer un second fait, conséquence du premier : Ædem vobis constituam. L’esprit a saisi un lien entre ces deux propositions, et comme des deux côtés l’action est présentée comme contingente, il a tout naturellement introduit dans le premier mot l’idée d’une supposition ou d’une condition.

Déjà dans la formule précitée, quand elle était employée par les contemporains de Paul-Émile, si était une conjonction. Elle l’était devenue à tel point, elle avait tellement assumé en elle l’idée conditionnelle, qu’on pouvait la faire suivre d’un indicatif. Si id facis, hodie postremum me vides[4].

Les conjonctions similaires des autres langues ont une origine analogue. Vus de près, ces petits mots ne sont pas autre chose que des adverbes pronominaux, n’ayant rien en eux-mêmes qui annonce une supposition ou une condition.


  1. Hollandais buiten. De là, par opposition à Binnenzee, « la mer du dedans », Buitenzee, « la mer du dehors ». Storm, Philologie anglaise, p. 8.
  2. En une langue plus moderne, si hæc, Dii, feceritis.
  3. L’adverbe sic n’est pas autre chose que si accompagné de l’enclitique que nous avons dans nunc, tunc.
  4. Le français est allé encore plus loin. Le conditionnel, après si, paraîtrait un pléonasme.