Essai de Sémantique/Chapitre XXIII

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Hachette (p. 235-242).



CHAPITRE XXIII

L’ORDRE DES MOTS

Pourquoi la rigueur de la construction est en raison inverse de la richesse grammaticale. — D’où vient l’ordre de la construction française. — Avantages d’un ordre fixe. — Comparaison avec les langues modernes de l’Inde.

Parmi les différents moyens d’expression dont se servent nos langues, l’ordre des mots, c’est-à-dire une certaine fixité dans la construction de la phrase — fixité qui à elle seule décide souvent du sens des vocables — est le moyen dont on se soit avisé le plus tard. C’est qu’en effet ce moyen a quelque chose de plus immatériel. Dans cette phrase : « Les Japonais ont vaincu les Chinois », la place seule indique quel est le sujet, quel est le complément : changez l’ordre en gardant les mots, vous obtenez l’affirmation contraire. Nous avons ici quelque chose de comparable à la numération arabe, où chaque nombre, outre sa valeur propre, a une valeur de position[1].

Cette circonstance, à elle seule, pourrait nous faire penser que nous sommes en présence de l’œuvre des siècles. En effet, les langues anciennes, si supérieures par d’autres côtés, n’offrent rien de semblable.

Ici se pose une question dont l’analogue se présente souvent dans l’histoire des langues, et, en général, dans l’histoire des choses humaines. Est-ce la perte des flexions qui a eu pour conséquence, en manière de compensation et de pis-aller, la rigueur croissante de la construction, ou bien une construction plus régulière a-t-elle rendu les flexions inutiles ? La réponse est celle qu’on a l’occasion de faire le plus souvent aux dilemmes de ce genre : l’un et l’autre. À mesure que ces flexions se décomposaient, la nécessité d’un ordre fixe se faisait sentir davantage, et d’autre part l’habitude de cet ordre fixe a achevé de faire tomber les flexions. On peut supposer que les actes officiels, tels que chartes, diplômes, actes publics ou privés, contrats de toute nature, où il était plus important d’éviter toute équivoque, ont les premiers introduit l’habitude d’une construction uniforme, de même que ces actes officiels (il n’y a là nulle contradiction) ont cherché à retenir le plus longtemps les désinences. Les deux moyens, employés simultanément, devaient concourir au même but. Ainsi s’explique le maintien de la déclinaison à deux cas pour certains noms de parenté, comme fils et fil, enfes et enfant, pour certains titres comme cuens et conte, ber et baron, et certains noms propres, comme Jacques et Jacque, Hugues et Hugon. Tandis que ces différences de flexion ont fini par être omises, l’ordre des mots n’a fait que se fortifier.


La question de l’ordre des mots n’est jamais soulevée sans qu’à la suite il en vienne une autre : est-ce un avantage, est-ce une gêne, d’avoir une construction fixe et invariable ? On a vanté la liberté du latin et du grec, qui permet de jeter en avant ou de réserver pour la fin le mot sur lequel on veut attirer l’attention, diriger la lumière. Mais, pour être juste, il faut reconnaître que les langues les plus tenues à un certain ordre ne sont pas pour cela absolument enchaînées. Peut-être même l’inversion fait-elle d’autant plus d’effet qu’elle rompt davantage avec les habitudes de tous les jours.

Ce qui est certain, c’est qu’un ordre réglé à l’avance est un soulagement, sinon pour celui qui écrit ou qui parle, du moins pour celui qui lit ou qui écoute. À lire une ode d’Horace, où l’adjectif est souvent fort loin de son substantif, un discours de Cicéron, où le mot essentiel ne vient qu’à la fin de toute une période, nous sentons qu’en français les choses nous sont rendues plus aisées. Il est probable que le genre de la déclamation venait en aide à l’intelligence de la phrase ; peut-être même, sur la place publique, ces mots annoncés de si loin, ce dernier mot si longtemps attendu, étaient les seuls qui parvinssent aux oreilles. D’autre part, la tendance de toutes les littératures est d’exagérer, d’étendre au delà des justes limites, de pousser à l’extrême les ressources d’expression qui leur sont fournies par la langue de chaque jour : on peut donc supposer que la construction savamment contournée des lyriques grecs et latins est jusqu’à un certain point un artifice de style. Le parler de la conversation, tel que nous le trouvons chez les poètes comiques et dans les lettres familières, n’est pas à beaucoup près aussi tourmenté.


L’ordre des mots devenant plus rigoureux à mesure que diminuent les ressources grammaticales, tout dérangement à la construction risque d’altérer le sens. On connaît ces serrures à secret dont le mécanisme joue à la condition que les pièces soient disposées selon un arrangement concerté à l’avance. Nos langues modernes en sont un peu là. Modifiez l’ordre : ou le sens sera modifié, ou l’on cessera de comprendre.

C’est surtout dans les locutions toutes faites, qui conservent parfois la marque d’une grammaire plus ancienne, que cet ordre a besoin d’être observé : épreuve toujours un peu délicate et pierre de touche où se reconnaît l’étranger imparfaitement instruit.

On a prononcé, à l’occasion de la phrase française, le mot d’ « ordre logique ». Il y a là quelque exagération. C’est le cas de rappeler la remarque d’un écrivain anglais qu’il en est de ceci comme des antipodes : chaque peuple est tenté de trouver qu’il met les mots à la vraie place. On peut fort bien, sans manquer à la logique, concevoir un autre ordre. Dans le plan primitif de nos langues, le verbe se faisait suivre de son sujet (δίδωμι, δίδωσι). Sans sortir du français, nous avons des propositions qui mettent le sujet à la fin[2].

C’est surtout Rivarol, dans son Discours sur l’universalité de la langue française, qui s’est laissé emporter à des éloges dont le tort est d’être à la fois excessifs et vagues : « Le français, par un privilège unique, est resté seul fidèle à l’ordre direct, comme s’il était tout raison… C’est en vain que les passions nous bouleversent et nous sollicitent de suivre l’ordre des sensations ; la syntaxe française est incorruptible. C’est de là que résulte cette admirable clarté, base éternelle de notre langue. Quand notre langue traduit, elle explique véritablement un auteur… »

Ce qu’il aurait fallu louer, ce n’est pas la langue française in abstracto, mais l’effort persévérant de nos écrivains depuis trois siècles, pour proportionner les libertés de notre syntaxe aux ressources d’expression dont la langue dispose. En ceci ils ont été d’une honnêteté singulière. Ils ont compris que la clarté était, en écrivant, une des formes de la probité. Ceux qui, sous prétexte de progrès, ou par imitation des littératures étrangères, veulent aujourd’hui s’affranchir de ces anciennes règles, devraient d’abord donner à notre langue les moyens de s’en passer.


C’est le lieu de rappeler l’hypothèse qui a été proposée au sujet des langues monosyllabiques comme le chinois, où les règles de construction sont à elles seules à peu près toute la grammaire. On a conjecturé que ce monosyllabisme ne représentait pas un état primitif, mais que c’était, au contraire, la vieillesse d’un langage où tout s’est, usé et dénudé. Il se pourrait, en effet, qu’il fallût retourner de cette façon la série des périodes linguistiques. On devrait supposer alors que nos langues, en se dépouillant de plus en plus de leur appareil grammatical, seraient un jour destinées à un état plus ou moins semblable. Il est vrai que la tradition littéraire serait au besoin pour elles une sauvegarde, sauvegarde qui a manqué à l’Empire du Milieu, puisque l’écriture chinoise fait durer la pensée sans pour cela transmettre la langue.

Il ne sera pas inutile d’ajouter ici, en manière de contre-partie, ce qu’il est advenu des idiomes dérivés du sanscrit. Aux anciens cas de la déclinaison sanscrite sont venus se souder des mots ayant la même signification que nos prépositions ἐν, πρός, παρά, ἐπί, etc., mais qui, en se mêlant au substantif précédent, n’ont pas tardé à faire l’impression de flexions casuelles. Il en est résulté des déclinaisons d’un aspect tout nouveau.

C’est ainsi qu’on a des locatifs finissant en majjhe, majjhi, mahi, mai, ce qui nous représente le mot sanscrit madhjē, « au milieu ». Un autre locatif se termine en thāni, thāi : il y faut voir le substantif sanscrit sthānē, venant de sthānam, « la place ». Un troisième locatif est en pāsē, pāsi : c’est le sanscrit pārçvē, « au côté ».

Le datif est pareillement représenté par des flexions très variées. Il peut être en kāchē, kahi, khē, ce qui est le mot sanscrit kakšē, « au côté ». Il peut aussi être en līdhē, lajē, laē, laī, lē, ce qui est le sanscrit labdhē, « pour le bien de ». Il peut être en āthīm, ce qui est le sanscrit arthē, « dans l’intérêt de ». Il peut être en kāgi, ce qui est le sanscrit kārjē, « pour le bien de ». Il peut être en bātī, vātī, ce qui est le sanscrit vārtlē, « en faveur de[3] ».

Nous avons donc ici le spectacle d’une langue qui, au lieu de parvenir, comme les langues romanes, à la simplicité en se donnant des exposants distincts, n’a réussi qu’à créer de nouveaux amalgames.


  1. Jespersen, Progress in Language, p. 80.
  2. « Les arbres qu’avait abattus le vent ». — « L’homme de qui dépendait notre sort », etc.
  3. Hoernle, A Comparative Grammar of the Gaudian Languages. Londres, Trübner, 1880, p. 224, s.